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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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7 mars 2014

Titres du Christ au IIe s. à partir de : La croix de lumière (Actes de Jean 98) ; Dialogue avec Tryphon de st Justin (ch 61 §1)

Dans l'évangile de Jean on trouve des titres du Christ sous la forme « Je suis la lumière » (Jn 9), « Je suis la vie » (Jn 11), en plus des titres traditionnels de Fils,Logos (Verbe, Parole), Seigneur etc. J-M Martin ici donne connaissance de deux énumérations qui mêlent tous ces titres, l'une qu'on trouve dans les Actes apocryphes de Jean, et l'autre dans le "Dialogue avec Tryphon" qui fait partie de la littérature de la Grande Eglise.

Ceci est extrait du cours de Jean-Marie Martin à l'Institut Catholique de Paris en 1974-75.

 

Titres du Christ au IIe siècle à partir de 2 textes :

La croix de lumière (Actes de Jean) ch 98 ;

Dialogue avec Tryphon de saint Justin, ch 61 § 1

 

Chez Jean il y a les "Je suis" accompagné d'un attribut : « Je suis la lumière » (Jn 9), « Je suis la vie » (Jn 11), « Je suis la porte », « Je suis le pasteur ». Je voudrais vous donner connaissance de lectures de ces "Je suis" dans le christianisme du début du second siècle[1].

 

1°) Un premier exemple tiré des Actes apocryphes de Jean.

Ces Actes de Jean font écho à une certaine tradition de lecture johannique qui se trouve, à certains égards, hétérodoxe. C'est un ouvrage apocryphe, daté en général des années 150.

 

a) La croix de lumière.

Croix dans le ciel étoilé, chapelle archiépiscopale, RavenneNous prenons le chapitre 98 (c'est le Christ qui est censé parler dans ce texte) :

« Cette croix de lumière – c'est dans le contexte d'une vision, il s'agit de l'apparition d'une croix qui est lumière – je l'appelle à cause de vous parfois parole (logos), parfois intellect, parfois Jésus, parfois porte, chemin, parfois pain, parfois semence, parfois résurrection, parfois Fils, parfois Père, parfois Esprit Saint, parfois vie, parfois vérité, parfois grâce, mais ce sont là des dénominations pour les hommes. Ce qu'elle est réellement en tant que pensée par elle-même, c'est d'être le partage de toutes choses ; et ce qui a été fixé à partir des éléments sans solidité, c'est la terre et l'harmonie de Sagesse. »

Je vous signale d'abord en passant, à propos de la croix dont il est question, qu'il s'agit de cette première chose qui est croix et lumière, et que c'est la lumière qui met en ordre les éléments fluants du deuxième verset de la Genèse. C'est l'apparition de la lumière qui met en ordre les éléments fluants, en les consolidant et en les distinguant, en les séparant : séparation de la lumière et de la ténèbre, des eaux d'en haut et des eaux d'en bas, de la terre sèche et de l'humide etc. Et c'est dans cette séparation cosmogonique que les premiers chrétiens ont lu également la croix.

 

Vous comprenez cela : la séparation du haut et du bas, de la droite et de la gauche. Il y a donc à la fois la figure de la croix et la figure de la lumière (« Que la lumière soit ») dans sa fonction cosmogonique qui sera reprise par la première pensée chrétienne. Dans la Grande Notice des Valentiniens[2], les deux fonctions de la croix sont de séparer et de fixer (solidifier, sauver).

Ainsi la croix sépare en ce qu'elle fait fuir les démons, la croix exorcise. C'est aussi ce signe de contradiction qui détecte la foi et la non-foi. C'est aussi ce qui signe et confirme la réalité du Christ et du christianisme. Nous commençons à apercevoir les profondeurs de ce symbolisme de la croix dans le premier christianisme. Nous avions noté déjà que l'intelligence de la croix était alors très différente de ce qu'elle est devenue comme simple signe de la souffrance anecdotique d'un homme, jadis ; cela nous l'avions aperçu même à travers les représentations iconographiques de la croix[3]. Il importe qu'au-delà de cette distinction négative, nous apercevions progressivement de plus en plus quelle est l'intelligence positive de ce symbole constituant, ce symbole fondamental du christianisme. Or ce que je viens de dire explique la phrase : « ce qu'elle est réellement en tant que pensée par elle-même, c'est d'être le partage de toutes choses, et ce qui a été fixé à partir des éléments sans solidité – les éléments fluides, évidemment ici référence à Gn 1, 2 – c'est la terre et l'harmonie – il faudrait traduire ici par un mot comme la mise en ordre, l'assemblage – de sagesse (la sagesse créatrice). »

La simple lecture de ce texte des Actes apocryphes révèle d'abord une réminiscence johannique dans la pluralité des dénominations de cette lumière. La plupart de ces dénominations sont tirées en effet de l'évangile de Jean, des différents "Je suis". C'est ce qu'on pourrait appeler une lecture polyonymique c'est-à-dire une pluralité des dénominations du même "Je suis".

b) Risques de cette lecture.

Cependant cette lecture comporte un certain nombre de risques qui ne sont pas complètement évités : risques de modalisme, de docétisme et de gnosticisme. Je les décris rapidement. Ce sera pour nous occasion de faire connaissance avec une des premières problématiques de la pensée chrétienne au cours du second siècle.

Le modalisme est une doctrine trinitaire selon laquelle le Père, le Fils et l'Esprit ne sont que des aspects ou des modes de la même personne, du même. Or vous avez peut-être remarqué à la lecture du texte l'incise : « parfois il l'appelle Fils, parfois Père, parfois Esprit Saint ». Cette hérésie aura une très grande importance dans le développement de la christologie de la Trinité au cours du second siècle. Or nous avions nous-mêmes remarqué que le texte de Jean pouvait donner prise à des interprétations de ce genre. Nous avions soupçonné que pour Jean, « être » et « être dans » avaient à peu près la même signification. Or chez Jean nous lisons : « Je suis dans le Père et le Père est en moi » ou encore « Le Père et moi, nous sommes un » dans une formule qui ne se laisse pas interpréter par les distinctions de la théologie postérieure sur la multiplicité des personnes et l'unité de la nature. Je ne dis pas que Jean est modaliste, je dis simplement que l'apparition de ces hérésies est fondée sur une possibilité du texte de Jean, et que ça ne deviendra hérésie qu'à la mesure où la structure johannique sera interprétée en fonction d'une problématique différente. Nous aurons à plusieurs reprises l'occasion de remarquer que les hérésies, c'est très souvent cela.

L'autre risque est le risque de docétisme. Le docétisme est une doctrine qui prétend que le Christ n'a pas une humanité réelle, mais seulement une humanité d'apparition, une humanité apparente. Or cette erreur n'est pas non plus tout à fait quelque chose qui vient de l'extérieur par rapport à la littérature néotestamentaire ; il y avait dans le Nouveau Testament de quoi donner prise à cette mauvaise lecture. Vous vous rappelez, à propos de saint Paul, la lecture de l'hymne de Philippiens 2 : « Et il apparut pour la figure comme un homme » ; et nous avions refusé de gommer ce « comme », ce qu'on est tenté de faire pour répondre de façon anticipée à ce risque que nous commémorons maintenant[4].

Dans le passage des Actes apocryphes de Jean que nous venons de lire, ce risque se trouve dans la distinction, structurante pour l'ensemble du texte, entre les dénominations « pour vous » ou « pour les hommes », et ce que la lumière est « en soi ». Or vous vous rappelez que, en un certain sens, cela aussi a des racines johanniques. Il y a une certaine lecture de ce qui se passe lors de la Passion du Christ qui ne dit pas cela. Donc c'est une distinction qui est d'origine johannique en un certain sens, ce qui évidemment ne justifie pas le docétisme hérétique que nous allons rencontrer au cours du second siècle.

Ce texte présente en outre le risque de gnosticisme. Il n'est pas très évident dans les quelques mots que nous avons lus. Il se trouve cependant dans l'ensemble des Actes apocryphes de Jean. Disons que la gnose risquerait d'être entendue comme une sorte d'identification des pneumatiques (des spirituels) au pneuma lui-même. C'est-à-dire que le pneumatique ne serait que parcelle de pneuma, que les hommes seraient parcelles de lumière (« la vie était la lumière des hommes ») ; il y a là le risque d'un certain pseudo-mysticisme ou d'une sorte de panthéisme qui sera souvent exprimé par mode de mythe. Vous vous rappelez comment, chez saint Jean, nous avions rencontré cette allusion à ce que les dieskorpisména (les dispersés) reviennent à l'unité pour être « un » dans le Christ[5]. Il y a de nombreux contemporains qui figurent cela comme le rassemblement des semences de lumière dans l'unité de la lumière etc.

Ce sont là des risques du texte. De dénoncer ou d'évacuer ces risques que nous avons commémorés ne doit pas nous empêcher d'entendre ce texte pour autant qu'il nous suggère une certaine lecture de saint Jean.Malgré ce triple risque de modalisme, de docétisme, de gnosticisme, ce texte présente aussi pour nous un aspect positif. En effet ces lectures gardent un écho de ce que nous croyons authentiquement johannique et que nous appelons le principe des dénominations aspectuelles : attribution de dénominations à un principe dont elles dévoilent les aspects. Ceci nous paraît très fondamental dans le thème du dévoilement qui est une notion clé du discours chrétien originel.

 

2°) Un passage du Dialogue avec Tryphon de saint Justin.

saint JustinIl n'y a pas seulement les textes hétérodoxes qui parlent comme cela, car dans le cours du second siècle il y a des attestations de lecture orthodoxe des pères de l'Église qui vont dans le même sens. Voici un exemple tiré de saint Justin dans son Dialogue avec Tryphon.

De Justin nous possédons deux Apologies et le Dialogue avec Tryphon, nous sommes dans la moitié du IIe siècle. La connaissance de ces premiers auteurs après l'Écriture peut nous aider à lire l'Écriture elle-même autrement que nous ne le sommes tenté spontanément de le faire.

Dialogue avec Tryphon, chapitre 61, paragraphe 2 :

« Comme principe (arkhê) avant toute créature, Dieu a de lui-même engendré une puissance verbale (une puissance de parole, dunamin logikén) que l'Esprit Saint – entendez ici la Sainte Écriture, l'Ancien Testament – appelle aussi Doxa (gloire) du Seigneur, et aussi tantôt Fils, tantôt Sagesse (Sophia), tantôt Angélos (anges ou envoyé), tantôt Dieu, tantôt Seigneur ou Verbe, et cette dunamis se nomme elle-même Archi-stratège (c'est-à-dire chef d'armée) lorsqu'elle parut sous forme d'homme à Josué fils de Noun. Si elle peut recevoir tous les noms c'est parce qu'elle exécute la volonté du Père et qu'elle est née du Père par volonté. »

Nous avons dans ce texte une polyonymie explicite et non seulement une polyonymie de fait, mais affirmée, une panonymie : « elle peut recevoir tous les noms ». C'est quelque chose d'assez semblable à ce que nous avons rencontré dans les Actes de Jean. En outre chez saint Justin, ces affirmations procèdent d'une lecture de l'Ancien Testament. Et nous avons là une des étapes (ou un des états) du problème qui se pose au premier christianisme, de la situation du Christ par rapport à l'Ancien Testament. Cela donne lieu à un certain type de lecture de l'Ancien Testament qui nous paraît étrange quelquefois, mais sur lequel nous aurons à revenir.

Saint Justin emploie d'ailleurs une formule malheureuse puisqu'il parle de "second Dieu" : le Verbe c'est le "second Dieu"[6].Cette formule ne sera pas retenue dans l'orthodoxie chrétienne des siècles suivants. Donc Justin rapporte au Logos des dénominations multiples de l'Ancien Testament. Nous avons cité une liste, mais il y en a beaucoup d'autres qui sont beaucoup plus étendues que celle-ci, dans lesquels des termes traditionnels comme la pierre, l'échelle etc. sont des noms du second Dieu. C'est toute une technique de lecture spirituelle de la Bible qui doit beaucoup d'ailleurs aux techniques juives de lecture.

Moise et le buisson ardent, Michiel, extrait de Jacob van Maerlant's Rhimebible d'UtrechtJe signale en outre qu'il n'y a pas seulement une polyonymie mais également une polymorphie c'est-à-dire que les apparitions (ou les parutions) de l'ange de Yahvé (ou de Yahvé) sont considérées par Justin comme étant les premières approches de Jésus. Pour Justin les visiteurs à Mambré, le feu du buisson ardent, tout cela c'est le Logos en train de venir, mais de venir partiellement jusqu'à ce qu'il vienne totalement en Jésus-Christ. Je ne fais que l'indiquer pour l'instant.

Ce qui est caractéristique dans cette liste de noms c'est que les noms sont énumérés dans un apparent désordre sans qu'ils soient classés. Il y a un travail qui va s'effectuer ensuite sur la base de ces dénominations pour que progressivement s'élabore quelque chose qui, à terme, fera une distinction nette entre les trois noms principaux qui sont le Père, le Fils et l'Esprit. On trouve des énumérations ternaires de ces trois chez Paul mais jamais le mot de Trinité n'est prononcé. Ces énumérations ternaires par ailleurs sont toujours liées à l'économie du salut et non pas à une Trinité intra-divine : on parle du Père, du Fils et de l'Esprit en rapport avec l'humanité et non pas pour ce que Dieu est éternellement en soi ; on ne fait pas cette différence et ce n'est pas dommage. La distinction claire n'apparaît qu'au IVe siècle, pas avant. Et cela aboutira à la distinction entre les dénominations qui sont des attributs de Dieu et ceux qui sont des personnes. Voilà un mot détestable, le mot de personne.

 

Remarque générale.

La tendance générale des auteurs que nous avons étudiés est de saisir l'incarnation comme épiphanie, comme dévoilement. Et cela ne nous étonne pas puisque nous l'avons vu chez saint Jean et même chez saint Paul, mais ce sera aussi de saisir l'épiphanie plus ou moins comme métamorphose : plusieurs morphaï ; polymorphisme, plusieurs formes, "meta morphosis". Et nous arriverions ainsi facilement à une conception erronée et dégradée de l'incarnation. Toutefois la conception erronée de la métamorphose ne doit pas nous faire oublier qu'il existe une conception authentique de l'apparition. Seulement, pour combattre ce schème de la métamorphose, les auteurs chrétiens suivants préféreront sacrifier le thème de l'apparition, et introduire le thème de l'incarnation entendue comme union, c'est ce que nous verrons chez saint Irénée par exemple[7].



[1] Ceci est extrait du cours de J-M Martin à l'Institut Catholique de Paris et faisait partie du cours sur "Voir ; Jn 9, 1-11 l'aveugle-né" qui figure sur le blog dans le tag saint Jean. Un autre message va être mis sur le blog La Christité avec un autre extrait du Dialogue avec Tryphon : ch 128 § 2-4 dans La christo-théologie de saint Justin .

[2] Cette « Grande Notice » se trouve dans le premier livre de l'Adversus Haereses de saint Irénée, puis chez Hippolyte, Tertullien, Clément d'Alexandrie. Voir  Gnose valentinienne : Lieux fondamentaux, angélologie, chambre nuptiale. Citations d'Extraits de Théodote. et  Les malheurs de Sophie la Sagesse. Extraits de la Grande Notice d'Irénée.

[6] « Chez saint Justin, il y a une distinction très nette, et là c'est une théologie archaïque qui ne sera pas reconnue sous cette forme, une distinction très nette entre ce qu'il appelle Dieu (Théos), et le Deutéros Théos, le Dieu second qui est Logos. Ce qui les distingue, c'est que le premier Dieu est in-nommable, invisible, non caractérisé etc. – et nous retrouvons ici tous les termes utilisés dans le platonisme et le médio-platonisme à propos de Dieu – alors que le Deutéros Théos est celui qui peut se donner à voir, à tenir, qui a donc un caractère visible, préhensible, etc. Vous voyez très bien qu'il y a une origine néotestamentaire à cela, où le Christ est "l'image de Dieu" et "le visible de l'invisible" ; il y a ce rapport du caché au manifesté qui est d'origine néotestamentaire. Voyez aussi que cette même idée se trouve d'une certaine façon compromise, du simple fait qu'elle est déjà pensée dans un langage emprunté à la philosophie grecque, et c'est dommage à la mesure où la notion du rapport du visible et de l'invisible est capitale, mais demande à être repensée autrement.» (J-M Martin, ICP 1974-75).

[7]  Comment entendre l'Incarnation ? Cf. Résurrection et Incarnation.

 

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