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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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1 mai 2021

Évangile et religions. Aperçu historique de la question et pistes de réflexion

Comment aborder la chose du Christ (l'Évangile) et les autres traditions religieuses que nous côtoyons (islam, bouddhisme…), quel est le rapport entre les deux… voilà un des problèmes majeurs de notre temps. Jean-Marie Martin l'a traité lorsqu'il était professeur de dogmatique à l'Institut Catholique de Paris, et est revenu souvent dessus, en  prenant toujours bien soin de dire que le mot "religion" est un mot à proscrire[1]. Vous trouvez ci-dessous ce qu'il disait en 1973-74 à l'ICP. Son vocabulaire a un peu évolué depuis (par exeple aujourd'hui il parle de christité), aussi des notes assez fournies ont été ajoutées qui donnent également des exemples concrets. En annexe est mise une présentation rapide de l'évolution de la tradition chrétienne (depuis la chrétienté jusqu'à la christité) ainsi que différentes façons de considérer l'Ekklêsia, et la question de l'être-ensemble tel qu'il se pose dans la christité.

 

 

Évangile et religions

 

"Évangile et religions" est une question opportune du fait qu'un certain nombre d'entre nous sont conduits à fréquenter les milieux de l'islam, du bouddhisme ou de l'Inde, ou se préoccupent des problèmes du judaïsme.

 

Les mots de notre question

Nous avons dit "Évangile" et non pas "christianisme", pourquoi ? Cela s'élucidera au cours de notre rencontre.

Le second mot de notre question est le mot "religion". Nous nous empressons de dire que c'est là une problématique de départ parce que c'est ainsi que la question se pose d'emblée à nous, mais ce qui est en cause est appréhendé à partir de la notion de religion en sous-entendant du reste que le christianisme en est une aussi, et de préférence "la vraie" ! Or cette première prise de la question devra se desserrer car elle questionne à partir de notre banalité et non pas à partir de l'Évangile ni à partir de ce qui est en cause dans cela qui est sommairement dénommé par nous "religions".

Nous essaierons ici de questionner à partir de ce que nous avons entendu de l'Évangile.

Nous proposons quatre étapes :

  • un aperçu historique de la question ;
  • une critique de notre notion de religion ;
  • une reformation de la question, une fois critiquée la notion de religion ;
  • Évangile et mission.

 

I – Aperçu historique de la question

 

religion-Cette question, surtout sous la forme "christianisme et religions", est aujourd'hui posée, et posée à partir de différentes théologies.

Certes la question du salut des païens est depuis longtemps examinée dans la théologie catholique, mais ici il ne s'agit plus de savoir si les païens sont sauvés individuellement "malgré" leur (fausse) religion, mais bien de savoir s'ils le sont "par" leur religion. C'est bien la signification de la religion comme telle qui est en cause, et cela est nouveau.

Pour tout ce qui est touché par une question de ce genre, l'historique de la pensée chrétienne serait très délicat à restituer. D'une part aux origines, l'Évangile invitait à une conversion impliquant explicitement le rejet des idoles. La position des premiers auteurs chrétiens du IIe siècle, dans ce domaine, reprend purement et simplement la position critique du judaïsme à l'égard des idoles, avec des interprétations diverses ; parfois les idoles sont le démon, parfois elles ne sont rien du tout mais vaines, etc.. Et cependant dans cette polémique, toute une fraction des auteurs chrétiens trouve des traces du christianisme non pas dans les religions hellénistiques mais dans la philosophie[2]. Pour eux un certain départage s'est fait entre ce qui est présenté, rencontré dans le milieu hellénistique entre la religion qui est généralement vitupérée, et la philosophie qui est parfois reconnue. Mais il y a là une assez grande ambiguïté à la mesure où la distinction entre philosophie et religion à l'époque ne coïncide pas avec notre distinction de la philosophie et de la religion, et notamment la philosophie n'est en aucune façon la spéculation naturelle comme contre-distinguée de toute révélation. C'est ainsi en particulier que le Logos de Justin est assez ambigu parce que certains s'en servent aujourd'hui pour dire : vous voyez bien, il reconnaît la validité de la philosophie… mais plus vraisemblablement et même certainement, le Logos en question est à entendre comme un dévoilement donné par Dieu à certains (à Héraclite, à Platon, etc.). Donc ce n'est pas notre question entre philosophie et religion.

Une autre étape. Quand se dévoile l'ampleur de l'histoire humaine dans le temps et dans la géographie – nous pensons ici par exemple au XVIe siècle – le sentiment chrétien veut pouvoir affirmer la possibilité de salut pour l'humanité désormais perçue avec une telle ampleur. Et ce sentiment prend prétexte de quelques mots, comme par exemple ce mot de Paul : « Dieu veut que tout homme soit sauvé » (1 Timothée 2, 4)… mais la théologie pense alors individuellement. Et d'autre part la distinction dominante entre nature et surnature compliquera la situation. On arrivera en théologie moyenne à cela que la grâce surnaturelle, qui procure le salut, peut être donnée par Dieu à quiconque, et l'on ne dit pas par quels moyens, donc c'est de quelque façon invisible. L'adage qui prévaut ici, cet adage constamment répété est : « Dieu n'a pas complètement lié la grâce aux sacrements » (Deus sacramentis gratiam non alligavit).

Les religions sont plus ou moins proches de la religion naturelle, cette fameuse notion de religion naturelle qui est dépendante de la notion de nature humaine. Comme telle, la religion naturelle ne confère en rien le salut ; tout au plus véhicule-t-elle des vérités fragmentaires dont la plénitude se trouve dans le christianisme. Et ces vérités fragmentaires, c'est par exemple l'idée d'un dieu créateur et rémunérateur. C'est vraiment là l'affirmation, la recherche d'une vérité minimale qu'il faut professer de quelque façon pour être sauvé. Et l'on nous a encore enseigné cela : au minimum, Dieu créateur dans un sens large et rétributeur, juge des actions des hommes, etc.

Voilà un petit status questionis. Dans tout ce que nous avons énuméré ici, il était surtout question du salut individuel des païens qui préoccupait les chrétiens, mais la notion d'une éventuelle signification "providentielle", d'une certaine signification positive des religions comme telles, est une question qui se soulève seulement aujourd'hui[3].

Pour ce qui est des vérités fragmentaires dont nous avons parlé plus haut, nous vous signalons que les tentatives de reconnaissance qui sont faites avec bonne volonté depuis le concile de Vatican II, en fait ne dépassent pas tellement cela. Si vous regardez dans Lumen gentium comment est proposée la situation des différentes religions par rapport à la vocation divine et que vous regardez ce qui est retenu de ces différentes religions, vous verrez que ce qui en est retenu, ce sont les quelques propositions qui sont les plus semblables aux propositions de la théologie catholique, c'est-à-dire que ces gens-là ne sont pas si mal parce qu'ils affirment au moins ceci, ceci et cela !

Si vous le voulez bien, nous allons tenter de reposer la question avec plus de profondeur, nous qui savons déjà par exemple qu'une série d'opinions ou d'affirmations n'est pas l'Évangile. On a déjà un soupçon ici qui va nous conduire à reposer la question d'autre manière, et cela à partir de ce que nous avons entendu dans l'Évangile. Mais cela passe d'abord par une critique de la notion de religion.

 

II – Critique de la notion de religion

 

valises multiples, MarolHistoire de notre notion banale de religion

La notion de religion est issue de notre banalité et non pas de l'Évangile.  Le mot "religion" n'est pas une seule fois dans nos Écritures.

Nous avons déjà eu occasion de dire que chez saint Thomas d'Aquin par exemple, le mot de religion désigne une vertu morale dépendant de la vertu cardinale de justice, la vertu cardinale de justice tendant à rendre à chacun ce qui lui est dû, et la vertu de religion, comme vertu spéciale, tend donc à rendre à Dieu ce qui lui est dû[4]. En revanche, dès le XVIIIe siècle, la notion de religion commence à désigner une réalité sociale ; le XVIIIe siècle déiste en effet distingue clairement entre Dieu, qui est affirmé, et le fanatisme, c'est-à-dire les différentes formes religieuses à travers lesquelles Dieu a été ou atteint ou surtout manqué. C'est la position de Voltaire par exemple qui est déiste : « Je ne puis concevoir que cette horloge marche et n'ait pas d'horloger. » On retient cette idée d'un Dieu qui n'a que faire du reste des agitations, des cultes, des passions humaines. Les religions sont donc rejetées du côté des "fanatismes".

Nous avons là une sorte d'essorage de la pensée originelle. Originellement la pensée de Dieu a été essentiellement "religieuse", et elle devient, au terme de tout un parcours qui d'abord la fait distinguer en droit, puis vivre à part dans une certaine autonomie, puis dans une certaine autarcie, arrive à la faire se retourner contre ce à partir de quoi elle est issue. La notion vulgaire de Dieu, celle qui est évoquée spontanément au croyant et à l'incroyant – car c'est la même – c'est celle-là [nous disons "au croyant" pour autant qu'il en rend explicitement compte, qu'il essaye de le dire].

L'apologétique catholique qui apparaît à cette époque sur la base de ce présupposé retient à son départ cette notion de Dieu, se bornant à contredire le déisme sur le fait que ce Dieu n'ait pas de rapport aux hommes et par suite, essayant de montrer la nécessité d'une religion naturelle qui est impliquée par l'affirmation de ce Dieu ; puis la possibilité d'une religion positive ou révélée. C'est ici que joue de nouveau la distinction entre droit naturel et droit positif. Et c'est ainsi que se constitue le Tractatus De vera religione (le Traité De la vraie religion), traité d'apologétique dont nous avons été nourri dans nos premières années de théologie.

La notion de religion premièrement naturelle est décrite comme la traduction sociale de la vertu de religion qui comporte une affirmation de Dieu, la pratique d'un culte et un comportement moral. La notion de société, la notion de doctrine, la notion de culte et la notion de morale se combinent donc pour décrire ce qui est évoqué par le mot de religion. Et nous vous signalons que ce concept minimal n'est pas différent de celui qui est employé et critiqué par Karl Marx à cette époque par exemple.

Cette idée vague de religion permettra de classer et de décrire un certain nombre de faits sociologiques. Et c'est là qu'intervient une autre étape, l'étape des historiens des religions. Un certain nombre de faits, considérés comme sociologiques, sont alors classés à travers ce qui persiste en cette idée vague, confuse, ainsi dégagée, qui continue à vivre et à être le principe classificateur.

Puis dans une autre étape, à partir de ces matériaux descriptifs, se posera la question de la phénoménologie de la religion, ou tentative de redéfinir la religion, mais cette fois à partir de cet ensemble de matériaux. Et c'est là que se situent par exemple les efforts d'un Mircea Éliade ou d'un Van Der Leeuw dont un ouvrage s'intitule La Religion dans son essence et ses manifestations. Et cela invite parfois à constituer une théologie de "la" religion qui sera plus simplement une phénoménologie de la religion, mais reposerait la question d'une théologie de "la" religion.

Enfin une théologie des religions. Pour une théologie des religions, c'est le titre d'un ouvrage de Schlette[5] est paru il y a deux ans (en 1971) et qui est d'ailleurs un ouvrage bien documenté.

 

Limite de notre notion banale de religion

Alors, en dépit des variances considérables des différents points de vue que nous venons d'énumérer dans cette courte histoire, en dépit de ces variances, subsiste une idée commune qui appartient à notre banalité d'occidental d'aujourd'hui, et dont nous disons qu'elle n'appartient ni à l'Évangile en son origine… – entendez bien que de l'Évangile on peut retirer un aspect dogmatique, un aspect moral, un aspect groupal ou ecclésial, etc., les additionner et dire que c'est le concept de religion ; mais l'addition, sous cette forme et comme telle, de ces concepts comme tels n'est rien qui fonctionne dans la structure de l'Évangile –, donc qui n'appartient ni à l'Évangile dans son origine ni à d'autres banalités ou à d'autres lieux traditionnels sous cette forme.

Appréhender la réalité de l'Inde à partir soit de notre concept de philosophie, soit de notre concept de religion, n'est pas l'aborder à partir de ce qui la structure. En effet concept de philosophie et concept de religion ne sont pas des concepts intemporels qui survivent et surnagent à toute civilisation ; ce sont le produit de notre banalité, nous l'avons montré à propos du concept de religion. En effet ces concepts ne sont pas simplement définis par leurs composantes internes comme nous avons fait ; ils sont définis en outre par leur situation dans un ensemble. Or le rapport de la religion au reste n'est pas constant.

Par exemple chez nous, d'une certaine façon, la religion implique toujours que l'on a dégagé une certaine zone du sacré comme contre-distinguée d'une autre zone que nous connaissons bien qui est la zone dite du profane par exemple. Or la distribution relative des domaines sacré et profane, pour autant qu'elle joue ailleurs, en tout cas n'est pas constante.

Prenons un exemple, la notion de sacrifice. Le mot "sacrifice" est encore employé un tout petit peu dans le christianisme, en particulier il y a le sacrifice de la messe. Pour ce qui est de la société occidentale, on sait qu'elle tient parfaitement par un ensemble de choses qui sont ses langues, ses lois, ses structures économiques, et qu'éventuellement, dans ce cadre, certains croyants participent au sacrifice de la messe. Mais dans une société où le sacrifice est la réalité qui fonde toute communication[6], la langue, le troc, le commerce, l'économie, les structures juridiques, la situation n'est pas la même. Et si je change la place de la fonction de ce qui est visé par un mot dans un ensemble, ce qui est visé, du simple fait de ce changement, ne reste pas intact, nous ne parlons pas de la même chose.

Quel est le sens de notre critique ? C'est une critique qui a essayé d'entendre le mot de religion à partir d'où il parle et non pas à partir d'ailleurs, c'est-à-dire à le situer comme le produit de notre banalité. Cela nous invite à reformer la question.

 

III – Reformer la question

 

Si le concept de religion est inadéquat dans la question banale que nous avons évoquée au début, au lieu de christianisme il faut penser Évangile. Et alors, au lieu de religion, quoi donc ?

 

Négativement : ne pas parler de nature humaine ou de cultures

La notion de religion naturelle est dépendante de la notion de nature humaine, c'est penser que par ces religions on se donne des formes positives ou effectives pour atteindre ou louer Dieu. Donc penser ce que nous ne dénommons plus des religions pour l'instant, le penser comme "produit de la nature humaine", ce serait avoir hâtivement résolu une question, ce serait les avoir situées a priori en position de non révélation. Cela est assez fréquent : les religions seraient de beaux efforts de l'humanité pour atteindre Dieu, et on s'accorde à penser que quelquefois cela est grand et beau, etc. Mais alors, le mouvement du christianisme serait tout à fait inverse puisqu'il recevrait la révélation d'en haut alors que ce seraient là des efforts venus d'en bas, des efforts venus de la nature humaine. Donc non à la nature humaine.

Nous serions ensuite tentés par une autre interprétation : entendre ces choses comme "des banalités" dans le grand sens du terme ou bien, pour prendre un langage plus audible, les pensées comme "des cultures"… Or du fait des présupposés de cette notion anthropologique de culture on aurait à nouveau injecté un a priori dans la question que nous posons.

 

Positivement : parler de "traditions" ou d'"origines"[7]

Que dire ? Le mot que nous allons prononcer n'est en soi pas tellement meilleur ; il vaudra par l'explication qui en est donnée.

Nous dirons "des traditions", et particulièrement "des traditions des premières choses". En d'autres termes, au départ, nous appréhendons ces réalités comme "des origines", et c'est peut-être même un meilleur mot.

Le mot "origine" est bon pour plusieurs raisons, les voici.

Il est bon parce qu'il n'appartient pas à un vocabulaire qui aurait d'avance situé cela soit dans le domaine de la nature, soit dans le domaine de la culture, soit explicitement non plus dans le domaine de la religion. Autrement dit ce mot ne préjuge pas ce que nous examinons.

Il est bon en outre parce qu'il nous provoque à voir ce qui se présente comme de vastes ensembles étalés dans la géographie et dans l'histoire, en référence à leur centre, à leur origine, et à tenter de l'entendre à partir de là. Nous faisons une différence entre la banalité du discours chrétien moyen et ce que nous entendons dans "l'origine chrétienne". Nous ne voyons pas de quel droit, au niveau où nous nous plaçons maintenant, nous ne ferions pas cette différence pour ce qui concerne l'islam ou d'autres formes religieuses, d'autres origines.

Il est bon en outre parce que le mot d'origine dit les premières choses constituantes, et que ce qui nous intéresse sera, dans telle ou telle rencontre, précisément non pas le pittoresque superficiel de telle ou telle pratique, mais les premières choses constituantes.

 

Cela nous permet de reformer la question sous cette forme : comment se tient l'Évangile, l'Évangile missionnaire, dans son rapport aux diverses origines ?

Acceptez-vous que nous posions ainsi la question ? Cela ne vous paraîtrait-il pas n'être qu'une substitution de vocabulaire ? Mais ce qui est impliqué dans la façon dont nous l'avons expliqué nous remet d'autre manière en égard de ce qui est en cause. Et la question ainsi reformée, il nous faut tenter d'y répondre.

 

IV – Évangile et mission

 

Le premier mot de l'Évangile missionnaire est : entendre. Le second mot, qui dit à peu près la même chose, est : parler. Dont nous distribuons nos réflexions, qui sont très difficiles à organiser, en les regroupant les unes autour du mot "entendre" et les autres autour du mot "parler".

 

Entendre

Il s'agit d'entendre en vertu de l'Évangile. C'est l'Évangile qui me donne de quoi entendre. Et l'Évangile me pose dans une situation d'entendre qui est tout autre que la situation d'entendre qui serait proposée par la banalité occidentale et par l'histoire des religions issue de cette banalité occidentale, fût-ce l'histoire universitaire de haut niveau. Nous avons toujours vu les Hindous sourire de ce que les universitaires, même de haut niveau, écrivent sur l'hindouisme ; nous ne disons pas cela pour nous targuer d'en parler mieux, ce que nous disons c'est que l'Évangile, pour autant qu'il serait vivant, donnerait une ressource spécifique pour entendre ; ne serait-ce justement qu'à la mesure où l'Évangile est la mise en cause la plus radicale de notre banalité questionnante.

Or l'Évangile donne d'entendre non pas éventuellement ou secondairement, il donne d'entendre cela de par son premier mot. La première chose du christianisme est la délibération jussive[8], c'est-à-dire la vocation de tous les hommes à l'unité ; de telle sorte du reste que les hommes ne soient pas pris de façon exclusive singulièrement mais que déjà s'amorce la notion d'appel… d'appels qui se font dans la dimension d'être avec autrui.

Et cela est posé comme la dimension interne de la résurrection. Nous voulons dire que ce n'est pas une petite phrase en passant ou un vague sentiment de compassion ou de générosité pour quiconque qui pousse à être attentif ; il s'agit de « l'origine chrétienne qui donne de quoi entendre les origines ». Nous vous dirons du reste que le principe, il nous serait assez difficile de le justifier d'une façon absolument théorique pour autant qu'il s'applique ici, mais que – et cela nous le disons en passant parce que nous ne pouvons pas en faire état – c'est la fréquentation, modeste mais attentive, de quelque origine qui nous a poussé à entendre même ce que l'on ne soupçonne pas de l'origine chrétienne, toujours plus ou moins recouverte chez nous par les présupposés de notre banalité. Il y a là une sorte d'échange qui est extrêmement fructueux, dont nous aurons du reste à reparler plus loin.

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Pour entendre où et comment l'origine chrétienne parle dans une autre origine, il faut une longue fréquentation de l'origine chrétienne et de l'origine en question. Il faut une kénose du christianisme en son origine par quoi il parle peu, par quoi il lui est donné de s'entendre ailleurs. Il y a un certain silence, qui n'est pas tous les silences, il y a un certain silence qui est celui du Christ devant Pilate, celui de la kénose, le silence étant la kénose de la parole, du Logos. Kénose est un mot de Ph 2, 7 où il est dit que le Christ «se vida de lui-même (ékénôsens héauton) » (kenon, le vide). Se vider c'est ce qui le fait plein, Plérôme. C'est un des moments fondamentaux du christianisme, c'est le sens même de la résurrection à la mesure où la mort du Christ ne dit pas autre chose que la résurrection. C'est en ce sens que nous disons qu'il faut une kénose du christianisme, un certain silence par quoi il parle peu. Mais nous précisons bien un "certain silence", parce qu'il y a des silences très ambigus (le silence de l'embarras, le silence de la honte, etc.). De même que la mort du Christ est ce par quoi il lui est donné de vivre, il y a une certaine façon de se taire qui est ce par quoi il est donné de s'entendre ailleurs, comme il a été donné au Christ de vivre à autrui, de vivre dans son corps ou sa présence, que saint Paul appelle doxa (gloire, présence).

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Don du ciel, FOLONDu reste en cela le christianisme (nous disons maintenant le christianisme) reçoit autant qu'il donne. Nous ne disons pas que l'Évangile - mais que l'origine chrétienne reçoit, mais notre appréhension du Christ peut être par là alertée à une dimension de l'origine chrétienne qu'elle n'eût pas soupçonnée hors de cette rencontre.

Nous avons en rendre grâce pour l'origine chrétienne, certes ; mais cela implique justement que nous ne considérons pas comme propriétaires de cette origine. Cela est impliqué par le fait même de rendre grâce, c'est-à-dire de l'accueillir comme don dans l'acte de don. Nous ne sommes pas propriétaires de l'origine qui est toujours eschatologique. Et dedans ou dehors, nous sommes également convoqués à une parole qui nous précède et qui nous excède (au sens originel du terme).

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La considération de la tradition chrétienne comme eschatologie et non pas comme histoire

C'est une autre façon pour la tradition chrétienne de se poser indûment à l'égard de certaines autres traditions que de se contre-distinguer hâtivement comme étant définie par l'histoire alors que d'autres traditions seraient définies par spéculation. A-t-on assez parlé de la spéculation non historique de l'Inde par exemple ! Or, que faisons-nous alors ? Nous ne comparons pas du tout la tradition chrétienne et l'Inde, nous mettons en rapport deux concepts de notre banalité, les seules que nous ayons à notre service, le concept de fait et le concept de pensée, c'est-à-dire le concept d'histoire et le concept d'idéal. C'est même à partir de cela que nous lisons en général l'Évangile.

Or l'Évangile n'est pas tant la justification de notre notion d'histoire que sa mise en cause : l'eschatologie est la mise en cause de l'histoire au sens banal. Tout cela est très important, vous allez voir pourquoi. On admet très facilement que Dieu parle dans des traditions pré-chrétiennes, c'est-à-dire qu'au fond on considère qu'il commence par balbutier avant de délivrer sa parole. Et même aujourd'hui par exemple, pour ceux qui sont dans un statut pré-chrétien en ce sens qu'ils n'ont pas effectivement entendu de façon audible de l'Évangile – il ne leur a pas été présenté de façon véritablement audible – cela s'admettrait encore aisément pensons-nous. Mais quoi de l'islam, fondé après le christianisme ? Question insoluble si l'on conserve une fausse idée d'une histoire universelle, si le lieu dernier de référence est la position chronologique dans une histoire. Ce n'est pas la moindre entreprise que de se défaire de ce présupposé d'historien universel qui nous constitue. À certains égards tout est pré-chrétien, et d'abord nous-mêmes par rapport à l'Évangile non encore entendu, c'est-à-dire par rapport à ce qu'est l'Évangile d'être eschatologique, l'eschatologie ne désignant pas ce qui est au bout de l'histoire universelle.

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Entendre une autre tradition n'est pas recenser les opinions les plus proches des nôtres et les détacher de leur ensemble. Ce n'est pas premièrement se satisfaire du simplisme de thèses opposées, comme par exemple cela que le christianisme serait à penser essentiellement comme don (ou se penserait lui-même comme don de Dieu), et l'hindouisme comme effort humain qui ne reconnaîtrait pas le don de Dieu. Nous ne connaissons rien de plus absurde que ces simplifications. Donc ce n'est pas d'abord poser des thèses simplifiées ou opposées. Et pourtant on lit cela partout et toujours.

Ce n'est pas non plus détacher des bribes soit pour composer un syncrétisme – un syncrétisme serait faire une couture superficielle d'éléments chrétiens avec d'éléments d'autres origines, car tous ces éléments ne vivent pas du fait qu'ils sont chacun retirés de ce qui les constitue dans leurs racines ; la tentation syncrétiste est absolument à rejeter – ni le projet d'arriver à une notion minimale qui pourrait présenter les religions, une sorte de programme commun des religions.

En fait il ne s'agit pas d'opinions, ni pour nous – nous savons désormais que la chose de l'Évangile implique une fréquentation qui est autre chose que la position d'opinions – ni pour les autres traditions, car du fait qu'ils sont retirés de leur jointure à leurs propres origines, retirés de leur enracinement, ces rameaux (ces bribes) sont ou deviennent insignifiants. Il nous faut entendre le dit dans son rapport au tout, en unité avec son origine. Il s'agit de l'énorme dialogue qui va d'origine à origine[9].

Rien ne se fait sinon dans un renouvellement de l'attitude intérieure en vérité, renouvellement dans le rapport à l'Évangile et dans le rapport à la tradition fréquentée. En ce sens les choses que nous disons ici ne conduisent pas à des réponses ou à des solutions hâtives. Il n'y a pas d'autre possibilité en vérité que d'apprendre à vivre autrement ensemble, dans une véritable écoute.

* * *

Parler

Parler la parole évangélique et non la banalité occidentale… et parler à quelqu'un qui est pro-voqué à entendre sa propre origine et non pas sa banalité. En effet ce n'est pas le propre de l'Occidental que d'avoir une différence entre son origine et les banalités survenues.

De quoi s'agit-il ? Il s'agit par exemple de pro-voquer le musulman à être plus musulman. Mais attention, ce que nous disons pourrait s'entendre mal. On ne peut en effet prendre prétexte d'une phrase comme celle-là pour refuser d'emblée… même si on le peut très facilement. Ce qu'elle veut dire, c'est : provoquer le musulman à être plus musulman, c'est-à-dire plus près de son origine.

Vous voyez que nous ne faisons pas un programme anti-missionnaire ou un programme dilatoire en disant que les missions commenceront à parler plus tard, quand les musulmans seront musulmans… Vous entendez bien, c'est une définition de l'attitude qui, même dans l'acte de parler chrétien à un musulman, le pousse à être lui-même au plus près de sa propre origine, le pousse à mettre en cause, au nom même de son origine, des choses survenues en lui et secondaires et qui appartiennent à sa banalité.

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Parler la parole évangélique et non pas la banalité occidentale, donc dans un domaine où l'on entend bien, est encore assez facile et sans problème. Mais comment le faire au niveau de l'Évangile lui-même, et ceci est très important, même plus important peut-être pour la définition de notre théologie que pour ce qui est en cause, mais cela va ensemble.

 

On dit souvent : le Christ s'est incarné dans une singularité, dans une race, dans un lieu : il était ou blond ou brun, il était déterminé ; il s'est incarné ; et sa parole s'est incarnée dans une culture… Voilà ce que l'on dit. Or cette notion d'incarnation n'est pas la première chose du christianisme, et en outre elle n'est pas applicable à l'Écriture. Nous expliquons.

La première chose de l'Évangile est Jésus ressuscité. Or la résurrection renvoie de l'intérieur d'elle-même à un "en haut", et par suite c'est là que jouent corrélativement les notions de montée et de descente qui figurent la notion d'incarnation. Donc la première chose de l'Évangile est « Jésus est ressuscité », c'est-à-dire présentifié à tous, et l'Écriture est sa présence à celui qui l'entend. L'Écriture est le corps de Jésus ressuscité, l'Écriture est sa présence à celui qui l'entend, c'est-à-dire à la pistis (la foi), la foi étant le recueil de la résurrection, le recueil de la présence vivante du Christ.

Vous voyez bien les deux mouvements :

– Premièrement la théologie de l'incarnation n'est pas la première chose de l'Évangile, mais l'incarnation est une dimension interne de la résurrection.

– Ensuite, la résurrection qui est donc la première chose de l'Évangile, est essentiellement présentification à tous, archê/panta. Cette présentification, qui est le sens nouveau du mot "corps" – puisque même le mot corps demande à être pensé par nous-mêmes ici comme présentification, c'est-à-dire comme l'acte de me présenter – le corps de Jésus ressuscité, c'est l'Ekklêsia en tant qu'elle entend, en tant qu'elle accueille – et là nous trouvons le thème paulinien de corps du Christ –, ou c'est cette parole entendue, c'est-à-dire l'Écriture. Et cela n'est pas l'affaire d'une culture ; il s'agit d'une parole adressée à tous.

C'est pour cela que les symboles élémentaires de la langue y sont reformés. L'Évangile n'est pas entendu par le simple fait que j'ai restitué le langage culturel de jadis comme différent de mon langage culturel. Le langage culturel de jadis lui-même est mis en cause et modifié par la résurrection. Autrement dit l'Évangile s'entend à partir de la résurrection et non pas à partir de la grammaire, ni la nôtre ni celle de jadis.

Or nous avons remarqué un certain nombre de choses de ce genre au niveau des premiers symboles, des premières articulations de la grammaire, fût-ce la grammaire de jadis : la mise en cause du génitif, la mise en cause du vocatif, la mise en cause du temps des verbes[10], parce que la résurrection met en cause le temps et par suite l'expression du temps mortel qui se donne spontanément dans quelque langue que ce soit.

Or cet inouï de la parole, donc non réduit à être une parole simplement étrangère à notre culture comme une culture est étrangère à une autre culture,… nous disons bien ce "toujours inouï de la parole" est le cœur même de l'esprit dans la lettre, le cœur de l'Évangile dans la lettre, cet inouï de la parole se donne à entendre souvent mieux dans les différentes origines (ou traditions) que dans notre banalité. Savoir l'entendre, c'est déjà dire, c'est parler.

Vous n'êtes pas sans avoir remarqué qu'en fait nous faisons la part plus belle à ce que l'on appelle les religions qu'à notre mentalité native. Nous voulons dire que la façon dont sont traitées ici les origines est privilégié par rapport à la façon dont nous avons parlé de ce que nous croyons savoir, de ce que nous sommes, de ce que nous sommes devenus de façon banale… Et nous parlons bien ici des "origines", au sens que nous avons entendu.

En tout cela nous n'avons pas traité des différences culturelles comme différences culturelles, ni par suite du problème missionnaire d'aménager le christianisme aux symboles locaux. Nous ne nions pas cette question, nous la pensons considérable, c'est-à-dire digne d'être considérée. Elle peut éventuellement se présenter parfois sous forme d'urgence, et dans l'urgence on fait pour le mieux. C'est ainsi que la question intéressante qui nous a été posée à propos de l'Eucharistie avec une nourriture locale appartient précisément à cela, et nous disons que c'est une question qui a son lieu et sa considération, et qui ne trouve pas la réponse immédiate dans ce que nous avons dit aujourd'hui.

Qu'avons-nous fait alors ? Nous avons "pro-voqué à" ; nous serions tentés de dire que nous avons réfléchi à plus long terme. Réfléchir à long terme n'empêche pas qu'il faille parfois agir aujourd'hui, bien sûr, mais nous avons voulu faire cela d'abord. Nous avons provoqué à une vie renouvelée en profondeur, à une vie avec des traditions, et cela au-delà de la tolérance – il ne s'agit pas de tolérance, il s'agit de tout autre chose –, dans l'écoute simultanée de l'Évangile et dans l'estime vraie et profonde des traditions[11]. Et par rapport à cette question suscitée par le spectacle du monde dans lequel on convive des origines, il n'y a pas en définitive d'autre solution que d'entreprendre quelque chose de ce genre, et sans vouloir hâtivement préjuger d'une réconciliation qui n'est peut-être qu'eschatologique.

 

 

ANNEXE

 1/ Extraits de la session sur le Sacré dans l'Évangile[12]

Brève histoire de la chrétienté et du christianisme.

La forme sous laquelle la chose du Christ s'est manifestée dans le monde a commencé par être un état de critique et de persécution, ce qui crée des conditions particulières. Mais rapidement c'est devenu un état de chrétienté, ou une ambition de ce que fut la chrétienté. Et dans la chrétienté, la tendance a été de sacraliser l'espace et le temps. Par exemple sacraliser l'espace en mettant des croix aux carrefours, en mettant des clochers d'Église qui sont à la fois religieux et signes de prospérité par rapport à une autre cité (où par exemple le clocher est moins haut et les cloches moins nombreuses). C'est de l'histoire banale, il n'y a rien de proprement sacral là-dedans. Ce qui est entendu et transmis par là, ce n'est pas le sens profond et originel de la chose, mais la chose déjà traduite dans une culture. Même la théologie n'a rien de sacral parce qu'elle est la traduction en langage occidental de la chose de l'Évangile, mais elle n'est en aucune façon commandée par l'Évangile. Tout cela se comprend puisque l'Évangile est fait pour être prêché, et quand il s'adresse à une culture il faut bien qu'il parle le langage de cette culture.

 Dans la chrétienté, la tendance a été aussi de christianiser la langue, de régir les choses. Pourquoi ? Tout simplement parce qu'il n'y avait personne d'autre pour le faire en Occident. Dans la Gaule du VIe siècle, les seuls qui sont préfets ce sont souvent les évêques parce que les autres ne savent pas lire. Et par ailleurs, il y a toutes les œuvres de substitution qui sont extrêmement importantes : créer des écoles, des hôpitaux… Ce sont des manifestations du soin pour autrui, mais ce n'est pas la tâche propre de l'Église comme Église, c'est une tâche de substitution, une tâche d'agapê là où elle est. Alors le malheur c'est que, dans l'histoire, tout cela tend à se crisper. Et cela devient un pouvoir qui se manifeste, entre autre, dans le sacre des rois.

La chrétienté a investi une culture de telle sorte qu'elle s'est confondue avec cette culture. Pour autant, la chrétienté a eu des bienfaits dans l'histoire, ce que je dis n'est pas une critique de la chrétienté, mais c'est montrer que la fin de la chrétienté n'est pas à tous égards une perte.

Cet ensemble a constitué un moment de chrétienté qui est révolu et auquel s'est substitué un moment de christianisme, à la Renaissance, peut-être au XVe siècle. La chose du Christ est alors un "isme" parmi les "ismes", c'est-à-dire un système de pensée, une organisation, ce que deviendra la notion de religion. La notion de religion elle-même, au sens où nous l'entendons aujourd'hui, est purement romaine, elle n'est même pas grecque. Chez les Grecs la religio est une vertu, ce n'est pas une institution.

Parler de christité[13].

C'est un point qu'on va voir en particulier chez saint Jean, et qui sera reconnu par les théologiens eux-mêmes, c'est que, si j'ai la foi ou si je n'ai pas la foi, je n'en ai pas la certitude, cela appartient au « tu ne sais »; si bien que l'extension de ceux qui confessent le Christ explicitement et l'extension de ceux, peut-être, qui sont dans le pneuma, n'est pas du tout la même, je n'ai pas le même « nous ». Et c'est pour cette raison que la christité échappe au fait que ça se compte et que ça se mesure.

Le christianisme se mesure parce qu'il y a des registres de baptême. Or il n'y a pas de registres pour savoir qui a authentiquement la foi. Comme dit saint Augustin en parlant de l'Église : « Il y en a qui se croient dedans et qui sont dehors, il y en a qui se croient dehors et qui sont dedans ». C'est une phrase remarquable.

Saint Jean lui-même le dit à propos de ceux qui sont nés du pneuma : « Le pneuma tu ne sais d'où il vient ni où il va…. ainsi en est-il de tout ce qui est né du pneuma » (Jn 3). « Tu ne sais » donc ce n'est pas un savoir, c'est un entendre, et un entendre qui peut commencer par un malentendu, le malentendu étant déjà un entendre.

L'évangile est ouvert à la totalité de l'humanité. Cela révèle quelque chose de radicalement nouveau qui est de n'être plus la religion d'un peuple qui aurait une ville, qui aurait une loi, une terre, une langue. En effet l'Évangile n'a rien de tout cela, et le fait de ne pas relever essentiellement d'une culture déterminée le rend susceptible de pouvoir être entendu de tout homme ; c'est ce qui le rend susceptible d'être annoncé à toute culture. Vous me direz que l'Évangile relève d'une culture puisqu'il a été parlé en araméen, que les gens qui l'ont porté ont surtout parlé l'hébreu puis le grec. Pas du tout ! Oui, le Christ est né dans une culture, mais sa parole ne doit pas être entendue à partir des ressources de cette culture. La parole du Christ a besoin d'être baptisée, c'est-à-dire que les mots ont besoin de mourir à leur sens natif pour se re-susciter de sens, se relever de cette mort en un sens neuf et universel.

● La question de l'institution Église.

La religio romana est une institution. Et dans ses débuts l'Église s'est affrontée à cette institution, non pas de son fait, mais de par la persécution. Mais ensuite, comme on tend à se comprendre sur l'autre modèle du même, l'Église tend à se comprendre de façon privilégiée comme institution. Ce que je dis là ne condamne pas toute forme d'institution, c'est beaucoup plus subtil. Mais le modèle initial qu'annonce le mot "Église", c'est l'institution, et cela perdure.

Donc, parce qu'un mode d'être a eu à s'affronter à une institution, il tend naturellement à se constituer en institution adverse. Or il y a bien quelque chose qui peut être considéré en un certain sens comme relevant de l'institution dans l'Évangile – mais cela ne nécessite pas pour toujours la forme qu'a prise l'institution ecclésiale –, c'est la différence de statut entre la Scriptura (l'Écriture) qui est sacra et le droit canonique qui n'est pas sacré, et, d'ailleurs, il est emprunté au droit romain, il a tout le vocabulaire du droit romain.

C'est là qu'il faut faire des différences, pas forcément perceptibles de l'extérieur, dans l'organisation structurelle de ce qu'il en est d'être christique. En effet l'être christique se présente, donc il demande à être vu, et pour cela il lui faut une signification minimale commune, ce qui demande une certaine gestion indiscutablement. Mais la place et la signification de l'institution n'est pas de même ordre que la place essentielle de "l'Ekklêsia au grand sens du mot" – en effet, le mot ekklêsia est un mot biblique qui a deux sens qui sont tensionnels, qui sont en rapport l'un avec l'autre[14] –. Ceci donne un autre aspect du mot "christité", ça contribue à le configurer.

Le Moyen Âge théologique ne confond pas ce qui relève du sacré et ce qui relève de l'institution, alors que le concile de Vatican II (1962-65) risque de gommer cette différence qui est pourtant essentielle. Le concile de Vatican I (1870), lui, avait donné des précisions sur l'institution, sur ce qui concerne l'évêque de Rome : sa primauté, les conditions d'exercice de sa parole etc. qui sont tout autre chose que ce que vous croyez, d'ailleurs. Il y a une amplification populaire de ce que signifie le pape qui est effrayante, elle rend service par ailleurs, mais elle comporte beaucoup de risques. La théologie authentique ne réclame pas cela, même la théologie romaine. Moi, j'ai appris la théologie à Rome, et rien de ce que je dis n'est contre la théologie romaine, il est contre la façon dont on entend la théologie romaine, parce que celle-ci ne dit pas du tout ce que vous croyez. L'intelligence populaire est ambiguë.

 

 2/ Pourquoi un être-ensemble ? (Extrait de Le "nous" christique)

Il ne faudrait cependant pas percevoir que le salut est une chose qui est offerte à l'homme individu, et qu'ensuite, les individus qui ont entendu qu'il était question pour eux de salut se mettent ensemble pour mieux y croire, mieux en parler ou mieux le célébrer. Se mettre ensemble n'est pas une activité qui s'ajoute de l'extérieur. L'être ensemble est de l'être même sauvé. La koïnônia chez Jean, et de même l'ekklêsia chez Paul, ne désignent pas une collection issue de l'initiative humaine selon le « qui se ressemble s'assemble » ; ce n’est pas non plus une collection voulue extérieurement par Dieu comme un moyen pour que les sauvés puissent éventuellement s'entraider. L'être-ensemble est le nom même du salut. Ekklêsia est le nom même du salut dans son sens johannique, de même que koïnônia ou que « unité », ou que « un seul troupeau ».

Notez bien que nous oscillons nécessairement, suivant les époques et suivant les tempéraments des théologiens, entre des conceptions ou plus individualistes ou plus collectives de ce que désigne le mot salut. On prêche au XIXe siècle une conception totalement individualiste du salut de l'âme et on pense que, contre cela, le XXe siècle a redécouvert la dimension collective et communautaire du christianisme. En réalité, on n'arrêtera pas d'osciller de cette façon et de choisir l'un contre l'autre tant qu'on n'aura pas tenté de repenser en profondeur ce qu'il en est de je par rapport à nous. Parce que nous vivons simplement sur des conceptions non critiquées.

Or quand je dis ici que l'unité de l'ensemble des hommes est un des noms du salut, je ne dis rien de proprement collectiviste. Et je ne dis pas non plus quelque chose de proprement individualiste. La question de l'Église réinterroge l'homme sur ses précompréhensions de ce qu'il en est pour lui d'être lui-même et d'être par rapport aux autres.

Le sujet radical, pour nous, c'est je ; et tu est pensé en général comme un autre je, et il est comme un je dont on parle. Je est notre expérience de modernes : « je pense », c'est ce sur quoi nous sommes radicalement fondés en tant que modernes. Et lorsque nous apercevons quelque part des gens qui ne parlent pas comme nous, nous les accusons de tomber dans un impersonnalisme qui n'est pas chrétien. Voyez comment sont traitées les grandes sagesses de l'Extrême-Orient : elles ne respectent pas la personne humaine ! Est-ce bien vrai ? En disant cela, est-ce que nous défendons bien authentiquement le christianisme ou nos évidences occidentales ? Là je ne fais que poser des questions parce que cela ouvre sur des choses très complexes dans lesquelles il faut avancer avec beaucoup de prudence, mais je tenais néanmoins à le signaler.

Qu'est-ce que le nous de l'humanité ? Que signifie par ailleurs le fait que ce qui importe le plus profondément en nous s'exprime dès le premier christianisme sous la forme « il » : « Il est mort et ressuscité » ? En effet lorsque le premier chrétien dit : « Il est mort et ressuscité » le premier chrétien parle de lui-même, je veux dire parle des chrétiens, des hommes.

C'est parce qu'on ne va pas assez loin dans la réflexion sur ce qui est impliqué là – peut-être du reste qu'on ne peut pas aller très loin, mais il faut indiquer une issue – c'est peut-être parce qu'on ne va pas assez loin en ce sens que la théologie est obligée de créer des théories explicatives sur la façon dont la mort du Christ nous sauve : par mérite, par compensation etc., explications qui sont claires mais tout à fait insipides.



[1] J-M Martin lui-même lit des textes venus d'autres traditions. En particulier il est en contact avec l'hindouisme par l'intermédiaire d'Yvon le Mince, et il a longtemps été en contact avec le bouddhisme par l'intermédiaire de Dennis Gira (chrétien spécialiste du bouddhisme) avec lequel il a animé, entre autres, une session intitulée "Christ et lotus" en 1992 à l'Institut Catholique de Paris, Dennis ayant participé à des sessions de Jean-Marie.

[2] « Le mot de religion n'est pas un mot pertinent pour dire l'affaire christique, le mot de philosophie non plus – bien qu'au cours du second siècle les Christianoï aient été comptés avec les stoïciens et les platoniciens comme des écoles philosophiques. » (J-M Martin). Mais la philosophie de l'époque n'est pas la philosophie d'aujourd'hui.

[3] J-M Martin va même parfois plus loin à propos de ceux qu'on pourrait appeler "incrédules" : « Il m'arrive de soupçonner que, peut-être bien, l'Esprit souffle la confession de foi pour ceux qui croient et il souffle l'incrédulité aux autres pour qu'ils soient le correctif de la mauvaise entente des premiers, pour qu'ils les obligent à poser mieux les questions. C'est prétentieux de juger ainsi de la providence divine mais… » (Le "nous" christique)

[4] Cette façon de penser la religion en termes de vertu morale aura de lourdes conséquences. Par exemple le mot "sacré" a une histoire de ce fait. Il va d'abord s'entendre dans le langage de la vertu. « Cela fait que progressivement, le sacré d'abord, et le saint ensuite vont se penser dans les catégories de l'éthique. On arrive à une moralisation du sacré. Or cette moralisation, parce qu'elle n'est pas satisfaisante, laisse place pour l'imaginaire, et laisse place aussi pour une dolorisation. Le mot de sacrifice subit donc, à l'intérieur de l'histoire de la théologie et depuis bien des siècles, le double déficit d'être moralisé et dolorisé. Ensuite la philosophie occidentale a fait du chemin, et pour l'historien du sacré, nous ne sommes plus dans l'ontologisation, ni même dans la moralisation, mais dans le sentiment : la religion est l'organisation qui règle le sentiment et qui organise, ou du moins recueille, des pratiques autour du sacré. » (Extrait de la session sur le Sacré dans l'Évangile)

[5] Robert Schlette : Pour une théologie des religions (traduit de l'allemand par Henri Rochais), Paris, Desclée de Brouwer, 1971

[6] Jean-Marie Martin parle aussi de cela pour le sacrifice de la messe : « Ce qui est premier dans le sacrifice, c'est d'être une répartition, la répartition fondamentale : la répartition du sang (qui ne revient pas à l'homme) et des chairs. Cette notion de répartition est tout à fait structurante de toute pensée. Donc ce qui joue ici est vraiment la structure première, et c'est en ce sens-là que ce sera fondateur. Il s'agit, comme il est dit dans l'Apocalypse, de « l'agneau égorgé dès avant la constitution du monde » (Ap 13, 8) et c'est ce par quoi le monde tient. […]Cette répartition qui est première est la répartition du dur et du mou. Dans la Genèse, une des premières répartitions est la répartition de la terre aride et des eaux. C'est ici (avec chair et sang) une répartition de ce genre avec toute la symbolique de vie que comporte le sang ; mais c'est également le fluide et le solide. […] Le sang est toujours la part des dieux dans la répartition constitutive, et voici que le sang nous est donné. Il y a là quelque chose de très décisif, de capital. » (La symbolique du sang chez saint Jean (év. et 1e lettre) : Extraits de paroles de Jean-Marie Martin).

J-M Martin disait lors d'une autre rencontre : « Je me rappelle une conversation avec Jean-Pierre Vernant, un spécialiste de l'histoire des civilisations et religions du monde hellénistique classique. Nous étions à table et c'était très intéressant. Il disait : “Vous autres, théologiens, pensez que le sacrifice c'est quelque chose qui parle de façon éthérée du temps, alors qu'en fait le sacrifice c'est la cuisine du sacrifice”. La cuisine du sacrifice en pays grec c'est un de ces livres où Jean-Pierre Vernant et Marcel Détienne étudient cela. En effet, dans les rituels, il y a d'abord la bonne façon de découper l'animal, et ça c'est du côté du boucher : la viande, ce n'est pas un paquet, ça a des articulations intérieures, il faut les interpréter. Ensuite il faut que la lame du couteau soit fine, et d'ailleurs chaque boucher a son couteau de même que les bons cuisiniers ont leur couteau, leur outil propre. Ça c'est une finesse d'intelligence également. Enfin il y a une répartition des morceaux. Il y a donc quelque chose qui fonctionne symboliquement dans la réalité même de cette cuisine du sacrifice. » (La mort sacrificielle du Christ et la figure de Caïn). On peut lire ceci dans ce livre : « Partout et toujours présent dans le paysage grec, le sacrifice sanglant définit les conditions dans lesquelles il est licite et pieux de manger de la viande. Sans alimentation carnée, il n'y a ni société civile ni communauté politique. La broche à rôtir est politique, et le couteau partageant le corps à manger découpe l'espace civique, en même temps qu'il invente la plénitude communautaire. » (Présentation de La cuisine du sacrifice en pays grec)

[7] En fait le mot "origines" n'est pas facile à utiliser quand on ne l'a pas expliqué, aussi J-M Martin utilise plutôt le mot "traditions" mais parle des "sources" de ces traditions : les sources se parlent entre elles... Voir ce qui en est dit à la note suivante.

[8] « Faisons l'homme à notre image » (Gn 1), c'est Paul qui en parle en Ep 1, 11 : “ayant été prédéterminés selon la prédisposition de celui qui œuvre la totalité selon le conseil délibérant (kata tên boulên) de sa volonté”. Voici le commentaire de J-M Martin : «  Le mot boulè désigne le conseil c'est-à-dire le lieu de la délibération, il traduit « Faisons l'homme à notre image », qui est une délibération car cela a l'air de se faire à plusieurs : « Faisons ». C'est quelque chose qui a alerté de toujours la pensée juive et la pensée chrétienne originelle. La pensée juive a été souvent conduite à dire qu'il s'agissait d'une délibération de Dieu et de ses anges (mais le mot ange a une signification tout à fait autre que celle que nous lui accordons aujourd'hui dans une réflexion de ce genre), et dans la première pensée chrétienne cela a souvent été désigné comme une délibération entre le Père, le Fils et l'Esprit, donc indiquant une certaine pluralité de conseil dans le sein de la divinité. Plus précisément les deux mots de thélêma et boulè traduisent soit l'aspect jussif (jussio c'est l'ordre donné), c'est-à-dire l'aspect qui ordonne, soit l'aspect de délibération c'est-à-dire l'aspect qui délibère, c'est pourquoi nous appelons ce moment, le moment de la délibération jussive.» (Epître aux Éphésiens chapitre 1. Deux moments : "délibération en Dieu" et "résurrection". Gisement de vocabulaire)

[9] Voici une autre façon de dire cela. « Le rapport maître / disciple dans l'Évangile n'est sans doute pas semblable à ce qui se vit dans d'autres traditions. Un autre exemple : vous avez des traditions qui acceptent ouvertement la différence entre un ésotérisme et un exotérisme, et de façon tout à fait légitime. Ceci n'est pas le fait de l'Église telle que nous l'entendons. Il y a des raisons à cela d'ailleurs, ce qui ne veut pas dire que ça ne se retrouve pas d'une autre manière et autrement, mais pas dans cette même structure. Et il peut se faire que ce soit dans la donation qui précède la répartition qu'il y ait quelque chose qui soit le même ; précisément quand ce n'est pas pareil (parce qu'il ne faut pas confondre le pareil et le même). C'est pourquoi les dialogues qui s'en tiendraient à une tentative de comparer un minimum commun n'ont pour moi aucune chance de succès. Je dis parfois : probablement que les traditions se parlent entre elles mais au niveau des sources, au fond. Il est beaucoup plus important d'aller approfondir sa propre source, même pour entendre une autre, que de s'en tenir à ce qui semble pareil. » (Extrait d'une rencontre sur Maître/disciple au Forum 104).

Lors d'une autre session, lorsqu'il commentait la rencontre de Jésus et de la Samaritaine J-M Martin disait : «: la résurrection ouvre une source neuve. Et une source est toujours la source. S'il y en a d'autres, elles sont aussi la source. Nous n'avons pas affaire à plusieurs sources. En effet, nous avons forcément une source, et nous rencontrons des gens qui ont une autre source ; et nous pouvons établir des dialogues entre sources… plus exactement nous pouvons essayer de pressentir comment les sources elles-mêmes se parlent secrètement. Tel est le dialogue auquel nous ne pouvons prendre part qu'en allant au plus profond de notre propre source, notre interlocuteur allant, de son côté, au plus profond de sa propre source. Ce n'est pas nous qui, à partir de la surface, tentons de faire un discours moyen et commun. Si les sources se parlent, cela signifie que c'est en étant au plus profond de notre propre source que nous avons quelque chance d'entendre celui qui entend dans une autre source. Dans ce qu'on appelle couramment le dialogue des religions, ce qui paraît souvent visé c'est d'arriver à une sorte de discours moyen sur lequel on s'entend, un discours négocié ; on croit s'entendre mais cela aliène chacun. »

[11] J-M Martin refuse les études générales sur les religions mais évoque parfois ce qu'il appelle des "analogies de configuration". « D'une certaine manière, chez les bouddhistes, la roue de la rétribution, cette roue du destin, est ce qui gère le samsâra : que le karma soit bon ou mauvais, cela a des conséquences, mais en aucune façon le bon karma ne constitue l'éveil. (...) Ce qui est important  c'est que pour les bouddhistes le circuit de la rétribution est cassé par l'éveil. Or éveil et libération sont deux mots qu'on trouve dans l'Évangile. Egeireïn ça veut dire s'éveiller et c'est un des mots qui disent ressusciter ; et littéralement c'est se réveiller. Et là mon propos n'est pas de faire un parallélisme facile et hasardeux. Mais voyez pourquoi j'indique cela, parce que quelquefois, prendre ne fut-ce qu'un ou deux pas de distance par rapport à sa propre tradition, cela peut être une excellente façon pour la revoir autrement que dans les ornières habituelles. Rien n'est pareil mais on aperçoit toutefois des analogies de configuration, un bon mode d'approche mais sans plus. »

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