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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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13 janvier 2015

MAÎTRE-DISCIPLE. Chapitre II : Être disciple dans l'évangile de Jean, chapitres 1 à 6.

Pour savoir ce que devient la relation maître-disciple dans l'évangile de Jean,  dans cette deuxième soirée au Forum 104, Jean-Marie Martin parcourt l'évangile de Jean en pointant les lieux où il est question de disciples, et du rapport maître / disciple : l'appel des premiers disciples (avec le passage de Jean-Baptiste à Jésus) ; les Noces de Cana (avec la différence disciples / famille) ; la rencontre avec Nicodème, maître lui-même ; la fonction de service  revue et corrigée par Jésus...

 

Chapitre II

Être disciple en Jean 1 - 6

 

Nous savons que Jésus eut des disciples : il en était donc le maître. Néanmoins la notion de disciple, dans l'Évangile, est une notion à extension variable. À qui revient d'être disciple par rapport à Jésus, cela se dit inégalement, il faut voir à chaque fois à quoi l'usage du mot correspond.

Quelques questions posées à propos du maître.

Jésus enseignant , pain donné, Berna LopezCe qui nous intéresse profondément ici, ce n'est pas seulement de savoir ce que fit Jésus jadis, mais c'est de savoir si, de quelque manière, Jésus est maître aujourd'hui, et de quels disciples. Qui est disciple ? Bien sûr c'est lié à la question : qu'est-ce qu'être disciple ? Est-ce que cette posture de disciple est héritée, où et comment ?

On pourra également se poser la question : est-ce que la posture de maître est héritée, où et comment ? Y a-t-il des maîtres ? Sans doute oui et non. Il faudra examiner cela en fonction de ce qu'en dit l'Évangile et en fonction aussi de la façon dont cela s'est entendu au cours des siècles dans le développement de notre Église occidentale. C'est vers ces questions-là que nous nous acheminons.

Vous vous rendez compte que si Jésus est aujourd'hui le maître dont nous serions les disciples, cela ne peut signifier que quelque chose comme un maître intérieur. Y a-t-il aussi des maîtres extérieurs dans la structure, disons, du christianisme ?

Nous distinguons habituellement la chrétienté, le christianisme et la christité[1]. Ce qui nous intéressera, c'est de voir ce qu'il en est du rapport d'héritage dans le domaine de la christité, mais il faut que nous soyons documentés aussi sur ce qu'il en est dans le christianisme.

Parcourir l'évangile de Jean.

Je voudrais aujourd'hui parcourir l'évangile de Jean en pointant les lieux où il est question de disciples, et de rapport maître / disciple. Donc pour commencer nous faisons une sorte de recensement des lieux auxquels nous pourrions puiser pour répondre à la question que je viens d'évoquer. Cela peut avoir l'air d'une sorte d'énumération. Ne vous inquiétez pas, des fragments de sens apparaîtront à chaque moment.

 

 

I –  Jean 1, 35-42 : Histoires de maîtres et de disciples[2]

 

 

1) Jean 1, 35-39 : Deux disciples du Baptiste suivent Jésus.

Le premier lieu de l'évangile de Jean où apparaît le mot de disciple, c'est au chapitre premier : « 35Le lendemain, Jean se tint à nouveau et deux de ses disciples. » Il ne s'agit pas de disciples de Jésus mais de disciples de Jean (v. 35).

a) À propos du titre de "maître".

Quand Jean est dit maître de disciples, quand Jésus est dit maître de disciples, quand Jésus dit à Nicodème au chapitre 3, avec une certaine ironie, semble-t-il : « 10Tu es maître en Israël et tu ne connais pas ces choses ! », s'agit-il de la même relation dans les trois cas ?

Nous savons en effet que Jésus hérite d'un bon nombre de titres.

Par exemple il hérite du titre de roi. Mais est-ce par l'idée de descendance royale qu'il est roi ? Eh bien non. Ça, c'est « du point de vue de la chair » dira Paul au début de l'épître aux Romains. En réalité : « Mon royaume n'est pas de ce monde » (Jn 18, 36) c'est-à-dire que le terme de roi n'est pas à prendre dans le sens que ce mot reçoit dans l'usage courant.

Il en va ainsi de tous les titres de Jésus, même du titre de Messie, c'est-à-dire Christos : il est Messie mais il n'est pas Messie au sens où on attend un messie. Donc il l'est et il ne l'est pas.

De même, si le terme de maître est d'usage culturel ou structurel, comme le rapport de maître à disciple, on ne peut rien en tirer pour la signification du terme de maître chez Jésus. Ce passage, ce transfert de sens, est ce que certains chrétiens du IIe siècle appelaient le baptême des noms : autrement dit, les noms, les titres de Jésus, meurent – car le baptême, selon Paul, c'est mourir à quelque chose pour vivre à une nouvelle vie – les mots eux-mêmes premièrement meurent à leur sens banal pour pouvoir accéder à dire autre chose, la nouveauté christique.

Donc nous ne faisons pas ici simplement une étude sociologique où il nous importerait de savoir ce qu'il en est du maître et du disciple dans l'antiquité. Ce n'est pas notre problème. Car même si les mots ont déjà un sens, nous savons qu'ils sont ressaisis de sens à partir du foyer d'où tout change et tout s'ouvre qu'on appelle la résurrection. Bien sûr il ne faut pas entendre ce mot comme simplement l'anecdote d'une réanimation quelconque, mais c'est le mot qui dit la nouveauté christique dans sa radicalité.

b) Lecture suivie du texte.

« 35Le lendemain, Jean se tenait à nouveau ainsi que deux de ses disciples. 36Voyant Jésus entrain de marcher, il dit : Voici l'agneau de Dieu”. » C'est la parole qui est résumée dans la gestuelle (et même dans la statuaire) du Baptiste, l'index pointé : « Voici l'agneau de Dieu ». C'est une formule empruntée, mais ce n'est pas ça qui nous intéresse pour l'instant.

« 37Et les deux disciples l'entendirent parler et suivirent Jésus. » Le verbe employé c'est akolutheïn, dont nous avons dit en passant la dernière fois que c'était un verbe caractéristique du disciple : le disciple marche avec, il est l'acolyte de.

« 38Jésus se retournant et considérant qu'ils le suivaient leur dit : Que cherchez-vous ?” » Voilà probablement la première parole de type initiatique : « Que cherchez-vous ? » Elle subsiste sous la forme suivante dans notre baptême qui s'est développé au cours des siècles : « Que demandez-vous à l'Église de Dieu ? » Le mot important, c'est la recherche (zêtêsis), on ne peut accéder à Jésus sinon dans une recherche. Nous verrons l'importance de la recherche dans l'évangile de Jean.

« Ils lui dirent : « Rabbi – qui s'interprète didascale –  voici qu'ils l'appellent rabbi, c'est-à-dire maître – où demeures-tu ? » C'est une excellente question qui est une excellente réponse à « Que cherchez-vous ? ». C'est une réponse par une question, et par la question qui régit tout l'évangile de Jean, la question identifiante, la question “Où ?”.

La question "Où ?" est infiniment plus importante chez Jean que la question “Qu'est-ce que ?”. Et même la question “Qui ?” qui est aussi une question importante chez Jean, la question de l'identification finalement se réduit à la question : “D'où es-tu ?”, “de qui es-tu fils ?”, “de qui viens-tu ?” : le “Qui ?” lui-même est subordonné à la question “Où ?”. D'où l'importance de la symbolique du lieu dans l'évangile de Jean[3].

« Où demeures-tu ? » : le verbe demeurer est un verbe majeur chez Jean. Nous allons le rencontrer au chapitre 15 où, dans une dizaine de versets, il se trouve une dizaine de fois. C'est un lieu de rassemblement de vocabulaire remarquable, c'est un gisement de ce mot demeurer.

Par parenthèse, demeurer chez Jean est l'égal de venir, ce qui pour nous paraît contraire. C'est ne pas savoir ce que c'est que venir et demeurer que de penser ces deux mots-là comme des contraires. En effet demeurer, ce n'est pas rester en place : avoir son lieu c'est avoir la capacité d'en sortir et d'y revenir. Venir est un verbe majeur, c'est peut-être même le mot qui dit le mieux Dieu dans l'évangile de Jean : Dieu, c'est « ça vient », « Je viens ».

Cette réponse par la question “Où ?” est la bonne réponse. Cette question révèle ce qui est au cœur. Nous avons un autre exemple au chapitre 20 où la question est posée à Marie-Madeleine : « Qui cherches-tu ? » ; elle répond « Où l'as-tu posé. » Elle cherche le corps de Jésus. Bien sûr sa recherche est déficiente, elle ne peut pas trouver où on l'a posé puisqu'il n'est pas posé, il n'est pas quelqu'un qu'on pose et qu'on prend (« Dis-moi où tu l'as posé, que je le prenne »). Il n'est pas un corps disponible au sens de « ce dont on dispose », il se révélera autrement que par la prise : par la parole. Mais elle répond : “Où ?”.

En revanche, à l'orée du chapitre 18, lorsqu'on vient chercher Jésus pour le prendre (c'est le début de la Passion), Jésus leur pose la question : « Qui cherchez-vous ? », eux, ils savent, ils ne cherchent pas ou, s'ils cherchent, ils cherchent pour prendre : « Jésus de Nazareth ». On ne peut pas dire mieux, c'est ce qu'ils cherchent, mais précisément c'est la mauvaise réponse. Donc il y a une sorte de théophanie qui fait que « ils tombent en arrière » dit le texte. Donc ce n'est pas un accueil comme celui qui est en question ici.

« 39Il leur dit : Venez et voyez”. » Le verbe venir à nouveau ; cette fois c'est “venir vers”  et voir qui est aussi un terme majeur chez saint Jean. Il y a cinq ou six façons chez Jean de dire voir.

 « Ils allèrent donc, et ils virent où il demeure ; et ils demeurèrent tout ce jour auprès de lui, c'était la dixième heure. » Voilà le premier mouvement du disciple vers le maître.

Nous verrons que Nicodème, au chapitre 3, arrive aussi en prétendant savoir que Jésus est rabbi, et pourtant sa démarche est récusée par Jésus. Jésus prend distance par rapport à cette démarche, nous verrons ce que cela signifie.

 

2) Jean 1, 40-42 : Témoignage d'André, appel de Simon-Pierre.

Les deux disciples de Jean vont devenir disciples de Jésus, et tout de suite il est question de l'un des deux.

« 40C'était André, le frère de Simon-Pierre, un des deux qui avaient entendu de Jean et qui l'avaient suivi. 41Il trouve donc d'abord son frère Simon et lui dit : “Nous avons trouvé le Messiah, ce qui s'interprète Christos”. 42Il le conduisit auprès de Jésus. Jésus, portant son regard sur lui, lui dit : “Tu es Simon, fils de Jean, tu t'appelleras Képhas, ce qui s'interprète Pierre”. »

On est disciple par appel, et l'appel ici se manifeste par l'emploi du nom et de la transformation du nom. Le nom indique dans l'Antiquité quelque chose comme le cœur, c'est-à-dire l'intime de l'être et non pas une dénomination surajoutée de l'extérieur comme nous le faisons : il y a la chose et puis ensuite on lui impose un nom. Non, c'est le nom qui est à la fois le propre (le nom propre) mais aussi le proche, parce qu'être dans la relation d'appel fait que mon plus intime n'est pas un intime clos sur soi mais un intime ouvert. Voilà la signification profonde : l'intimité est ouverture et non pas closure sur soi-même.

Les différentes figures de disciples.

La question qu'on peut poser ici, c'est qu'il y a le terme de disciple mais qu'il y a aussi des noms propres : on note un certain nombre de disciples, nous en avons déjà deux : André et Simon Pierre, ensuite ce sera Nathanaël – ce serait intéressant de lire ce texte mais nous allons simplement courir plus loin – quelle est la signification de ces noms ? Est-ce que ces noms désignent des individus ou sont-ils en même temps des figures ? Y a-t-il plusieurs modes d'être disciple ? Si on regarde les différentes mentions de Thomas au cours de l'évangile, les différentes mentions de Pierre, les comparaisons entre Pierre et Judas, entre Pierre et Thomas, entre Pierre et Jean, est-ce que cela dénote différents modes d'être disciple ? Autrement dit est-ce que ces noms sont aussi des figures de la foi ? Réponse : oui, et cela nous le verrons.

 

II –  Jean 2 : Les Noces de Cana et la mémoire des disciples

 

1) Jean 2, 1-11 : les Noces de Cana.[4]

a) La distinction : disciples / famille de Jésus (v. 1).

Ce que nous apprenons à propos des disciples dans le chapitre 2 dont le premier épisode est l'épisode des Noces de Cana, c'est la distinction entre deux groupes de gens qui sont en rapport avec Jésus : les disciples et les frères (c'est-à-dire la famille). Il y a la figure de la mère qui intervient et qui a une éminente ambiguïté ici, car elle est de la famille mais elle est aussi probablement la mère de tout disciple.

« 1Le troisième jour, fut une noce à Cana en Galilée et était là la mère de Jésus. 2 Avaient été invités Jésus et ses disciples à la noce. 3Et le vin venant à manquer… »

b) Le "croire" des disciples (v. 11).

Et ça se termine ainsi : « 11Ce fut l'arkhê (le principe) des signes que fit Jésus à Cana en Galilée. Et il manifesta sa gloire et ses disciples crurent en lui.»

Les disciples croient, mais que veut dire croire ? C'est un mot majeur pour dire le disciple. Croire nous allons l'étudier, non pas à partir de ce que ce mot dit spontanément à notre oreille, mais d'après les mots qui déploient la signification du croire chez Jean : entendre, voir, toucher, venir vers… ces noms-là modulent la signification du croire.

Croire (pisteueïn) est le mot le plus fondamental, le mot classique, le mot premier historiquement. L'Évangile vient comme une parole et on croit à la parole. Le mot le plus basique aurait pu être recevoir, car s'il vient dans une parole, le recevoir c'est y adhérer, c'est croire. Lambaneïn (recevoir) est le mot employé à plusieurs reprises dès le Prologue pour dire la structure de base de l'Évangile : l'Évangile ça vient, ça se reçoit. C'est à partir de cela que l'Évangile se structure : recevoir. Mais ce recevoir se module dans des modes de réception qui sont l'entendre, le toucher, l'approcher, le venir vers. Ces verbes sont recensés par Jean lui-même de façon explicite. Ils disent tous le recevoir mais dans un certain ordre car c'est entendre qui donne de voir, et voir, qui ouvre une perspective, s'accomplit dans la proximité du toucher ou du venir vers, du venir auprès. Donc ces verbes-là sont essentiels et ils sont connumérés de façon explicite par Jean dans l'incipit de sa première lettre, je ne les rapproche pas de façon artificielle, ils sont présentés comme un ensemble signifiant.

c) La figure de Marie (v. 3-5) [5].

L'ambiguïté de la mère vient de ce que, étant de la famille, elle sera d'une certaine façon, récusée ; mais étant probablement la première disciple, le disciple par excellence lui sera confié au chapitre 19, à la croix. Il est question de Marie seulement à deux reprises, dans l'évangile de Jean, ici au chapitre 2 et vers la fin du chapitre 19.

On peut percevoir – j'en dis un peu plus que je n'aurais dit, car nous sommes le 8 décembre – que Marie est mère de l'écoute et ici d'une façon quasi paradoxale, parce que, s'il s'agit d'écouter, c'est la déficience même, c'est le manque. C'est elle qui voit : « 3 Le vin venant à manquer hysterêma, le manque… Ils n'ont pas de vin. » Et ensuite il y a cette façon de se remettre : « 5 Faites tout ce qu'il vous dira. »

La parole de récusation n'est pas à entendre nécessairement comme une parole dure, mais distance est faite : « 4Jésus lui dit : Quoi entre moi et toi, femme”» ; le mot femme n'est pas en lui-même un mot dépréciatif dans le langage de l'époque.

d) Question d'héritage.

Donc Marie sera finalement glorifiée mais en même temps récusée, et ceci coïncide tout à fait avec les paroles des synoptiques. Lorsqu'on dit à Jésus : « Ta mère et tes frères sont là dehors qui veulent te voir » (Lc 8, 20), Jésus répond : « Ma mère et mes frères sont ceux qui écoutent la parole de Dieu (c'est-à-dire les disciples). »

Tout se passe un peu comme si, dans l'écriture de nos évangiles, il y avait une sorte de dispute d'héritage : qui hérite de Jésus, la famille ou le disciple ?

Nombreux sont les lieux où la famille au sens courant du terme – et c'est souvent scandaleux à notre oreille – est récusée. C'est qu'en effet Jésus a pour tâche d'apporter quelque chose de radicalement neuf par rapport aux liens qui constituent les multiples modes d'être ensemble natifs de l'humanité. Ce point-là, il faut attendre le chapitre suivant pour qu'il soit mis en évidence par la première parole que Jésus adresse à Nicodème : « Si quelqu'un ne naît pas d'en haut, il n'entre pas dans le royaume de Dieu » ; « naître d'en haut » ou « naître de cette eau-là qui est le pneuma de résurrection » (la nouveauté christique), c'est une nouvelle naissance.

Notre véritable naissance n'est pas notre naissance au sens d'une identité civile ou d'un avènement à une culture, ni, bien sûr, une naissance biologique. La véritable naissance nous fait naître de plus originaire que ce que nous appelons notre première naissance. D'où un traitement de la situation de la position de maternité ou de fratrie.

 « Mes bien chers frères », c'est un mot qui dit la relation des disciples du Christ entre eux, mais ils ne sont pas frères, comme dirait Paul, « selon la chair » – et du reste Jean reprend la même expression dans ce chapitre 3 auquel je fais allusion de façon anticipée.

« 12Après cela, il descendit à Capharnaüm, lui et sa mère et ses frères et ses disciples et ils demeurèrent là peu de jours. »

 

2) Jean 2, 22 : La mémoire des disciples.

Ensuite, de ce chapitre 2, je retiendrai un mot qui se trouve au verset 22. Nous sommes ici dans un autre épisode qui a lieu, cette fois, à Jérusalem et non plus en Galilée.

« Quand donc il fut ressuscité des morts, les disciples se mémorèrent ce qu'il avait dit, et ils crurent à l'Écriture et à la parole que Jésus avait dite »

La parole que Jésus avait dite à laquelle il est fait allusion ici se trouve en Jn 2, 19 : « Détruisez ce temple et je le relèverai en trois jours. »

Il y a les disciples d'avant Pâques. Ils sont dans un chemin, une progression. Le thème du chemin et de la progression, du passage de la méprise à une meilleure connaissance, tout ce cheminement est un point très important. Ils sont déjà dans la proximité de Jésus et néanmoins cette proximité même est un chemin. C'est une chose décisive.

Cependant il y a ensuite les disciples d'après Pâques. Or tout ce que nous avons est écrit après Pâques. Autrement dit, quand les disciples racontent ce qui s'est vécu dans leur familiarité prépascale avec Jésus, ils racontent souvent ce qu'ils n'ont pas vécu, ce qu'ils ont manqué à vivre, ce qu'ils n'ont pas compris : « Ils ne comprirent pas. » C'est de la structure même de l'Évangile d'être une lecture rétrospective de ce que furent les disciples mais à partir de ce qu'ils savent désormais de par la résurrection de Jésus. Ce point est très important.

Et cette mémoire n'est pas simplement le souvenir anecdotique de ce qui s'est passé – cela a été relu dans la grande mémoire, dans ce qui tient ensemble les choses (le passé, le présent et l'avenir) – c'est la grande mémoire (mnêmê). Il en sera question de façon explicite à propos du Pneuma Paraclet qui « vous remémorera les choses que je vous ai dites. » (Jn 14, 26).

Donc ici cette mémoire est une mémoire qui remémore, c'est-à-dire qui lit dans une lumière nouvelle, à la fois l'Écriture (la Graphê) et la parole que Jésus a dite. C'est la structure même des évangiles, occasion pour nous de mettre ce point en évidence. Les évangiles ne sont pas une biographie de Jésus au sens historique de la biographie, c'est une mémoire spirituelle de ce qui a été vécu.

 

 III – Jean 3, 1-11. Jésus et Nicodème

 

a) Versets 1-2 et 9-10. Nicodème et sa prétention.

 « 1Était un homme d'entre les Pharisiens, Nicodème son nom, archonte des Judéens. » Il est archonte des judéens, c'est sa position dominante, on traduit parfois par notable, mais Jésus lui-même nous dira qu'on le tient pour didascale (pour maître).

« 2Il vint auprès de lui (Jésus) de nuit et lui dit : « Rabbic'est le mot hébreu qui dit maître, et Jean ici n'a pas besoin de traduire puisqu'il va reprendre le mot rabbi dans sa texture grecque aussitôt après nous savons que tu es venu d'auprès de Dieu comme didascalecomme maître. Non seulement il prétend savoir cela mais il sait aussi pourquoicar personne ne peut faire les signes que tu fais si Dieu n’est pas avec lui. ». Ce « nous savons », c'est ce qui sera critiqué par Jésus. On ne s'approche pas de Jésus en disant « nous savons ». On s'approcherait de Jésus de façon excellente en posant une question, et surtout la question “Où ?”, la question identifiante.

En effet, après un moment de dialogue, on lit : « 9Nicodème répondit et lui dit : “Comment ces choses peuvent-elles se faire ?” »,ce qui en soi, cette fois, n'est pas une mauvaise réflexion puisque c'est la réflexion de Marie lorsque l'ange lui annonce… Mais il est vrai que les mêmes mots peuvent avoir une tonalité différente suivant celui qui les prononce, et la tonalité est une chose essentielle dans la parole, c'est la chose première. Malheureusement la tonalité ne se marque pas avec les caractères graphiques. Or entendre implique d'entrer dans une tonalité, implique d'entendre la tonalité qui ne s'écrit pas.

« 10Jésus répondit et lui dit : « Tu es didascale en Israël et tu ne connais pas ces choses ? » Là il faut conjecturer la tonalité. Nous serions tentés de l'entendre comme gentiment ironique.

b) Versets 4-6. Naître de nouveau.

Entre-temps Jésus a fait entendre plusieurs choses. Il a fait entendre d'abord qu'être disciple ce n'est pas savoir quelque chose, c'est naître, radicalement naître, naître de plus originaire – c'est tout à fait inattendu – croire, c'est naître.

Donc il y a je et je : il y a mon je natif ; et le je d'une naissance première quel est-il ? Question qui reste pour l'instant posée.

Nicodème, bien sûr, comme toujours, se méprend sur la parole de Jésus et pose une question. « 4Nicodème lui dit: Comment un homme devenu vieux peut-il naître ? Est-ce qu'il peut entrer dans le ventre de sa mère une deuxième fois et naître ?” ». Jésus, comme souvent, ne répond pas à la question… Il est intéressant de voir comment Jésus se tient dans les différents rapports avec ceux qui s'approchent de lui, donc les différents groupes d'interlocuteurs auxquels il a affaire. Nous verrons qu'il a une attitude particulière par rapport aux disciples. Ici – mais il lui arrive quelquefois de le faire avec les disciples, donc ce n'est pas décisif – il ne fait que réitérer sa première proposition, ce n'est pas une explication qui soit suffisante pour éclaircir ou éclairer, dans le cas présent en tout cas.

« 5Jésus répondit : « Amen, amen, je te dis, si quelqu'un ne naît pas de cette eau-là qui est le pneuma, il ne peut entrer dans le royaume de Dieu. » Donc la réitération du terme de naître : c'était « naître d'en haut » ; maintenant c'est « naître du pneuma ». Le pneuma est-il semence ?

J'ai traduit « naître d'eau et pneuma » par « naître de cette eau-là qui est le pneuma ». En effet dans « eau et pneuma » nous avons ce qu'on appelle un hendiadys, fréquent chez Jean, c'est-à-dire deux mots pour dire la même chose.

c) Verset 6. L'opposition chair / pneuma[6].

En effet Jésus éprouvera le besoin ici de dire quelque chose sur le pneuma. Il commence par dire que « 6Ce qui est né de chair est chair; ce qui est né du pneuma est pneuma. » Nous avons ici la distinction de la chair et du pneuma. Rien n'est plus difficile à entendre que le terme de pneuma sinon peut-être le terme de chair. En effet chair et pneuma ne sont surtout pas ici des éléments composants, ce sont des principes opposés. C'est le langage propre de Paul. Il est assumé ici par Jean comme à d'autres reprises.

Chair dit un mode de vie, c'est pourquoi « selon la chair », désigne un comportement. Plus précisément ça désigne en général une manière de vivre qui est affectée par une servitude, le fait d'être asservi à la mort et au meurtre, en prenant le mot de meurtre chez saint Jean dans un sens extrêmement vaste, ce mot désignant le mauvais rapport avec autrui.

Un comportement se désigne facilement comme un espace, comme un espace régi :

  • la chair c'est ce que Jean appelle le monde. Ce n'est pas le monde au sens où nous employons ce mot, mais c'est le monde en tant que régi par le prince de ce monde, c'est-à-dire en tant que lieu qualifié, où il y a une appartenance à la mort et au meurtre qui sont des noms du prince de ce monde ;
  • en revanche le pneuma est un autre espace, une autre qualité d'espace, une autre respiration.

C'est donc la distinction entre deux façons de vivre, et j'appelle natif le mode usuel d'être au monde. Je dis le natif et non pas la nature car le mot nature a pris un sens philosophique déterminé qui n'est pas en question ici.

Parenthèse : anthropologie classique / anthropologie biblique.

Le concept de nature est complètement ignoré par nos Écritures, c'est un concept proprement occidental qui va jouer ensuite un très grand rôle dans le développement de la pensée chrétienne, mais au détriment de sa structuration même. C'est un mot qui nous offusque le regard, nous ferme l'oreille lorsqu'il s'agit d'entendre (donc de voir) ce qui est dit dans nos Écritures. Je ne le condamne pas à tous égards pour cette raison qu'il a eu sa fonction, mais il est néfaste de l'introduire dans notre lecture de l'Écriture, donc je le remplace par le natif. Il serait intéressant ailleurs de voir comment il s'introduit, comment il prend place dans l'histoire. C'est important.

Les mots fondamentaux de l'anthropologie sont nombreux. Vous avez le noûs (l'intellect) ; le pneuma… Aujourd'hui, dès que quelque chose n'est pas organique, c'est spirituel alors qu'ici au contraire le spirituel s'oppose, non pas directement à l'organique, mais au psychique. Le spirituel au sens biblique du terme n'est pas du psychique, il se distingue de la psyché, donc du même coup la psyché fait partie de la chair. Il faudrait distinguer encore le mot de corps qui ne dit pas la même chose que le mot de chair. Dans ces conditions, les deux substances de Descartes, la substance pensante et la substance étendue, c'est loin de là, par rapport aux éléments complexes de cette anthropologie.

On peut connumérer le cœur, la psyché et un certain nombre d'autres qui, en plus, ne sont pas dans une structure conforme à notre structure de composition. Il n'y a pas une substance composée de corps et d'âme, c'est une structure purement occidentale.

À l'arrière-plan, chez nous, il y a un je, un je unique qui est substantiel et qui est porteur des différentes composantes de l'être humain, ces composantes étant elles-mêmes douées de facultés différentes, dans la distinction de l'intelligible et du sensible. C'est la répartition classique dans notre pensée. Or si nous prêtons aux mots qui sont dans notre texte le sens qu'ils ont dans notre pensée, nous n'entendons absolument rien à l'anthropologie néo-testamentaire.

d) Qu'est-ce que le pneuma ?

Nous allons ensuite du côté du pneuma puisqu'il s'agit de naître du pneuma. Le pneuma est très important parce que nous verrons plus tard qu'il est assimilé au maître intérieur, entre autres choses. En effet le pneuma désigne la plénitude, mais en même temps la chose la plus vide et qui est « susceptible de recevoir tous les noms et de prendre toutes les formes », comme dit saint Justin au début du IIe siècle.

Le pneuma est, entre autres :

  • de la symbolique de l'air (du souffle, de la respiration) ;
  • de la symbolique de l'eau car il faut traduire ici « naître de cette eau-là qui est pneuma », il ne s'agit pas du baptême où il y a de l'eau sensible et de l'esprit spirituel (ce qui est le sens qui viendra plus tard dans la théologie sacramentelle du baptême et qui a sa raison d'être en son lieu mais qui n'est pas du tout visé ici).

« Naître d'eau et pneuma » c'est naître de cette eau-là qui n'est pas l'eau matérielle mais qui est le pneuma. Le mot “matériel” n'est pas très heureux, et il faut préciser encore quelque chose par rapport à spirituel : la distinction du matériel et du spirituel telle que nous l'employons n'est pas du tout en question quand il s'agit du pneuma.

e) Verset 8 : Le pneuma "tu ne sais".

 « 6Ce qui est né de la chair est chair; ce qui est né du pneuma est pneuma. » Voilà qui est intéressant : on naît de la chair mais on naît du pneuma. Naître du pneuma est notre accession à notre nom secret que nous ne connaissons pas, à une dimension d'être qui n'est pas détenue dans ce que nous savons de nous-même. En effet : « 8Le pneuma souffle où il veut, et tu entends sa voix, mais tu ne sais d'où il vient ni où il va : ainsi en est-il de tout ce qui est né du pneuma. » Si j'avais une phrase à garder de l'évangile de Jean, ce serait celle-là. Et il ne faut pas dire « le vent souffle… » comme si on passait d'une image du vent à la réalité du pneuma, pas du tout. Chez Jean le sens intime des choses s'inscrit déjà dans l'apparent côté anecdotique ou matériel de la chose. Il faut garder le terme de pneuma, il est intraduisible dans notre français.

f) Il souffle "où il veut" ; La volonté comme semence.

« Le pneuma souffle (pneï). » Le verbe qu'on traduit par souffler est de même racine que le mot pneuma : le souffle souffle. Et c'est vraiment caractéristique de ce qui est indicible.

 « Il souffle où il veut » c'est-à-dire selon sa semence, selon sa direction.

Une chose très importante et difficile à développer en quelques mots, c'est que la volonté ici ne se pense pas en rapport avec l'intellect, ni dans un conflit de volontés, mais elle se pense à partir de la symbolique de la semence.

Nous sommes nés de semence divine puisque nous sommes enfants de Dieu, nés du pneuma : le pneuma est semence. Que Dieu veuille, c'est une autre évidence pour ce langage puisque la semence est le désir (ou la volonté) non accomplie encore du fruit.

Ce thème-là est un thème surtout paulinien. C'est la distinction du caché et du dévoilé (du mustêrion et de l'apocalupsis). Il faut lire l'épître aux Éphésiens surtout[7], mais tout l'ensemble des lettres de Paul est construit sur le thème du dévoilement accomplissant et non pas de la fabrication. C'est pourquoi la notion de création-fabrication est tout à fait étrangère à notre Nouveau Testament[8].

« Naître de » : ces mots sont à prendre en rigueur de terme. Nous sommes la volonté voulue de Dieu, nous sommes nés du vouloir divin, du désir divin. Le désir divin est notre semence, c'est la semence de notre être.

Si ça vous gêne de penser que vous êtes la volonté voulue de Dieu, si vous pensez la volonté comme une faculté – ce serait assez peu pertinent de dire que nous sommes une faculté de Dieu – prenez volonté, pour vous aider, au sens testamentaire des “dernières volontés”, la volonté au sens du “voulu” : les dernières volontés, cela signifie les dernières choses voulues.

Nous sommes nés de semence divine. Semence et volonté sont des synonymes dans notre Nouveau Testament.

Pour donner un exemple facilement convaincant, prenons 1 Cor 15. On demande à Paul comment viennent les ressuscités, avec quels corps ils sont.  Il répond « Ce que tu sèmes ce n'est pas le corps à venir mais une graine nue, par exemple de blé ou de quelque autre chose semblable, et le Dieu lui donne le corps selon qu'il l'a voulu. » (v. 37-38). « Selon qu'il l'a voulu », ça ne veut pas dire “comme ça lui chante”. Souvent on traduit “comme il veut”, mais pas du tout, c'est « selon qu'il l'a voulu ». Le corps ici ne désigne pas une partie composante de l'être, il désigne l'accomplissement total de l'être par rapport à la semence[9].

Le rapport psychê / corps est un rapport platonicien ; le rapport sperma (semence) / sôma (corps) est un rapport plutôt stoïcien et c'est celui qu'assume Paul dans la symbolique de la semence et du fruit. Donc « Dieu lui donne le corps selon qu'il a voulu – c'est-à-dire selon la semence – et à chacune des semences son corps propre ». En effet si on sème un végétal quelconque, le fruit est selon la semence.

g) Deux remarques sur ce qui a été découvert.

Ici donc est récusée premièrement la prétention à savoir. En effet celui qui sait est plein de lui-même donc il ne peut pas recevoir, on ne peut que récuser sa démarche en tant qu'il persiste à savoir. Cela sera dit sous une autre forme comme principe essentiel. Donc il y va ici de la façon dont on s'approche de Jésus.

Au chapitre 9 de l'aveugle de naissance, Jésus dit : « Je suis venu pour cette krisis (ce discernement) que les non-voyants deviennent voyants, et que les voyants deviennent aveugles » (v. 39), ce qui signifie : pour que, à ceux qui reconnaissent leur cécité, à ceux-là soit donnée la vue ; ils peuvent la recevoir puisqu'ils se savent aveugles ; mais les voyants, les prétendus voyants, ceux qui se disent eux-mêmes voyants, on ne peut pas leur donner de voir, ils voient. C'est le sens général de la démarche.

Ce texte nous a donné occasion ensuite de réidentifier l'accès à Jésus  – nous retrouvons d'ailleurs ici quelque chose qui est tout à fait conforme à ce que nous avons dit sur la fratrie – ce n'est pas au titre de la naissance dans la famille au sens usuel, mais au titre d'une autre naissance, d'une naissance plus essentielle, d'une naissance plus originelle. Et cette naissance est nativement insue.

h) L'insu et le vrai savoir (versets 8 et 11).

L'insu est dans notre rapport à Dieu ce qu'il y a de plus précieux. La prétention de savoir est ce qui interdit tout rapport à Dieu. Autrement dit le disciple ne s'avance pas en disant : « nous savons ».

Cependant Jésus poursuit : « 11 Amen, amen, je te dis : nous disons ce que nous savons, et nous témoignons de ce que nous avons vu, et vous ne recevez pas notre témoignage. » Est-ce que ceci n'est pas le contraire de ce qu'on vient de dire ? C'est que le bienheureux insu n'est pas du tout l'ignorance banale : ce que nous savons, c'est que ça ne se sait pas. La plus haute gnose, la plus haute connaissance, c'est savoir que savoir est une prise trop petite pour dire ce qui est en question dans notre rapport à Dieu.

Alors je n'ai pas de rapport à lui ? Si, c'est dit dans le texte : « 8 Le pneuma souffle où il veut, et tu entends sa voix. » Entendre est plus éminent que savoir. La raison secrète est très profonde en cela qu'entendre est ce qui maintient cette altérité constitutive de la plus haute unité. Entendre c'est toujours avoir à entendre, donc je garde la relation ouverte : c'est ce qui ouvre le chemin d'un avoir à entendre, ce n'est jamais une affaire entendue.

Je fais la supposition que j'enseigne les mathématiques. Je vous démontre un théorème, vous l'entendez, puis vous pouvez très bien claquer la porte, partir, et refaire vous-même la démonstration du théorème, vous en avez la capacité. Dans « entendre ce qui est encore à entendre », il faut tenir fidèlement la relation, cela ne donne pas lieu à quelque chose qui se prend et qui s'emporte ailleurs.

La relation au maître n'est jamais accomplie, jamais terminée. Même si j'étais maître, je ne le serais que pour autant que je serais encore disciple.

Plus fort que cela : Jésus lui-même qui est par ailleurs, nous le savons, l'égal du Père, ne dit rien de lui-même qu'il n'ait entendu dire du Père. « Le Père et moi nous sommes un ». « Les paroles que je dis ne sont pas mes paroles, ce sont les paroles du Père. Les œuvres que je fais ne sont pas mes œuvres, ce sont les œuvres du Père ».  En effet : « Les paroles que je vous dis, je ne les dis pas de moi-même, mais c'est le Père demeurant en moi qui fait ses œuvres.»  (Jn 14, 10) Ceci est une chose constante dans l'évangile de Jean, il y a ici une signification très profonde.

 

IV – Jean, choix de textes. Disciple ou maître : qui fait le service ?

 

Avec le chapitre 4, nous allons ouvrir un thème qui paraît très mineur au départ mais qui, à terme, a une grande importance. C'est le chapitre de la Samaritaine. On aurait pu se servir de ce chapitre pour mettre en évidence l'aspect progressif de l'approche de Jésus, qui consiste à aller de méprise en méprise moindre, de malentendu en malentendu moindre. On est nécessairement d'entrée dans le malentendu et la méprise quand il s'agit de s'approcher de Jésus. Nous avons affaire ici à un cheminement et un cheminement progressif, d'un progressif qui peut avoir aussi ses arrêts, ses ruptures, qui n'est pas forcément une trajectoire absolument rectiligne… Après tout, un chemin c'est autre chose qu'une errance, mais il peut se faire qu'on se vive dans l'errance et qu'on s'aperçoive après coup que c'était un chemin.

 

a) Jn 4, 8 et 31-34. Questions de nourriture.

Donc c'est un thème qui pourrait être développé mais ce n'est pas cela sur quoi nous allons nous arrêter, c'est un tout petit mot du verset 8 : « car ses disciples étaient allés à la ville acheter des nourritures. » Le disciple, c'est celui qui fait les courses.

Et au verset 31, lorsque la Samaritaine est partie appeler les gens de la ville, les disciples reviennent et lui disent naturellement : Rabbi, mange”. « Jésus leur dit : 32J'ai à manger une nourriture que vous ne connaissez pas. » Et ils se demandent : « Quelqu'un lui a apporté à manger ?  » ; donc ils restent toujours à ce niveau, c'est d'ailleurs dans leur tâche. Cela jusqu'à la phrase très énigmatique sans doute à première écoute, mais qui bouleverse le sens ordinaire des mots : « 34 Ma nourriture est que je fasse la volonté de celui qui m'a envoyé et que j'achève son œuvre. » Faire la volonté (c'est-à-dire que la semence de Dieu vienne à fruit), c'est la même chose que accomplir l'œuvre, c'est la même structure d'ensemble, je le signale en passant. Mais ce n'est pas pour cette raison que nous avons cité cela.

Jésus à nouveau va leur révéler quelque chose en changeant leur regard. Nous avons là une des expressions pour mettre en cause le verbe voir qui se trouve quatre fois dans l'évangile de Jean, dans des lieux à chaque fois signifiant : « lever les yeux ». On a la distinction d'une vue courte (d'une vue basse) et d'une vue d'en haut. Naître d'en haut, c'est aussi voir d'en haut. Le thème de « lever les yeux » est très important parce qu'il y va ici de supprimer une méprise : « 35Ne dites-vous pas encore quatre mois (un quadrimestre) et ce sera la moisson. Je vous le dis, levez les yeux, les champs sont déjà blancs, prêts pour la moisson (donc c'est maintenant). » Il y a donc plusieurs façons de voir le temps qui sont en cause dans ce passage. Mais ce n'est pas pour cela non plus que j'ai ouvert ce chapitre.

Je l’ai cité parce qu'en fait il ouvre à une question qui sera récurrente par exemple au chapitre 6, et sous une autre forme, récurrente au chapitre 13 et aussi au chapitre 15.

 

b) Jn 6, 5-6. Acheter le pain ?

Le chapitre 6 est celui de la multiplication des pains.  

« 5Levant donc les yeux – c'est une des quatre expressions de “lever les yeux” et ici il lève les yeux sur la foule et considérant qu'une foule nombreuse vient auprès de lui, Jésus dit à Philippe – voilà un disciple –Où achèterons-nous des pains pour qu'ils mangent ?” – En fait, dans les synoptiques, ce sont les disciples eux-mêmes qui le disent ; mais ici, si Jean met cela dans la bouche de Jésus, c'est pour éprouver le disciple.

6Il dit ceci l'éprouvant (le tentant) – pour faire sentir au disciple ce qu'il a spontanément au cœur, son souci – car lui savait ce qu'il allait faire. » Et ce qu'il allait faire, c'est révéler que le vrai pain – le pain vrai, pas les pains ou du pain – c'est « moi-même que je donnerai pour la vie du monde. » ; “Je donnerai” : ça ne s'achète pas. Les disciples restent du côté de la nourriture mais ils restent aussi du côté de ce qui s'achète, et la révélation de l'Évangile est la révélation de ce qui se donne, la révélation du don. Le pain essentiel, ça ne s'achète pas, ça se donne : « le pain que je donnerai » c'est la phrase qui est au cœur de ce chapitre 6 et qui est préparée par les premiers versets que nous sommes en train de lire.

 

c) Jn 13, 4-5. Laver les pieds des disciples.

Par ailleurs, j'anticipe un peu ici, un peu trop peut-être, je cours au chapitre 13 où c'est un autre aspect qui sera mis en évidence. Ici c'est le disciple qui fait la corvée et, au chapitre 13, c'est Jésus qui fait le service (c'est le lavement des pieds) : « 4 il se lève de table, pose son manteau, et prenant un linge de service il se le noue à la ceinture, 5puis il jette de l'eau dans une bassine, et il commence à laver les pieds des disciples et à les essuyer avec le linge dont il s'était ceint. » c'est-à-dire que nous avons une inversion du serviteur qui est servi et du maître qui fait le service.

Ceci rentre dans les bouleversements messianiques où le petit c'est le grand, où le dernier c'est le premier, le fou c'est le sage, une thématique très intéressante et très essentielle, du renversement.

Dans les synoptiques, vous avez la même chose : « Je ne suis pas venu pour être servi mais pour servir » (d'après Mc 10, 45), un logion célèbre. De même chez saint Luc, lorsque le maître revient, il ne se met pas à table mais il met les serviteurs à table et les sert (d'après Lc 12, 37). C'est donc un thème qui est récurrent.

 

d) Jn 15, 15. Non plus serviteurs mais amis.

Dans la même direction, c'est au chapitre 15 : « 15Désormais je ne vous appelle plus serviteurs (douloi) – car le disciple a donc aussi la caractéristique d'être serviteur normalement – mais amis (philoi). »

Donc je ne fais qu'indiquer par avance les différents développements où est en question la structure d'être du disciple, mais celle-ci est explicitement mise en question, récusée, renversée, par l'Évangile.

 

Jean 5 : la foule

 Je passe le chapitre 5 car il fait partie de ces chapitres dans lesquels Jésus est en rapport avec des groupes où on trouve les disciples, mais mêlés à d'autres qui peuvent être uniquement des adversaires : l'évangile les désigne comme la foule (ochlos), qui n'est pas toujours négative d'ailleurs mais qui se méprend toujours, ou comme les pharisiens, ou les Judéens.

Le chapitre 5 est celui de la guérison du paralytique, et il comporte deux altercations avec les Judéens.

 

 V – Jean 6, 44-71 : Être disciple de Jésus

 

Nous sommes déjà passés rapidement sur le début du chapitre 6 (acheter du pain ou non). Il y a plusieurs autres points à retenir. Il y a d'abord les versets 44-45.

1) Jn 6, 44-45. Venir comme disciple auprès de Jésus.[10]

« 44Personne ne peut venir vers moi si le Père qui m'a envoyé ne le tire. »

Le “venir vers,” expression très importante. “Être vers” et “venir vers” : “être vers” c'est dans le premier verset de l'évangile de Jean : « Le Logos était vers Dieu et le Logos était Dieu » car être, c'est toujours “être vers” c'est le deux nécessaire pour être le Dieu un. C'est une parenthèse qui n'a pas tellement à voir avec notre sujet, mais qui pour moi est décisive. C'est un thème que nous avons traité ici l'an dernier : « Plus on est deux, plus on est un » parce que toute la pensée théologique s'est ingéniée à essayer de montrer que Dieu était un bien qu'il fût trois ; mais non : il est un parce qu'il est trois, c'est cela l'indication. Je ne déploie pas cela puisque nous avons fait une série de conférences sur ce sujet.

Je reviens donc à mon texte. Le rapport du Père et du Fils est en question ici. Il faudrait voir les multiples lieux de Jean qui traitent de cette question. Autrement dit (d'après le verset 44) le “venir vers” lui-même est quelque chose de donné, il ne relève pas de notre initiative de vouloir nous approcher de Jésus (de Dieu), cela est donné. On trouvera cela plus tard, dans la théologie augustinienne : l'initium fidei, le commencement même de la foi, n'est pas de notre propre ressource, mais c’est le premier grand don de Dieu. Si c'est donné, c'est que ça peut se demander puisque tout ce qui se demande est de l'ordre de ce qui se donne. En effet, que je rende grâce ou que je demande, j'atteste que je suis dans l'espace du don. « Si tu savais de don de Dieu. » Donc je peux demander ? Oui, mais si je demande, c'est qu'il m'est déjà donné de demander. Et nous pensons que cela est donné à tout homme à l'heure où cela lui est donné.

Chez Paul c'est le thème de la charis, donc de la donation gratuite, de la grâce au double sens de gracieux et gratuit (gracieux signifie aussi gratuit d'ailleurs). Et chez Jean c'est le verbe donner qui est un verbe majeur. Le court chapitre 17 comporte 17 fois le verbe donner (c'est un hasard mais c'est facile à retenir) pour vous dire avec quelle fréquence ce verbe est important et décisif ; en grec c'est didômi (je donne) et dôron (le don).

« 45Il est écrit dans les prophètes : “Ils seront tous théodidactes (enseignés de Dieu lui-même)” ; tout homme qui entend d'auprès du Père vient aussi comme disciple auprès de moi. » Le principe de l'écoute, c'est le Père : il est le Père de la Parole, du Logos, et donc le Père de l'écoute. Vous avez peut-être des traductions différentes ?

► Oui : « Quiconque s'est mis à l'écoute du Père et à son école vient à moi. »

J-M M : Je pense qu'il faudrait traduire : « qui est à l'écoute du Père vient aussi comme disciple à moi. » Il n'y a pas le mot école mais mathôn,de manthanô (apprendre) ; c'est un verbe du disciple, de la même racine que mathêtês (disciple).

« Tout homme vient comme disciple » : c'est intéressant. Nous avions posé la question : y a-t-il seulement eu des disciples ? Mais le grand sens du mot de disciple chez saint Jean – nous sommes alertés à cela maintenant – c'est de dire que tout homme a la vocation de devenir disciple. Nous avons ici une réponse à la question que nous avions suggérée un peu rapidement en commençant.

 

2) Les Douze (v. 60-71).

Puisque nous sommes dans ce chapitre 6, je voudrais noter aussi autre chose qui se trouve à la fin du chapitre.

      ●   « Je suis le pain »

C'est le grand chapitre sur le Pain de la vie. Il commence par la multiplication des pains, et cet épisode n'en reste pas à l'anecdote d'une multiplication des pains, il donne lieu à une grande méditation sur le pain véritable. « Je suis le pain » est un des “Je suis” johanniques à propos du Christ, et c'est même « Je suis le vrai pain ». Chez nous, c'est l'inverse, le vrai pain c'est “des pains” et Jésus est un pain au sens figuré, pas au sens vrai. En revanche, ici, quand Jésus dit « Je suis le pain », il s'agit du pain au sens vrai : Jésus est “le pain”. Mais il n'est pas un pain parmi les pains, de même qu'il est “l'homme” et non pas seulement un homme parmi les hommes. C'est à méditer mais c'est très fructueux. On peut dire que c'est une façon hébraïque de dire, une façon spéculative hébraïque. Un pain parmi les pains c'est une chose, le pain essentiel, le pain des pains, c'est autre chose ; de même que le Cantique des cantiques (Shir hashirim) est le cantique par excellence. C'est une structure intéressante. Nous en avons vaguement hérité dans notre langue mais elle n'appartient pas profondément à notre pensée, du moins pas avec la force qui provient de cette façon d'articuler les choses.

      ●   Les altercations de fin de chapitre.

Je voulais en venir à la fin de ce chapitre 6. Les dernières choses que nous allons apercevoir pour cette fois-ci, c'est que le grand dialogue sur le pain de la vie se termine par des altercations : d'abord une altercation avec la foule des opposants qui ne donne pas beaucoup de fruit car Jésus ne répond pas et ne fait que réitérer la difficulté en l'aggravant. Mais il y a ensuite un dialogue avec les disciples.

      ●   La réponse de Jésus aux disciples.

« 60Beaucoup parmi ses disciples qui avaient entendu cela s'écrièrent : Cette parole est dure (sclêros)il s'agit de « celui qui mange ma chair et boit mon sang… »qui peut l'entendre ? »

À eux Jésus répond de façon tout à fait différente de la réponse qu'il a faite à la foule des opposants « 63Le pneuma vivifie, la chair ne sert de rien. » Nous retrouvons la formule paulinienne de l'opposition chair / Pneuma « Les paroles que je vous ai dites sont pneuma et vie » c'est-à-dire qu'elles ne sont pas à entendre dans un sens charnel  Il leur donne une explication par rapport à la dureté de la parole « manger ma chair ». Seulement nous avons une expression assez étrange ; il vient de dire : « 53Si vous ne mangez la chair du Fils de l'Homme et ne buvez son sang, vous n'avez pas la vie en vous » et il dit maintenant : « la chair ne sert de rien », c'est une belle difficulté. Vous sauriez la résoudre ? Je vous laisse le faire pour vous-même, nous y reviendrons éventuellement.

 « 64Mais il y en a certains parmi vous qui ne croient pas. Jésus savait en effet depuis le début quels sont ceux qui ne croient pas et quel est celui qui doit le livrer. 65Et il disait : Pour cela je vous ai dit que nul ne peut venir à moi si cela ne lui a pas été donné du Père. 66Depuis ce moment, un certain nombre des disciples s'en vont en arrière et ne marchent plus avec lui. » C'est-à-dire que même l'explication qui a été donnée ici n'est pas entendue ou reçue, donc il y a des disciples qui s'en vont.

      ●   Les Douze.

« 67Jésus dit alors au Douze ».

Nous avons parlé des disciples, mais j'ai dit d'entrée que le nombre était extensif suivant les lieux, que l'expression de disciple ne s'employait pas toujours à même dimension. En effet Jean connaît l'expression “les Douze” qui tient une grande place dans les synoptiques, elle ne se trouve que rarement chez lui, mais il la connaît et l'emploie ici. Donc il est à penser que ceux qui résistent, c'est ceux que nous appelons par ailleurs les apôtres parce que, quand ça désigne les Douze, disciple et apôtre sont synonymes.

Et nous avons aussi des disciples qui ne sont pas les apôtres, qui suivent Jésus et qui entendent sa voix. Et nous avons déjà pré-entendu d'une certaine façon que tout homme est enseigné de Dieu ; or nous venons de voir que tout homme qui est enseigné de Dieu vient vers Jésus comme disciple ; donc être disciple concerne tout homme.

Nous ne sommes pas tenus à inspecter la structure sociologique du rapport maître-disciple à telle époque, etc. Ce n'est pas cela qui est en question de façon pertinente lorsqu'on ouvre l'évangile ; le mot est donc repris dans un sens différent.

      ●   La confession de Pierre.

« 67Jésus dit alors au Douze : Voulez-vous vous en aller ? 68Simon-Pierre lui répondit : Seigneur, vers qui irons-nous, tu as les paroles de la vie éternelle.” »

Ensuite nous avons une confession de Pierre qui fait écho à celle qu'on appelle la confession de Césarée, qui se trouve au chapitre 16 de saint Mathieu : « 15Qui dites-vous que je suis ? » Pierre répond : « 16Tu es le Christos, le fils de Dieu » et Jésus déclare : « 17La chair et le sang ne t'ont pas révélé cela, mais mon Père qui est dans les cieux » – ce n'est pas la chair et le sang (c'est-à-dire l'humanité native) qui a pu te faire dire cela, cela t'a été révélé par mon Père qui est dans les cieux. Cela rejoint totalement Jean dans un langage différent : c'est le Père qui appelle, c'est le Père qui tire, et c'est la même chose que d'être tiré par le Père et de venir vers le Fils. Ici, dans le récit de la multiplication des pains, Pierre dit : «Tu es le Consacré de Dieu »

« 69 Et nous nous avons cru et nous avons connu que tu es le consacré de Dieu.” »

      ●   Le thème de Judas.

« 70Jésus leur répondit : “N'est-ce pas moi qui vous ai choisis, vous les Douze ? Et l'un d'entre vous est diabolos (adversaire, disperseur). 71Il parlait de Judas de Simon Iscariote car celui-ci devait le livrer, lui un des Douze. »

Ce thème de Judas dans les Douze, donc d'un mode d'être disciple qui est particulier, nous le retrouverons la prochaine fois dans le chapitre 13 où il est mis en comparaison avec Pierre. Pierre et Judas concernent deux types de déficience : le reniement de Pierre, et, comme on dit,  la trahison de Judas. Et nous verrons ce qu'il en est de ces deux figures qui sont importantes et qui rentrent dans le champ le plus restreint des disciples qui est le cercle des Douze.

Il faut entendre la Parole, la fréquenter de près, et ensuite notre question revient mais éclairée par ce que nous aurons entre-temps entendu.

Qu'en est-il pour nous, éventuellement d'être disciple, et éventuellement d'être maître ?



[1] Voir chapitre I, à la fin du I. Et sur le blog les messages du tag christité, en particulier La christité présente en tout homme. La figure de l'Eglise dans le monde.

[4] La transcription de la session qui a eu lieu sur les Noces de Cana sera un jour publiée sur le blog.

[10] Ce texte sera repris au début du chapitre IV. Sur le blog figure également la transcription d'une session sur tout le chapitre 6, voir le tag JEAN 6.

 

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