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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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10 juin 2023

Tatien, Discours contre les Grecs V – Gn 1 comme description de l'expérience spirituelle provoquée par le Logos

Le texte de Tatien permet de voir comment on passe d'un Évangile de la résurrection à une certaine théorie sur Dieu, Trinité, créateur, tout ce que nous avons reçu dans notre catéchisme.

Ce texte du IIe siècle nous apprend en particulier que pour les premiers chrétiens, c'est au Fiat lux qu'a lieu la naissance du Logos, considération qui sera malheureusement abandonnée[1].

Comme le terme "matière" utilisé par Tatien n'a pas du tout le sens de notre mot, il est mis ici avec une étoile : matière*. En effet, cela traduit le grec hylê, et par exemple les esprits mauvais sont hyliques.

Ce message reprend un cours de théologie fait par Jean-Marie Martin à l'Institut Catholique de Paris en 1978-79 (cf. Qui est Jean-Marie Martin ?), cours de deux heures. Les étudiants avaient travaillé le texte en groupe avant le cours, J-M Martin donne des échos de ce qu'ils ont trouvé.

 

Extrait du Discours contre les Grecs de Tatien

Introduction et commentaires de Jean-Marie Martin

 

Tatien le Syrien est un écrivain chrétien du IIe siècle, né en Assyrie (Mésopotamie) vers 120 et mort vers 173. Tatien est un disciple de saint Justin, et dans la page que nous allons lire, on retrouve cette proximité.

Dans leur notice les hérésiologues disent que Tatien s'est ensuite séparé de Justin et de la grande Église dans la direction d'une gnose sectaire.

Je signale à ce propos que la littérature chrétienne du second siècle est souvent fragmentaire, lacunaire, et que nous connaissons les auteurs parfois par une part infime de leur œuvre, et pour le reste nous en sommes réduits à des notices d'hérésiologues…

Considéré comme hérétique par les Églises grecques et latines, Tatien est tout de même l'auteur du Discours contre les Grecs qui est une apologie, ce qui lui vaut d'être considéré comme un Père de l'Église.

Il est aussi l'auteur du Diatessaron, la première concordance des Évangiles, qui connut en Syrie et bien au-delà une fortune extraordinaire.

 

Voici un extrait du ch. V du Discours contre les Grecs. Il se trouve dans la Patrologie grecque, tome VI, col. 813c.[2]

 

Deux heures pour lire une page : vous pourriez me dire : qu'avons-nous besoin d'une page de Tatien ! Vous auriez deux raisons. En fait cette page est choisie comme exemplaire, et exemplaire à deux titres :

– elle sera exemplaire pour nous dans la mesure où chaque paragraphe sera une occasion de tenter d'exprimer spontanément nos réflexions, qui peuvent être tout à fait étrangères au texte, mais dans la direction qui nous préoccupe, c'est-à-dire : comment passe-t-on d'un Évangile de la résurrection à une certaine théorie sur Dieu, Trinité, créateur, tout ce que nous avons reçu dans notre catéchisme ?

 – elle est exemplaire à un second titre parce que, dans un deuxième temps, je ressaisirai à propos de chacun de ces paragraphes ce qu'éventuellement on aura dit, et j'apporterai des éléments de lectures qui peuvent nous aider à saisir ce moment où commence à se déceler un certain passage de l'Évangile à la théologie.

 

TEXTE.

  •    1/ Dieu était dans l'archê (dans le principe), et nous avons appris de la tradition que le principe, c’est la puissance du Logos. Car le maître de l'univers qui est, lui, le fondement de tout était seul en tant que la création n'avait pas encore eu lieu. Mais en tant que puissance totale, c'était lui qui était le fondement des choses visibles et invisibles. Avec lui, c'est le Logos même qui était en lui, qui a fondé toute chose par la puissance de Logos.
        2/ Et par la volonté de sa simplicité jaillit le Logos. Mais le Logos, parce qu'il n'est pas sorti à vide (ou sur le néant), est l'ouvrage premier-né du Père. Nous savons que c'est lui qui est archê du monde (principe du monde). Il devint par partage (par participation, kata mérismon) et non par séparation, car ce qui est coupé a quitté son origine, et ce qui est par participation a reçu distinction de fonction mais n'a pas appauvri celui dont il a été pris car comme d'une torche on allume beaucoup d'autres sans que la première soit diminuée, de même le Logos, sorti de la puissance du Père, n'a pas privé de logos celui qui l'avait engendré.
        3/ Quand je parle et que vous m'écoutez, en aucune façon je ne deviens, moi qui m'adresse à vous, privé de logos (de parole), du fait de la transmission de logos (parole). Quand je fais entendre ma voix, c'est que je me suis proposé d'ordonner la matière* inordonnée qui est en vous. Et de même que le Logos engendré au principe a engendré à son tour notre monde après s'être fabriqué pour lui-même la matière*, de même moi aussi, régénéré sur le modèle du Logos, et formé pour (ou éclairé par) la saisie du vrai, je transforme la confusion de la matière* qui m'est innée.
       4/ Car la matière* n'est pas sans principe (sans commencement) comme Dieu l'est ; et du fait qu'il est sans principe, elle n'est pas non plus égale en puissance à Dieu. Elle est engendrée et non pas née d'un autre, mais produite par le seul démiurge (créateur) de tout. »

 

I – Premier paragraphe.

  • « Dieu était dans l'archê (dans le principe), et nous avons appris de la tradition que le principe, c’est la puissance de Logos. Car le maître de l'univers qui est, lui, le fondement de tout était seul en tant que la création n'avait pas encore eu lieu. Mais en tant que puissance totale, c'était lui qui était le fondement des choses visibles et invisibles. Avec lui, c'est le Logos même qui était en lui, qui a fondé toute chose par la puissance de Logos. »

Le vocabulaire de ce paragraphe fait signe vers quelles sources ? Vous en avez relevé une qui est le Nouveau Testament, notamment saint Jean. Il semble que Tatien veuille se référer à cette source puisqu'il dit : « Nous avons appris de la tradition que le principe est une puissance de Logos. »

- Il y a d'abord le prologue de Jean, notamment le terme de archê (principe) sur lequel nous reviendrons, le terme de Logos, et le terme de ta panta (la totalité) souvent traduit par "le monde".

- Il faut commémorer aussi saint Paul, car notamment il y a la mention "les visibles et les invisibles" qui se réfère assez bien à Colossiens 1. On a aussi l'expression : « en lui la totalité consiste » (Col 1, 17) où il y a " sunestèken (consiste)" et chez Tatien, il y a le terme d'hupostasis qui a été traduit par "fondement", deux mots avec stasis ou steken : mise à part la préposition, c'est le même mot. Or en Col 1, saint Paul commente « Dieu créa le ciel et la terre », ce qui est traduit par "les invisibles et les visibles". Seulement, la problématique de Paul est déjà empreinte d'une problématique hellénistique, et le mot sunestèken comme le mot hupostasis sont des mots classiques du stoïcisme.

L'emploi du mot dunamis pourrait se référer également à Rm 1, 20 où l'Évangile est une "dunamis de Dieu" donc une "activité de Dieu".

- Il y a peut-être un écho de la littérature sapientielle, dont on sait qu'elle est déjà attestée à propos du Logos chez saint Justin, nous l'avons vu. La Sagesse est avec le Créateur au moment de la création, et Philon le dit du Logos. Le texte biblique de référence est Proverbes 8, 22 : « Le Seigneur m'a créée, arkhê de ses voies vers ses œuvres… » (Septante), il est cité par Justin dans le Dialogue avec Tryphon ch 61 § 3. Et dans notre texte nous avons « sun autô (avec lui) c'est le Logos même… ».

Donc en gros, disons qu'il y a ici des références de vocabulaire qui font signe vers certains éléments du Nouveau Testament.[3]

 

Mais, c'est ici que je vous informe, tout ce vocabulaire est simultanément vocabulaire de la philosophie hellénistique… non pas de tel ou tel auteur particulier, mais on pourrait dire, du bien commun de la pensée hellénistique qui s'exprime de façon préférentielle dans le médio-platonisme, et dans le stoïcisme, et plus généralement dans un syncrétisme, un certain mélange de différentes doctrines de ce genre. Les termes archê, logos, dunamis, hupostasis, panta (la totalité) … sont des termes classiques de cette philosophie. Et je vous signale que, si Justin reconnaissait d'une certaine manière la philosophie, Tatien au contraire est violemment hostile à toute philosophie grecque, et néanmoins il ne cesse d'employer nécessairement ce langage qui est le langage de son temps.

Notamment, à propos de "l'idée de logos" – le mot "idée" étant référé ici à l' "idée médio-platonicienne" plus ou moins entendue comme la pensée divine sur quelque chose – cette pensée oscille entre plusieurs choses :

– ou bien le logos est considéré comme "l'âme du monde", c'est-à-dire le principe cohésif et animateur interne au monde. Et dans le stoïcisme, cela s'appelle également "pneuma" : le pneuma est le principe d'unité du monde. La distinction que nous posons ici est celle d'une certaine transcendance et d'une certaine immanence. Mais il faut bien dire que, lorsque nous lisons ces époques, nous sommes tentés de les questionner à partir de nos catégories et, en gros, nous percevons ce qui est évoqué par le mot "logos" comme disant plus ou moins bien le "modèle du monde en tant que dans la pensée de Dieu" – ce que Philon d'Alexandrie appelle aussi bien "paradigme", "modèle" ;

– ou bien le logos désigne la puissance démiurgique (la puissance créatrice) …

- ou bien logos désigne la force immanente, l'âme qui s'élabore son monde…

Quand vous lirez des études sur tel ou tel auteur païen ou chrétien de cette époque, appartenant au médio-platonisme, au stoïcisme, à la patristique, les auteurs essaient de les distribuer à partir de ces catégories que je viens d'énoncer.

 

Ce que je veux noter pour l'instant, c'est que le Christ reçoit la dénomination prioritaire de "logos" et que cette dénomination prioritaire s'exprime dans une fixation sur le moment cosmogonique.

Par exemple, tous les autres épisodes du buisson ardent, du serpent dans le désert, sont encore traités à égalité par Justin[4], mais désormais non. La fixation de la question du Christ comme Logos et comme Logos en lieu cosmogonique, voilà une caractéristique du texte de Tatien. Il suit de là que, de cette priorité et de cette fixation, les termes qui peuvent paraître issus du Nouveau Testament subissent néanmoins une modification.

Donc j'ai recueilli avec vous une référence scripturaire et je vous ai informé sommairement d'une référence philosophique qui est non moindre ; et en troisième lieu, j'ai déterminé un premier élément de situation du discours de Tatien par rapport au Nouveau Testament.

 

II – Deuxième paragraphe.

  • « Et par la volonté de sa simplicité jaillit le Logos. Mais le Logos, parce qu'il n'est pas sorti à vide (ou sur le néant), est l'ouvrage (l'œuvre) premier-né du Père, – nous trouvons là le rapport entre Logos et prôtotokos (premier-né) – nous savons que c'est lui qui est archê du monde (principe du monde). Il devint par partage (kata mérismon) et non par séparation, car ce qui est coupé a quitté son origine, et ce qui est par participation a reçu distinction de fonction mais n'a pas appauvri celui dont il a été pris car comme d'une torche on allume beaucoup d'autres sans que la première soit diminuée, de même le Logos, sorti de la puissance du Père, n'a pas privé de logos celui qui l'avait engendré. »

 

Ce deuxième paragraphe marque, premièrement, la sortie du Logos et deuxièmement, essaie de traiter la question du "comment" de cette sortie.

 

1°) La sortie du Logos.

Il y a ici une référence scripturaire au "Fiat lux". Le "Fiat lux" lui-même n'est pas cité, mais le terme de archê (principe) fait signe vers la Genèse, et la référence à la lumière n'est peut-être pas absente en raison de l'image des torches qui viennent par la suite.

Et il y a le fait que le Logos sort comme "œuvre premier-né".

Deux choses donc à dire ici.

1. Œuvre (ouvrage) et naissance ne sont pas distingués, c'est-à-dire que la création et la génération ne sont pas deux concepts différents. C'est donc une autre conception que celle qui adviendra ensuite dans la problématique du IVe siècle, où la notion de création comme distincte de la génération, joue un rôle structurant dans le discours (engendré, non pas créé). Et aussi bien, ce que nous traduisons par "créer" est indiqué sous des termes différents dans le texte : il y a ergon (l'œuvre) ; il y a parfois phusis (la croissance) ; il y a poiésis du verbe poïeïn (faire) mais qui prend un sens particulier dans ce contexte que nous aurons à dire ; et puis il y a des verbes formés sur "cosmos", qui signifient "mettre en ordre, organiser un monde". Il y a donc un certain nombre de verbes divers, ce qui fait que le concept singulier et déterminant de "créer" tel que nous le possédons ne joue pas de rôle dans cette affaire.

Et je veux noter qu'à l'époque il n'y a pas de différence entre "engendrer" et "créer", et par suite l'expression platonicienne "père de toutes choses" indique de façon diffuse l'aspect corrélatif qui, pour nous, indique aussi bien ce que nous appelons "la création" que "la génération"…

2. À partir du mot prôtotokos, premier-né, je note que c'est au Fiat lux qu'a lieu la naissance du Logos, car sa sortie c'est sa naissance. Il naît là. Dans cette première pensée chrétienne la naissance du Logos est référée à la cosmogonie. Autrement dit, il n'y a pas de naissance du Verbe (Logos) en dehors de la perspective de la création. C'est pourquoi, avant, le Père est seul (il était seul en tant que la création n'avait pas encore eu lieu, paragraphe 1). Est-ce à dire qu'il y a là la négation de l'éternité de la deuxième Personne ? Oui et non. En fait, la question ne se pose pas… Ce qui naît est déjà néanmoins en Dieu –  aspect qui se précisera chez Tertullien –. Et le fait que le Logos soit déjà en Dieu se marque par cela qu'il "sort" du Père.

 

2°) Le comment de la sortie.

Tatien insiste ensuite sur la question de savoir comment le Logos sort du Père. C'est non pas "par séparation" mais "par partage". Ce discours qui paraît indécis par rapport à ce que deviendra ensuite le discours de la grande Église se laisse difficilement réduire à des catégories postérieures.

Il faut savoir que la pensée théologique des IIe et IIIe siècle oscille constamment entre deux tendances : la tendance du modalisme et la tendance du subordinatianisme : le Logos n'est qu'un mode ou un aspect du seul Père, c'est le modalisme ; ou le Logos est subordonné et inférieur au Père mais bien distinct, c'est le subordinatianisme. Le modalisme exagère l'identité en y mettant une différence d'aspect entre le Père et le Logos ; le subordinatianisme exagère la différence entre le Père et le Fils.

 

Après avoir marqué ce qui me paraît être l'essentiel de ce paragraphe je le reprends à partir du début.

« Par la volonté de sa simplicité jaillit le Logos», l'expression de "volonté" ici qui se trouve déjà chez Justin ("engendré par volonté" Dialogue avec Tryphon n° 61[5]) est une façon de refuser la génération par mode animal. Et le mot de "simplicité" est probablement le refus de la dualité qu'implique l'idée de couple, ce qui va dans la ligne de ce que je viens de dire à propos du mot "volonté", mais qui est peut-être particulièrement accentué par le fait que les gnostiques contemporains avaient une symbolique des couples masculins-féminins qui produisent les puissances de Dieu, symbolique qui est là refusée.

Mais « le Logos n'est pas sorti à vide ». Je pense qu'ici le "non à vide" est une comparaison avec ce que nous savons de la parole. Notre parole est un souffle et non pas une œuvre ; mais la parole de Dieu n'est pas parole en ce sens simplement, c'est une parole qui est mise en œuvre. Cela est du reste intéressant pour marquer, comme nous le dirons plus fortement tout à l'heure, que l'idée de logos ici ne se réfère pas simplement aux significations philosophiques d'un principe créateur, mais garde la signification de la parole, étant ici corrigée comme "œuvre premier-né".

« Il fut par partage et non par séparation » : cette terminologie de Tatien se distingue d'un essai déjà produit par Justin dans un passage que je vais lire tout à l'heure.

bougie qu'on allumePuis Tatien donne un exemple qui deviendra classique « comme d'une torche on allume beaucoup d'autres sans que la première soit diminuée, de même le Logos, sorti de la puissance du Père, n'a pas privé de logos celui qui l'avait engendré. » Cette image aura un certain succès puisque c'est là l'ébauche première ce qui se trouve dans notre credo de Nicée-Constantinople sous la forme de lumen de lumine (lumière née de la lumière).

 

►►Parenthèse : un texte de Justin du Dialogue avec Tryphon, 128.

J'ai fait allusion à un texte de Justin dont je vous donne connaissance maintenant. C'est tiré du chapitre 128 du Dialogue avec Tryphon, éd. Hemmer-Lejay, tome II, p. 255.

« 1Le Christ est Seigneur, Dieu, fils de Dieu. Il apparut en puissance tout d'abord comme un homme et un ange, dans une gloire de feu au buisson. C'est lui encore qui apparut au jugement qui s'accomplit sur Sodome… » C'est là qu'on trouve un thème familier à Justin qui disparaît totalement chez Tatien, je vous en ai parlé lorsque j'ai traité du premier paragraphe.

« 2[…] Mais je sais qu'il y en a qui veulent s'emparer à l'avance de ces passages et assurent que la puissance venue d'auprès du Père de l'univers pour apparaître à Moïse, à Abraham, à Jacob, est appelée "ange" dans sa venue vers les hommes parce que par elle les choses du Père sont annoncées aux hommes…

Aggélos (prononcer an-gélos) désigne le messager, l'annonciateur. Je vous signale que le terme d'ange pour désigner le Christ joue un grand rôle dans une théologie encore plus archaïque que celle à laquelle nous faisons allusion en ce moment, mais dont on n'a que des fragments très lacunaires, et qu'on appelle parfois la théologie du judéo-christianisme, et qui est très étonnante pour nous… car nous avons une préconception des anges qui est dépendante de la problématique dominante du créé et de l'incréé, or dans ce cadre l'ange est essentiellement créé, donc le Christ ne peut être un ange…. Mais cela ne gêne pas du tout Justin qui ne retient du mot "ange" que la fonction[6].

Je poursuis le texte de Justin. « Elle est appelée…. "gloire" parce qu'elle paraît quelquefois en une image indéterminée – il est assez intéressant de percevoir ce que peut évoquer chez Justin le terme de gloire (doxa) : c'est une présence, mais une présence sans contour, une présence diffuse ; nous notons cela en passant – Elle est appelée parfois "homme mâle" (aner) et homme (anthrôpos) parce que, pour apparaître, elle a revêtu ces formes voulues par le Père. Et ils l'appellent encore "Verbe" parce qu'elle porte aux hommes les discours du Père. – "Verbe" ici, ne fait pas la distinction entre la Personne créatrice et la Parole de Dieu.

3Cette puissance, disent-ils, on ne peut ni la couper, ni la séparer du Père, pas plus qu'on ne peut couper et séparer la lumière du soleil sur la terre, du soleil qui est dans le ciel : lorsqu'il se couche, la lumière disparaît avec lui. De même, le Père peut, lorsqu'il le veut, disent-ils, projeter sa puissance, et lorsqu'il veut, la ramener en lui-même. C'est de cette manière, enseignent-ils, qu'il a aussi fait les anges. »

Nous avons ici une image dominante qui est l'image de l'extension, d'un expir à quoi correspondre un inspir. C'est une image fondamentale. Cependant, au point où il en est, Justin ne retient pas totalement cette image. C'est une image, sans doute, selon laquelle le monde juif lui-même essayait déjà de comprendre la production de ces grandes puissances et de ces anges à partir de Dieu. Saint Justin ne retient pas totalement cela : « il en est qui disent… enseignent-ils ». Néanmoins, premièrement, il ne manifeste pas d'agressivité à l'égard de cette doctrine comme il le fait souvent à l'égard d'autres doctrines comme étant totalement ineptes, et par ailleurs il garde sans doute quelque chose de cette image fondamentale, mais il la corrige sur un point :

« 4Mais il a été démontré qu'il y a des anges qui sont des êtres permanents et ne se résolvent pas en ce qui les a produit – ce qui est en question ici, c'est l'idée de permanence, et cela aura une conséquence par rapport au Verbe même –, et cette puissance que le Verbe prophétique (logos prophétikos) appelle aussi Dieu… et ange n'est pas nominalement distincte du Père comme la lumière du soleil – autre tentative ici : une distinction purement nominale, nous dirions modale ; elle est refusée – mais se trouve être quelque chose de distinct numériquement – et "numériquement" est un mot qui, chez Justin, a une importance puisqu'il dit : "deuxième Dieu" (deuteros Théos).

« Dans ce qui précède, j'ai dit que cette puissance avait été engendrée du Père par sa puissance et sa volonté – ce qui fait difficulté pour nous ici, c'est que l'idée de "volonté "est liée dans notre problématique à l'idée de liberté. Et dans notre problématique Dieu crée librement et volontairement le monde, mais n'engendre pas librement et volontairement le Verbe. Dans la théologie classique, Dieu n'est pas libre d'être Trinité alors qu'il est libre de créer ou de ne pas créer. Seulement ici la notion de volonté n'intervient pas pour mettre en question cela. Le terme de volonté intervient ici pour marquer la différence d'avec ce qui sort par amputation, ou, comme nous disions tout à l'heure, sur le mode de la génération animale.

Je reprends : « Cette puissance a été engendré du Père par sa puissance et sa volonté, non point par amputation comme si l'ousie (la substance) du Père avait été divisée, comme toutes les autres choses qui, lorsqu'elles sont partagées ou coupées ne sont plus les mêmes qu'avant d'être coupées. Pour prendre un exemple, nous voyons d'autres feux s'allumer à un feu sans que soit diminué celui auquel on en allume beaucoup. Il reste le même, au contraire. »

Nous retrouvons la même comparaison que chez Tatien. Et au passage nous voyons que le terme "partage" n'est pas retenu par Justin : « ni partagé, ni coupé » alors que Tatien dit : « partagé mais non pas coupé ». Et ce terme de "partage", nous le retrouverons chez Tertullien qui utilise le mot "portio" – Tertullien est le premier qui parle latin : et derrière le texte latin quels sont les mots grecs qui continuent à sonner ? – il utilise ce mot "portio" pour signifier que le Verbe est une "portion de Dieu", ce qui est totalement inaudible pour nous… Mais en fait "portio" traduit ici le partage dont parlait Tatien.

C'était donc un texte de Justin[7].

 

III – Troisième paragraphe de Tatien.

  • Quand je parle et que vous m'écoutez, en aucune façon je ne deviens, moi qui m'adresse à vous, privé de logos (de parole), du fait de la transmission de logos (parole). Quand je fais entendre ma voix, c'est que je me suis proposé d'ordonner la matière* inordonnée qui est en vous.

Ce que dit Tatien c'est ceci : Vous êtes considérés comme informes, comme hulé, c'est-à-dire matière* ténébreuse et privée de connaissance, mais ma parole joue un rôle cosmique, fait de vous un cosmos.

Ce qui est extraordinaire ici, c'est le rapport explicite entre l'in-struction et la con-struction, c'est-à-dire que l'enseignement, la fonction révélatrice de la parole est la même que celle qui est exprimée comme fonction créatrice, c'est-à-dire la fonction constitutive de ce qu'est le monde. Commentant le Logos johannique, Tatien se réfère à la parole créatrice, mais en lui donnant le sens de "parole révélatrice", c'est-à-dire description de la connaissance comme "surgissement de la lumière sur le préalable de ténèbre" (de ce qu'il appelle ici la matière*), comme "construction" c'est-à-dire mise en œuvre, cosmisation de ce qui était chaotique, de ce qui était chaos.

Ce rapport explicite entre la parole ordonnatrice de la création et la parole d'enseignement ou de révélation est extraordinaire.

  • Et de même que le Logos engendré au principe a engendré à son tour notre monde après s'être fabriqué pour lui-même la matière*, de même moi aussi, régénéré sur le modèle du Logos, et formé pour la saisie du vrai, je transforme la confusion de la matière* qui m'est innée.

 

Au deuxième paragraphe Tatien avait utilisé la comparaison des torches. Dans ce troisième paragraphe intervient comme une deuxième comparaison visant à marquer que, à la différence de la séparation, le partage ne prive pas celui qui partage.

Cela apparaît comme une comparaison entre les comparaisons, et c'est utilisé dans un but déterminé ; mais en fait ceci n'est pas une comparaison parmi les comparaisons, et la fonction de ce recours à l'exemple de la connaissance ne se borne pas à indiquer les caractéristiques d'un partage sans séparation ! Ceci est un lieu privilégié qui nous invite à relire à partir de lui ce que Justin dit de la cosmogonie.

Je vous signale en effet que nous trouvions ces deux comparaisons déjà chez Justin mais dans un ordre inverse, de telle sorte que la comparaison de la connaissance précédait la comparaison des flambeaux. En quoi est-ce privilégié ? En ce que cela met en question notre distinction entre la cosmologie d'une part et l'anthropologie d'autre part. En effet, chez nous, il y a d'une part ce qui relève des sciences physiques, et d'autre part ce qui relève de l'anthropologie qui est non physique mais historique. Une compréhension insuffisante de ce qui est évoqué par Tatien consisterait à simplement retourner l'ordre des choses et dire que pour les Anciens, l'anthropologie précède le cosmologique alors que chez nous le cosmologique fournit le cadre premier dans lequel se pose ensuite l'anthropologie qui – pour être simple – fournit l'espace dans lequel se déroule l'Histoire.

Je dis que ce retournement est insuffisant pour comprendre ce qui est en question. En réalité, c'est la qualité du rapport entre cosmologie et anthropologie qui n'est pas la même, c'est-à-dire que l'homme ne s'est pas posé comme un su-jet en face du monde ob-jet, mais que les deux sont simultanément impliqués, de telle sorte que, lorsque l'homme parle du monde, simultanément l'homme parle de lui-même.

Ce qui est en question ici, c'est le site d'où entendre ces textes, d'où entendre tout ce que le christianisme archaïque dit de la cosmogonie. Ce qui est en question ne correspond pas à notre question physique sur le comment de l'origine du cosmos. Ce qui sert de modèle pour les Anciens, c'est l'expérience que nous appellerions expérience anthropologique et aussi bien sotériologique. Autrement dit, quand les Anciens ont l'air pour nous de raconter le commencement du monde, ils parlent du salut de l'homme. Autrement dit, la Genèse est un lieu d'expression du Salut. La Genèse dit la résurrection. Est-ce que j'ai fait comprendre – comprendre, pas prouver encore – l'enjeu de cette lecture ?

Je vais essayer maintenant de le montrer.

 

►► La Genèse comme lieu d'expression du Salut, comme disant la résurrection

●  Je vais citer d'abord l'Écriture

Un premier texte : 2 Cor 4, 4-6[8].

Dans ce texte il s'agit de ceux qui n'entendent pas « en sorte qu'ils ne peuvent percevoir la luminance (le surgissement de la lumière) de l'Évangile de la résurrection du Christ qui est l'image de Dieu. Car ce n'est pas nous-mêmes que nous proclamons, mais le Christ Jésus comme Seigneur. » Une fois encore nous retrouvons le cœur de la proclamation du kérygme : "Jésus le Seigneur", et nous savons que cela signifie "Jésus le ressuscité".

Saint Paul ajoute au verset 6 : « Car le Dieu qui a dit : “que de la ténèbre jaillisse la lumière”, c'est lui qui a fait luire dans nos cœurs pour cette luminance qui est la connaissance de la gloire de Dieu dans le visage du Christ. » Ce texte fait référence à la parole de Dieu : « Que la lumière soit » sur un préalable de ténèbre (Gn 1, 2), et il entend cette parole de la naissance dans nos cœurs de la présence glorieuse de Dieu qui est le Christ.

Comme deuxième texte, je prends le début de l'évangile de Jean.

Nous avons déjà vu[9] que dans ce prologue, il ne faut pas entendre premièrement une éternelle Trinité (au commencement était le Logos), deuxièmement la création (par lui tout a été fait) et puis plus tard l'incarnation (le Verbe s'est fait chair) … Nous avons critiqué cette lecture.

En réalité, ce qui est premier c'est l'expérience du Fils de Dieu lors du Baptême, Fils de Dieu en plénitude, c'est-à-dire qu'il recueille à lui seul en plénitude la totalité de la filiation. Et des noms de cette plénitude s'énoncent dès le début : archê (principe, commencement), logos (parole, verbe), zoê (vie), lumière tous ces noms dont le Christ ensuite dans l'Évangile dit effectivement « Je suis » (Je suis la vie…), donc qui sont bien des appellations de celui qui est en plénitude, le Fils. Non seulement il le dit, mais il le montre à la mesure où, en tant qu'il est la vie, il donne vie à Lazare ; qu'en tant qu'il est la lumière, il guérit l'aveugle de naissance… Tout l'évangile de Jean commente en gestes (gestue) ces affirmations « Je suis », lesquelles sont déjà rassemblées dans le début du Prologue et déploient des aspects de la plénitude de ce Plérôme dont nous avons tout reçu.

Or ce prologue fait allusion très évidemment à la Genèse : la parole qui est lumière, et lumière qui donne vie, fait venir au jour et à l'être. Qui est cette lumière ? Le Christ. Quand paraît cette lumière ? Au Baptême. Ce qui est premier dans le discours, c'est toujours “Jésus est ressuscité” ou “Jésus est Seigneur” ou “Jésus est Fils de Dieu”, et ceci est aussi le commencement de l'Évangile. Avant, rien !

 

●  Dans la première patristique, exemple de Justin,

Nous avons là également des traces de cette lecture simultanée de ce qui se disjoindra ensuite en cosmologie et anthropologie. Je cite un petit exemple, c'est dans saint Justin, Première apologie, chapitre 67, n° 7, éd. Hemmer-Lejay, p. 145.

« Nous nous assemblons tous le jour du Soleil – le jour du Soleil c'est sunday, suntag, notre dimanche ; en français nous avons gardé la mention du "jour du Seigneur" : Dominica dies, dimanche. Justin va expliquer pourquoi ce jour-là, c'est-à-dire que vous avez là une mystique du dimanche – parce que c'est le premier jour – dans un contenu sabbatique en effet, le dimanche est le premier jour, mais il surpasse le sabbat qui est le 7e jour parce qu'il est le 8e jour, d'où la mystique du chiffre 8 dans le premier christianisme[10], qui a une importance considérable dans ses rapports au judaïsme – parce que c'est le premier jour où Dieu convertissant la ténèbre et la matière* fit le monde, et que ce même jour, Jésus-Christ notre Seigneur ressuscita des morts.[11] » On peut entendre cela d'une simple similitude, d'une simple coïncidence mais ce n'est pas le sens du texte. Cette similitude n'est possible que parce que l'advenance en ordre d'un cosmos sur la base d'un désordre, et l'advenance en vie de Jésus sur la base de la mort, de même que par ailleurs l'advenance de la connaissance sur la base de l'ignorance, sont pensées comme UN. Ce que je veux dire c'est que la signification christo-sotériologique (la résurrection), anthropologique (la connaissance de Dieu) sont des archétypes à partir de quoi est pensé l'advenir du monde comme monde.

 

●  Dans le grande Notice des Valentiniens citée par saint Irénée.

Cela est encore plus clair dans certaines pensées hétérodoxes du IIe siècle, et en particulier dans la grande Notice des Valentiniens. Pour moi, les Valentiniens sont une source précieuse pour indiquer une première mystique chrétienne qui a été ensuite très vite dévoyée, et par suite nécessairement combattue par les Pères de l'Église, mais dont il est précieux de retrouver ou de soupçonner les traces originelles. Or ce qu'on appelle la grande Notice, qui se trouve en trois ou quatre exemplaires dans la littérature chrétienne chez les adversaires qui la récitent, se trouve en particulier dans Irénée, au premier chapitre de son Adversus Haaereses (Traité contre les hérésies). Cette grande Notice doit être lue comme l'expérience archétypique de Dieu.[12]

Ce qui éprouve cette expérience, c'est Sagesse, Sagesse qui est ici comme le modèle, l'archétype de toute l'humanité, et qui vit en elle l'errance fondamentale (l'erreur fondamentale) et le pardon fondamental. Son errance réside dans la volonté de saisir son Père, de maîtriser son origine. Et c'est errance se décrit comme le va-et-vient du pneuma (de l'Esprit) à la face de l'abîme et des eaux ténébreuses, le verset second de Gn 1. Et son salut s'exprime comme la parution de la lumière qui est Jésus. Il y a donc bien là un commentaire de l'expérience humaine en tant qu'elle est errance et salut. Ce texte des Valentiniens est très complexe, il comporte une organisation minutieuse de différents éléments de très haute spiritualité.

Ce que je veux retenir, c'est ce qui arrive à cette Sagesse après son errance :

  • il lui est donné de savoir que le Père est inconnaissable, c'est-à-dire qu'il lui est donné de le dénommer Abîme et Silence,
  • il lui est donné simultanément d'accueillir cela, c'est-à-dire d'eucharistier (tout à l'heure elle voulait prendre, maintenant elle eucharistie),
  • simultanément elle est constituée dans le Plérôme (dans la plénitude), et cela la sépare du vide,

Si bien que l'expérience de cette plénitude lui fait reconnaître deux vides, à savoir :

  • d'une part le vide qu'est l'Abîme qui est égal à la plénitude, c'est le Père mais inconnu,
  • d'autre part le vide de son expérience antérieure, l'aspect négatif de sa ténèbre, de son errance, de son caractère fluctuant, tout ce qui est dans le verset 2 de la Gn 1.

Ce qui est en question ici, c'est bien une dénomination de l'expérience archétypique de l'humanité, et cela est un commentaire de la Genèse. La même Genèse sera reprise lorsqu'il s'agira de la mise en ordre du monde, ce qui correspond davantage à ce que nous appelons aujourd'hui une cosmogonie, mais qui vient ensuite. L'expérience spirituelle précède l'expérience de notre monde. C'est dans la cosmogonie ensuite que ce monde-ci est mis en œuvre par le démiurge. Celui-ci est inférieur en nature à la Sagesse même dont nous avons parlé, et par suite au Père et au Plérôme.

Et c'est ici que se retrouve une notion de deuxième dieu, mais dans un sens différent de celui que nous avons rencontré chez Justin. Cette idée de deuxième dieu, je ne sais pas pourquoi elle offusque tout le monde. C'est sans doute en raison d'une idée naïve de Dieu. En réalité, le démiurge dont il s'agit ici est un élément psychique qui s'auto-construit son monde… et qu'est-ce que cela, sinon une certaine humanité psychique qui s'auto-construit un monde : c'est cela le démiurge ![13]

 

Je viens de vous résumer d'une façon limpide ce qui est d'une complexité incroyable dans les textes, un pullulement de mythes et de choses apparemment incompréhensibles… mais un mouvement de pensée extraordinaire, contemporain des premiers Pères de l'Église. Je crois vous en avoir détaché ici une interprétation relativement claire. Cela sera ensuite fortement combattu par les Pères de l'Église, et légitimement à la mesure où ce qu'il y avait de juste lorsqu'il se situe dans son lieu, devient faux lorsqu'il est situé dans un autre lieu. C'est ce que nous verrons quand nous passerons à Hermogène.

 

La question de deux moments dans la création de la matière*.

Vous aviez fait vous-même une réflexion à propos de ce 3e paragraphe de Tatien, réflexion à laquelle je viens maintenant. Vous aviez dit : il distingue deux moments dans la création : 1° la production de la matière* et 2° la mise en œuvre de cette matière*.

Ceci est vrai et ce sera d'autant plus vrai que le temps passera, et qu'on parlera davantage de la création au sens où nous l'entendons aujourd'hui. Mais en réalité, il faut bien situer les choses !

Cette distinction en deux moments est une tentative d'harmoniser deux regards. En effet, en premier la poiésis (faire, poïeïn) désigne la mise en ordre du désordre, parce qu'elle désigne l'expérience de connaissance sur le préalable d'ignorance ; et le mot poiésis ne dit que cela. Mais, à la mesure où le préalable se réfère moins à l'expérience archétypique qu'à la question proprement cosmogonique en notre sens, on dira : d'où vient ce préalable, c'est-à-dire d'où vient la matière*, d'où vient la ténèbre, d'où vient le désordre ? Question perfide et néfaste, mauvaise question ! Néanmoins, cette question est recueillie et prise en compte. D'où la nécessité de mettre un premier moment pendant lequel il y a production de cette matière*, et de garder au second moment la notion de poiésis, de cosmisation, de mise en ordre de cette matière*.

Vous voyez comment cette distinction des deux moments est très importante et très étrangère à la notion théologique de création telle qu'elle apparaît dans la scolastique classique, mais vous voyez aussi qu'elle est en elle-même déjà un aménagement. Elle signe la nécessité d'aménager un transfert, le fait que ce qui est en question dans la Genèse ne soit plus pensé à partir de l'expérience du salut mais à partir de la question du "comment de l'origine des choses"… Donc cette distinction est une trace intéressante pour nous.

 

►► Suite de la lecture de Tatien.

Je reviens maintenant à notre texte : « et quand je parle, et que vous m'entendez – voilà à partir de quoi la Genèse est entendue : Dieu parle, j'entends – quand je fais entendre ma voix, je me suis proposé d'ordonner la matière* inordonnée qui est en vous – c'est-à-dire que votre ignorance, votre ténèbre, votre confusion, est ce sur quoi paraît ma parole qui dissout la ténèbre, éclaire, met en ordre, vous fait venir au monde. Ce qui est intéressant, du reste, c'est qu'il ne s'agit pas d'une simple comparaison, mais d'une continuité, c'est-à-dire que le logos, cette première parole, a engendré notre monde ; moi aussi, régénéré sur le modèle du Logos et créé pour (ou illuminé par) la saisie du vrai, je transforme la confusion de la matière* qui m'est innée. »

Il y a une sorte non seulement de comparaison, mais de véritable continuité : ma parole est une continuation du Logos qui continue à faire venir le monde, à faire venir un monde ou un ordre, en tant que précisément je suis régénéré déjà, illuminé, participant de la lumière qui est la Parole ; et redisant la parole, je continue à faire advenir le monde. Ce que nous retrouvons ici, c'est effectivement l'absence de différence entre l'être-au-monde et le sauf. Il n'y a pas un ordre préalable de création où les choses sont ce qu'elles sont, et ensuite un ordre selon lequel elles sont ou bien ou mal, et où elles sont sauvées. Nous avons déjà vu que dans l'Évangile, cela ne jouait pas, et que pourtant c'est fondamental dans notre propre mentalité. Dans notre écriture : "être" et "être sauf", c'est la même chose.

 

IV – Dernier Paragraphe

Au troisième paragraphe, il y avait une petite incise : « après s'être fabriqué pour lui-même la matière* », incise que Tatien va préciser.

  • « Car la matière* n'est pas principe (sans commencement) comme Dieu l'est ; et du fait qu'il est sans principe (an-archos), elle n'est pas non plus égale en puissance à Dieu. Elle est engendrée, et non pas née d'un autre [dieu], mais produite par le seul démiurge (créateur) de l'univers. »

Là nous avons un écho de la polémique contre Hermogène[14] qui prône l'éternité de la matière*. Dans les années 170-180 on reconnaît bien toujours la préexistence d'une certaine matière*, mais, parce que la problématique d'Hermogène est advenue, on prend soin de marquer que cette matière* a été produite ou est advenue auparavant.

Et certains auront vite assimilé ce préalable de la matière* avec la matière*, principe étranger à Dieu que l'on prête à Platon, qui appartient en fait au médio-platonisme et qui est très utile pour expliquer le mal dans le monde par exemple, et pour laver Dieu du mal. C'est utilisé en ce sens-là. Cette pensée se fait jour un plan cosmologique, et c'est contre elle que la pensée orthodoxe catholique défendra un seul Dieu et non pas deux, un seul Éternel et non pas Dieu et la matière*. Et ce sera toute la problématique qui va venir clairement au jour avec Hermogène, et plus clairement pour nous avec la réfutation d'Hermogène par Tertullien. Nous verrons apparaître à ce moment-là la notion de création non pas à partir de la matière*, mais ex nihilo, à partir de rien, notion de création qui deviendra structurante pour tout le reste du discours chrétien, notion néanmoins qui est absente sous cette forme, et en tout cas non structurante des textes des deux premiers siècles, et qui nous empêche d'entendre beaucoup de choses dans l'Évangile et dans la première patristique si nous n'y prenons pas garde.

Ce qui est en question ici, c'est la place que la notion de création peut ou doit jouer dans notre pensée chrétienne. Nous sommes loin de résoudre pour nous la question maintenant, cela viendra. Ici, nous marquons une étape.

 

EN GUISE DE CONCLUSION.

Par ailleurs, je veux retenir de cette page (que je prends dans son ensemble) quelque chose qui a été signalé par l'une d'entre vous la dernière fois.

Quand je me demande quelle différence il y a entre la christologie de saint Jean et de saint Marc, et puis ce qui apparaît ici, c'est que dans le Nouveau Testament le premier professé c'est le Christ – il est même professé comme Logos, donc comme ayant à voir avec cette Parole qui tient le monde –, c'est donc le Christ, et il est ensuite tourné et nous tourne vers Dieu (ou le Père), et ce mouvement-là, c'est le mouvement constitutif de l'Évangile.

Ce mouvement comme mouvement est irréversible… or il sera bien vite renversé ! En effet très tôt le discours commence par poser le Père qui envoie le Fils. Est-ce vrai ? C'est vrai à la mesure où c'est l'aboutissement du premier mouvement, mais à la mesure où cela devient coupé du premier mouvement et comme une chose en soi, cela devient aberrant. Et il y va de la notion de Dieu, de ce que le mot de Dieu peut signifier.

Ce que je dis là ne va pas sans susciter un bon nombre de difficultés parce qu'après tout, par exemple, nous avons l'impression que le Christ est tout de même très cantonal dans l'histoire du monde, alors que Dieu, c'est quand même une idée qui a une ampleur qui concerne l'ensemble de l'humanité… Néanmoins, ce que nous avons détecté dans le mouvement du Nouveau Testament, c'est quelque chose qui doit demeurer toujours. Et recueillir le terme de mouvement n'est pas l'égal d'accomplir le mouvement.



[2] On trouve sur internet le texte grec avec une traduction française (http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/tatien/grecs.htm). et une autre traduction plus proche de celle de J-M Martin sur https://fr.wikisource.org/wiki/Les_P%C3%A8res_de_l%E2%80%99%C3%89glise/Tome_2/Discours_contre_les_Grecs_(Tatien)

[4] Voir le texte de Justin cité dans le commentaire du 2e paragraphe, voir aussi d'autres messages du tag saint Justin.

[6] Sur les anges voir les messages du tag anges.

[7] Justin est étudié plus longuement dans La christo-théologie de saint Justin.

[9] J-M Martin en parle souvent. Voir par exemple Jn 1, 1-18 Lecture suivie du Prologue de l'évangile de Jean

[12] Ici ne figure qu'un résumé, pour un commentaire plus complet voir les messages du tag gnose valentinienne, en particulier  Les malheurs de Sophie la Sagesse. Extraits de la Grande Notice d'Irénée.

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