Jacques Chopineau était professeur d'Ancien Testament à la Faculté de Théologie Protestante de Bruxelles, et a enseigné l’hébreu biblique et la littérature vétéro-testamentaire à l’Université Libre de Bruxelles. Il nous a quittés il y a cinq ans, le 10 décembre 2015, et nous lui rendons hommage.

Dans cet article paru dans la revue Ad Veritatem publiée par les amis de la Faculté de Théologie Protestante de Bruxelles (n° 19, juillet-septembre 1988) J. Chopineau nous introduit au langage biblique, et il se réfère en particulier aux premiers chapitres de la Genèse.

 

Le mythe biblique :

un langage extraordinaire sur la réalité ordinaire

 

A – Rappel de quelques usages courant du terme mythe

livre ouvertPeu de termes prêtent autant à malentendu que le terme de mythe.

Le mot est pris négativement déjà dans les écrits bibliques comme aussi chez les Pères de l'Église. L'usage courant du mot en fait un synonyme de fable. De ces fables d'origine juive ou gnostique que l'on oppose à la vérité chrétienne. Ce qui n'a pas empêché les rationalistes de qualifier de mythes les représentations chrétiennes. En effet, l'usage courant dans le XVIIIe et le XIXe siècle européen oppose le mythe à la réalité.

On trouve bien un usage positif du terme dans le langage de la philosophie[1].

Mais une manière de voir nouvelle provient des études menées en ethnologie, en religion comparée, en psychanalyse… Chacune à sa manière, ces disciplines mettent en valeur le rôle du mythe en tant qu'expression de la pensée et du sentiment religieux.

Retrouvant l'ancienne acception grecque (mythos = parole…) le mythe est perçu comme un langage. Plus précisément, le mythe est un mode d'expression symbolique. Comme tel, le mythe joue un rôle essentiel dans tout langage religieux[2].

À noter que la Bible est issue de milieux auquel ce langage était familier. Les textes bibliques utilisent souvent des expressions mythiques pour suggérer sa représentation du monde qui a commencé et finira : le Paradis originel trouve son pendant dans le Retour à l'Éden à la fin des temps (cf. Isaïe 11, 6s.).

S'il est vrai que pour le christianisme primitif, tout ce qui ne trouvait pas sa justification dans l'Ancien Testament ou le Nouveau Testament ne pouvait qu'être faux, et donc appartenir au domaine de la fable ; inversement pour le rationalisme et l'historicisme occidental, les récits de la Genèse étaient volontiers considérés comme mythiques, en un sens négatif, puisqu'ils n'étaient conformes ni à la raison ni à l'histoire.

Se plaçant à un point de vue semblable, bien des chrétiens se sont efforcés de maintenir la littéralité du récit biblique afin d'en conserver la vérité. La Bible a dit vrai… à la condition qu'on puisse prendre littéralement ce que le récit expose. C'est encore la position de nombreux fondamentalismes.

 

B – Quelques usages bibliques du langage mythique.

– Ainsi lorsque Isaïe parle de la sortie d'Israël hors d'Égypte et du recul des eaux de la mer, dans les termes d'un combat divin contre le Dragon du chaos (Esaïe 51, 9s.)… Un tel combat contre le chaos est attesté dans la mythologie cananéenne (cf. textes de Ras samra) où c'est Baal qui combat le chaos.

– Un élément nouveau attesté en histoire de religion est qu'un Temple – le lieu sacré par excellence – a un prototype céleste (cf. Mircea Eliade : Le mythe de l'éternel retour, pp. 22s.). C'est le cas pour le temple de Salomon (Exode 25, 8-9) ainsi que Dieu en a donné l'intelligence à David (1Chron. 28, 19 s.) : David a donc vu ce prototype céleste.

– Un autre trait mythique déjà noté est la présentation d'un monde parfait "à l'origine" (le Paradis originel) et dont la fin est un retour à un état édénique, à la fin des temps (cf. Isaïe 11, 6s.).

Aucune des définitions du mythe proposées plus haut ne s'applique aux récits de la Genèse. Les éléments mythiques (mythes cosmogoniques, mythe du premier homme, mythe d'une faute "originelle" etc.) y sont repris et ordonnés de façon originale, au service d'un enseignement. Pour autant, la Bible n'est pas un livre d'histoire : la littéralité des événements ne peut être maintenue en passant à côté de l'intention des rédacteurs et transmetteurs de ces traditions.

Remarquons que l'hébreu biblique ignore tout autant le terme de mythe que le terme d'histoire. Et quelle que soit la définition que l'on choisit de l'un ou l'autre de ces termes, le récit biblique ne peut être décrit ainsi.

Sous peine d'introduire dans le texte biblique une problématique qui lui est étrangère, il faut s'appliquer à comprendre la raison de cette mise en forme particulière :

  • considérant l'ensemble qu'on appelle abusivement "l'histoire des origines" ;
  • considérant les particularités rédactionnelles de détail (jeux de sonorité, noms symboliques, découpages significatifs…)

L'ordonnance d'ensemble répond à une visée théologique, et les détails significatifs ont une fonction d'enseignement et de rappel. Dans tous les cas, il faut se souvenir du caractère oral de ce qui apparaît aujourd'hui comme un texte écrit. L'hébreu n'a d'ailleurs pas de mots pour "texte". Il s'agit d'une récitation (miqra'). Et ce caractère oral marque jusque dans les détails ce qui est pour nous un texte à étudier.

 

C – Note sur le plan général des premiers chapitres de la Genèse.

création, lEsprit plane sur les eauxLes études bibliques ont consacré beaucoup de temps et d'efforts à faire l'histoire de la formation de ce texte. Comme pour l'ensemble du Pentateuque, on s'est attaché à distinguer les couches rédactionnelles et à proposer pour chacune d'elles des dates de rédaction et des milieux de composition. Sur bien des points de détail, l'unanimité n'est pas faite chez les spécialistes. Cependant des particularités de langue de style permettent de reconnaître au moins deux sources principales pour ces premiers chapitres,

  • une source dite "sacerdotale" (P) pour les chapitres 1 et 5, ainsi que pour une partie des chapitres suivants ;
  • à une source plus ancienne (J) se rattachent les chapitres 2 ; 4b à 4,25 ainsi qu'une partie des chapitres suivants.

Mais le texte dans sa forme actuelle a sa fonction au-delà de l'histoire de sa formation.

[…]

– P a une manière propre de s'intéresser au monde dans son ensemble et à l'homme au centre de ce monde ;

   J par contre place l'homme au centre d'une circonférence et le monde se construit à partir de l'homme. Ce n'est pas le sommet de la pyramide – comme en Genèse 1 – mais le centre à partir duquel l'environnement humain s'organise. Ainsi le deuxième récit de la création (Genèse 2) expose le point de vue d'un familier du paysage palestinien avant tout début de culture humaine et d'abord d'agriculture : il ne pleuvait pas et il n'y avait pas d'homme pour cultiver le sol.

– La perspective de P est d'emblée marquée par une conception théologique de l'ordonnance de l'univers.

   J est beaucoup plus proche de la perspective empirique qui marque la pensée sapientiale du monde biblique.

– P raconte une création dont la culmination est le repos du septième jour. Texte plus récent et cependant placé en tête conformément à la théologie sacerdotale régnante à l'époque de la composition définitive du Pentateuque.

– Caractéristique encore est la manière de présenter la division interne de l'humanité en mâles et femelles. P énonce cette fondamentale en un seul verset (Gn 1, 27) tandis que J raconte la création de la femme comme un don – le plus important – qui est fait à l'homme. C'est Dieu lui-même qui est à l'origine de ce désir qui pousse l'un et l'autre à devenir "une seule chair" (Gn 2, 24). Vision réaliste que le texte sacerdotal et théologique de P ne signale pas : il lui suffit de rappeler cette division constitutive de l'espèce humaine marquée du chiffre 2. Dieu seul est Un, mais toute la réalité humaine est marquée du chiffre 2.

 

D – Un regard sur l'humanité.

Cependant, ces premiers chapitres de la Genèse sont – dans leur état actuel – organisés de façon cohérente. On peut y voir une description de la prolifération du péché dans le monde humain. Bien entendu, il ne s'agit pas d'une description historique. Pour autant, le terme de "mythe" ne convient pas davantage. On trouve, certes, des éléments mythologiques : présents dans des textes proprement mythologiques (le premier homme, sa création à partir de l'argile, le séjour paradisiaque de l'homme primitif, l'origine semi-divine des géants qui vivaient autrefois…) mais tous ces éléments sont repris dans un cadre complètement différent. Toutes les parties de l'histoire dite des origines sont ordonnées selon un axe de réflexion théologique et sapiential.

D'ailleurs le terme "origine" est à préciser. Il ne s'agit pas littéralement de début ; nous ne sommes pas au commencement de l'histoire ! Mais cette situation de prolifération du mal est la situation que tout homme, en tous temps et en tous lieux, constate dès sa venue dans le monde. Il n'a pas créé le mal, il n'a pas inventé le péché… et cependant le mal et le péché sont déjà là, comme ils étaient déjà là au temps de ses ancêtres, aussi loin que l'on remonte dans le temps. Cette situation n'est "originelle" que parce qu'elle est actuelle et permanente.

C'est aujourd'hui que le chemin du Paradis est fermé ; c'est aujourd'hui que Caïn tue Abel ; c'est aujourd'hui que Dieu dit à l'homme : "où es-tu ?" (Gn 2, 9).

 

L'actualité commande le déchiffrement de la réalité. Et la forme de ce déchiffrement est le récit d'origine. Les textes bibliques répugnent aux idées abstraites ; mais un mode privilégié de l'écriture biblique est le mode narratif.

Des traditions d'origines différentes ont été assemblées selon un plan. Il ne s'agit pas d'amalgame ou de compilation mais d'organisation consciente. L'ensemble fait apparaître l'intention des rédacteurs : présenter (donner à voir, donner à connaître) les grands moments de ce drame qu'est la Comédie humaine. Il en est ainsi pour tout homme, aussi longtemps qu'il y aura des hommes sur la terre.

 

Le premier acte du drame est l'exclusion du jardin, rapportée comme la conséquence d'une erreur grave commise par l'homme[3]. Convoitant la connaissance totale, il s'est affranchi de ses limites propres. Il s'est séparé de son créateur et s'est retrouvé exclu du lieu de la communion. De là, les ruptures seront de plus en plus graves.

Le chapitre 4 nous raconte comment la violence est entrée dans le monde. Il y a deux manières d'être fils d'Adam et ces deux manières sont désignées par les noms symboliques de Caïn et d'Abel. Ce premier meurtre est identique à ceux qui continueront de se commettre tout au long de l'histoire de l'humanité… À noter que, selon la fin du chapitre 4, tout ce que nous appelons civilisation procède de l'activité de Caïn et de sa famille (la ville, les arts, les industries, etc…) alors que d'Abel et il ne reste rien, sauf cette postérité inattendue (cf. Gn 6, 5-8) qui seule traversera l'épreuve suivante.

La violence s'étendant comme une épidémie (cf. Gn 6, 5-8), Dieu décide de détruire cette humanité perverse. C'est le début du grand déluge que seule la famille de Noé (descendant de Seth !) traversera pour fonder le monde sur de nouvelles bases (Gn 9, 1 s.).

Cependant l'histoire de la ville et de la tour nous raconte comment l'humanité va perdre même son unité et connaître la dispersion que – justement – elle voulait éviter. Ce bref récit – d'une densité unique – constitue la dernière pierre de ce grand drame des origines. Après quoi ne peut que commencer une nouvelle histoire : celle d'Abraham (Gn 12ss) et de sa descendance. Mais il ne s'agira plus alors de l'origine commune de tous les hommes, mais de la lente constitution d'un peuple. À partir de l'histoire patriarcale d'ailleurs, nous pouvons trouver un arrière-plan historique qui commence à être documenté.

Tel est le cadre de l'histoire d'Adam (genre humain) et d'Eve (mère de toute vie : tout homme n'est-il pas né d'une femme ?). Et cette histoire est notre histoire.

 

E – Pour conclure

Le mode narratif met en œuvre des procédés poétiques dont l'usage nous est connu mais non familier : jeux de sonorité, paranomases[4], images, symboles, métaphores…

Tous les termes par lesquels l'hébreu ancien désigne la réalité sont des termes concrets. Même les réalités que nous qualifions d'abstraites ou de spirituelles sont dans le langage biblique des métaphores. On sait que les abstractions ne sont pas susceptibles d'être prises dans un sens métaphorique : seul le concret est métaphorisable.

Ainsi, ce que nous désignons par le terme de "péché" est indiqué en hébreu par toute une série de métaphores (que Ricœur appelle des "symboles primaires") :

  • ainsi le terme חֵטְא (het) suggère la cible que l'on vise et que l'on manque ;
  • ou le terme עָוֺן (awon) qui connote ce qui est tordu et ne peut être redressé.

Autant de métaphores qui désignent l'impossibilité d'être juste, de viser juste, d'être simplement droit ; comme si le seul fait d'être humain impliquait un manque à être, une finitude congénitale inscrite – dès l'origine – dans toute vie humaine.

 

Toute réflexion sur la réalité s'origine dans l'expérience vitale, laquelle est toujours actuelle. Il n'est – en termes bibliques – de connaissance que concrète. C'est pourquoi, par parenthèse, les termes théologiques que nous utilisons sont d'abord des métaphores. Des métaphores souvent prises comme des concepts opératoires. Le processus d'abstraction a transformé l'image poétique en un substantif autonome. Dans le même temps, ce qui était la traduction d'une expérience est devenu une définition intellectuelle.

C'est par exemple le cas du mot "révélation" qui est d'abord une métaphore : dévoilement (apocalypsis). Métaphore fondée sur l'expérience de celui qui comprend d'un coup ce qu'il n'aurait jamais pensé, comme si son regard plongeait plus profond, plus loin, dans ce réel opaque. C'est alors comme un voile qui s'écarte – un rideau qui s'ouvre – et une vue confondante de la réalité devient possible.

La révélation n'est pas une chose définie mais une métaphore, de même ce que nous appelons le péché, le salut, la grâce… Autant de termes qui forment aujourd'hui le vocabulaire fondamental de tout discours théologique.

Mais la Bible utilise un langage métaphorique parce que le langage biblique est poétique.

 

L'histoire dite des origines est comme une parabole de la situation de l'homme en tous temps et en tous lieux. C'est que l'homme n'est pas un être achevé, comme la création est un monde à devenir.

Finalement : comment dire la réalité humaine ? Un langage purement descriptif ne peut pas en rendre compte. De même qu'on ne peut pas parler de Dieu autrement que de manière symbolique, de même la réalité humaine la plus profonde ne peut être désignée que par le biais des paraboles ou – comme on dit – des histoires bibliques.

 

*    *   *

Note sur muthos

Le terme muthos est attestée en langue ancienne (Homère, Platon) au sens d'une histoire récitée, légende, fable.

Dans la Bible grecque, le mot est peu usité mais toujours dans un sens négatif : le mythe est opposé à la réalité-vérité.

Dans le langage de la philosophie, A. Lalande distingue les trois emplois suivants :

  1. Récit fabuleux, d'origine populaire et non réfléchi dans lequel des agents impersonnels, le plus souvent des forces de la nature, sont représentés sous forme d'êtres personnels, dont les actions ou les aventures ont un sens symbolique. "Les mythes solaires". "Les mythes de printemps"…
  2. Exposition d'une idée ou d'une doctrine sous une forme volontairement poétique et narrative, où l'imagination se donne carrière, et mêle ses fantaisies aux vérités sous-jacentes. "Le mythe de la caverne".
  3. Image d'un avenir fictif (et même le plus souvent irréalisable) qui exprime les sentiments d'une collectivité et sert à entraîner l'action… "Les mythes héroïques". "Le mythe de la grève générale". NB ce dernier sens est proche d'un des emplois du terme "utopie".

Cependant, les sciences humaines modernes (ethnologie, science des religions, sociologie, psychologie…) ont mis en valeur le rôle essentiel des mythes comme expression de la pensée (cf. Dictionnaire des religions, article : "mythe dans la Bible", p. 1178s.).

Le mythe est le langage. En tant que genre littéraire, le mythe est un mode d'expression symbolique présent – à des degrés divers – dans toute expression du sentiment religieux.

En ce qui concerne la Bible hébraïque, il faut constater l'absence – en langue ancienne – de mots comme "mythe" ou comme "histoire". La problématique "mythe et histoire" est étrangère au récit biblique. Des éléments qui peuvent être qualifiés de mythique sont utilisés consciemment par les auteurs bibliques, au service d'un enseignement fondamental…



[1] Sur le mot muthos voir la note à la fin.

[2] Selon M. Buber (Judaïsme, Paris 1982, p. 83) : « Tout monothéisme vivant est rempli de l'élément mythique et c'est dans la mesure où il est qu'il demeure vivant. »

[3] Pour Jean-Marie Martin le serpent a joué un très grand rôle dans cette erreur de l'homme puisqu'il a falsifié la parole de Dieu et l'a désœuvrée, voir La parole de Dieu est une parole œuvrante (Rm 1, 16) qui nous arrive désœuvrée (Rm 7 et Gn 3).

[4] Paranomase : figure de style qui consiste à employer dans une même phrase des mots dont le son est à peu près semblable, mais le sens différent.