La pensée de Jean ne s'articule pas à la question de la substance, du sujet, mais à la question du où et du quand. La question « Où ?» est la première question, et la question du temps dont relèvent les expressions le 1er jour, mon jour ou mon heure, … est également décisive. Pour entrer dans la lecture du Nouveau Testament, il faut accorder une grande importance à ces questions et surtout ne pas préjuger qu'il s'agit là de vagues métaphores. C'est le contraire !
C'est la question du "7e jour", du "jour un", du "8e jour" qui est traitée dans le présent message. Un autre message traitera de "mon jour", "mon heure". Il y a quatre parties qui sont composées d'extraits (parfois un peu modifiés) d'interventions de Jean-Marie Martin à qui est dédié ce blog. De ce fait il y a des redites.
I – Introduction générale
II – Les deux œuvres de Dieu dans les 7 premiers jours (Jn 5 et 1Cor 15)
III – Passage du 6e au 7e jour lors des Noces de Cana
IV – Le 8e jour qui est aussi le 1er jour en Jn 20
7e jour ; jour un ; 8e jour
- NB. La première occurrence du "7e jour" dans la Bible se trouve au début. Voici la traduction la plus courante : « Dieu acheva au septième jour son œuvre, qu'il avait faite : et il se reposa au septième jour de toute son œuvre, qu'il avait faite. Dieu bénit le septième jour, et il le sanctifia, parce qu'en ce jour il se reposa de toute son œuvre qu'il avait créée en la faisant. » (Gn 2, 2-3). La première occurrence du "jour un" est moins connue, nous allons le voir.
I – Introduction générale
Les caractérisations qualitatives du temps, ce sont la nuit et le jour et aussi les saisons. La notion abstraite de temps que nous employons n'existe pas. Le temps est pensé à partir de la saison, à partir de l'heure et non pas selon notre imaginaire. À la symbolique du temps se joint une symbolique des chiffres.
● Traditionnellement, le septième jour est le jour de toute l'histoire du monde
« Je le ressusciterai dans le dernier jour » (Jn 6, 44) signifie : « Je commence à le ressusciter dans ce dernier jour dans lequel nous sommes. » Sous ce futur grec, il faut entendre l'hébreu sous-jacent qui est dans la pensée de Jean. Or en hébreu les verbes n'ont pas de temps mais deux modes : accompli et inaccompli (achevé et inachevé)[1].
Nous verrons en étudiant le début du chapitre 5 de Jean [voir II] que le septième jour de la Genèse est le jour de toute l'histoire du monde : les six premiers jours sont les jours de la déposition des semences du monde, le septième jour cette déposition de semences cesse mais commence la croissance du monde.
● Mystique du jour "un"
Nous venons de voir que le septième jour est celui de l'accomplissement. De plus, peu à peu se fait jour une thématique qui se fixe sur le premier jour plutôt que sur le septième.
Mais il faut savoir que, déjà dans le monde juif, le premier jour n'est pas forcément considéré comme l'un des six car il est appelé le jour "un", c'est-à-dire le jour qui renferme tous les jours. Et le shabbat peut être assimilé à l'accomplissement du jour "un". Donc il y a rapport d'identité entre le 1 et le 7 dans cette perspective.
En hébreu, la Genèse dit : «vayehi-erev vayehi-voker (il y eut un soir, il y eut un matin) yom echad (jour un, c'est la façon de dire premier jour). » Du fait que yom echad est traduit littéralement par les Septantes : êméra mia (jour un) les Pères de l'Église ont rapidement médité sur la différence entre le premier et le un, également dans le monde hébraïque. Le un n'est pas premier, et le premier est toujours deuxième par rapport à l'un. Des textes du IIe siècle méditent ces choses-là qui sont pour moi essentielles.
La caractéristique du "jour un", c'est qu'il peut être médité dans la signification, non pas du premier, mais dans celle du septième ou dans celle du huitième :
– dans la signification du septième parce que le sept est l'accomplissement du un. C'est un rapport d'arkhê et d'eschaton, de commencement et de fin.
– dans la signification du huitième parce que le premier jour de la semaine peut se compter de deux façons : par rapport au shabbat, le lendemain est à nouveau le jour un, mais si on considère que ce shabbat est le jour sept, le lendemain est alors le jour huit par rapport au jour un. Nous verrons tout à l'heure le thème du huitième jour, c'est-à-dire l'octave. La grande mystique du dimanche, dans les premiers siècles, est une méditation du un et du huit qui est le retour du un après le septénaire. La méditation de l'octave est proprement chrétienne, c'est même une façon de supplanter le shabbat.
● Passage de la mystique du shabbat à la mystique du 8e jour (le dimanche)
Or, progressivement, le jour un est devenu le dimanche[2], d'où le passage de la mystique du shabbat au dimanche. Un certain nombre de choses qui pouvaient être dites du shabbat sont désormais transférées au dimanche.
Par exemple il y a un texte magnifique de saint Justin. C'est la première description du détail de l'eucharistie[3]. Nous sommes dans les années 120. Voici des petits passages connus :
- « 3 Le jour qu'on appelle le jour du soleil – c'est le sunday, ce que nous appelons, nous, le dimanche – tous, de la ville et de la campagne se rassemblent en un même lieu. ». Plus loin, il dit : « 7Nous nous assemblons tous le jour du soleil parce que c'est le premier jour – donc le huitième devient le retour du premier – où Dieu, tirant la matière des ténèbres, créa le monde et que ce même jour, Jésus-Christ, notre sauveur, ressuscita des morts. »
Donc Pâques prend une signification dominicale et une signification d'accomplissement du premier jour et vous avez aussi le rapport immédiat du Fiat lux et de la Résurrection. Le dimanche en tant que retour du premier jour commémore cette double référence.
II – Les deux œuvres de Dieu dans les 7 premiers jours (Jn 5 et 1Cor 15)
● Le débat ouvert par Jésus en Jn 5
Ce qui structure le débat avec le shabbat au chapitre 5 c'est la différence faite entre les six jours et le septième jour.
Le thème est celui-ci : tu ne dois pas œuvrer le jour du shabbat. En effet le récit de la guérison du paralysé ne parle pas du shabbat, mais on a ensuite : « Or c'était shabbat ce jour-là », et le débat s'engage sur le shabbat. Jésus répond alors : « Mon Père et moi nous œuvrons jusqu'à ce jour », donc dans ce jour de shabbat.
Et cela crée un double grief :
- premièrement il s'égale à Dieu en disant « mon Père et moi » ;
- deuxièmement il détruit le shabbat, puisque le shabbat c'est le jour où Dieu n'œuvre pas.
● Lecture des 7 jours de Gn 1 (6 + 1) par certains contemporains de Jésus
Ce que Jésus dit peut paraître étonnant puisqu'un jour de shabbat, « Dieu se repose (anapausis) » (Gn 2, 2 dans la version de la Septante grecque). Mais, justement, dans les premiers siècles on conteste volontiers cette traduction de anapausis par « il se repose » car cela laisserait entendre qu'il y a un Dieu qui se fatigue et qui donc a besoin de repos. Or c'est une chose qui n'est pas acceptable si on se place du point de vue du concept grec de Dieu. En effet le Dieu grec est immuable, in-nommable, incirconstancié, et on peut dire qu'il est infatigable. Cette formule d'anthropomorphisme « Dieu se repose » est donc refusée.
Pour une autre raison, on lit deux œuvres de Dieu en Gn 1 en traduisant anapausis par « il cesse (sous-entendu sa première œuvre)[4]. ». Il y a une première œuvre pendant six jours, le septième jour cette œuvre-là cesse, et commence l'autre œuvre.
Dans une méditation juive contemporaine de Jésus, Philon distingue le travail des six jours qui "cesse" au septième jour – en effet ce n'est pas « Dieu se repose » mais « Dieu cesse (anapausis en traduction grecque) » –, et alors commence le travail du septième jour que Philon appelle royal, qui est judiciaire, qui est la maîtrise sur la croissance, la mort et la vie de ce qui a été semé. Pour Philon les six jours sont les jours de la déposition des semences, et le septième jour est celui de la germination, de la croissance et de la moisson de cette semence. C'est-à-dire qu'au septième jour, Dieu "cesse" l'œuvre créatrice qui est l'œuvre de déposition des semences, et commence l'œuvre de la croissance[5].
● La distinction faite par Paul en 1Cor 15
Cette distinction de l'œuvre créatrice (la déposition des semences, la nomination des êtres à venir), et de la croissance se trouve chez saint Paul. Lorsqu'on lui pose la question « avec quel corps ressusciteront-t-ils ? » Paul répond : « Insensé, tu sèmes une semence de blé par exemple, et le Dieu lui donne le corps selon qu'il l'a voulu » (1 Cor 15, 38)[6]. Autrement dit la déposition des semences est le moment du caché, de la délibération en Dieu, de nos noms secrets. En effet nous avons un nom secret en Dieu, et il est donné à ce moment-là qui s'appelle la klêisis (l'appel) ou l'eklogê (le choix). Donc le Dieu a une première fonction qui est d'avoir nommé, et ensuite il a la fonction de faire croître : « Le Dieu lui donne le corps selon qu'il l'a voulu ».
– « Le Dieu lui donne le corps » c'est-à-dire que le Dieu donne le corps à la semence. Le mot "corps" ici est très important, il signifie la venue à présence, l'accomplissement ; il ne signifie pas la même chose que le mot "chair" et il ne signifie pas dans notre opposition de l'âme et du corps. Nous sommes ici dans l'opposition de la semence et de la venue à corps.
– « Selon qu'il l'a voulu » : le « selon » est toujours très important ; on traduit en général par « selon qu'il veut » c'est-à-dire « le corps comme il veut » ; mais ce n’est pas le sens. Dans « selon le corps qu'il a voulu » le verbe est à l'aoriste ; cela renvoie à la délibération « Faisons l'homme à notre image » qui est appelé aussi le moment de la volonté. En effet volonté ou semence c'est la même chose chez Paul. Donc la croissance se fait selon la volonté, donc selon le moment de la déposition des semences.
● Le moment du caché en Gn 1
« Faisons l'homme à notre image » (Gn 1, 26) est le moment de la délibération, c'est le moment du caché, le moment du secret (du mustêrion), c'est le moment de la volonté (thélêma), c'est le moment de la boulê (du conseil délibérant), c'est le moment cryptique.
Et pour les premiers chrétiens, « Faisons l'homme à notre image » signifie : « Faisons le Christ qui est l'image du Dieu invisible ». Autrement dit, « l'homme à l'image » c'est Jésus ressuscité. Telle est la lecture de l'Écriture faite par l'Évangile.
Je parlais de Philon d'Alexandrie, contemporain du Christ, il a commenté en long et en large les Écritures, c'est lui qui d'ailleurs introduit l'expression « l'homme à l'image » pour désigner ce qu'il appelle lui aussi le Logos, pour désigner l'humanité accomplie. C'est donc ça le passage du six au sept, le passage de la déposition des semences à la croissance, jusqu'à la moisson.
Nous sommes donc dans le septième jour, c'est-à-dire dans le jour de la croissance, et ce n'est pas depuis le jour de la naissance de Notre Seigneur Jésus Christ, mais depuis le commencement du monde. Voilà une tout autre ampleur dans l'écoute de ce qui est en question.
III – Passage du 6e au 7e jour lors des Noces de Cana
● Aux Noces de Cana, passage du 6e au 7e jour
Au début du récit des Noces de Cana on a l'expression « le troisième jour », et cela a une grande importance. Cette expression fait signe à la fois vers « il est ressuscité le troisième jour » (1 Cor 15, 4), donc ceci annonce un épisode glorieux, un épisode de manifestation de la gloire. C'est d'ailleurs ce qui est dit dans le texte : « Il manifesta sa gloire et ses disciples crurent en lui » (v.11), C'est un sêméion (un signe) de la manifestation de la gloire, ce n'est pas un récit d'une noce de campagne.
Par ailleurs une autre référence joue à propos de ce troisième jour. En effet ce que nous venons de lire avec les Noces de Cana clôt tout ce qui est commencé depuis le début de l'évangile de Jean.
Nous avons dit que le Prologue n'était pas vraiment un prologue, car dès le début tout est dans le Baptême du Christ. Et nous avons montré l'extrême liaison qu'il y a entre le Baptême du Christ et les Noces de Cana. Je vais montrer maintenant que ce troisième jour est en fait le septième jour. Je souligne d'abord l'intérêt de cette remarque. Nous avons en effet dans ce texte le passage du six au sept, et nous sommes invités à penser les six jarres par rapport à la nouveauté christique qui est l'avènement du septième jour, c'est-à-dire l'avènement du dernier jour dans lequel nous sommes. On voit par là le côté radicalement initial de ce texte. Cela ne répond pas complètement à la question de savoir pourquoi saint Jean pose le texte des Noces de Cana au début. Cependant, ce qui est clair, c'est que cet épisode est traité dans la signification fondamentale de l'initial.
Il y a sans doute un jour qui commence au verset 19 du premier chapitre puisque nous lisons : "Le lendemain" (v. 29), cela fait deux jours ; "Le lendemain" (v. 35), cela fait trois jours ; "Le lendemain" (v. 43), cela fait quatre jours ; et « le troisième jour » (au début des noces de Cana) donc trois jours après, c'est le septième jour.
Autrement dit, il est tout à fait attesté que les premiers versets de ce que nous appelons le Prologue (« Dans l'arkhê était la parole… la parole était près de Dieu… en elle était la vie… ») sont une lecture attentive, un commentaire de la Genèse : « La Parole dit : “Lumière soit”, et la lumière fut » Tout est construit sur le septénaire jusqu'au moment où commence la descente de Jésus de Cana à Capharnaüm (Jn 2, 12). C'est un premier ensemble, un premier mouvement, qui va jusqu'à la résurrection et qui est articulé par les sept jours.
Le passage du six au sept est donc ce qui s'accomplit dans le texte puisqu'on entre dans le septième jour. Ce passage est aussi celui de l'eau en vin. En effet, il faut remarquer que “accomplir” et “emplir” ont le même sens, et qu'ici aux Noces, “emplir” est intéressant puisqu'il s’agit d’emplir ce qui n’est pas plein, à savoir les six jarres. Et là on trouve justement le chiffre six qui est du côté du manque puisque c'est le sept qui est chiffre d'accomplissement… C’est pour cela que Jésus rencontre la Samaritaine “à la sixième heure”, c’est pour cela que Jésus meurt à “la sixième heure”. Dans le texte l’accomplissement se pense donc dans la symbolique de l'emplissement, emplissement des six jarres "jusqu'en haut".
● La thématique de l'heure
Donc en fait, tout ce passage des Noces de Cana récite l'entrée dans le septième jour, autrement dit dans le jour eschatologique, le dernier jour.
Cependant ce dernier jour a à nouveau un soir et un matin, donc nous ne sommes pas à chaque fois dans l'accomplissement plénier de ce septième jour, c'est ça l'eschatologie johannique.
Et du reste, l'eschatologie de Jean, c'est "maintenant" : « l'heure vient et c'est maintenant », ce qui a du reste à voir avec la question de l'heure qui est évoquée dans le texte des Noces de Cana.
Au début du septième jour l'heure n'est pas présente : « Mon heure n'est pas encore présente (hêkeï) », elle n'est pas encore là, ce n'est pas le verbe venir (erkhomaï).
« Mon heure n'est pas encore présente » c'est l'indice de ce que quelque chose d'essentiel, de décisif, d'initial, se joue ici. Car, entre ce point-là et « il manifesta sa gloire » à la fin du texte, entre-temps, l'heure est venue. Cela veut dire que la résurrection a lieu à l'intérieur du texte. Donc l'heure n'est pas encore venue au début de l'épisode, mais la fin de l'épisode est l'accomplissement même de l'heure. Bien sûr le festin eschatologique, c'est l'heure pleinement accomplie.
Celui qui ne confesse pas son manque ne peut en aucune façon être empli, puisqu'il se considère comme empli déjà, donc la perception du manque est le commencement même de cet accomplissement qui va jusqu'à l'eschatologie. Nous sommes ici dans un processus qui conduit du manque à l'accomplissement de la plénitude, parce que c'est vraiment plein et abondant, l'abondance étant un trait de la messianité eschatologique. Il faut voir que chaque épisode de Jean récite la totalité […]
Qu'est-ce que la résurrection, sinon le commencement de tout, mais ce commencement est le dévoilement de ce qui était en secret. Jésus a de toujours la dimension de résurrection en lui. Quand cette dimension se manifeste c'est déjà l'heure, c'est-à-dire que Jésus entre dans la mort, accepte d'entrer dans la mort. Sa mort n'est pas celle d'un moment. « Vient l'heure et c'est maintenant » intervient très souvent[7]. Et l'heure intervient particulièrement dans des moments de trouble[8]. C'est l'heure quand Judas le quitte, qu'il sort dehors (cf. Jn 13), c'est même un moment éminent de la mort de Jésus ; c'est l'heure lorsque Pierre le renie, etc.
Ces différents moments sont très importants, parce qu'ils correspondent à quelque chose de notre propre vie, bien que nous n'y pensions jamais, à savoir que la mort n'est pas pour demain : nous sommes dans la mort. Notre avoir-à-mourir s'accomplit depuis le moment de notre naissance.
IV – Le 8e jour qui est aussi le 1er jour en Jn 20
Regardons le début du chapitre 20.
« 1Le premier de la semaine, Marie la Magdaléenne vient de bonne heure alors qu'il fait encore nuit (littéralement : la ténèbre étant encore). » (Jn 20, 1)
Dans nos Écritures, le temps est essentiellement qualitatif et non pas quantitatif comme il l'est chez nous. De même pour les nombres, qui ne sont jamais considérés comme des quantités, mais pour leur qualité.
« Le premier de la semaine (tê dé mia tôn sabbatôn)[9] » c'est le shabbat qui est en question ici, et on est le lendemain du sabbat ; mais en même temps ceci se réfère à la Genèse : « Il y eut un soir, il y eut un matin, jour "un" (eḥad en hébreu ; mia en grec). » (Gn 1, 5).
● Distribution du chapitre 20
Au début du chapitre 20, nous sommes donc le "jour un" de la semaine (ou du shabbat). Nous aurons plus loin : « Étant venu le soir, dans ce jour un de la semaine » (v.19), donc nous sommes toujours dans le "jour un".
1. Ce jour un se distribue donc entre le matin et le soir :
- le premier épisode, verset 1, a lieu : « de bonne heure, alors qu'il fait encore nuit »
- et « le soir venu » de ce même "jour un", verset 19, nous avons l'apparition aux disciples réunis.
Nous avons donc une première distribution des épisodes.
Mais il faut voir que le matin lui-même est double :
- il y a l'épisode de Pierre et Jean jusqu'au verset 11 ;
- et du verset 11 au verset 19 l'épisode de Marie-Madeleine.
Il y a donc deux épisodes pour le matin et un épisode pour le soir.
2. Et enfin au v. 26 on a le jour octave : « Huit jours après, à nouveau étaient les disciples à l'intérieur et Thomas avec eux ». L'épisode de Thomas est donc situé dans le jour octave.
Tout cela constitue un jour puisque l'octave est l'accomplissement du "jour un".
● Précisions sur l'accomplissement qui a lieu avec Thomas.
«24Alors Thomas, l'un des douze, qui est appelé Didyme – frère jumeau – n'était pas avec eux quand vint Jésus. »
Je pense qu'ici c'est une étude de la fratrie comme telle, et pas simplement jumelle, qui déjà par elle-même est le lieu initial de la compétition au mauvais sens du terme. La fratrie n'a pas d'intelligibilité. Par contre, le premier deux qui est celui du père et du fils, et le deux de l'époux et de l'épouse, ces deux qui sont des duels et non pas des pluriels chez les Anciens au point de vue grammatical, ont de l'intelligibilité intérieure. Les frères peuvent être deux, peuvent être quinze, c'est-à-dire qu'il n'y a pas de raison pour qu'il y en ait autant. D'où le meurtre, dans l'Écriture, qui émerge avec les frères. Il a sa racine en Adam, mais il ne s'accomplit que dans la fratrie, c'est le meurtre de Caïn sur Abel. Or c'est justement le lieu du meurtre qui est le lieu du plus haut don qui est le pardon. Et je pense que ce qu'ajoute ici le thème du huitième jour, c'est de souligner l'aspect selon lequel le don culmine dans le pardon, qui est le plus haut moment du don. Du même coup ce qui va être traité ici à travers la figure du frère, c'est la figure du pardon. […]
«26Alors, huit jours après – nous avons donc une période entre le débat suscité par Thomas et puis cette scène proprement dite qui commence maintenant – à nouveau (palin), étaient ses disciples à l'intérieur, Thomas avec eux. Vient Jésus, les portes étant fermées et il se tint debout au milieu et il dit : "Paix à vous". » Nous avons à nouveau la méditation, dans les mêmes termes, de la situation archétypique qui dit le thème de la résurrection et qui est réitérée ici : palin (à nouveau). Le texte nous fait donc méditer un aspect de la posture de résurrection, "à nouveau", c'est-à-dire en revenant sur cette situation qui est située, néanmoins, à un octave de distance.
« 27Ensuite il dit à Thomas : "Porte ton doigt ici et vois mes mains, et porte ta main et lance-la vers mon côté, et ne sois plus apistos, mais pistos." » Thomas n'est pas ici véritablement le modèle des légitimes doutes et légitimes recherches. Son attitude et sa parole sont caractérisées comme apistos, comme le contraire de la foi, et à la limite comme peccamineux, au sens de la surdité ultime. Et ce qui fait l'ampleur de ce passage, c'est que cela donne lieu, non pas à non-réponse ou à réponse dilatoire, mais donne lieu paradoxal à ce qui est demandé, c'est-à-dire que cela est pardonné.
L'usage que l'on fait de Thomas, dans le langage courant ne correspond pas à sa figure dans l'Évangile. Thomas c'est le doute, et on n'a pas l'impression d'être tout à fait en dehors d'une écoute respectueuse de Jésus quand on dit : « Oh moi je suis comme Thomas, je demande à voir », mais cela édulcore l'intelligence de cette situation. Il ne faut pas diminuer ou adoucir l'erreur de Thomas. Elle n'est pas encore explicitée, on n'a pas encore dit en quoi elle consiste, sinon que nous l'avons caractérisée comme ayant la tonalité du chantage, de la condition posée à la foi, et que cela demande à être pardonné. Or la donation de Jésus, lorsqu'il lui dit « Touche », ré-indique, une fois supplémentaire s'il le fallait, que notre toucher est nativement meurtrier, sinon dans la parole qui dit : « eh bien, touche-moi » c'est-à-dire dans la donation. Sans cette parole, c'est la prise, la prise violente. C'est un point qui court tout au long de notre chapitre.
Donc Jésus donne qu'il le touche. Et ce don-là est un pardon, il donne que Thomas, qui était apistos (sans foi) devienne pistos. Le mot "infidèle" qu'on trouve dans l'usage courant ne traduit pas ce qui est en question ici puisque la foi, c'est essentiellement reconnaître le Ressuscité ; donc Thomas est apistos tant qu'il ne reconnaît pas Jésus dans sa dimension de résurrection, et il devient pistos, nous allons voir à quel point et comment.
« 28Thomas répondit et lui dit : "Mon Seigneur et mon Dieu." » Il est le premier qui, sur le mode de la confession, confesse Jésus, non pas simplement comme Rabbouni, non pas simplement comme Seigneur, mais précisément comme Dieu : « Mon Seigneur et mon Dieu. » C'est la profession de foi la plus élevée.
Cette figure de Thomas est très ambiguë et très intéressante, en ce sens que Thomas, en tant que jumeau accompli[10], a la situation d'une certaine façon la plus élevée : il est celui qui confesse de la façon la plus haute ; il est l'accomplissement ; il est le huitième jour ; il est la figure de la plénitude, car la grâce, la donation ultime, suppose un débordement. La grâce est essentiellement surdébordement (« en surdébordement par rapport à »), c'est la thèse paulinienne essentielle. Il est de l'analyse de la grâce qu'il y ait dans son concept de la gratuité, de la donation gratuite qui n'est pas la rémunération de ce qui est dû.
[1] L'inaccompli se traduit souvent par un present perfect anglais : "Je commence à la ressusciter". Cf. Les verbes en hébreu et le problème de la traduction.
[2] Notre mot "samedi" est issu du bas latin sambati dies, variante d'origine grecque de sabati dies signifiant « jour du sabbat ». Les premières communautés chrétiennes choisirent de prendre comme jour de référence le jour de la résurrection et non le sabbat : le lendemain du sabbat qui était jour du soleil (solis dies) fut rebaptisé jour du seigneur (dominicus dies). Le dimanche ne fut à ses débuts que jour de célébration, c'est à l'empereur Constantin qu'on lui doit son caractère de jour de repos.
[3] Voir Pratique eucharistique de la 1ère Église (Justin) et récit de la multiplication des pains (Jn 6).
[4] Shabbat est un mot hébreu dont la racine signifie "cesser". Il est employé pour la première fois en Gn 2, 3 : « Dieu acheva au septième jour son œuvre qu'il avait faite : et Il cessa au septième jour toute son œuvre qu'il avait faite. »
[6] Ce chapitre est médité dans 1 Corinthiens 15 : la résurrection en question.
[7] Jn 4, 23 ; 5, 25…
[8] « Maintenant ma psychê entre en turbulence, et que dis-je : "Père sauve-moi de cette heure ? Mais je suis venu pour cette heure. Père, glorifie ton nom.» (Jn 12, 27-28).
[9] Le sabbat est le 7ème jour de la semaine juive : c'est le samedi mais il commence le vendredi soir. C'est le point central à partir duquel tous les autres jours sont définis dans la Bible. L'expression « premier jour de la semaine » est la traduction de « premier du sabbat » (ou même « un du sabbat »), c'est ce qu'on a en Jn 20, 1 (« tê dé mia tôn sabbatôn »,) ça désigne le premier jour après le sabbat, c'est donc le dimanche. Le vendredi est appelé « le jour de la préparation », c'est-à-dire de la préparation pour le sabbat.
[10] Les jumeaux ici sont le Christ lui-même et la totalité de l'humanité au huitième jour, donc au jour octave, après la grande semaine de toute l'histoire du monde. Et ce qui se passe dans cette histoire du monde et du rapport de Dieu au monde, c'est le soupçon, le doute. Il y a du bon doute et il y a du mauvais doute. Et celui de Thomas n'est pas bon, c'est un doute de chantage. Il y a tout le péché du monde entre le premier jour et le dernier jour. En ce sens-là Thomas est la figure d'un accomplissement plénier qui est la proximité accomplie. La figure des jumeaux a même signification que la figure des époux mais c'est une autre figure. Etle donner à voir qui est fait à Thomas est un donner à voir qui doit pardonner le mauvais doute du chantage. Tout le pardon que Dieu peut accorder à l'humanité est visé ici. Et n'oublions pas que, pour Paul comme pour Jean, le pardon est la plénitude du don, comme le parfait et la plénitude du fait. » (J-M Martin, Saint-Bernard 17 octobre 2012).