Symbolique de l'agneau et du berger chez saint Jean, ajouts iconographiques
Dans les titres du Christ on trouve "le berger" mais aussi "l'agneau". Comment se référer à cette symbolique qui est très éloignée de nos façons de penser ?
C'est pour approcher de cette symbolique que j'ai fait un patchwork d'extraits de ce qu'a dit Jean-Marie Martin, lui qui est, entre autres, spécialiste de saint Jean (cf Qui est Jean-Marie Martin ?). Pour ne pas avoir un texte trop long, au III et IV les extraits ont été limités, il serait donc bon d'aller voir les textes entiers, les références étant indiquées dans le plan[1] .
Les messages "Image et texte" et "Agneau de Dieu" d'où proviennent une grande partie de ces extraits, étaient des cours faits par J-M Martin lorsqu'il était professeur de théologie à l'Institut Catholique de Paris. Or J-M Martin proposait des séances d'iconographie avec Marie Jeanne Coloni, mais je n'ai pas trace de ces séances, aussi j'ai ajouté un extrait d'un des articles de M-J Coloni. A noter que sauf l'Agneau mystique des frères Van Eyck les illustrations n'ont pas été choisies par J-M Martin.
Christiane Marmèche
- I – Considérations iconographiques à partir du thème de l'agneau (et du berger). Extrait de Images et textes. Réflexion à partir de l'iconographie.
- II – Symbolique du pasteur suscitée par le mot "herbe" en Jn 6, 10. Extrait de la fin de JEAN 6, PAIN ET PAROLE. Ch 3 : Jn 6,14-29 - Deux épisodes maritimes.
- III – Symbolique de l'agneau pascal référée à la parole du Baptiste en Jn 1, 29. Le 1° est extrait du début du III de JEAN 6, PAIN ET PAROLE. Ch 7 Symboles dans l'Eucharistie (pain, sang...); le 2° est extrait de Agneau de Dieu : l'agneau immolé (Ap 5,6 et Jn 1, 29-34), le Bon pasteur (Jn 10,1-15).
- IV – Berger et brebis ; berger et agneau (d'après Jn 10, 11-15). Extrait de Agneau de Dieu : l'agneau immolé (Ap 5,6 et Jn 1, 29-34), le Bon pasteur (Jn 10,1-15)
- V – Les os de l'agneau pascal en Jean 19, 31-37. Extrait de Agneau de Dieu : l'agneau immolé (Ap 5,6 et Jn 1, 29-34), le Bon pasteur (Jn 10,1-15).
- VI – La figure du pasteur dans la triple confession de Pierre (Jn 21, 15-17). Extrait de JEAN 20-21. Résurrection. Chapitre VII. Jean 21 ou les Actes des apôtres johanniques.
- VII – L'agneau égorgé avant le lancement du monde (Ap 13, 8) extraitde JEAN 6, PAIN ET PAROLE. Ch 7 Symboles dans l'Eucharistie (pain, sang...),
- VIII – Statues du berger porteur d'agneau : 1° L'agneau qui devient berger (extrait d'un article de Marie-Jeanne Coloni avec qui J-M Martin travaillait lorsqu'il était professeur à l'Institut Catholique de Paris : Visages du Seigneur dans Christus n°98 d'avril 1978, p. 222-224) ; 2° Statue d'Hermès criophore et statue d'un moschophore.
Symboliques de l'agneau et du berger
I – Considérations iconographiques à partir du thème de l'agneau.
Nous allons énumérer ici un certain nombre de ces figures qui se trouvent dans les peintures des catacombes. […]
Une figure fréquente est celle de l'agneau.
- L'agneau d'abord pour la région pastorale qu'il représente, la région nomade ou la région ouverte de l'homme. Nous pouvons faire ici référence à la symbolique d'Abel, le premier pasteur, tué par le premier sédentaire. Dans le premier christianisme il y a des échos de la symbolique sacrificielle de l'agneau de la mystique juive.
- Par ailleurs berger et agneau peuvent jouer corrélativement une sorte d'opposition ou de relation, alors que dans un autre sens ils peuvent aussi être pris comme désignant communément la même région pastorale.
Le berger, lui, très souvent, allude au thème de la prairie et au thème du jardin. Le thème du jardin touche au thème de l'arbre. Le thème de l'arbre touche au thème central de l'arbre de vie, qui est aussi la croix, etc. Il y a toute une suite qui donne lieu à une possibilité ou à des possibilités de lecture de ce que nous avons caractérisé ici au départ comme le thème de l'agneau.
[…]
Voilà énumérés un certain nombre de thèmes iconographiques des premières communautés chrétiennes. Se pose à nous la question : comment fréquenter ces monuments, comment fréquenter ces traces de l'expérience et de la vie chrétienne ? Nous allons essayer de répondre à cette question parce que ce que nous avons dit des thèmes ne remplace pas une fréquentation effective assidue, le fait de regarder ces images. Mais encore faut-il, dans cette fréquentation et dans ce regard, éviter un certain nombre d'écueils et savoir comment se comporter. C'est ce à quoi nous essayons maintenant de répondre : comment fréquenter ces traces.
Tout d'abord éviter de se poser de fausses questions. Par exemple : cet agneau, ou ce poisson, est-il le symbole du Christ ou bien le symbole de l'homme sauvé ? Cette question est en fait la question : l'artiste a-t-il illustré une page de christologie ou une page d'anthropologie ? Dit comme cela, c'est un peu ridicule, mais c'est la même question. Autrement dit, dans notre regard toujours déjà, nos traités insidieusement s'insinuent et nous empêchent de voir "la" question qui se poserait.
II – Symbolique du pasteur suscitée par le mot "herbe" en Jn 6, 10.
Dans la scène de la multiplication des pains nous sommes dans une mouvance pascale, mais il y en a d'autres. Par exemple : « Il y avait beaucoup d'herbe » (v.10), c'est commode pour s'asseoir, mais c'est une autre référence, une référence aux pâturages où le berger conduit son troupeau pour le nourrir. Il y a donc ici des références qui seraient du côté du chapitre 10 de saint Jean sur le bon berger.
Donc bien avoir à l'esprit que nos textes du Nouveau Testament sont constamment référenciés du point de vue du vocabulaire ou de l'évocation d'épisodes, aux grandes figures ou à des thèmes vétéro-testamentaires, mais que la façon dont ils sont référenciés peut nous paraître étrange parce qu'elle ne respecte pas la lecture historique de l'Ancien Testament. Comme pour le talmud, comme pour la cabale, la lecture évangélique est une lecture aux éclats[2] : les textes ne sont pas lus dans leur continuité restituée par un historien. Mais un mot de psaume peut être éclairé par une mise en rapport immédiate avec un mot de la Genèse. Les testimonia sont faits ainsi. C'est un mode de lecture qui est commun au talmud, à la cabale, à l'Évangile, mais qui est à rebours des questions que pose un historien
III – Symbolique de l'agneau pascal référée à la parole du Baptiste.[3]
« Voici l'agneau de Dieu qui enlève le péché du monde » (Jn 1, 29)
1) La parole de Jean-Baptiste reprise par la liturgie.
La liturgie a pris le mot magnifique de Jean le Baptiste qui est un indicateur, un index qui montre, et qui dit la toute première parole de toutes les paroles : "voici", la parole qui donne à voir, qui dit : voi-ci, vois ici l'agneau. Elle invite à voir quelque chose qui à première vue ne se voit pas puisqu'on ne voit pas d'agneau. Que ce soit l'agneau, c'est ce qui rend plausible la manducation de la chair et le breuvage du sang, autrement dit ce n'est pas rien.
Simplement il faut faire des distinctions dans l'usage que l'Évangile fait des traces (ou des figures) de l'Ancien Testament : un certain nombre sont assumées verbalement et d'autres assumées gestuellement. La référence à Melkisédeq[4] est quelque chose qui est gestué, c'est-à-dire que je prends du pain et du vin ; en revanche il n'y a pas de sacrifice d'agneau dans le christianisme, cependant toute la signification de l'agneau pascal est transférée sur le Christ. En effet tout, dans le discours, est référé à la symbolique de l'agneau pascal : le Christ comme agneau, c'est-à-dire le Christ comme sacrifié, corps et sang disjoints. La référence est celle de l'Exode (Ex 12, 3-13) où, la veille de la Pâque (la veille du passage), les hébreux immolent des agneaux, le corps étant mangé par la communauté et le sang oignant les portes de la maison (c'est l'onction par le sang). Du reste il y a un rapport déjà étroit entre le pneuma et le sang par le thème même de l'onction.
2) L'expression "agneau de Dieu".
L'expression "agneau de Dieu" est particulièrement difficile, non seulement parce que le symbole de l'agneau ne nous est pas familier dans sa vérité originelle, mais aussi parce que nous le prenons pour une image pâle chargée de signifier des notions telles que salut, sacrifice, sacré, péché, notions que nous connaissons trop ou trop peu. Au titre de l'ethnologie, les notions de sacrifice, de sacré, disent des rites ou des pratiques qui sont étrangers au monde de la technologie, à notre monde. Certes, dès longtemps, ces notions ont été moralisées, le sacré pensé comme le saint et le saint pensé comme le moral. Donc ces notions ont été moralisées. Mais au titre même de la morale ou de l'anthropologie ces notions sont ou seront encore plus mises en cause par des critiques, Nietzsche par exemple, comme apologie de la souffrance ou du ressentiment, tout ce qui est impliqué par une certaine notion de sacrifice. En résumé ce qu'évoque le mot agneau, Agneau de Dieu, est pour nous toujours déjà, avant tout égard, jointé de cette façon. Nous y avons distingué une notion et une image, et dans la notion nous avons joint quelque chose qui se réfère à la morale ou un rite.
a) L'expression "agneau de Dieu" dans l'usage courant : image et concept.
Si vous aviez à introduire vous-même ce chapitre, vous prendriez le temps d'instaurer un examen critique de cette expression prise dans l'usage courant.
Cette expression évoque une image mais aussi une référence à des concepts, selon la répartition qui nous est familière entre l'image et l'idée.
– Référence à une image. Les images évoquées par l'agneau sont des images de douceur : « Le voici l'agneau si doux » ou encore des images de conformisme comme « moutons de Panurge ». Il est remarquable déjà que ces références soient en fait, littéraires : référence aux "bergeries" et "pastorales", référence à un texte de Rabelais. Est-ce que cela signifierait que nous n'avons pas de contact immédiat avec le mot agneau ?
Même si, à la rigueur, vous avez vu un agneau, vous n'avez pas vu ce qui est en question dans la symbolique johannique. En effet, la production de viande ovine n'a rien à voir avec la symbolique pastorale, elle est en effet tout entière prise dans ce mouvement d'industrialisation de la culture et de l'élevage.
– Référence à un concept. L'expression « agneau de Dieu qui enlève le péché du monde » sera située dans un langage convenu où elle rappelle l'idée de sacrifice expiatoire, dans le meilleur des cas au sens où nous l'avons rencontré dans la théologie classique, et dans le pire des cas sous des formes perverties incluant au moins implicitement l'idée d'un Dieu qui se satisfait grâce à la souffrance de son Fils innocent. Du reste, je note en passant que l'expression "agneau de Dieu" n'est pour nous qu'un effet de langage qui ne donne pas lieu à pratique. Elle se réfère, nous le verrons, à une pratique sacrificielle juive comme celle de l'agneau pascal. Nous en avons gardé le langage, mais l'Évangile a converti le contenu de ce langage dans une pratique du pain et du vin, ce qui pour nous en éloigne encore, d'une certaine manière, le sens[5].
b) L'Agneau mystique des frères Van Eyck.
J'ai demandé de faire passer parmi vous la reproduction d'un panneau du polyptyque qui se trouve dans la cathédrale Saint-Bavon de Gand. Il a été peint en 1432 par les frères Van Eyck et il est remarquable à bien des égards dans l'histoire de la peinture. Il a par exemple la réputation d'être la première peinture à l'huile, et en tout cas d'une utilisation de l'huile par ses étonnantes possibilités de transparence.
Ce qu'il faut retenir de ce polyptyque, c'est l'iconologie johannique du panneau central inférieur, connu sous le nom de "L'adoration de l'Agneau" ou "Agneau mystique".
Il représente une grande prairie des quatre coins de laquelle affluent des groupes ; au centre l'Agneau ; au-dessus de lui la colombe de l'Esprit ; au-dessous de lui une fontaine qu'on envisage en étant munis d'une certaine connaissance de l'histoire de la peinture ou simplement selon des impressions spontanées.
[…]
« Et je vis, au milieu du trône et des quatre vivants, et au milieu des anciens, un Agneau se tenant debout comme immolé (esphagménon, égorgé), ayant sept cornes et sept yeux qui sont les sept pneumata de Dieu envoyés par toute la terre. » (Ap 5, 6)
Nous avons là, sans doute, une des références de l'image de Van Eyck que nous avons regardée, la référence qui est proposée le plus habituellement : une adoration de l'Agneau. Je vous signale que l'Agneau est à la fois debout et égorgé, et vous avez peut-être aperçu le sang qui coule de sa plaie. Il n'y a sans doute pas de meilleure illustration de cette affirmation que nous avons répétée : pour Jean, mort et résurrection, c'est le même.
Cette image fait aussi référence, et peut-être de façon plus explicite encore, à un passage de l'évangile de Jean :
« 29Le lendemain, il (Jean-Baptiste) voit Jésus marchant vers lui et dit : « Voici l'Agneau de Dieu qui lève le péché du monde. 30Celui-ci est celui à propos duquel j'ai dit : "Après moi vient un homme qui fut avant moi, car il était premier par rapport à moi". 31Et moi je ne le connaissais pas. Mais afin qu'il soit manifesté à Israël, je suis venu, moi, baptisant dans l'eau. » 32Jean témoigna disant : « J'ai contemplé le pneuma descendant comme une colombe du ciel et reposant sur lui, 33et moi je ne le connaissais pas. Celui qui m'a envoyé baptiser dans l'eau, celui-là m'a dit : "Celui sur qui tu verras le pneuma descendant et demeurant sur lui, celui-ci est celui qui baptise dans le Pneuma Sacré." 34Et moi j'ai vu et j'ai témoigné que celui-ci est le Fils de Dieu. »».
Dans ces quelques versets nous avons la mention du pneuma, de l'agneau et du baptême dans l'eau ; tous les trois figurent ici : la colombe, l'agneau, la fontaine octogonale qui est, on le sait, symbole du baptême. Ces trois figures sont translatées sur ce que l'on pourrait appeler une perspective. Les historiens trouvent en général le plan de la perspective encore un peu trop relevé, mais c'est une erreur à mon sens car le relevé du plan est fait pour assurer la réalité verticale et axiale qui marque l'unité de ces trois : c'est une traduction graphique de ce qu'est le Christ qui se trouve ici proposée.
Je vous avoue que le thème de l'agneau mystique m'a laissé très longtemps insatisfait, et je crois que pour la même raison la notion générale de sacrifice ou d'agneau de Dieu nous laisse insatisfaits. Or, quand nous ne savons pas où placer certains concepts, certaines images, le mieux est encore de les placer au centre, pour que ce qui est peut-être à certains égards le moins vu soit cependant ce qui donne sens à tout le reste. Nous faisons souvent la même réflexion à propos de la résurrection, or nous recevons ici le même enseignement visuel en voyant ce tableau. […]
IV – Le berger et les brebis ; le berger et l'agneau (Jn 10, 11-15).[6]
● La région du pastoral.
Le mot "pasteur" est à prendre ici au sens de "pâtre" et non directement dans le sens de pasteur selon l'acception dérivée chrétienne. Dans un certain nombre de textes de Jean on peut voir qu'il s'agit simultanément de pâtre et de l'agneau non pas en tant qu'ils se distinguent, mais en tant qu'ils renvoient à une même région : la région de la vie pastorale comme symbole d'échange. Cette région de la vie pastorale se distingue de l'agriculture sédentaire, et dans cette opposition-là joue une certaine thématique de l'ouvert et du fermé, étant bien entendu que la vie sédentaire elle-même peut donner lieu à un symbolisme positif quand elle n'est pas référée à cette opposition-là.
Ce qui nous intéresse ici, c'est ce que j'appellerai une imprégnation réciproque, et cette imprégnation joue très fort dans le poème. On pourrait employer un langage plus savant et parler de la distinction qui est faite entre la syntaxe et le syntagme par exemple, dans le langage de Roland Barthes. Les corrélations les plus efficaces dans le langage courant ne jouent pas ici comme cela ne joue pas dans le poème. Une des corrélations les plus efficaces de la grammaire, c'est la distinction de l'actif et du passif. Ici, actif et passif, c'est comprendre que le rapport entre agneau et pasteur est comme le rapport entre garder et être gardé. Nous allons être conduits progressivement à voir que dans la symbolique de Jean, l'agneau et le pasteur sont deux mots qui disent la même région du pastoral.
● Jean 10, 11-15 : Le bon berger dans la figure de l'agneau.
« 11Je suis le bon berger (égô éimi ho poïmên ho kalos) ; le bon berger pose (tithêmi) son être (sa psychê) pour les brebis. – "Poser sa psychê" est une expression qu'on traduit en général par "donner sa vie", mais il faut éviter le mot de "vie", car le terme employé ici n'est pas zoê (vie) qui désigne chez Jean la vie éternelle. Éventuellement on peut dire "donner son être". "Poser sa psychê" c'est se donner soi-même pour les brebis. Nous avons ici le thème du don : se déposer (tithêmi) est un verbe basique chez Jean.
Ce thème-là ouvrirait sur la dimension paradoxale qui fait que le bon berger est celui qui est appelé par le Baptiste : l'agneau de Dieu. Normalement, ce sont les brebis qui donnent leur vie et permettent au berger de vivre. Ici, c'est le berger qui donne que vivent les brebis.
Là encore vous avez peut-être l'impression d'une espèce d'incohérence imaginale. Dans les "Je suis", vous aviez la porte au verset 7 («Je suis la porte des brebis »), et le berger (v. 11), et maintenant c'est l'agneau ! Mais tout cela est signifiant. Il faut peut-être éprouver cette gêne, parce qu'elle relève de notre mode de cohérence, même dans le domaine de l'imaginaire. C'est ce qui nous rend quasi impossible la lecture de l'Apocalypse parce que c'est une écriture quasi "hiéroglyphique". Mais nous ne sommes pas du tout habitués à cela car pour nous les métaphores ne se tiennent pas en cohérence. Or, si je vais en profondeur dans chacune (porte, berger…), c'est là que je trouve la véritable cohérence du texte.
12Le salarié, celui qui n'est pas berger, de qui les brebis ne sont pas les propres… – la distinction n'est plus entre le voleur étranger et le berger comme dans les versets précédents, mais entre le bon berger et le berger insoucieux ou bien le mercenaire, celui qui n'est pas vraiment berger, dont les brebis ne sont pas les propres.
…voit (constate) venir le loup, et laisse les brebis et fuit. Et le loup les arrache (harpazeï) et les déchire… On a un autre thème : les deux termes de harpazeïn (saisir) et skorpizeïn (déchirer) disent la région du meurtre, la multiplicité de la dispersion.
Et le thème du berger qui rassemble par l'unité de la voix dit quelque chose du thème que nous allons rencontrer dans notre prochain cours, sur le rapport des dispersés (ou des multiples) et de l'unité. D'ailleurs, je vous le signale, cette notion du rassemblement des multiples a aussi un sens profondément eucharistique, puisque en Mc 6, 34 la pitié du Christ précède le miracle des pains, et le Christ a pitié de les voir comme des brebis sans berger : « Jésus vit une grande foule et fut rempli de compassion pour eux, parce qu'ils étaient comme des brebis qui n'ont pas de berger ». Et la chose est reprise dans les Synoptiques après l'institution de l'eucharistie où il est dit : « je frapperai le berger et les brebis seront dispersées » (Mc 14, 27).
13… puisqu'il est salarié et qu'il n'a pas cure des brebis. » On a le verbe méleïn (avoir soin ou avoir cure). Par là s'esquisse en retour un certain rôle du pasteur : méleï (il a cure). On pourrait montrer dans le détail qu'il ne s'agit pas d'une fonction particulière, mais de ce qu'ailleurs on appelle agapê : le soin et l'agapê disent la même chose.
On pourrait remarquer que la racine de ce que nous appelons la pastorale dans son sens le plus large dans l'Église ne doit être usurpé par personne car il est donné à tous. La symbolique du pastoral est celle de l'ouverture, de la diffusion, de la communicabilité, et c'est une dimension de toute agapê et de toute foi en tant que foi. Le pastoral – je ne dis pas "la pastorale" – est affaire de toute foi, au titre de la foi et non pas au titre d'une spécialisation quelconque.
« 14Je suis le berger, le bon, et je connais les miens, et les miens me connaissent 15selon que le Père me connaît et que je connais le Père et je pose ma vie (je me dépose) pour mes brebis. » Nouvelle occurrence de ce thème apparu au verset 11 et qui revient ensuite comme thème principal des versets 17-18.
Le terme "poser" est un terme johannique et je voudrais faire état d'un travail accompli il y a quelques années par une étudiante sur le chapitre 13 de saint Jean qui est celui du lavement des pieds. Cet épisode montre le Christ qui pose (tithêmi) son vêtement pour prendre le vêtement de serviteur après quoi il reprend son vêtement. Ce qui se joue dans ce texte c'est effectivement la dépose du vêtement de gloire qui décrit la passion et la mort du Christ, et la reprise qui dit la résurrection. Il y a là une symbolique du vêtement.
"Poser sa vie", voilà un mot capital, car vous seriez fondés à me demander pourquoi nous parlons du berger alors que nous sommes dans un chapitre sur l'Agneau de Dieu. C'est ici que se produit le renversement significatif. Normalement, c'est la brebis qui donne sa vie, c'est d'elle que se nourrit le berger ; or ici le Christ est berger, mais il n'est berger qu'en tant qu'il est agneau, qu'en tant qu'il "pose sa vie".
C'est donc un lieu fondamental et il y aurait un certain nombre de choses à développer à ce sujet. Je n'en note que deux :
– cette unité qui s'accomplit dans l'effacement du berger est tout le contraire de ce qu'évoque spontanément pour nous l'image de celui qui conduit les autres ;
– la parole du Christ est une parole appelante, mais elle n'a rien à voir avec ce que sont nos paroles impérieuses. Or nous pensons habituellement notre relation à Dieu sur le mode de nos relations usuelles qui sont toujours dans un certain rapport d'impérialisme, un certain rapport d'oppression. En quoi cette parole n'est-elle donc pas impérieuse ? Elle n'est pas impérieuse parce que la parole du berger n'est rien d'autre que le silence de l'agneau égorgé.
V – Les os de l'agneau pascal en Jean 19, 31-37.
Le thème de l'agneau se réfère à différents lieux de l'Ancien Testament :
– il y a une référence au bélier substitué à Isaac (Gn 22)[7] ;
– il y a une référence au serviteur souffrant d'Isaïe où l'homme de douleur est comparé à un agneau : « Il n’ouvre pas la bouche : comme un agneau conduit à l’abattoir, comme une brebis muette devant les tondeurs, il n’ouvre pas la bouche » (Is 53, 7) ;
– mais il me semble que la référence la plus fondamentale est celle de l'Exode[8] qui nous conduit à l'agneau pascal.
Le lieu que je vais donc évoquer est Jn 19, 31-37, qui fait suite à la mort de Jésus en croix.
« 31Les Judéens […] demandèrent à Pilate de leur briser les jambes et de les enlever (les corps). 32 Les soldats vinrent donc; ils brisèrent les jambes du premier, puis de l'autre qui avait été crucifié en même temps que lui (Jésus). 33Venant vers Jésus, comme ils virent qu'il était déjà mort, ils ne lui brisèrent pas les jambes. 34Mais un des soldats, de sa lance, lui ouvrit le côté. Et sortit aussitôt sang et eau. […] 36Ces choses arrivèrent afin que soit accomplie l'Écriture : "Pas un os de lui ne sera brisé". (Citation de Ex 12, 46) 37 Et une autre Écriture dit encore : "Ils regarderont vers celui qu'ils ont transpercé.” »
Vous avez noté en passant le souci de joindre le témoignage de la vision à la référence scripturaire. Ce qui nous intéresse, c'est justement la référence à l'Exode par l'introduction de la fracture de l'os : cela se réfère explicitement à l'agneau pascal auquel il ne fallait pas briser les os. Il y a donc ici une assimilation qui est faite par le texte qui se réfère à la symbolique de l'os comme élément permanent au-delà des vicissitudes de la chair, comme capable de refleurir. Ceci touche aux multiples façons de dénommer l'homme que j'ai étudiées ailleurs. "Chair et os" est une de ces façons, elle se dit avec deux éléments corrélatifs. Par exemple « Celle-ci est l'os de mes os, et la chair de ma chair » (Gn 2, 23) n'est pas une redondance.
VI – La figure du pasteur à propos de Pierre (Jn 21, 15-17).
Cette partie est extraite de JEAN 20-21. Résurrection. Chapitre VII. Jean 21 ou les Actes des apôtres johanniques En Jean 21 il y a d'abord des scènes au bord du lac (la pêche miraculeuse…) puis au verset 15, Jésus s'adresse à Pierre : « M'aimes-tu ? …. Pais mes brebis…» Ce qui est dit ici est complété par ce que J-M Martin dit au IV à propos de Jn 10, 13 : « On pourrait remarquer que la racine de ce que nous appelons la pastorale dans son sens le plus large dans l'Église ne doit être usurpé par personne car il est donné à tous. La symbolique du pastoral est celle de l'ouverture, de la diffusion, de la communicabilité, et c'est une dimension de toute agapê et de toute foi en tant que foi. Le pastoral – je ne dis pas "la pastorale" – est affaire de toute foi, au titre de la foi et non pas au titre d'une spécialisation quelconque.»
On change de champ symbolique en passant du champ maritime au champ pastoral. La thématique pastorale se trouve à plusieurs endroits de l'évangile de Jean. En particulier Jésus est l'agneau (« Voici l'agneau de Dieu ») et le berger (« Je suis le bon berger »). Au chapitre 10 il est question des brebis (probata) et du bercail unique. Les deux champs sont compatibles en ce qu'ils sont traités tous les deux dans la structure du rassemblement des dispersés, c'est-à-dire dans la perspective eschatologique du remembrement de la christité dispersée. À l'arrière de tout cela, dans la pensée johannique, il y a cette idée que tout homme est un fragment de la christité démembrée. La fraction du pain rejoue la fracture de l'humanité pour que cette humanité fracturée soit rassemblée et reprise en un seul pain ou un seul poisson.
« 15Quand donc ils eurent dîné, Jésus dit à Simon-Pierre : "Simon de Jean, m'aimes-tu (agapâs) plus que ceux-ci ?" Il lui dit : "Oui, Seigneur, tu sais que je t'aime (philô)" Il (Jésus) lui dit : "Pais (boské) mes agneaux".
16De nouveau (palin) il lui dit pour la deuxième fois : "Simon, fils de Jean m'aimes-tu ? (agapâs)" Il (Pierre) lui dit : "Oui, Seigneur, tu sais que je t'aime (philô)". Il (Jésus) lui dit : "Pais (sois berger de, poimainé) mes brebis".
17Il lui dit pour la troisième fois : "Simon, fils de Jean, m'aimes-tu (phileis) Pierre fut attristé qu'il lui ait dit pour la troisième fois "M'aimes-tu?" et il lui dit : "Seigneur, tu sais tout, tu connais que je t'aime. Jésus lui dit : "Pais (boské) mes brebis." »
Ce moment de la triple confession, par sa structure ternaire, rappelle évidemment le triple reniement de Pierre[9]. Il y a même une notation au verset 17 : « Pierre fut attristé ». La tristesse de Pierre n'est pas du tout notée par Jean dans le récit du triple reniement alors que, si je ne m'abuse, elle l'est dans les Synoptiques, donc le thème se trouve déplacé ici : cette tristesse conversive a une signification pour la figure de Pierre.
Une autre question se pose, c'est qu'il y a trois questions et il y a trois mouvements qui donnent lieu à un double vocabulaire. Nous remarquons les verbes agapân et philein (aimer), puis la différence entre les agneaux et les brebis, et aussi deux verbes également pour dire "paître" ; et ces mots sont décalés, ils ne sont pas dans un ensemble constant. Est-ce qu'il y a là simplement le souci de ne pas répéter la même formule, donc de varier ? Est-ce qu'il faut chercher une signification particulière, éventuellement progressive, marquant des nuances entre ces différents mots ? Je vous avoue que pour ma part je ne sais pas s'il y a une différence chez saint Jean entre agapân et philein, ce sont deux mots qui, de toute façon sont pris en bonne part. J'hésiterai même à dire que philein est plus fort qu'agapân qui a une valeur fondamentale. De même pour l'expression « le disciple que Jésus aimait » on a souvent agapân (13, 23 ; 19, 26 ; 21, 20) mais aussi philein (20, 2 et 7).
Il est encore plus difficile de voir une différence entre les deux verbes qui disent paître, et donc il n'est pas sûr qu'il y ait une différence notable entre les agneaux et les brebis. Je vous rappelle que ce texte est un de ceux qui ont été utilisés apologétiquement par l'Église romaine pour marquer la primauté des successeurs de Pierre sur l'ensemble de l'Église. Les théologiens faisaient justement une différence entre les agneaux qui désignent les simples fidèles, et les brebis qui désignent les évêques : il était le pasteur de tous les simples fidèles, mais aussi des brebis, donc pasteur aussi des évêques. Il faudrait réfléchir à la question de l'usage de ce texte par rapport à la structure même de l'Église.
[…]
● La constitution fondamentale de l'Église.[10]
Abandonnons provisoirement la symbolique johannique pour essayer de nous situer par rapport à un discours théologique beaucoup plus classique. On s'aperçoit que lorsqu'il s'agissait de l'Église au Moyen Âge, il ne s'agissait pas d'abord du gouvernement (ou du regimen).... Voici une petite phrase de saint Thomas d'Aquin : « Les apôtres et leurs successeurs ont le regimen de l'Église constituée par la foi et les sacrements de la foi ». L'Église est constituée par la parole dirions-nous, et par la gestuation de la parole. C'est cela qui constitue l'Église et de cela les successeurs des apôtres ont la garde (le regimen). Autrement dit il ne faut en aucune façon mettre sur le même pied ce qui est en question dans la constitution fondamentale de l'Église et ce qui est en question dans le regimen de l'Église. Si j'insiste ici, c'est parce que, sous prétexte de faire une théologie plus biblique, on a énoncé un ternaire dont la constitution Lumen Gentium porte la marque, à savoir que le pasteur (ou le roi), le prêtre (ou le sanctificateur), et le prophète (ou le docteur) sont mis sur le même plan. Mais l'Église, structurellement, n'a pas reconnu que cela fut hérité sur le même plan.
En disant tout cela, je voudrais que nous fussions suffisamment libres pour pouvoir entendre dans l'évangile de Jean quelque chose qui n'est pas seulement une collection d'opinions comme nous lirions les pensées de Marc-Aurèle, mais qui ouvre un espace vivable dans l'ordre de l'écoute, et que cela soit le sens premier, profond du mot Église ; et pour ce qui est des vicissitudes du regimen par rapport à cette réalité, que nous en fassions un autre problème. Je ne cherche pas à me faire l'apologète de l'Église telle qu'elle est, ce n'est pas mon problème, mais sous prétexte que ce que nous appelons couramment l'Église présente une figure parfois déficiente à notre gré, je ne voudrais pas que nous soyons conduits à simplement considérer comme un ouvrage documentaire l'Évangile, la parole que nous avons essayée de lire.
Ceci n'est pas du tout une réponse à vos questions, c'est une invitation à déplacer ces questions, parce que si vous voulez dire : « l'Église on en a marre.. » je le sais aussi et cela ne m'intéresse pas. Ce qui importe dans cette affaire, ce n'est pas de gérer le pour et le contre dans l'Église. Je n'entrerai pas pour ma part dans cette discussion même si elle est urgente pour vous, parce qu'on ne s'en sort pas. De toute façon c'est infructueux. En revanche ce qui me chagrinerait, c'est que cette Écriture fût finalement réduite à n'être pas ce qu'elle est, une parole qui est vivante et qui fait vivre.
Mais je précise ceci : je n'ai pas dit qu'on ne peut pas lire l'Évangile comme un document. Comme il est dans toutes les bibliothèques, on peut toujours le lire comme n'importe quel livre. Ce que je dis c'est que si on lit un peu plus en avant, on est fondé à penser qu'il se donnera pour autre chose que pour un monument historique. Alors j'invite à le penser sur le mode sur lequel il se donne à penser.
► Tu as dit que l'Église était constituée par la foi et les sacrements et qu'il fallait distinguer cela du "régime". Peux-tu mettre cela en rapport avec les figures de Pierre et Jean ?
J-M M : Pierre a un primat ou plus exactement un charisme particulier qui est celui de paître c'est-à-dire de régir (« Pais mes agneaux ») : cette fonction appartient au "régime" et pas à la "sacralité" comme telle. Et ça se fait dans un triple questionnement qui est la copie du triple reniement parce que celui qui a la garde de la fidélité, c'est justement celui qui a renié ; cela pour bien manifester que Pierre n'a pas ce charisme de par sa vertu propre, mais comme un charisme donné, ce qui est fondamental. C'est un charisme particulier qui ne postule pas la Chapelle Sixtine, une mitre, des vêtements dorés, toute la façon dont cela s'est vécu, et même le langage dans lequel cela s'est exprimé. En effet le service de garde qui est confié à Pierre, l'Église a choisi au cours des siècles de l'exprimer dans le langage du droit romain, mais le droit romain n'appartient pas à la révélation. Que signifie cela dans une foi qui est une réfutation de la loi ? En fait cela se justifie, je l'ai étudié longuement dans mes cours, je ne vais pas le développer maintenant, mais c'est une question.
La comparaison entre Pierre et Jean s'est déjà faite au chapitre 20 : Jean court vite et Pierre beaucoup moins vite. Ce n'est pas une question de physiologie ou d'aptitude sportive. Jean est toujours le symbole de la rapidité et il y a différents modes d'accéder à la Résurrection que modulent les différents personnages qui apparaissent dans le chapitre 20. Il y a le cheminement long, les allers et retours, les retournements, toute l'expérience de Marie-Madeleine. Il y a la course lente de Pierre et la rapidité de Jean, signe que Jean est rapide dans son écoute c'est-à-dire dans sa foi : « Il vit et il crut ». Autrement dit une caractéristique est donnée à la fonction johannique qui la distingue de la fonction pétrine. Jean (et les disciples de Jean le reconnaissent) est soumis au service de garde de Pierre et cependant Jean a une autre caractéristique qui a été préfigurée dans ce que nous venons de dire, et qui se développe ensuite en cela qu'on a dit que ce disciple « ne mourrait pas ». En fait il est mort. Il est fait allusion à la mort martyre de Pierre (« un autre te ceindra et tu iras ou tu ne veux pas »). Jean est mort sans doute quand le dernier chapitre est écrit, ce qui fait problème par rapport à cette persuasion que Jean ne mourrait pas. Mais la phrase est ressaisie pour indiquer que Jean est l'écriture achevée. Il est le disciple par excellence (ce que n'est pas Pierre) et il est permanent dans son écriture. Il est une présence qui persiste, la garde de la parole dans l'ensemble de l'Évangile bien sûr, mais singulièrement dans l'évangile de Jean.
Je pense que ce chapitre 21 est le résultat de débats entre des communautés pétrine et johannique qui correspondent aux deux têtes (les deux colonnes comme on dira) auxquelles sont accordés respectivement des caractéristiques qui les distinguent.
VII – L'agneau égorgé avant le lancement du monde (Ap 13, 8).
Cette partie est extraite de la session sur le chapitre 6 de l'évangile de Jean (cf fin de chapitre 7. Questions diverses ( Satan ; Christ...) Symboles dans l'Eucharistie (pain, sang...)), elle débouche sur une interprétation de l'expression de l'Apocalypse citée dans le titre précédent. La question posée par un participant se réfère à ce que dit Jésus : « Celui qui ne mange pas ma chair et ne boit pas mon sang n'a pas la vie en lui » (Jn 6, 53). Il est ici question de chair et sang, et on pourra aller voir ce qui est dit de la conception de l'homme en milieu hébraïque dans Les distinctions "corps / âme / esprit" ou "chair / psychê / pneuma" ; la distinction psychique et pneumatique (spirituel).
► Que peut signifier le sang dans notre texte et dans l'Eucharistie ?
J-M M : Le sang est par exemple un des noms du pneuma (du Souffle). Il y a un petit dialogue à ce sujet qui se trouve dans l'évangile de Philippe, texte gnostique du IIe siècle.
Après avoir rappelé ce qu'a dit le Christ : « Celui qui ne mange pas ma chair et ne boit pas mon sang n'a pas la vie en lui », Philippe pose la question : « Qu'est-ce que sa chair ? » Il répond : « Sa chair est le Logos (la Parole) et son sang est le Pneuma Sacré. Celui qui a reçu ceux-là a une nourriture et une boisson et un vêtement. ». (Sentence 23, édition Ménard, p. 59)
Le Logos et le pneuma c'est la chair et le sang. Vous me direz : voilà une façon tout à fait métaphorique d'interpréter et d'abandonner le réalisme eucharistique. Pas du tout. Notre évangile de Jean va jusqu'à nous dire que le pain véritable, c'est la parole et que le pain corruptible n'est pas du pain véritable. Voilà un renversement qui ne fait pas que simplement inverser les choses.
Mais ici il faut méditer la signification du mot "véritable" (du mot vrai) qui, évidemment, est aux antipodes de l'usage du mot vérité dans notre histoire occidentale. En effet, chez nous la vérité détermine la nature d'une chose qui est conforme au concept que l'on a : on sait ce que c'est que du pain (peut-être), alors ce qui n'est pas cela n'est pas du vrai pain et on peut l'appeler pain de façon métaphorique. Chez saint Jean, nous avons exactement le regard inversé par rapport à cela. Vous le verrez encore davantage à propos de la résurrection elle-même.
Ce qui est dit dans le chapitre 6 est à entendre de la dimension de vie éternelle, c'est-à-dire de la dimension de christité qui est en chacun et qui coexiste avec un autre aspect qui est celui du meurtre ou de l'exclusion. C'est du sens intime de ce qui s'appelle originellement le sacrifice. Le sacrifice réagit de façon apotropaïque, comme disent les techniciens, on pourrait dire homéopathique au sens originel du terme. Un exemple majeur d'homéopathie, c'est l'élévation du serpent : les serpents mordent et les gens meurent ; on exalte le serpent d'airain qui, si on le regarde, fait guérir. C'est le même, mais dans une fonction de renversement.
● La symbolique du sang.
Or ce qui est fondamental dans l'histoire des hommes, c'est le meurtre (le sang répandu) ou c'est l'exclusion, ce qui est la même chose. Et c'est parce qu'il est question du sang répandu qu'il y a du sang en question et dans l'œuvre christique et dans le sacrifice tel qu'entendu en sens chrétien. Il y a une inversion fondamentale. C'est pourquoi il faut revenir sur la signification du sang qui fait problème et difficulté dans nos confortables représentations du sacré. C'est cela qui est géré et qu'il faut examiner. Le sang du Christ a à voir avec le meurtre : en quoi, et comment cela peut-il être compris ? Ce n'est pas dit.
Pour les Anciens la première caractéristique du sang c'est que ça crie : "le sang crie" (Gn 4, 10). Le sang de l'hôpital ne crie pas. Et qu'est-ce qui boit le sang dans l'Écriture ? La terre : la terre ouvre sa bouche et boit le sang (Gn 4, 11). Il n'y a rien d'autre qui boive le sang. Et boire ce sang-là, c'est peut-être ce qui empoisonne la terre.
Boire le sang des consacrés, c'est aussi ce que fait la grande prostituée (Ap 17, 6). Ce n'est pas plus doux que ce que nous imaginons dans notre post-théologie, ce sont des choses très graves, qui touchent profondément. On ne peut pas y entrer à l'aide des approximations ou des appréhensions que cela suggère spontanément dans notre imaginaire de modernes. Il faut essayer de fréquenter cette symbolique.
Et qu'est-ce qu'un sang qui crie et qui est finalement entendu par le plus silencieux des sangs versés ?
Comment est-il possible que cela prenne place dans une pensée un jour ? Ce n'est pas de le caractériser comme une chose étrange attestée dans l'histoire des religions ou autre. Dans quelle mesure cela peut-il avoir du sens ? Et avant de pouvoir répondre à cette question, je crois qu'il faut encore attendre longtemps.
► Boire le sang fait référence au meurtre, cette référence reste très gênante pour nous.
J-M M : La référence au meurtre, il faut la garder parce que c'est le sang saisi (ou pris) par le meurtre qui rend intelligible une symbolique du sang donné.
Constamment, quand on lit un beau passage de Paul sur le ciel, la terre, la réconciliation de toutes choses, on a cette précision : « par son sang » (Rm 3, 25 et 5,9 ; Ep 1, 7) ou « par le sang de sa croix » (Rm 5, 1 ; Col 1, 20). Qu'est-ce que ça veut dire ?
● La répartition fondamentale ; ce par quoi le monde tient.
Essayons de restituer cette circulation qui est elle-même fondée sur une dénomination de l'homme comme « chair et sang » et sur une pratique par rapport à l'animal telle que ce qui est premier dans le sacrifice, c'est d'être une répartition, la répartition fondamentale : la répartition du sang (qui ne revient pas à l'homme) et des chairs. Cette notion de répartition est tout à fait structurante de toute pensée. Donc ce qui joue ici est vraiment la structure première, et c'est en ce sens-là que ce sera fondateur.
Il s'agit, comme il est dit dans l'Apocalypse, de « l'agneau égorgé dès avant la constitution du monde » (Ap 13, 8) et c'est ce par quoi le monde tient.
Ici nous entrons dans un discours, et il faut essayer de percevoir que, pour cette pensée, ce qui est en question est aussi décisif que peut l'être encore la notion de gravitation universelle chez nous pour dire la consistance des choses.
Cette répartition qui est première est la répartition du dur et du mou. Dans la Genèse, une des premières répartitions est la répartition de la terre aride et des eaux. C'est ici (avec chair et sang) une répartition de ce genre avec toute la symbolique de vie que comporte le sang ; mais c'est également le fluide et le solide. Or la répartition du fluide et du solide est tout à fait décisive tout au long de l'évangile de Jean, et c'est elle qui joue dans la répartition du pain et du vin. Cette répartition-là – manger et boire – est "maintenue". C'est une donnée anthropologique fondamentale.
[...]
► Tu as parlé de répartition à propos du sacrifice de l'agneau, n'est-ce pas aussi le fait de la parole ?
J-M M : Il faut voir en effet que le mot du Baptiste « Voici l'agneau de Dieu qui lève le péché du monde » au début de l'évangile de Jean est précédé par un mot qui dit déjà cela ; c'est un des premiers mots, celui de Logos. Ce mot Logos est probablement le lieu sacrificiel et judiciaire constitutif originel puisque c'est la parole qui répartit la lumière et les ténèbres.[11] Et les Pères de l'Église ont lu la croix dans cette répartition[12].C'est cette parole, absolument tranchante, qui est experte en boucherie sacrée dans la cuisine du sacrifice. Fonder et répartir, c'est la même chose ; l'arkhê et la répartition, c'est la donnée fondamentale de la Genèse et c'est là qu'est l'agneau dès avant le lancement du monde, celui qui est dans les premières choses auprès de Dieu et sur quoi le monde tient.V – Statues du berger porteur d'agneau.
1) L'agneau qui devient berger (extrait d'un article de Marie-Jeanne Coloni dans Christus)
Parmi les images du berger reconnu par les archéologues comme christique, l'une des plus touchantes est sans doute celle que le Père du Bourguet a exposée au Louvre. Le pasteur est beau comme Apollon dont il porte la courte tunique et les cheveux bouclés. Mais l'agneau qu'il porte sur ses épaules lève la tête en signe de victoire sur la mort elle-même. La stature de cet agneau sacrifié dit assez qu'il est berger par son sacrifice et la tendresse du Pasteur laisse entendre qu'il livre sa vie pour ses brebis.
Cette image redoublée est centrale dans la décoration de sarcophage paléo-chrétiens ou des chambres domestiques offertes par leurs propriétaires au premier culte chrétien… Et elle dit tout ensemble la mort et la résurrection de Jésus en faisant écho aux inoubliables paraboles relatées par saint Jean. « Je suis le bon Pasteur… », une autre manière de dire la résurrection car, dans le monde juif qui n'avait jamais oublié le temps de sa vie nomade au désert, le Pasteur, le maître du troupeau, l'est aussi de la tribu, et le fait d'être le Pasteur de son peuple est un des attributs de Yahvé. Et Jésus peut revendiquer pour lui ce titre, parce qu'il est le Fils Unique, Dieu-le-Fils, le Vivant que la mort ne peut retenir, Dieu-qui-sauve, comme l'indique son nom de Jésus. Le berger a en effet un rôle de chef, mais non au sens que nous donnons au mot aujourd'hui. Il faudrait plutôt parler de celui qui prend soin, qui « élève son vin », qui « soigne son troupeau » ; oserait-on dire, en usant d'une analogie moderne, de celui qui entretient sa voiture ? C'est tout cela, le sacrifice et la sauvegarde, la victoire sur la mort et la sollicitude, la seigneurie et l'allégresse qui connote cette belle image du Sauveur en climat judéo-chrétien.
Mais il y a un autre paradoxe : l'image est si proche de celle de l'Apollon criophore (« porte agneau ») que les spécialistes hésitent souvent entre les deux attributions pour une même statue. La réponse la plus fréquente à ce sujet en appelle à la routine des fabricants d'idole pour justifier la reprise d'un modèle connu passé sans autre changement à l'usage des chrétiens. Peut-être. Mais la défiance de l'Église née de la synagogue et de la gentilité à l'égard des faux dieux est telle qu'on voit mal comment ils auraient commandé une idole pour se représenter Jésus. À dire vrai, Apollon criophore n'en est pas tout à fait une. Il s'agit plutôt d'un moment de la vie d'Apollon qui résume les aspirations les plus nobles de l'idéal grec, d'une épreuve à laquelle sera aussi soumis, en son temps, Dionysos… À ces deux divinités opposées, mais associées, le dieu de l'harmonie et celui de la folie, le dieu de la bonté et celui de l'extase, est proposée la même occasion de sacrifice et de tendresse qui se présente sur fond de liberté et de communion avec la nature. Là, s'élabore une image idéale des plus belles inspirations païennes, et l'Église qui reconnaît « le Verbe répandu dans le monde » (Justin) ose s'en servir pour dire aux hommes l'accomplissement de leurs espérances dans un langage qui leur soit accessible, dans un vocabulaire familier.
2) Complément. Statue d'hermès criophore et statue d'un cosmophore.
Le mot criophore vient du grec kriophóros (porteur de bélier). La représentation la plus connue est Hermès criophore. Voir sur le blog un Hermes criophore daté du Ve siècle avt JC. Une étude intéressante est accessible sur internet dans le fichier pdf Hermès Criophore - Académie de Nice, l'auteur soulignant, à propos des statues de bon berger qui se trouvent sur des sarcophages chrétiens, que « cet emprunt aux canons païens présentait un avantage en temps de persécution : l'image n'avait une signification chrétienne que pour les initiés.»
Il y a aussi des représentations de moschophore (porteur de veau). Voir sur le blog une représentation d'un moschophore, son visage est souriant et le veau est passif ; cette statue datée de 560 avt JC est le plus ancien ex-voto retrouvé sur l'Acropole, et d'après l'inscription qui se trouve sur la base, un nommé Rhombos a consacré cette statue à Athéna, divinité tutélaire de la cité d'Athènes, La statue représentant un homme qui porte un veau pour le sacrifice.
[1] En particulier Agneau de Dieu : l'Agneau mystique des frères Van Eyck, l'agneau immolé (Ap 5,6 et Jn 1, 29-34), le Bon pasteur (Jn 10,1-15).
[2] Lire aux éclats est un livre de Marc-Alain Ouaknin.
[3] Ceci est extrait de JEAN 6, PAIN ET PAROLE. Ch 7 : Questions diverses (Satan ; Christ...) Symboles dans l'Eucharistie (pain, sang...) ; d'autres messages étudient cette expression, en particulier Voici l'agneau de Dieu qui enlève le péché du monde .
[4] « Melkisédeq, roi de Salem, apporta du pain et du vin ; il était prêtre du Très-Haut. Il prononça cette bénédiction : "Béni soit Abram par le Dieu Très-Haut qui créa le ciel et la terre, et béni soit le Dieu Très-Haut qui a livré tes ennemis entre tes mains". Et Abram lui donna la dîme de tout. » (Gn 14, 18-20).
[5] Voir le 1°.
[6] Ceci est extrait de Agneau de Dieu : l'Agneau mystique des frères Van Eyck, l'agneau immolé (Ap 5,6 et Jn 1, 29-34), le Bon pasteur (Jn 10,1-15) : une lecture plus approfondie figure dans Jn 10, 11-18 Le bon berger et les brebis. Le Je christique et les dispersés.
[7] Quand Isaac monte avec Abraham vers le lieu du sacrifice, il lui dit: « Voici le feu et les bûches; où est l'agneau pour l'holocauste ? » Abraham lui répond : « Dieu saura voir l'agneau, mon fils » (22,7-8). Quand l'ange arrête la main d'Abraham, ce n'est pas un agneau qu'Abraham aperçoit, mais un bélier pris par les cornes au bois d'un buisson, qui sera par la suite mis en relation avec le bois de la croix. C'est finalement le bélier qui est sacrifié.
[8] L'Exode, ou sortie d'Égypte, commence sous le signe d'un agneau égorgé et mangé à la hâte, tandis que son sang mis sur les montants des maisons protège du fléau qui passe au-dessus (Exode 12).
[9] Il y a ici une triple question et une triple réponse. Une fonction est donnée à Pierre, la fonction de pasteur : paître les agneaux et les brebis. Pourquoi trois fois ? Pour indiquer un rapport avec le triple reniement. Ce rapprochement a un sens éminent, c'est qu'il est donné ici à Pierre une fonction qui ne relève pas des dispositions naturelles de Pierre, bien au contraire… Il a, pourrait-on dire, une charge de vigilance, de garde, de soin de troupeau – mais bien sûr Jésus est le pasteur par excellence. Parce qu'il est celui qui renie, il lui est confié d'être le gardien de la foi des autres, ceci pour bien marquer que le véritable gardien de la foi des autres, c'est Jésus lui-même et non pas l'individu Pierre. (D'après la session Maître et disciple).
[10] Ceci est traité plus longuement dans Constitution de l'Église : figure sacramentelle et figure de gouvernement. Hydrographie johannique, météo de l'Esprit.
[11] Le lieu de méditation des premières choses dans le judaïsme c'est, de façon préférentielle, la Genèse et éventuellement son interprétation sapientielle avec la figure de la Sagesse (la Sophia) dont il est question au livre des Proverbes : la Sagesse qui préexiste à la création du monde. Alors est instauré tout un processus de méditation sur la parole pré-existante de Dieu ; la parole en question est : « Que la lumière soit ». Au commencement était la parole, la parole constitutive, et c'est de là que vient le mot Parole, c'est-à-dire le mot Logos qui se trouve au début de l'évangile de Jean. La parole de Dieu appartient aux premières réalités. Ceci suppose tout un renversement pour nous parce que la parole n'est jamais constitutive : chez nous la parole disserte sur quelque chose de constitué, ou bien sort de quelqu'un qui est constitué. Et je ne peux dénommer la parole comme constitutive de toutes choses conformément à la Genèse que si j'entrevois une signification de la parole tout à fait différente de celle à laquelle nous sommes habitués. (J-M Martin).