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La christité
La christité
  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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22 juillet 2020

Semence de christité et semence du diable chez st Jean ; lecture qu'en font les 1ers gnostiques

Deux textes sont d'abord étudiés ici (1 Jn 3, 7-9; Jn 8, 31-47) où on trouve le mot sperma qui désigne la "semence" mais aussi la "descendance", la "race"… et tout se passe comme s'il y avait deux origines en chaque homme : semence de christité et semence de diable.

Dans cet extrait d'un enseignement qu'il a donné jadis[1] mais qui reste d'actualité, Jean-Marie Martin, spécialiste de saint Jean nous introduit d'abord dans la bonne façon de lire ces deux textes de Jean. En cela il rejoint les 1ers commentaires de l'évangile de Jean que nous possédons, et qui sont ceux des valentiniens. À l'époque les valentiniens font partie de la grande Église, mais leur pensée évoluera de façon sectaire et J-M Martin lit aussi deux passages d'eux cités par Clément d'Alexandrie dans les Extraits de Théodote. Dans la deuxième partie, il précise comment il faut entendre tout cela.

 

Sperma

Deux semences chez Jean (1 Jn 3, 7-9; Jn 8, 31-47) 

Trois natures chez les gnostiques (Extraits de Théodote)

 

Nous avons beaucoup parlé du terme tekna (les enfants) qui parle de la filiation en accentuant la multiplicité ou la différence. Ce que nous voulons considérer aujourd'hui, qui se trouve aussi dans le terme tekna, c'est plutôt la continuité, et je retiendrai un autre mot pour intituler ce chapitre : sperma un mot qui se traduit par "semence", mais aussi par "descendance", "lignée", "race" etc. La question qui est évoquée par ce mot apparaîtra dans la première partie que j'intitule « Question » ; la réponse sera dans la deuxième partie que j'intitule « Krisis ».

 

I – Question

 

1°) Semence de christité et semence de diable (1 Jn 3, 7-10).

  •  « 7Petits enfants, que personne ne vous égare. Tout (homme) qui fait venir l’ajustement est comme Lui, bien ajusté. 8Celui qui fait le péché est (issu) du diabolos, car le diabolos pèche ap-arkhè (dès l'origine). Et, pour cette raison, est apparu le Fils de Dieu, pour qu’il dénoue les œuvres du diabolos. 9Tout (homme) qui est né de Dieu ne fait pas le péché puisque son sperma(la semence de Dieu) demeure en lui et il ne peut pécher, puisqu’il est né de Dieu. 10A ceci sont reconnaissables les enfants de Dieu et les enfants du diabolos... »

Dans ce texte tout se passe comme s'il y avait simultanément deux principes, deux origines, deux lignées antagonistes, comme s'il y avait deux spermata. Le mot, nous l'avons vu, doit se traduire souvent par descendance. Nous le trouverons dans un passage de l'évangile de Jean qui est parallèle à celui que nous venons de lire : « Nous sommes descendance (sperma) d'Abraham. » Néanmoins, je signale qu'un certain nombre d'auteurs ont voulu comprendre que, sous ce terme sperma, dans le chapitre 3 de la première lettre, il s'agit de la parole de Dieu. En effet, dans la parabole du semeur, le sperma (la semence) c'est la parole. En réalité, dans cette indécision, il y a un faux problème.

parabole du semeur, semer l'amourEssayons de bien penser sperma à partir de son image fondamentale. Il s'agit dans tous les cas d'un principe fructifiant, le fruit rendant manifeste ce qui est contenu dans la semence. Vous avez remarqué, dans l'évangile de Jean, la fréquence des mots "manifester", et "manifestation" (phanêrosis)… il faut donc entendre que c'est une symbolique du caché et du manifesté, de la semence et du fruit, symbolique qui ne nous est pas familière et qui structure la pensée du Nouveau Testament. Comme par ailleurs, dans ce passage, les verbes "naître" et "entendre" disent la même chose, introduire la question de savoir s'il s'agit d'une descendance ou d'une parole, c'est tout simplement ne pas entendre le texte.

Donc nous retenons simplement cette idée qu'il y a là comme deux descendances qui semblent antagonistes, et telles qu'on ne peut passer de l'une à l'autre.

L'idée d'impossibilité est fortement marquée :

  • dans notre texte il est dit « il ne peut pas »: le chrétien ne peut pas pécher ;
  • d'autre part nous savons que le "monde" au sens johannique, c'est-à-dire au sens négatif, ne "peut" pas recevoir Dieu[2].

Il y a donc là un premier élément pour nous de la position de la question : tout se passe comme s'il y avait deux positions antagonistes : la semence de Dieu et la semence du diable.

Dans ce texte, nous pouvons relever des expressions qui sont synonymes : "être de", avec l'idée de mouvement, que nous pouvons donc traduire par "sortir de" ou "être issu de", "être né de", à quoi correspondent les expressions "les enfants de Dieu", et "les enfants du diable". À cela il faudrait ajouter : "venir de", une expression qui concerne Jésus : « je viens de Dieu ». Je vous rappelle que c'est là la problématique fondamentale de l'évangile de Jean tout entier, à savoir « d'où je viens et où je vais ? », et que c'est la même question que : « de qui je suis né ? », la première question étant en langage topographique et la deuxième en langage généalogique[3].

Enfin, "parler à partir de", ou "entendre à partir de" : «  Eux, sont du monde et, pour cela, ils parlent à partir du monde et le monde les entend. Nous, nous sommes de Dieu. » (1 Jn 4, 5-6). Et la question « parler et entendre à partir de » est la même que « être né, être issu de, venir de ». Je vous fais remarquer que la question que nous avons appris à poser cette année : « à partir de quoi parle le texte ? », est une question johannique.

 

2°) Filiation et liberté (Jn 8, 31-47).

Voici maintenant un écho du texte précédent.

« 31Jésus dit aux Judéens qui avaient cru en lui : “Si vous demeurez dans ma parole, vous serez vraiment mes disciples, 32et vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous libérera.” 33Ils lui répliquèrent : “Nous sommes sperma d'Abraham…

Vous avez remarqué, je pense, que les dialogues polémiques qui se trouvent chez saint Jean, sont assez difficiles à lire parce que construits sur une apparence d'illogisme : nous ne sommes pas pleinement satisfaits de la pertinence des questions et des réponses. Or, il ne faut pas que l'habitude d'entendre ces textes en vienne à tenir lieu pour nous de logique. Il faut au contraire que ces impressions soient l'incitation à rechercher ce qui fait la cohérence profonde de ces textes. Ici nous en avons un exemple puisque ce qui clôt la répartie de Jésus, c'est l'idée de libérer. Or ils répondent : « Nous sommes de la race d'Abraham ». Il est vrai qu'aussitôt le texte précise – et nous n'avons jamais été esclaves de quiconque. Comment dis-tu que nous deviendrons libres ?” »

Sous cette notion de liberté qui est évoquée ici, il y va de l'identité, de l'identité de fils à père, et nous verrons bientôt qu'il y va donc d'un patrimoine, d'une maison ; et comme le dit la mystique juive également, il y va d'un héritage. Il s'agit simultanément du propre et de la propriété, dans tous les sens du terme. Il faut voir que cette notion de descendance d'Abraham, dans le monde juif de l'époque de Jésus, n'est pas une notion purement raciale, c'est une notion qui a des connotations que nous appellerions, dans notre répartition, de type psychologique et de type religieux.

« 34Jésus leur répondit : “Amen, amen, je vous dis, tout homme qui fait le péché est esclave, – dans certains manuscrits on a : est esclave du péché35l'esclave ne demeure pas dans la maison pour toujours, le fils demeure pour toujours. 36Si donc le Fils vous libère, vraiment vous serez libres. » On trouve ici l'idée de demeurer pour toujours dans la maison, c'est-à-dire que l'identité prend un poids de durée, et cela c'est le propre du fils, cela le distingue de l'esclave puisque l'esclave n'a pas de maison et qu'il n'est pas de la maison. Notons que la liberté ici ne se pense pas, comme dans la philosophie postérieure, par opposition à la nécessité, mais par opposition à l'esclavage ou à la captivité

Je vous fais remarquer qu'une petite phrase comme « le fils demeure pour toujours » est typiquement johannique en ce sens qu'elle a de la signification au sens courant du terme : dans une maison le fils demeure toujours tandis que l'esclave ne demeure pas en général ; mais elle a simultanément la signification : le Fils de Dieu est ressuscité, il a la vie éternelle.

Ce qui est introduit ici dans la discussion, c'est le thème du péché. Dans une première lecture, nous aurions pu croire que Jésus passe indûment de la thématique de la descendance à la thématique morale. Or nous savons qu'il n'en est rien, et qu'en particulier le péché, au sens johannique, ne ressortit pas à ce que nous appelons la morale. Ce mot reste pour l'instant provisoirement énigmatique dans notre contexte, mais nous allons le retrouver tout au long. L'an dernier nous avons étudié le terme hamartia (péché) dans la première lettre de Jean : le péché c'est le meurtre. Et ici le meurtre existe aussi bien en position de différence qu'en position d'indifférence : supprimer ou ne pas voir. Nous sommes donc nativement meurtriers en ce sens, c'est un mode d'être qui nous est congénital.

« 37Je sais que vous êtes sperma (descendance) d'Abraham, mais vous cherchez à me tuer, puisque ma parole ne pénètre pas en vous. » Nous avons dit que chez Jean le péché se pensait à partir du meurtre. Nous verrons se dessiner progressivement dans tout ce passage, que ce qui caractérise la semence du diabolos chez Jean, c'est le meurtre. Vous vous rappelez que saint Jean lisait déjà cela dans la figure du fratricide d'Abel par Caïn, mais qu'il était provoqué à cette lecture par ce que lui suggérait la mise à mort du Christ par les hommes. Comme le mot ""meurtre" a pour équivalent le terme de "haine", ce qui est en question ici, c'est tout ce qui isole, tout ce qui exclut, tout ce qui sépare.

Jean lit dans l'homme cette attitude meurtrière, attitude meurtrière foncière qui se dévoile dans la volonté de mettre à mort Dieu même, mise à mort manquée comme nous le savons, mais il nous faut bien voir pourquoi. En effet l'expression « meurtre de Dieu » est une expression qui nous apparaît peu plausible, parce que nous avons l'idée que Dieu est de toute façon solide, immortel, immuable, etc. Or ce n'est pas cela qui est en question dans le Nouveau Testament. Pour le Nouveau Testament, la mise à mort de Dieu est une mise à mort manquée. Ce qui se révèle dans la mort du Christ comme meurtre, c'est que c'est un meurtre finalement illusoire. Ce qui se révèle, finalement, c'est l'impossibilité du meurtre. Ce n'est donc pas parce que Dieu est plus solide que nos couteaux par nature, mais c'est parce que toujours déjà il se donne. C'est la lecture de saint Jean : « Ma vie, personne ne la prend, je la donne. » C'est cela le cœur de notre christianisme, ce qui signifie que c'est le don ou le pardon qui ouvre l'espace possible, même pour le meurtre, ressaisi donc dans le pardon.

Je vous signale que certains auteurs comme Levinas, un philosophe juif, pensent que l'interdiction du meurtre est moins un commandement moral que le dévoilement d'un impossible : « Tu ne tueras pas », le meurtre est impossible avant d'être un commandement. Ce qui fait que chez Jean, il y a finalement et la vie éternelle et le mensonge, car le meurtre du Christ est un mensonge. Autrement dit il y a la vérité  (ce qui se dévoile, ce qui se découvre) et le mensonge.

J'ai repris des choses qui ne concernent pas directement notre question aujourd'hui, mais qui concernent profondément le christianisme, qui décèlent peut-être un certain nombre de méprises auxquelles la pensée occidentale nous a habitués, méprises graves parce qu'il y va de ce que signifie le mot Dieu lui-même.

 « Ils répondirent et lui dirent : “Notre père est Abraham.” Jésus leur dit : “Si vous êtes les enfants d'Abraham, faites les œuvres d'Abraham. – Nous retrouvons ici le rapport subtil entre la notion de semence et la notion de fructification en œuvre. Le sperma désigne ici ce qui est en caché et qui se montre dans l'œuvre ou dans le fruit. La symbolique végétale est sous-jacente. Et ce qui va se développer c'est l'équivalent de ce qui est dit ailleurs, qu'un bon arbre porte de bons fruits et qu'un mauvais arbre porte de mauvais fruits. De même, il y a le bon et le mauvais sperma. Cela peut mener à la dénonciation de deux races, la race meurtrière et la race christique (semence du diable et semence de Dieu), ce qui pose question, nous examinerons cela à la fin du chapitre.

40Maintenant vous cherchez à me tuer, moi un homme qui vous ai dit la vérité que j'ai entendue auprès du Dieu, cela Abraham ne l'a pas fait. 41Vous, vous faites les œuvres de votre père.” Ils lui dirent : “Nous ne sommes pas nés de la prostitution. » Ils ont entendu qu'ils étaient fils d'un autre, donc fils du diable. La prostitution dont il s'agit ici n'est pas une affaire de morale dans notre sens, car cela fait partie de la grande thématique juive des rapports de Dieu et d'Israël avec le thème de l'infidélité d'Israël. Par suite, la notion de prostitution ici a une signification psychologique et religieuse au sens que nous évoquions tout à l'heure.

Et il s'agit toujours de l'identité. Par exemple "fils de pute" est une expression qui touche l'individu même à qui elle est adressée, c'est-à-dire qu'il y va de son identité. Il y a là comme une espèce de trace lointaine de ce que nous évoquons ici. Et ce qui rend intéressant cela, c'est que la paternité, correspond à la question : "de qui est-on fils ?". Et même au niveau de notre expérience spontanée, la réponse n'est pas dans l'immédiateté ni dans l'évidence. Qui est la mère, ça se voit ; mais qui est le père, ça ne se sait que par la médiation de la parole, parce que la mère l'atteste. C'est ici qu'intervient une certaine notion de témoignage. Il faut la médiation de la parole dans la paternité, et la paternité s'accomplit effectivement par la parole en ce sens que le père donne le nom et donc reconnaît l'enfant pour fils (ou fille).

« Nous avons un seul père qui est Dieu.” Jésus leur dit : si Dieu était votre Père, vous m'eussiez aimé – le mot "aimer" ici est à prendre au sens fort, il est le contraire de "tuer", comme dans la première lettre de Jean – en effet je suis sorti de Dieu et je viens ; car je ne suis pas venu de moi-même, mais celui-là m'a envoyé. 43Pourquoi vous ne connaissez pas ma parole ? Parce que vous ne pouvez pas entendre ma parole.” » On retrouve le principe que nous avons trouvé dans le premier texte : « vousne pouvez pasentendre ma parole ». Cela signifie qu'on entend à partir d'où l'on est, ce qui est un thème johannique constant, et qu'on retrouvera au verset 47.

De même[4] quand Jésus dit à Pilate : « Quiconque est de la vérité entend ma voix » (Jn 18, 37), il met en œuvre le même principe. On entend à partir d'où l'on est, et on parle à partir d'où l'on est. Cependant cela ne veut pas dire : j'entends en imposant les préfigurations d'écoute qui me constituent et que je connais, car en fait, où je suis, je ne le sais pas nécessairement. Entendre peut justement me révéler où je suis et où je ne savais pas que j'étais ; autrement, ce serait de l'incommunication totale, car on n'est pas seulement et simplement ce qu'on croit être. Donc « on entend à partir d'où l'on est » ne veut pas dire que  j'entends à partir d'où je sais que je suis. Je ne sais pas d'où je suis, et ce “je ne sais pas” est le gage ultime de la liberté, du non-enfermement, du non-définitivement accompli. L'homme est un être inachevé, il n'égale jamais son avoir-à-être dans le décours de sa vie.

On peut même dire que “entendre c'est naître” en ce sens que cela nous fait resurgir à partir d'un avoir-à-être qu'on n'avait pas encore accompli. Nous avons déjà vu qu'entendre est une des modalités du verbe croire. Or saint Jean dit : « À ceux qui ont cru dans son nom, il a donné l'accomplissement de devenir enfants de Dieu, ceux qui sont nés non pas de la chair et du sang… mais de Dieu » (Jn 1, 12–13). Donc entendre la Parole c'est naître de plus originaire que ma naissance que je connais.

« 44Vous êtes semence de diabolosvous avez pour père le diaboloset vous voulez faire les désirs (epithumias) de votre père. » Ils ne peuvent pas faire autrement que faire les désirs (ou la volonté) de leur père. Il faut savoir que le moment du sperma est appelé aussi, cela peut vous paraître très étrange, volonté ou désir[5]. Les mots épithumia (désir) et thélêma (volonté) sont structurellement au même endroit, mais le mot épithumia est pris plutôt en mauvaise part et Augustin le traduira par concupiscence, c'est ce qu'on appelle convoitise. Par ailleurs il y a un rapport entre la volonté (le désir ou le sperma) et l'œuvre : le désir conduit à l'œuvre, c'est ce que dit Jésus : « Je suis venu pour faire la volonté de mon Père et accomplir son œuvre » (Jn 4).

« Or votre père était meurtrier aparkhès (depuis l'archê) et il ne s'est pas tenu dans la vérité. – "se tenir dans la vérité" : c'est un lieu, la vérité – puisque la vérité n'est pas en lui – la vérité ici est quelque chose comme le contraire du meurtre. – quand parle le pseudos (la falsification), il parle de son propre puisqu'il est falsificateur ainsi que son père.

45Mais moi je dis la vérité et vous ne croyez pas à moi. 46Qui d'entre vous me convaincra au sujet du péché ? Si je dis la vérité, pourquoi ne croyez-vous pas en moi ? 47 Celui qui est de Dieu entend les paroles de Dieu et c'est pour ça que vous n'entendez pas parce que vous n'êtes pas de Dieu. »

 

3°) Interprétations.

Maintenant nous nous en tenons à ce qui fait l'essentiel de notre chapitre, la question des deux semences : la semence de Dieu et la semence du diabolos. Ceci est dit également par saint Jean et saint Paul, et par des gnostiques, dans d'autres langages.

a) La distinction du spirituel, du psychique et du hylique dans l'Évangile[6].

l'homme fruit, AnouchkaNous avons vu que croire, c'est-à-dire entendre la parole, c'est naître de plus originaire, et de plus loin que notre naissance civile – naissance biologique d'une part, et naissance psychologique d'autre part – ce qui est défini en partie par notre carte d'identité. L'Évangile déploie une capacité d'identité à l'intérieur de nous-même autre que notre identité psychique ou corporelle, ouvre l'espace du pneuma qui est autre chose que la psychê et que le sôma (le corps). Chez nous aujourd'hui, ce qui est très important, c'est la distinction entre l'organique et le psychique : si je souffre, la question est de savoir si c'est organique ou si c'est psychique. Mais chez nos Anciens et dans l'Écriture, la distinction n'est pas là. Chez nous psychique et spirituel sont confondus en une seule chose par opposition à organique ou corporel, alors que chez les Anciens la grande distinction, c'est la distinction entre le psychique – qui inclut le corporel – et le pneumatique (le spirituel). Nous confondons allègrement le psychique et le spirituel alors que ce sont deux choses qui, dans nos Écritures, se distinguent avec rigueur à tel point qu'on ne passe pas de l'un à l'autre par un développement continu : ce n'est pas de même semence si on veut employer la symbolique de la semence, ou ce n'est pas de même racine si on veut employer l'image spatiale de l'arbre.

On a donc là un principe répartiteur de première importance, car la discrimination qui va s'imposer en toute chose, c'est la discrimination du spirituel, du psychique et du matériel (hylique). De nos jours, nous avons plutôt une sorte de distinction binaire qui est l'âme et le corps, puisque quand nous parlons d'esprit, nous pensons probablement à la même chose que l'âme. Ce qui est essentiel ici, c'est le pneumatique qui se distingue d'un deuxième terme, lui-même subdivisé en psychique et somatique[7]. Si on suppose que l'homme est considéré comme composé de psychê et de sôma, alors que l'élément pneumatique n'est pas un élément composant de la même façon, c'est ce que nous appellerions la semence de christité qui est dans l'homme et qui n'est pas d'ordre psychique.

La distinction matériel, psychique, spirituel chez Jean et Paul

Et en fait, dans le Nouveau Testament, le psychique désigne souvent la totalité de ce que nous considérons comme la vie humaine aujourd'hui (donc ce que nous avons distingué en psychique et hylique), et le pneumatique est quelque chose d'étranger et de nouveau par rapport à cela[8].

La semence pneumatique, nous n'en avons pas une expérience nette. Écoutez-bien la phrase de saint Jean : « Le pneuma, tu ne sais d'où il vient ni où il va. Ainsi en est-il de ce qui est né du pneuma. » (Jn 3, 8). “Ce qui est né du pneuma”, ce sont les enfants de Dieu, les tekna. “Tu ne sais”, c'est, en nous, l'élément insu. Il est probable que la véritable prière, le véritable dialogue de l'homme et de Dieu reste largement une sorte de dialogue entre d'une part l'étincelle pneumatique insue de chacun de nous et d'autre part l'insu de Dieu. Les psychanalystes disent eux-mêmes qu'une psychanalyse est un dialogue entre l'inconscient de l'analysant et l'inconscient de l'analysé, cependant il ne faut pas confondre l'inconscient et l'insu dont nous parlons ici. Si je dis “insu”, c'est à dessein, je ne fais que traduire “le pneuma, tu ne sais” : "savoir" n'égale pas "conscience".

b) La distinction de deux ou trois natures par le premier gnosticisme.

Dans le tout premier christianisme, une des premières intelligences des textes de Jean a consisté à penser qu'il y avait deux racines, nommées parfois des ousies (des substances), des essences, des races, ou des natures, le mot "racine" étant peut-être le plus archaïque,. On a parlé ainsi d'une nature bonne et d'une nature mauvaise… mais suivant les auteurs il y a deux ou trois racines (ou natures).

Je vous signale que les premiers commentaires de saint Jean que nous possédons, qui existent dès la première moitié du IIe siècle, sont des commentaires sectaires, et que la problématique des trois natures en tant que durcie, appartient à la phase scolarisée du valentinisme. Pour ma part je ne pense pas que cela appartienne au meilleur du valentinisme.

Je parle maintenant de cette phase scolarisée du valentinisme. En particulier on trouve la doctrine des trois natures dans les Extraits de Théodote, un ouvrage de Clément d'Alexandrie (début du IIIe siècle), c'est une sorte de carnet de notes, beaucoup de ces notes étant tirées de textes valentiniens.

Extrait 54 :

  • « Ainsi, à partir d'Adam, trois natures sont engendrées. La première, irrationnelle à laquelle appartient Caïn. La deuxième, la nature raisonnable et juste dont fait partie Abel. La troisième, la pneumatique (spirituelle) à laquelle appartient Seth. »

Il faut savoir que de nombreuses sectes gnostiques se mettent sous le patronage de Seth.

Il y a donc :

des hyliques            c'est-à-dire des matériels                     : sôma (corps)
des psychiques        c'est-à-dire des animaux, des animés  : psychè
des pneumatiques (ou spirituels)                                         : pneuma

Extrait 56 (n°3) : voici les caractéristiques de ces trois natures.

  • « Ainsi donc, le pneumatique est sauvé par nature – c'est-à-dire nécessairement sauvé –; le psychique doué de libre arbitre a la propriété d'aller vers la foi et l'incorruptibilité, ou à l'incroyance et la corruption, selon son propre choix ; quant à l'hylique, il est perdu par nature. »

Ceci est une doctrine qui a été refusée par les Pères de l'Église, notamment par Irénée. Ce qu'on peut quand même remarquer, c'est que le psychique peut aller soit vers la foi, soit vers l'incroyance, c'est-à-dire finalement soit vers le pneumatique soit vers le hylique. Dans ce cas psychê et pneuma peuvent être considérés comme deux aspects d'une même chose : psychê en est l'aspect faible qui a vocation à être grand. Cela se trouve chez les stoïciens contemporains, qui disent par exemple que la psychê est un pneuma ou une idée refroidie, donc un état différent, mais que vienne la chaleur de l'agapê et cela se modifiera ! Une autre expression, plus proche de l'Évangile, est de dire que la psychê est un pneuma endormi[9], d'où le concept d'éveiller, mot qui traduit le mieux égeireïn, qu'on traduit en général par ressusciter : la dimension de Résurrection est l'éveil de ce qui est ainsi en semence[10].

c) La distinction des prédestinés et des réprouvés.

Je parle maintenant d'une autre interprétation qui retient non pas le langage de "nature", mais le langage de la "destination" ou de la "prédestination", c'est-à-dire qui distingue les prédestinés et les réprouvés. Cette question a occupé une grande partie de la réflexion occidentale et aussi de sa sensibilité, depuis Pélage et Augustin, en passant par les réformateurs Baïus, Jansénius (le jansénisme) etc. Nous aurons peut-être occasion d'ouvrir un chapitre sur cette longue histoire.

Je vous signale en tout cas que l'idée sur laquelle nous vivons couramment, que Dieu offre son salut et que nous en faisons ce que nous voulons, c'est-à-dire que nous l'acceptons ou que nous le refusons – c'est-à-dire que finalement tout dépend uniquement de notre liberté –, cette idée-là, c'est une hérésie, c'est du pélagianisme ou du semi-pélagianisme.

En réalité, la dogmatique chrétienne, à la suite d'Augustin, a retenu l'idée d'une prédestination, mais pas au sens janséniste. C'est-à-dire qu'il y a prédestination, mais la liberté humaine sauve. Comment le fait-elle ? Aucun théologien n'a jamais pu l'expliquer. Simplement, la dogmatique chrétienne a tenu fermement les deux affirmations. Et à l'intérieur même de la théologie catholique reconnue telle, il y avait des écoles, les unes penchant davantage dans le sens de la prédestination, notamment les écoles dominicaines, les autres penchant davantage vers la liberté humaine, notamment les écoles jésuites. Cela à partir du XVIe siècle. Il s'agit d'entendre la co-possibilité de cette double affirmation.

C'est une question qui fait aujourd'hui partie de l'histoire, elle n'est pas urgente à moins qu'elle ne soit refoulée, ce qui ne la rend pas moins dangereuse, car elle risque de ressortir d'une autre manière. Il y va en effectivement du sens de la liberté, de la compréhension de ce qu'est l'homme par rapport à Dieu. Rappelez-vous que nous parlions, à propos du « selon les Écritures », du Dieu qui prédit ou qui prescrit, et nous disions qu'il y avait deux caractéristiques d'une certaine pensée de Dieu s'ouvrant soit sur un certain fatalisme, soit sur un certain moralisme[11]. C'est quelque chose de ce genre que nous retrouvons ici.

Je voudrais indiquer dès maintenant que les textes qui parlent explicitement de prédestination dans le Nouveau Testament, bien qu'ils aient été utilisés dans ce sens, sont des textes qui ne mettent pas en balance des prédestinées et des réprouvés. Dans ces textes il s'agit de la délibération divine à propos de la totalité de l'humanité. Tous les textes pauliniens en pro-orismos[12] qui se situent dans la délibération « Faisons l'homme à notre image », sont des textes qu'il faut entendre comme collectifs et non pas comme la détermination d'individus par rapport à d'autres individus.

D'autre part, nous aurons à dire aussi que, peut-être bien que dans ces questions, l'Occident a fait Dieu à son image. C'est-à-dire que l'Occident accède à prendre conscience que son rapport humain est effectivement un meurtre, un rapport de force, dans l'ordre de la réduction ou dans l'ordre de la séduction, et qu'il tente spontanément de penser son rapport à Dieu sur le même modèle. Autrement dit : c'est ou bien Dieu qui décide en prédestinant, ou bien moi qui décide ; ou la grâce ou la liberté. Mais peut-être bien que cette problématique est tout entière fondée sur un profond anthropo-morphisme, c'est-à-dire pense le rapport à Dieu sur le mode du rapport humain. Et si on refuse ma critique provisoire d'anthropomorphisme en prétendant qu'il s'agit là de raison, de possible et d'impossible, de logique, de « ou bien… ou bien… », cela ne ferait que conduire à ce vers quoi je vais volontiers, à savoir que la métaphysique occidentale elle-même est un profond anthropo-morphisme, et que la pensée de Dieu sur le mode de la métaphysique est très éloignée de la pensée néotestamentaire.

Si le terme même de prédestination tel qu'il se trouve chez Paul en particulier ne correspond pas aux questions qui ont été évoquées à son sujet au cours de l'histoire de la pensée occidentale, en revanche, ce que nous avons lu chez saint Jean ici nous ramène à chercher notre question.

 

4°) Notre question.

La question n'a pas encore été posée pour nous. Jusqu'ici nous avons simplement éprouvé quelques répulsions devant une sorte de compréhension raciale du salut. Une certaine répulsion ou une certaine inquiétude selon notre tempérament. Vous avez remarqué que cette répulsion ne nous a pas empêchés de prendre bien le temps de fréquenter cette première partie et de n'en rien estomper. Il importe de ne pas faire une théologie d'humeur. Notre effort visait à s'efforcer d'entendre quelque chose qui apparaît d'entrée inaudible. Mais manifester une répulsion est un symptôme, ne pose pas encore la question. La question intervient lorsqu'on aperçoit chez Jean lui-même une apparente contradiction.

Pour mettre en évidence cette contradiction, je reprends le premier texte : « celui qui est né de Dieu ne peut pas pécher » (1 Jn 3, 9) ; et un autre texte : « si nous disons que nous n'avons pas de péché, nous nous trompons et la vérité n'est pas en nous » (1 Jn 1, 8). Et il faut bien voir que dans ce deuxième verset Jean s'adresse non pas à des Judéens avec lesquels il serait en altercation, auxquels il imputerait le péché, il parle à ses chers petits-enfants ! Ce sont les mêmes qui sont impeccables (qui ne peuvent pas pécher), et qui doivent confesser leurs péchés. Comme toujours, les apparentes contradictions sont les moments privilégiés de la marche de la pensée. Tant que cela nous apparaît être une contradiction, c'est que nous ne sommes pas à la question, et que notre première lecture n'est pas satisfaisante. Nous sommes donc au point maintenant d'avoir une véritable question.

 

II – Krisis

 

Le terme de krisis signifie littéralement "jugement", et il peut renvoyer notre imaginaire au spectacle des jugements derniers. Mais nous allons apprendre que krisis, avant de dire un moment ponctuel, dit la qualité du Christ. Nous avons appris une pensée de ce genre à propos de "résurrection" par exemple. Nous verrons que cela dit une qualité du Christ, et que simultanément cela dit une qualité du recueil du Christ, dit le chiffre de la foi.

1°) Lieu de référence sur la krisis (Jn 3, 17-18).

« 17Dieu n'a pas envoyé son Fils vers le monde  pour qu'il juge le monde, mais pour que, par lui, le monde soit sauf. – le monde est pris ici exceptionnellement au sens positif, et désigne les siens qui sont dans le monde18Qui croit en lui (qui l'entend) n'est pas jugé, qui ne croit pas (qui n'entend pas), est définitivement jugé – "définitivement" traduit le fait que le verbe est au parfait – du fait qu'il n'a pas cru dans (pas entendu) le nom du Fils Monogène de Dieu 19Car c'est ceci la krisis, la lumière est venue vers le mondela lumière qui est la parole : la parole donnante et l'ouverture de l'espace d'agapè –, et les hommes ont aimé la ténèbre plus que la lumière, car leurs œuvres étaient mauvaises les hommes en tant qu'ils restent un mauvais pluriel, restent dans le pluriel de la déchirure et en tant que tels, ils n'ont pas reçu la lumière. – 20Et tout homme qui fait des choses honteuses hait la lumière et ne vient pas vers la lumière de peur que ses œuvres ne soient dénoncées. 21Mais qui fait (laisse être) la vérité vient vers la lumière, afin qu'il soit manifesté de ses œuvres qu'elles sont œuvrées en Dieu. »

Nous retrouvons ici le thème de la lumière et de la ténèbre. Il était explicitement annoncé dès le Prologue de Jean, et il constitue une référence à la protologie (aux premières choses). D'autre part le terme de jugement renvoie spontanément chez nous vers l'eschatologie (les dernières choses).

Ce qu'il faut entendre dans ce texte c'est que sauver "sépare" – le Christ par sa parole "sauve" – et ne pas entendre "condamne". Il y a là un rapport symbolique bien perçu dans la première réflexion chrétienne, qui combine la symbolique de la consolidation et la symbolique du tri. Il s'agit d'une symbolique cosmogonique. En effet, du chaos, de la fluence aqueuse et ténébreuse des origines, se consolide un cosmos, un ordre. Mais cette consolidation se fait précisément dès la Genèse par séparation : il sépare d'entre les eaux d'en haut et les eaux d'en bas, d'entre le sec et l'humide, d'entre la lumière et la ténèbre.

C'est ainsi que, dès le IIe siècle, chez les valentiniens, il est dit que la croix a la double fonction de fixer et de séparer, c'est-à-dire de sauver et de dénoncer. La croix fixe, mais elle répartit les espaces. Elle répartit une droite et une gauche, et là nous voyons poindre déjà la symbolique du jugement ; elle répartit le haut et le bas. La croix sauve et chasse les démons. Cette double fonction de la croix, sous cette forme, appartient à la première prédication commune du christianisme, et ceci est exprimé en langage cosmogonique. Et je pense que dans l'Apocalypse, le thème de l'agneau immolé d'avant la constitution du monde, se réfère à un symbolisme de fondation cosmique qui est assez semblable à la séparation dont il est question ici.

Nous avons vu tout à l'heure un sens dans lequel le pardon précédait la constitution du monde[13], et ici, nous avons quelque chose de semblable dans le langage symbolique. Au paraître du Christ, quelque chose de ce que nous sommes est conforté, confirmé, sauvegardé, mais quelque chose de ce que nous sommes est dénoncé, confessé. Et ceci se retrouve dans le double sens du verbe confesser (exomologésestaï) : confesser Jésus-Christ ressuscité ne va pas sans confesser son propre péché : l'accueil sauvegardant et la dénonciation sont simultanés.

Les deux avant de la manifestationJe vais vous donner une analogie puisqu'il y aurait à repenser à ce sujet quelque chose comme le temps. Si nous ne voulons pas nous en tenir à cet absurde imaginaire d'un temps homogène, qui est le cadre dans lequel des événements se placent dans une certaine succession, il faut que nous essayions de penser le temps comme « ça tempore ». Il suit de cette activité, que je décris comme « ça tempore » qu'à chaque fois je me reçois, et à chaque fois je me dénonce. Donc, à chaque fois je suis, mais je ne peux plus dire « je suis », je dis : « j'étais ». Penser le temps comme une dynamis et non pas comme un cadre neutre – bien entendu ceci n'est qu'une analogie parce que le Christ n'est pas kronos –. À chaque fois, je me recueille "sauf", et dénonce mon péché simultanément. Autrement dit ce qui advient, cela dénonce en moi quelque chose que j'étais déjà ; mais cela qui advient, je le reconnais comme quelque chose qui était déjà. Mais ces deux "déjà" ne sont pas les mêmes. Il y a le déjà dénoncé qui est dénoncé comme vieux ; et le déjà recueilli (ce que je recueille étais déjà là) et accueilli comme indéfiniment neuf [cf. dessin ci-contre]. Ceci est très important, parce qu'au niveau de l'imaginaire, à un point du temps, je dénonce le "vieux" – je le mets à l'imparfait – c'est-à-dire que je dénonce Adam (le vieil homme adamique) ; mais simultanément je recueille le "toujours déjà", or le "toujours déjà" n'est pas plus vieux que le vieux ! Autrement dit je ne peux pas permettre à mon imaginaire de poser le "toujours déjà" de Dieu avant la temporalité dénoncée. Nous retrouvons ces questions car le toujours déjà du Christ est quelque chose qui fera signe vers l'aïôn – mot que nous traduisons mal par "éternité" –, et non pas vers ce qui précède la temporalité[14].

Nous avons montré – je le dis provisoirement – que la krisis est le chiffre du Christ et de la foi. Ce n'est pas un moment ponctuel. Et ceci nous ramène à la question de « l'heure du Christ » qui n'est pas une heure du calendrier ou d'une horloge : l'heure du Christ est une qualité du Christ. Il apparaît donc que krisis n'est pas exclusivement ponctuel, c'est le chiffre de tout.

 

2°) Les deux races (ou semences) ne désignent pas des personnes.

Ce qui fait la difficulté de notre écoute, c'est que nous entendons Jean comme s'il parlait à partir de notre notion de personne. Ce qui fait la difficulté, c'est que lorsque Dieu trie les semences, nous entendons qu'il trie untel et untel. Mais, en fait, disons provisoirement qu'il trie des éléments qui se trouvent en quiconque. Autrement dit la ligne médiane qui sépare la droite et la gauche, c'est premièrement une ligne qui sépare chacun de nous, et qui n'est pas entre toi et moi. Et c'est pour cela que Jean peut dire que le chrétien ne pèche pas, et aussi que le chrétien confesse son péché c'est-à-dire qu'il pèche.

Nous apercevons que la lecture de Jean, ici, met en question notre concept spontané de "personne", qui est un des termes majeurs de la métaphysique occidentale[15]. Ce qui structure le discours de Jean, c'est ce que l'on pourrait appeler la co-appartenance. En effet la semence et le fruit c'est le même, le rapport des deux étant celui du caché au dévoilé. C'est ce qui nous est apparu déjà. Par ailleurs nous savons que ces co-appartenants se révèlent réciproquement, et qu'ils peuvent être critères l'un de l'autre. Un lieu typique à ce propos : nous pensons que Caïn est mauvais parce qu'il tue, mais Jean dit qu'il tue parce qu'il est mauvais. Chez Jean les oti (parce que) ne signifient pas "parce que", c'est-à-dire qu'il ne faut pas introduire notre précompréhension de la causalité[16], mais lui substituer cette notion de co-appartenance réciproque que nous essayons de mettre en évidence maintenant. Et ceci est très important pour la détermination de notre question.

Si l'on voulait parler le langage de la philosophie classique, on dirait que, quand Jean parle, il parle "formellement", c'est-à-dire qu'il emploie les mots formellement pris : un fils de Dieu, en tant que fils de Dieu, ne pèche pas ; un fils du diable, en tant que fils du diable, ne peut pas entendre la parole de Dieu. C'est pourquoi tout mot, chez Jean, est qualifié et jamais neutre. C'est pourquoi notre Nouveau Testament n'est pas construit sur le présupposé de la nature humaine, la nature humaine neutre, qualifiable en bien ou en mal selon les qualités qui peuvent s'y ajouter.

Ainsi par exemple, quand Jean dit : « les hommes ont préféré les ténèbres à la lumière », il ne dit pas que la nature neutre humaine a, un beau jour, décidé de préférer la ténèbre ; il dit que l'homme, en sens négatif, dit une co-appartenance à la ténèbre, mais que le même mot homme peut dire le fils de Dieu.

Le monde, chez Jean, n'est pas un monde constaté qui est neutre, qui a des ressources de bien et de mal, qui est neutre par rapport à des évolutions possibles. Nous avons vu que monde chez Jean est presque toujours qualifié comme refus. Nous dirions que c'est le monde établi, l'ordre établi qui est sans doute l'ordre des puissants, celui de Pilate et de Caïphe. Cet ordre établi ne se laisse pas mettre en question, mais cela prend une dimension cosmique parce que les puissances, dans cette perspective, ce n'est pas simplement Pilate et Caïphe, mais c'est ce qui régit le cosmos. Et pourtant, chez Jean, le "monde" peut être "sauf", c'est-à-dire que le mot peut être employé en langage favorable. De même le mot "chair" a un sens négatif chez Jean, et pourtant « Le Verbe s'est fait chair »[17] !

Alors ce qui est très intéressant, c'est que cette krisis qui traverse l'homme, traverse aussi le vocabulaire, traverse la langue. Et c'est normal, parce que l'homme, c'est la langue. Vous pouvez faire toutes les études de sémantique que vous voudrez, il y a une sémantique propre à la croix, à la krisis, une redistribution interne du sens des mots. C'est ainsi que souvent nous cherchons les bons mots, les meilleurs, les plus aptes. Mais il n'y a pas de bons et de mauvais mots, ils sont tous susceptibles d'être traversés. Il n'y a pas de mots réservés, ce sont des mots quotidiens, mais ils disent ou ne disent pas.

L'essentiel de ce que je voulais marquer ici, c'est interpréter le tri judiciaire non pas comme ce qui distingue toi et moi, mais comme ce qui traverse chacun de nous. C'est ici que l'on pourrait poser la question de la signification des scènes du jugement dernier. Cela touche aussi à la question : y a-t-il un ciel et un enfer ? N'attendez pas que je pose cette question, mais si vous avez la cruauté de la poser, je l'accepterai comme une question d'aujourd'hui.

Aujourd'hui nous n'avons pas répondu directement à des questions de ce genre, et pourtant, c'est de fréquenter d'une certaine façon l'Écriture qui me munit pour pouvoir penser librement et fidèlement les questions qui peuvent se poser aujourd'hui. Plus tard nous essaierons d'accomplir ensemble ce mouvement, c'est-à-dire puiser ensemble dans ce que nous avons entendu, pour voir comment cela nous conduit à dire quelque chose sur des questions qui se posent aujourd'hui. Ce qui nous sauve du rapport de forces enseignant / enseignés, c'est qu'entre nous il y a le "livre", l'espace du livre, l'espace de la parole, et que nous sommes les uns et les autres "par rapport" à cet espace du texte. Vous apercevez peut-être qu'un certain nombre de choses qui ont été avancées prennent sens progressivement et vont peut être donner lieu à une prise de parole de votre part.



[1] Ce qui figure ici est en grande partie un chapitre du cours que J-M Martin a donné en 1979-80 à l'Institut Catholique de Paris, lorsqu'il était professeur de dogmatique. Comme il est dit en note 4 des ajouts ont été faits.

[4] Ce qui suit (jusqu'à la fin de Jn 8, 47) vient d'une session car nous n'avons pas ce passage tel qu'il a été médité lors du cours en 1979-80.

[6] Cette partie ne vient pas du cours fait à l'Institut catholique, elle a été ajoutée pour introduire la répartition pneumatique, psychique, somatique.

[7] C'est la distinction de la chair et du pneuma, voir L'opposition chair-pneuma. La crucifixion/résurrection du langage.

[8] Pour montrer que cela est de la pensée néo-testamentaire, on peut lire une phrase de 1 Cor 15 : « Il y a un corps psychique et il y a un corps pneumatique ». Voir 1 Corinthiens 15 : la résurrection en question.

[9] Dans le chapitre 11 de la résurrection de Lazare, Jésus dit que Lazare est "endormi" et qu'il va aller le réveiller, et saint Jean précise bien qu'il s'agit de la mort

[10] Il y a un autre texte de Théodote qui parle de la semence dans un langage proprement gnostique où cette idée de semence ne fait pas problème. Il est suivi d’une petite note de saint Clément d'Alexandrie qui dit : « Cette semence, nous l'appelons aussi grain de sénevé ou étincelle» et il ajoute : « le souffle du pneuma réveille et nourrit l'étincelle, et sépare la cendre. »

[11] Pour comprendre l'expression « selon les Écritures », voir  Ancien et Nouveau Testament : Accomplir et abolir. Le N T est en semence dans l'A T..

[12] Par exemple : « 3 Béni soit le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus Christos.…11en qui nous avons été choisis, ayant été prédéterminés (prooristhentès) selon la prédisposition (kata prothésin) de celui qui œuvre la totalité selon le conseil délibérant de sa volonté. » (Ep 1).

[13] Cf. le commentaire de Jn 8, 37 du 2° de la première partie où il est dit que le pardon précède le  péché.

[14] Ceci a été traité à propos de l'épisode maritime du chapitre 6 : « Dans le deuxième épisode maritime de Jn 6, 22-25 il y a plusieurs degrés dans l'épouvante qui ne sont pas notés comme tels mais qu'il faut méditer. Parce que d'une certaine manière ce qui devrait faire peur c'est le chambardement, mais ce qui fait peur c'est aussi la venue de Jésus. La signification profonde de cela, c'est que l'avènement d'un ordre révèle mon état chaotique. Ce qui révèle mon ignorance antérieure, c'est l'avènement de la connaissance qui vient. Le récit lui-même est répartiteur : ce qui est effectivement premier, c'est le surgissement de cette lumière. Et cela reconduit à deux antériorités qui ne sont pas sur la même ligne : l'antériorité du temps qui, chez moi, précède cette connaissance, et qui se révèle comme ayant été chaotique ; et puis la lumière qui vient qui renvoie à l'antériorité d'elle-même parce que c'est moi qui n'étais pas à la lumière, la lumière toujours déjà de quelque manière était là. Ceci est très important pour que nous ne pensions pas que l'arkhê dans laquelle se tient le Christ est plus ancien que la vieillerie de notre temps. » (Jn 6, 16-21 Expérience de mort-résurrection sur le lac).

[15] J-M Martin dit souvent que pour lire l'évangile il faut laisser tomber la notion de "personne" (cf. La notion de "personne" en philosophie et en christianisme au cours des siècles ; retour à l'Évangile)

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