JEAN 20-21. Résurrection. Chapitre VII. Jean 21 ou les Actes des apôtres johanniques
L'enjeu du chapitre 21 est important : il s'agit de l'essence même de la résurrection. On a d'abord les apôtres et leur pêche infructueuse de nuit, mais tout se renverse avec la venue de Jésus, la pêche. Quelles sont les diverses symboliques mises en jeu (le repas, le poisson sur la braise, les poissons frits…) ? Quel rapport entre cet épisode de la pêche miraculeuse et la pêche dont parle Luc ? La deuxième partie du chapitre 21 est consacrée aux figures de Pierre et du disciple bien-aimé (que Jean-Marie Martin interprète comme étant celle de Jean) : qu'est-ce qui revient à l'un et à l'autre ? C'est ce qui fait dire à J-M Martin que ce chapitre 21 peut être considéré comme les Actes des apôtres johanniques.
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Chapitre VII
Jean 21
Les Actes des apôtres johanniques
L'enjeu du chapitre 21 est important : il s'agit de l'essence même de la résurrection. Nous avions aperçu que le chapitre 20 avait l'air de suffire puisqu'il comportait même une conclusion, et puis voici un autre épisode.
Ce n'est pas un texte des plus difficiles. Il répond à un certain nombre de questions qui ne sont pas nécessairement les nôtres. Il ne donne pas lieu, à première vue, à une longue méditation comme les grands discours de Jean. Cependant il faut le situer dans l'ensemble de l'évangile de Jean, et tel passage nous rappellera tel autre passage de l'évangile que nous nous permettrons d'évoquer pour éclairer celui-ci. On peut s'interroger sur le bien-fondé d'une telle pratique, qui est de sortir du texte dans lequel on veut entrer, pour précisément y entrer mieux. Saint Jean lui-même le fait explicitement, nous allons le voir.
I – Au bord du lac (Jean 21, 1-14)
1) La pêche miraculeuse (v. 1-8).
« 1Après cela, Jésus se manifesta de nouveau (palin) à ses disciples sur la mer de Tibériade[1]. » Nous avons dit qu'après le chapitre précédent qui était situé à Jérusalem où il constituait une sorte d'unité, nous sommes désormais en Galilée avec ce que ce mot connote de dispersion, d'ouverture sur les goïm.
« Il se manifesta ainsi. » C'est le deuxième emploi du mot « manifester » qui est employé pour dire l'épiphanie du Ressuscité. Nous le retrouverons au verset 14 qui conclut cette première partie : « Ainsi pour la troisième fois se manifesta Jésus à ses disciples étant ressuscité d'entre les morts ». Nous aurons aussi trois fois le mot kurios (seigneur). Nous savons qu'il n'est pas vain de remarquer ces choses-là, même si à terme elles restent sans emploi. Nous savons qu'il est bon de les remarquer comme ayant une signification possible parce qu'on sait que Jean (ou le dernier rédacteur de l'évangile de Jean) est attentif aux chiffres qu'il nomme mais également au nombre de fois où un mot se trouve dans un texte.
● Les apôtres et leur pêche infructueuse de nuit (v. 2-3).
« 2Étaient ensemble Simon-Pierre, Thomas – ce qui signifie Didumos (jumeau) – Nathanaël qui est de Cana de Galilée, et ceux de Zébédée, et deux autres d'entre ses disciples. » Remarquez que nous avons ici une énumération de 7 disciples. Et je vous signale que le mot disciple se trouve sept fois dans le texte. On sait que le chiffre sept a une signification générale chez saint Jean. Est-ce qu'il a ce sens-là susceptible d'être repris pour la signification fondamentale de ce texte ? C'est une question que nous nous posons.
On peut comparer ce qui se passe ici avec l'appel des disciples par Jésus : cet appel se passe en contexte maritime dans les Synoptiques, on y trouve la mention de la barque et du filet, et les futurs disciples de Jésus sont tous en train de lancer le filet ; chez saint Jean l'appel se passe dans un contexte de baptême, il concerne des disciples de Jean-Baptiste, et ceux-ci ne sont pas à l'œuvre.
Dans notre chapitre 21 on trouve des échos de ce qui était dans l'appel des disciples au chapitre 1 de Jean mais resitué en contexte maritime. Par exemple on peut remarquer que, dans l'appel des disciples du chapitre 1, au verset 35, on a la mention de deux disciples de Jean (qui vont suivre Jésus) avec la même formule que nous avons ici : « deux de ses disciples ». Ensuite il y a plusieurs noms : Simon-Pierre, son frère André qui était l'un des deux précédents, Philippe et Nathanaël. On peut également remarquer qu'au verset 42, Simon-Pierre est d'abord appelé "Simon de Jean" (« Tu es Simon de Jean, tu t'appelleras Kephas ») mention qu'on retrouve au début de la triple confession (« Simon de Jean m'aimes-tu ? ») qui se trouve au milieu de notre chapitre 21.
Ici nous avons sept disciples dont cinq sont nommés :
– Simon-Pierre et les deux fils de Zébédée, Jacques et Jean, qui sont souvent énumérés tous les trois dans les évangiles : à la Transfiguration dans les Synoptiques, et dans un certain nombre d'épisodes majeurs.
– Thomas vient d'être traité comme personnage central du passage précédent à la fin du chapitre 20 et Nathanaël renvoie à la seule autre nomination qu'il ait dans l'évangile de Jean au chapitre 1 où il a droit à tout un développement. Donc Thomas et Nathanaël ont eux aussi une grande importance, l'un au début et l'autre à la fin de l'évangile.
– Les deux autres ne sont pas nommés. Jean est l'un des deux. Il n'est pas nommé par son nom dans l'évangile qui porte son nom mais il est nommé par une périphrase ; parfois c'est « l'autre disciple », le plus souvent c'est « le disciple que Jésus aimait[2] ». Le Nathanaël du chapitre 1 et le Nathanaël qui est ici n'ont pas l'air d'avoir tout à fait la même identité. Le Nathanaël du chapitre 1 a à voir avec la Loi, ne serait-ce que par la mention qu'il a été vu sous le figuier, car le figuier a la signification de l'arbre de la connaissance. Quand on lui annonce Jésus comme celui dont parlent les prophètes, il répond : « De Nazareth peut-il sortir quelque chose de bon ? » (v.46). Cela en fait quelqu'un de formé dans la Loi, alors qu'ici il est un pêcheur.
Par ailleurs il est dit de lui au chapitre 1 qu'il est un « véritable israélite ». C'est une expression curieuse, cela veut dire qu'il est selon la figure d'Israël, et Israël c'est Jacob. Or Jacob est une figure importante caractérisée par le fait qu'il est « sans ruse » et qu'il est celui qui médite les Écritures. En effet il y a une phrase souvent méditée par les écrits rabbiniques au cours des siècles : « Jacob était tam et il vivait sous la tente » (Gn 25, 27). Dans le monde de la Bible hébraïque "être tam" signifie être pacifique, être droit, le contraire de la violence ; et "vivre sous la tente" a aussi la signification de lire les Écritures. C'est-à-dire qu'il y a deux choses qui opposent Jacob à son frère, comme toujours. Il n'est pas le violent et il n'est pas le chasseur. Il est celui qui introduit la droite ruse à la place de la violence. Et ceci est un vieux thème qu'on trouve dans de multiples cultures, le moment où on s'aperçoit qu'il est plus intelligent d'être Ulysse que d'être Achille, c'est-à-dire d'être le rusé plutôt que le violent, qu'il est plus important d'être Jacob qu'Ésaü. Et le mot ruse pour Jacob n'a pas un sens négatif puisque, curieusement, c'est le rusé qui est appelé le droit alors qu'il use du mensonge. C'est la valorisation de la réflexion et de la méditation, c'est la découverte d'une sagesse (d'une sophia). C'est un moment important sans doute dans l'histoire des peuples.
« 3Simon-Pierre leur dit : "Je vais pêcher". Ils lui disent : "Nous allons nous aussi avec toi". Ils sortirent et montèrent dans la barque, et cette nuit-là ils ne prirent rien. » Ceci nous rappelle la scène de la pêche miraculeuse (Lc 5, 1-11) qui est située avant la mort-résurrection du Seigneur. Un certain nombre de détails sont semblables dans les deux récits, et j'avais dit que cela nous ouvrirait à la question : comment peut-on facilement transférer un récit pré-pascal à un récit d'apparition post-pascale, ce qui pour nous a une signification tout à fait autre, et que nous nous interrogerions sur cette question, car il est possible que cela nous conduise à transformer notre façon d'être au texte.
En effet lorsqu'on est au texte on a toujours une sorte de préjugé sur ce qu'il en est du texte : il raconte une anecdote, il raconte une histoire. Mais qu'est-ce que ce serait que raconter une anecdote post-pascale ? Autrement dit : radicalement qu'est-ce que c'est que rencontrer le Ressuscité ? Nous nous demanderons si le texte ne répond pas de lui-même à cette question parce qu'il y va là de l'identité de Jésus, c'est-à-dire de la façon dont nous l'identifions, ce qu'évoque spontanément chez nous le mot Jésus : qu'est-ce que c'est qu'être à Jésus, être à ses gestes, et à cette symbolique multiple qu'on trouve avant et après ? Qu'est-ce que ce traitement symbolique pour dire quoi ? Et même ultimement quel est le référent ? Quelle est la chose du texte ?
● L'intervention de Jésus (v. 4-8)
« 4Le matin déjà étant venu – il peut être intéressant aussi de noter que pendant la nuit on ne prend rien et que le matin venu il en va différemment. Nous avons déjà remarqué ailleurs chez saint Jean « et il était nuit » (Jn 13, 30) par rapport à Judas : cela a une signification bien précise. Nous avons remarqué aussi que, dans le chapitre précédent, « au matin », il y eut la première apparition du Seigneur : comme ici, il y a un rapport entre le jour qui se lève et l'apparition qui se donne à voir – Jésus se tint debout sur le rivage – c'est le terme que nous avons rencontré à plusieurs reprises dans le chapitre précédent et qui indique la présence de Jésus. Nous avons vu que tant qu'on cherche un gisant, comme Marie-Madeleine, on ne le trouve pas. Il se tient debout, de même que le soir précédent, dans la salle fermée par la peur, il était debout – et cependant les disciples ne savaient pas que c'était Jésus. »
À nouveau nous trouvons un thème déjà attesté ailleurs, par exemple dans le récit des pèlerins d'Emmaüs, mais également chez Jean lui-même au chapitre précédent, dans la deuxième phase des expériences successives de Marie-Madeleine, lorsque Jésus "se tient" mais elle ne sait pas que c'est Jésus. Tant qu'elle cherche un corps dont on dispose, que l'on dépose, que l'on pose, que l'on lève, un corps disponible, si elle voit Jésus elle ne peut pas l'identifier. Il faut qu'elle se ré-identifie elle-même à l'écoute de son propre nom « Mariam » pour pouvoir l'identifier, car on n'identifie pas Jésus sans se réidentifier de l'intérieur. Nous avons vu que, si Marie-Madeleine était la figure de la ressaisie des multiples et successives expériences que pouvait faire l'humanité de ce qu'il en est du Seigneur (du Ressuscité), cela faisait peut-être allusion à la phase de sa convivialité pré-pascale avec Jésus ; Jésus était là, mais elle ne le savait pas, en ce sens qu'il n'était pas identifié pour ce qu'il est essentiellement, c'est-à-dire Seigneur. Autrement dit, il y aurait là une ressaisie de situations pré-pascales à l'intérieur de ce récit.
Nous savons que, pour saint Jean, c'est la résurrection qui identifie Jésus pour ce qu'il est, qui le glorifie, c'est-à-dire qui le rend présent et identifiable. C'est le lieu à partir de quoi il se reconnaît pour ce qu'il était de toujours, même depuis l’arkhê. Donc ceci fait que l'expérience antérieure se trouve dénoncée comme méprise, comme une présence qui n'est pas reconnue pour ce qu'elle est.
Et d'une certaine façon, tous les évangiles sont construits comme cela. En effet, peut-être plus que la mémoire positive de ce qui a été vécu avec Jésus, les évangiles sont construits comme l'histoire de la méprise des apôtres. Jésus a de toujours une dimension de Ressuscité et il parle comme Ressuscité, mais très souvent « Ils ne comprirent pas ce qu'il disait ». Donc il y a dans le récit pré-pascal à la fois la vue à partir de la résurrection et une dénonciation de la méprise par rapport à cela. C'est peut-être d'ailleurs ce qui caractérise le récit vivant, c'est-à-dire le récit qui n'est pas une mémoire morte. Si nous pensons que le récit consiste à se remémorer des choses qui ne sont plus, bien sûr on va dans l'ordre du passé puis du présent et on spécule sur l'avenir. Si en revanche on est attentifs au moment même du récit, si ce qui est premier c'est le présent, le présent qui donne lieu à un jugement c'est-à-dire à un tri, qui donne lieu à recueillir et à dire ce que je sais maintenant qui était déjà là, et à dire simultanément la méprise par rapport à ce qui était déjà là, alors nous avons une autre articulation ; et peut-être que ceci est extrêmement important parce que ce n'est pas de l'histoire au sens de la mémoire morte. Nous nous complaisons à l'histoire de la mémoire morte, nous aimons beaucoup cela, et peut-être est-ce pour nous un moyen d'oublier le présent. C'est ce qui fait qu'un récit de ce genre est essentiellement et premièrement célébration maintenant du présent, et que la mémoire n'est pas simplement la mémoire de ce que j'ai vécu avec lui, mais aussi la mémoire de ce que j'ai manqué avec lui.
Nous reviendrons sur ces questions parce que c'est un des éléments qui nous permettraient d'avancer sur la question que j'énonçais tout à l'heure : comment se fait-il que des thèmes qui sont répétés dans la biographie pré-pascale de Jésus puissent être situés ici ? Voilà que se déplace un peu notre regard initial sur ce que peut être un récit d'Évangile, qu'il soit situé avant ou après. Et nous allons voir que cela a une incidence, pas simplement sur le mode de lire, mais même sur ce qu'il en est de Jésus lui-même. Quelle christologie peut s'entendre à partir d'un processus qui, pour l'instant, est simplement et petitement mis en route pour nous ?
« 5Jésus leur dit : "Les enfants, avez-vous quelque nourriture (prosphagion) ?" » Nous avons ici une introduction de Jésus qui prend l'initiative et qui sonne à peu près comme la rencontre avec la Samaritaine (« Donne-moi à boire »). Ce dialogue est initialement une méprise comme dans le cas de la Samaritaine, jusqu'à ce que tout s'ouvre. Ici ce type, cet individu qu'ils ne reconnaissent pas, demande à manger.
« Ils lui répondirent : "Non" » : "Nous n'avons rien, nous n'avons pas à manger". Peut-être que la nourriture que Jésus demande n'est pas exactement ce qu'ils entendent ; c'est peut-être celle qu'il donnera, lui, de même qu'après avoir demandé de l'eau à la Samaritaine, il lui a parlé de « l'eau que je donnerai » (Jn 4, 14). De même ici il parle de la nourriture qu'il donne, et nous verrons qu'il va la donner à la fin, dans la scène du repas. Mais contrairement à ce qui se passe dans la multiplication des pains, ici les disciples n'ont pas à être simplement inertes par rapport à cette nourriture puisque nous allons les voir reprendre la pêche et participer à cette nourriture : celle-ci sera donnée en ce qu'elle est merveilleuse, ce qui n'empêche pas qu'ils peinent en tirant leurs filets.
Notre texte a d'ailleurs des rapports multiples avec celui de la multiplication des pains : c'est au bord du même lac, la thématique de l'eau s'y trouve également, il y a déjà quelqu'un qui a cinq pains et deux poissons. Donc on s'achemine vers l'intelligence de ces textes comme disant pour une part la pêche et la récollection de l'ensemble de l'humanité jusqu'au repas eschatologique, et d'autre part la tâche même des disciples est ici indiquée, c'est-à-dire que nous sommes dans la perspective où tout est donné, et où cependant ce qui est donné à l'homme c'est qu'il puisse "tâcher" à ce que ce soit donné, ou à la chose qui est ainsi donnée.
« 6Celui-ci leur dit : "Jetez le filet dans les côtés droits de la barque et vous trouverez". » On peut noter la signification éventuelle de la droite : tout ce qui a un sens judiciaire n'est pas sans rapport avec l'aspect eschatologique de cette situation de la droite et de la gauche, c'est une chose possible. Il faut aussi entendre dans « Jetez et vous trouverez », quelque chose comme « Cherchez et vous trouverez ». De même en d'autres endroits, « lever le grabat et le porter » consonne avec « prendre sa croix (la porter) et suivre (marcher) ». Il y a des variantes de choses qui sont peut-être des motifs symboliques initiaux, des données tout à fait fondamentales qui se retrouvent à peine commentées dans une ressaisie ici et là, et qui sont sans doute les choses les plus précieuses du Nouveau Testament.
« Ils jetèrent donc ». On peut remarquer tout d'abord que la parole de Jésus est efficace : « Jetez » … « ils jettent ».
Des gens sont souvent frappés par le fait que les apôtres obéissent à un homme qu'ils ne connaissent pas. C'est assez intéressant parce qu'il s'agit là d'une question psychologique, c'est-à-dire qu'on essaie de voir comment psychologiquement ils ont pu réagir lorsqu'un inconnu leur a dit : « Faites ceci » et qu'ils l'ont fait sans plus. Or si on se place au niveau de l'écriture, en essayant de conjecturer ce qu'ils ont pu penser derrière l'écriture, on a ceci : lorsque Jésus leur a dit : « Jetez » ils ont jeté, et pourtant ils ont conscience, au moment de l'écriture, que quand ils ont fait cela, ils n'avaient pas identifié Jésus. Vous voyez que si, au lieu de lire ce récit comme une anecdote plane, on le lit constamment dans la différence, dans la distance de leur mémoire du présent, je crois que c'est justement là que l'on trouve des choses. Alors ce qui est à faire, ce n'est pas de reconstituer la vraisemblance psychologique du déroulement de ces choses, mais de suivre le chemin de l'écriture, le chemin de ce qui se passe dans l'esprit de celui qui écrit, qui dit la parole. Ceci déjà nous déplace comme mode de lecture.
On peut voir par exemple que le traitement de cette même situation est différent chez saint Luc puisque, dans le récit de Luc, Jésus apparaît en tant que ressuscité et que Simon peut lui dire : « Sur ta parole je jetterai.. » (Lc 5, 5). Dans le récit de Jean, paradoxalement, il s'agit d'un Jésus non ressuscité que les disciples n'ont pas encore identifié pour ce qu'il est. Comme Luc traite les scènes prépascales à partir de Jésus ressuscité, la parole qu'il fait dire à Simon est en fait une parole d'après la Résurrection, une parole qui était prononcée lors de la célébration pascale de la communauté. On a là une espèce de renversement invraisemblable et c'est intéressant d'ailleurs.
Si j'insiste là-dessus, c'est parce que j'aimerais qu'on s'habitue à lire autrement qu'à partir de l'œuvre telle qu'à première écoute elle saute à l'oreille, en essayant de conjecturer ce qui a bien pu se passer dans l'esprit des gens qui vivent l'anecdote racontée. Il faudrait au contraire se mettre à lire ce qui se passe dans l'écriture de qui écrit, c'est-à-dire au moment où le récit s'écrit. On imagine qu'un récit est le reflet matériel, la caméra zoomante de quelqu'un qui était là, alors que le récit est une prodigieuse sélection, une prodigieuse reprise. C'est vrai même à un niveau tout à fait banal, et c'est vrai à plus forte raison lorsqu'il s'agit d'un récit qui n'est pas seulement au titre du présent fluant, mais au titre du présent de la résurrection, parce que tout récit est dans le présent de celui qui récite.
On peut aussi remarquer que c'est la même question au moment de l'appel des disciples (Jn 1) : pourquoi suivent-ils Jésus puisqu'ils ne l'ont pas encore identifié ?
« Et ils ne pouvaient plus le tirer à cause de la multitude des poissons. » Ils pouvaient à peine tirer le filet. La notion de multitude doit avoir ici aussi une certaine importance : ce n'est pas un mot très johannique, il est plutôt de consonance paulinienne, mais il se trouve ici. Nous verrons au verset 11 qu'il y a 153 poissons, ce qui représente une totalité. La multitude des poissons désigne probablement la totalité des chrétiens de tous les temps, ce qui, par parenthèse, fait allusion au thème des Synoptiques : « Vous serez pêcheurs d'hommes » (Mt 4, 19), thème qui ne se trouve pas tel quel dans l'évangile de Jean, sinon ici de façon figurée.
Je signale l'ambiguïté du poisson : d'une certaine façon les poissons, ce sont les chrétiens, mais on verra qu'il y a une autre thématique à la fin du chapitre qui est la thématique du banquet eucharistique, et le poisson est ce qu'on y mange. Donc ce sont les hommes et c'est la nourriture des hommes. Ceci paraît une ambiguïté mais c'est une incitation à penser[3].
« 7Alors le disciple que Jésus aimait dit à Pierre – là nous entrons dans la série des épisodes comparatifs de Pierre et de Jean qui sont assez nombreux – "C'est le Seigneur (Kurios)". » Le mot kurios est ici au sens plein, c'est le Ressuscité, car tous les grands titres (Seigneur, Christ, Fils de Dieu) prennent leur sens plein à partir de la résurrection[4]. Ainsi Marie-Madeleine dit « J'ai vu le Seigneur » dans l'épisode du chapitre précédent.
Nous trouvons ici la bonne promptitude de Jean, nous en avons parlé depuis le début de la course, avec la signification de cela dans le chapitre précédent où il y avait tout un dégradé de figures, de moyens divers d'accéder au Seigneur. Jean était le prompt, mais le prompt de la bonne promptitude alors que, dans les évangiles et pas seulement chez Jean, Pierre est l'homme de la mauvaise promptitude, c'est-à-dire de la promptitude audacieuse, celui qui se jette et de fait il se jette dès qu'il entend cela.
« Alors Simon-Pierre entendant que c'est le Seigneur, se ceignit du vêtement de dessus car il était nu et il se jeta lui-même dans la mer. » Ceci rappelle une autre scène qui se trouve dans les Synoptiques également, parce que les disciples sont dans les barques, ils voient Jésus qui marche sur les eaux et pensent que c'est un fantôme : c'est le thème de la marche sur les eaux. Le thème du fantôme n'est surtout pas repris après la Résurrection, cela eût été trop suspect.
Ici Pierre se jette à la mer. Nous avons là un trait caractéristique de la figure de Pierre qui est déjà traité ailleurs et qui, pour une part au moins, se trouve ressaisi ici. La figure de Pierre est marquée à la fois par cette promptitude, mais aussi par sa capacité de conversion, c'est un trait très important sur lequel nous reviendrons.
Pierre « se ceint de son vêtement de dessus car il était nu ». Pierre travaille, il est en caleçon, il est nu ; mais parce que c'est le Seigneur, il se revêt. Se vêtir ici, ce n'est pas se déshabiller pour se mettre à l'eau, c'est se revêtir pour s'approcher de Jésus. Vous avez suggéré la possibilité de rapprocher cela du texte du lavement des pieds du chapitre 13, mais je pense à quelque chose de plus immédiat que nous allons lire à la fin de ce chapitre, cette prophétie que fait Jésus à Pierre : « Quand tu étais jeune, tu te ceignais toi-même – donc la possibilité de se vêtir de sa propre initiative qui est un mode de se présenter, d'être ce qu'on est – quand tu auras vieilli… un autre te ceindra » (v.18). Il n'est pas inintéressant de noter cette remarque pour le moment où nous serons à la deuxième partie du chapitre.
« 8Mais les autres disciples vinrent avec la barque car ils n'étaient pas loin de la terre, mais à environ 200 coudées, en tirant le filet des poissons. » Donc ils n'ont pas pris les poissons dans la barque.
2) Le poisson déjà là et les 153 poissons du filet (v. 9-11).
Ensuite il y a le thème du repas qui est tuilé avec le récit précédent.
« 9Tandis qu'ils descendent à terre, ils constatent un feu de braise se trouvant là – il y a aussi un feu de braise au chapitre 18 lorsque Pierre se chauffe au feu de braise ; il n'est pas sûr que le rapprochement soit significatif, mais je le signale parce que c'est dans l'esprit de la recherche – et un poisson frit (opsarion) posé dessus et un pain. »
Toute la scène a à voir avec la pêche, avec la mer ; et la pêche c'est aussi bien la prise des poissons que la nourriture qui est une nourriture de poissons. Or un symbole peut désigner tout et n'importe quoi, mais il ne devient symbole effectivement que dans une parole qui lui donne un certain nombre de possibilités de significations à l'exclusion d'autres. Ainsi la symbolique du poisson a une indéfinité de possibilités de significations.
Ici, dans ce qui en est retenu et qui joue dans la symbolique initiale de notre texte, il y a plusieurs éléments que nous avons déjà notés : la pêche ; la signification déjà connue de pêcheurs d'hommes que nous ferons intervenir tout à l'heure comme une espèce de métaphore ; la signification de la mer ; enfin la signification du poisson comme nourriture qui dépend du contexte : si ce sont les hommes qui sont pêchés, ce sont les chrétiens ; si c'est la nourriture comme ici, c'est le Christ, c'est l'eucharistie. Donc il y a des glissements ou des incertitudes pour nous, des incohérences avant que nous n'entrions dans un fonctionnement effectivement symbolique qui permettrait le rapport harmonieux de ces différentes choses.
J'ai rappelé que nous sommes dans un ensemble cohérent. Cependant ce récit nous avait renvoyé à une autre scène, celle de la multiplication des pains où ce qui était central, c'était le pain, mais où en plus il y avait deux poissons. Comment ces deux scènes se répondent-elles ? Quelle est signification de l'ajout des deux poissons par rapport aux pains au chapitre 6, et du pain par rapport aux poissons ici ? On peut déjà remarquer que la première scène est essentiellement une scène agreste puisqu'il y avait de l'herbe, alors qu'ici c'est une scène au bord de la mer. Par parenthèse nous allons trouver dans notre texte la symbolique pastorale puisque par la suite le thème du pasteur revient (« Pais mes brebis » v.16-17).
Il faudrait d'ailleurs voir comment les lieux symboliques fondamentaux composent entre eux, comment ils se tiennent à l'intérieur d'une symbolique générale du Nouveau Testament. C'est une question qui pourrait être intéressante.
« 10Jésus leur dit : "Apportez maintenant des poissons (opsariôn) que vous avez pris". » Ce repas est très curieux parce qu'un poisson est déjà là sur le feu mais il faut qu'ils apportent des poissons qu'ils ont pris. Ce qui est étrange aussi, c'est qu'en grec le poisson vivant s'appelle ichtus et qu'ici le mot employé pour le poisson déjà pêché signifie « poisson frit ». Nous sommes donc déjà dans la perspective du repas.
« 11Pierre monta donc et tira le filet jusqu'à terre, un filet plein de grands poissons, 153. » Nous arrivons à ce chiffre 153 qui reste très mystérieux. L'interprétation la plus satisfaisante, je vous la livre maintenant, c'est que 153 est le chiffre triangulaire[5] de 17. On obtient le chiffre 153 en faisant la somme de 1 à 17 : 1 + 2 + 3 + … +16 + 17 = 153. Les anciens connaissaient parfaitement ce processus, c'est une des données les plus fondamentales dans le pythagorisme contemporain après la naissance du christianisme, peut-être aussi dans un pythagorisme plus ancien. Dans le pythagorisme contemporain que je connais un peu mieux ça fonctionne à tout-va. Le nombre triangulaire qui fonctionne pleinement est la Tétrade (mot qui signifie quatre) : 1 + 2 + 3 + 4 = 10. Ici 153 est le nombre triangulaire de 17, et donc cumule les symboliques des chiffres 7 et de 10 pris dans leur plénitude puisque 17 est la somme des deux. Nous savons que ces chiffres sont fondamentaux dans l'évangile de Jean : on n'en finirait pas de relever les traces du 7 dont la signification est l'accomplissement eschatologique ; et le chiffre 10 a la signification de la multitude et de la plénitude, de ce qui multiplie de façon préférentielle. Il y a ici l'idée de recueil de la multitude dans l'accomplissement. Cela pourrait être quelque chose qui par ailleurs est tout à fait attesté dans le texte en dehors du concept que nous essayons de voir ici. Pour nous le chiffre est plus difficile à déchiffrer que le récit peut-être.
« Et, bien qu'ils furent aussi nombreux, le filet ne se déchira pas. » Le filet qui ne se rompt pas nous a fait penser à la tunique du Christ, donc ce thème a peut-être une signification eschatologique.
3) Le repas (v. 12-14).
« 12Jésus leur dit : "Venez déjeuner". Alors personne parmi les disciples n'osa lui poser la question : "Toi, qui es-tu ?", sachant que c'était le Seigneur. » On peut noter, comme pour Marie-Madeleine, qu'il y a d'abord la phase où on ne le reconnaît pas, puis ensuite une phase où on le reconnaît. On peut entendre le fait que personne ne lui pose de question au sens où ce serait une audace inutile pour eux de demander, puisqu'ils savent.
► Je pense à ce que tu as dit à propos d'une parole des soldats qui viennent arrêter Jésus. C'est au début du chapitre 18, Jésus pose la question : « Qui cherchez-vous ? » et ils répondent en le nommant. Or c'est la mauvaise réponse, la bonne réponse à ce type de question étant une réponse en « Où ? ».
J-M M : Effectivement le rapport qui est en cause dans la résurrection n'est jamais un rapport préhensif. Ici c'est indiscutable. Pourquoi ? La question « Qui es-tu ? » est la question du nom ; or le nom articulé s'efface devant le pain et le poisson qui seraient donc sa véritable identité. On pourrait aller dans cette direction-là ; je ne sais pas si c'est dans le tenant du texte, mais il faut essayer.
Ce que nous disons ici s'orienterait vers la mise en évidence que l'identification de Jésus se fait dans le repas partagé, une signification à la fois sacramentaire et communautaire. Il y a certainement quelque chose de cela qui joue ici.
« 13Vient Jésus et il prend le pain et leur donne, et le poisson (opsarion) semblablement. » Ceci nous renvoie aux différents épisodes de repas avec le Seigneur : la multiplication des pains, la Cène etc. On peut remarquer que le pain est cité en premier : il y a là comme une sorte de mémoire de l'attitude eucharistique telle qu'elle se prolonge dans la première communauté.
« 14Et c'était la troisième fois que Jésus se manifesta à ses disciples, ressuscité d'entre les morts. » Cette remarque fait le lien avec le chapitre 20[6].
II – Retour sur les épisodes précédents
La symbolique de l'eau et la symbolique du poisson sont deux symboliques qui s'entre-appartiennent. Par ailleurs la symbolique de l'eau est de toujours et de partout une symbolique de vie et de mort. Mais la façon dont le poisson peut signifier l'eau (et l'eau le poisson) est à méditer par nous car ils disent en commun l'élément et l'habitant. Pour nous un élément est une chose simple. Or quand l'élément est pris dans son plein, il désigne ce qui essentiellement l'habite : le poisson fait partie de la symbolique de l'eau. De plus l'élément est l'aliment : le poisson est de qualité aquatique, il est dans et se nourrit de (c'est toujours la même chose dans la symbolique), parce que précisément c'est sa qualité propre, cela dit son propre[7].
Saint Jean est expert en gustation d'eau, en discernement, en partage des eaux. Tous ses premiers chapitres portent sur le partage des eaux[8].
Donc ici les poissons sont retirés de leur mauvaise eau, mais pour vivre dans l'autre eau qui est le pneuma, c'est-à-dire l'esprit de la communauté. Et ces poissons sont les hommes mais aussi l'aliment des hommes, car l'aliment c'est l'élément au sens que je disais tout à l'heure.
Or très important : il y a un poisson qui est là déjà, et on apporte les autres poissons, mais ces autres poissons ne font pas nombre, ils ne sont que le déploiement de ce qui est contenu dans le déjà-là de Jésus ressuscité. Ils sont notre propre résurrection qui ne fait pas nombre mais qui est déjà contenue dans la résurrection de Jésus. C'est pourquoi il y a cette chose mystérieuse : il y a déjà un poisson frit mais il faut apporter des poissons qui sont désormais « poissons frits », donc dans la perspective de l'aliment.
Alors je pense que ce rapport entre aliment et élément est un bon lieu à méditer dans un épisode qui comporte justement à la fois l'élément de l'eau et l'élément du poisson avec le jeu qui passe entre ces choses. C'est toujours intéressant de développer le fonctionnement symbolique qui n'est pas selon les imaginaires qui sont les nôtres du dedans, du dehors etc. On peut toujours accentuer des aspects différents. Nous l'avons fait ici à partir d'un symbole car il ne faut pas méditer sur le symbole, il faut toujours le mettre en œuvre, et cependant d'avoir médité sur un symbole ouvre la capacité d'en regarder d'autres. Bien sûr, il y a ici des choses plus adaptées, comme le rapport élément / aliment. C'était quelque chose que j'avais médité à partir d'autres lieux, il trouve ici sa justification pleine. De plus, c'est un jeu de mots, et il faut aussi respecter les mots quand ils jouent ensemble, c'est ce qu'ils peuvent faire de mieux ; et la noblesse du jeu de mots, c'est la rime.
Donc c'était une petite chose sur l'éminente dignité du jeu de mots, singulièrement quand il accède à être une rime. Pourquoi le poème dans la langue française accorde-t-il une grande importance à la rime ? Parce qu'elle est un lieu de mêmeté qui est déroutant par rapport à la raison simple. Mais il ne faut pas opposer la rime et la raison ; ce qui est beaucoup plus important, c'est de soupçonner la raison des rimes.
Il est intéressant aussi de constater que les rimes sont essentiellement jumelles. C'est un mode de gémellité comme Thomas le Didyme et Jésus.
Et les Anciens savaient très bien par ailleurs qu'il faut toujours croiser, on disait "juxtaposer" à cette époque, des rimes masculines et des rimes féminines, et ceci introduit autre chose : la thématique de Marie-Madeleine par rapport à Jésus est masculo-féminine ; celle de Thomas est une thématique de la gémellité. Ce sont donc deux variations de la mêmeté. Pas besoin d'aller plus loin sur ce sujet.
● Questions sur les poissons.
► Peut-on rapprocher ce repas de ce que raconte Luc : « Ils lui présentèrent une part de poisson grillé. Et ayant pris, il mangea devant eux. » (Lc 24, 42-43) ?
J-M M : Il faut être prudent. Les éléments symboliques ne sont pas sélectionnés exactement de la même façon dans les différents évangiles car la question qui régit un texte n'est pas forcément la même chez tel ou tel. Par exemple dans le récit de l'apparition après la Résurrection chez Luc, il semble bien qu'un certain nombre d'éléments soient convoqués pour bien convaincre que Jésus n'est pas une apparition fantomatique mais quelque chose de réel, et c'est pour cela qu'il dit : « Voyez mes mains et mes pieds, c’est bien moi ; touchez-moi et voyez, un esprit n’a ni chair ni os, comme vous voyez que j’ai » (Lc 24, 39). Peut-être que Luc répond à une tentation de type docète, car les docètes croyaient que Jésus n'avait eu qu'un corps apparent et n'avait souffert que de façon apparente. Mais je pense que ce sont des considérations de second degré par rapport à la lecture de saint Jean. Il ne faut pas, sous prétexte que Luc fait ce traitement, introduire ce souci chez saint Jean, je crois que c'est hors du souci de Jean.
► Alors qu'est-ce que c'est que ce poisson frit qui est sur le feu de braise ?
J-M M : Au chapitre 4 ce sont les disciples qui disent à Jésus : « Rabbi mange » car ils étaient allés chercher de la nourriture pendant que Jésus était occupé avec la Samaritaine. Mais Jésus leur répond : « 32 "J'ai à manger une nourriture que vous ne savez pas". 33Alors les disciples se disent entre eux : "Est-ce que quelqu'un lui a apporté à manger ?" 34Jésus leur dit : "Ma nourriture est que je fasse la volonté (la volonté secrète, thélêma) de celui qui m'a envoyé, et que j'accomplisse son œuvre". » Souvent les gens se posent la question sur ce que Jésus mange : est-ce une nourriture commune ou est-ce une nourriture spécialement sélectionnée pour un corps ressuscité ? La réponse vient de Jésus lui-même : « Ma nourriture c'est de faire la volonté de celui qui m'a envoyé et d'achever son œuvre ». On ne trouve pas ça dans les supermarchés. Or c'est ça le poisson : le poisson c'est Jésus lui-même en tant qu'il vit. Le poisson qui est posé avant que les disciples n'apportent les poissons qu'ils ont pêché, c'est Jésus lui-même.
► Le texte ne dit pas cela.
J-M M : C'est dit par la symbolique du rapport entre le poisson déjà là sur le feu de braise et les multiples poissons. Nous avons là le rapport du Monogénês (du Fils Un) et des tékna (des enfants), et le mot "poisson frit", en un certain sens, se prête à cette lecture, bien qu'à d'autres égards ce ne soit pas satisfaisant. C'est à nouveau ce thème qui structure tout l'évangile de Jean : le rapport du monos (du un) et de la totalité des dispersés rassemblés dans le Fils un. Les tékna diéskorpisména (les enfants démembrés, déchirés, dispersés) sont rassemblés en un, c'est de cela qu'il est question ici.
La nourriture, ce n'est pas d'abord la matière, mais c'est essentiellement ce qui tient en vie. Or ce qui tient en vie Jésus, c'est de se donner à manger pour que nous vivions. C'est d'être pleinement donné qui lui donne de se recevoir dans cette perpétuelle respiration qui constitue ce vivre, dans ce perpétuel venir qui constitue ce demeurer. Je dis souvent que le verbe donner est probablement celui qui fait l'unité secrète de demeurer et venir. Il se trouve que nous rencontrons quelque chose de ce genre ici dans cette situation inattendue. Mais les meilleures choses viennent quand on ne les avait pas prévues.
► Que Jésus soit le pain qui rassemble les fragments, c'est une symbolique compréhensible. Mais pour le poisson on ne peut pas parler de fragments.
J-M M : Le poisson qui est posé ici est posé comme le pain sur la table. À propos du pain Jésus a dit : « Le pain que je donnerai c'est ma chair » (Jn 6, 51) c'est-à-dire que « le pain que je pose c'est moi-même ». Ici le poisson posé est mis en rapport avec la multiplicité des poissons. Ils ne sont pas fragmentés, mais ils ont pour signification le pullulement, la multitude, l'abondance ; ce sont des mots qui se trouvent dans notre texte. Le poisson est traditionnellement un symbole de fécondité, de pullulement.
Il est bien clair que Jean veut ici introduire simultanément des symboliques qui lui sont familières, comme la symbolique de l'un et des multiples et la symbolique du poisson qui est posé d'avance. Alors il cumule à la fois un récit de pêche miraculeuse pour cette raison que c'est le symbole de la multiplicité, et puis un repas. Mais, de soi, ce sont probablement deux épisodes distincts, et il les travaille ensemble.
Il est intéressant, si on veut se familiariser avec l'Écriture, de ne pas avoir une explication exhaustive de tel ou tel épisode, mais de laisser entendre les capacités de symbolisation d'un certain nombre de données qui appartiennent à un même champ. Par exemple les différents éléments de la symbolique du repas sont : le pain, le poisson, l'agneau et le vin. Nous avons le pain et le poisson ici et lors de la multiplication des pains, nous avons le pain et le vin à la Cène. Donc ces différents éléments se trouvent groupés plus ou moins. Par exemple vous avez, dans les représentations des catacombes du premier art chrétien, un repas dans lequel il y a Jésus entouré des disciples, et puis le pain, le vin et le poisson, si bien qu'on se pose des questions : on ne sait pas si cette figuration de repas est une représentation de la Cène, une représentation du repas sur la plage, une représentation des repas funéraires que font les premiers chrétiens dans les catacombes, ou une représentation du banquet eschatologique… On ne peut pas dire "c'est ceci" avec certitude. Mais ce qui intéresse, ce n'est pas de se référencer à un élément anecdotique, c'est de célébrer l'ensemble de ce qui est évoqué par la symbolique du repas.
► On n'a pas de rite où on mange du poisson.
J-M M : Dans le multiple champ de possibilités symboliques, il y en a qui restent au niveau de la parole et il y en a qui vont jusqu'à la gestuation. Par exemple Jésus est le poisson, Jésus est l'agneau, Jésus est le pain, or nous n'avons pas de rite de manducation d'agneau ni de rite de manducation de poisson, mais nous avons un rite de manducation du pain. Et ça, on ne peut le déduire a priori. Il y a une sacramentalité de la parole qui couvre un champ et même des champs déterminés, et cette sacramentalité-là, dans certains cas, elle se gestue. C'est un point de départ essentiel et il n'y a pas à prétendre prédéterminer ce qui se gestuera et ce qui ne se gestuera pas. C'est l'Église qui nous permet, dans son histoire, d'apercevoir et de pouvoir dire : il y a douze sacrements ou il y en a sept. Au XIIe siècle, vous avez des théologiens qui disent qu'il y a 12 sacrements, d'autres qu'il y en a 40, et d'autres qu'il n'y en a que 3, et tout ça ne fait problème à personne. En effet le mot sacramentum n'a pas encore sa définition. Dès l'instant qu'on aura défini le sacrement on ne pourra plus dire que : « il n'y en a que sept », mais cela ne va pas de soi. Il y a une ressource sacramentaire au sens originel du terme, au sens riche du terme, qui dépasse de beaucoup les gestuations que nous en avons retenues[9].
2) Les rapports entre l'avant et l'après de la Résurrection.
● Le chapitre 21 ou les Actes des apôtres johanniques.
Nous avions aperçu que le chapitre 21 s'ajoutait au chapitre 20 qui pourtant se présentait lui-même comme une conclusion. Mais nous n'avons peut-être pas résolu l'organisation réciproque de ces différents épisodes de telle sorte que chacun peut-être n'a pas encore révélé ce qu'il voulait dire, quel était son sens ultime.
D'une certaine façon, il y a une connumération qui chevauche les deux chapitres puisqu'il est dit, au verset 14 que nous venons de lire, que c'est la troisième fois que Jésus ressuscité d'entre les morts se manifeste à ses disciples. En effet il y a eu deux apparitions au chapitre 20 et ici une troisième ; et d'un autre point de vue il y a une césure, une coupure qui paraît plus importante au terme du premier chapitre. Il y a aussi une distance : tout le premier chapitre a lieu à Jérusalem, le second a lieu en Galilée. Tout cela mérite à mon sens que nous y revenions pour que les choses en nous, peu à peu, prennent leur place et par suite leur sens.
Je dirais volontiers que le premier chapitre relate l'expérience de résurrection comme telle, d'une façon déjà complexe. Il y a, nous l'avons noté, la promptitude de la connaissance matinale de Jean ; nous avons vu la même chose, mais dans l'enveloppement de la journée (matin et soir), et nous avons vu la même chose reprise dans le cycle de l'octave, huit jours après. Mais tout cela module la façon dont nous avons entendu, vu, touché de nos mains, comme dit saint Jean au début de sa première lettre ; tout cela relate l'expérience comme telle. Ce que je veux marquer ici, c'est la différence d'avec ce qui suit. Au début de sa première lettre Jean dit : « Ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et que nos mains ont tâté au sujet du logos de la vie (au sujet de la résurrection) […] cela nous vous l'annonçons pour que vous ayez koïnônia (espace commun) avec nous. » (1Jn 1, 1-3). Or ce processus effectif de l'annonce, de la constitution de la communauté (ou de l'espace commun) est ce qui se manifeste dans le chapitre 21. Je dirais d'une façon un peu provocatrice que le chapitre 21 est un peu comme les Actes des apôtres johanniques.
Le but n'est plus d'interroger sur les modalités de l'expérience elle-même, à tel point qu'ils n'osent même plus poser la question : « Qui es-tu ? », ils savent que c'est le Seigneur. Cependant ici, ce qui est marqué, c'est l'activité apostolique (la pêche ou le repas pris en commun), et puis, dans la suite du chapitre que nous n'avons pas lu encore, la place respective de chacun, car c'est une prophétie sur ce qu'il adviendra de Pierre et de Jean. C'est un petit peu les Actes des apôtres ou, plus exactement, parce qu'on ne sait pas pourquoi les Actes des apôtres s'arrêtent là, c'est plutôt l'histoire de l'Église qui n'est pas racontée sur le mode de l'histoire, bien sûr, mais qui est racontée dans ses grands motifs, dans ses grandes articulations. Le référent de ce chapitre 21 n'est en aucune façon un épisode, c'est-à-dire une anecdote, mais c'est l'indicible même de la vie de l'Église. Et nous aurons à voir que cet indicible est l'objet même, mais qu'il ne peut trouver à se dire qu'à travers les motifs-mêmes de ce qui est apparu de Jésus au cours de sa vie pré-pascale, d'où la ré-assomption de ces éléments pour dire cette fois l'aspect outre-galiléen, c'est-à-dire diffusé, de l'expérience dont il a été question au chapitre précédent.
Même les indices sur l'unité du filet qui ne se rompt pas, tout cela dit quelque chose sur l'Église, ou plutôt sur ce que nous appelons l'Église car ce n'est pas un mot johannique. Voilà un premier point qui va se préciser quand nous serons revenus sur le chapitre 20.
► De quelle Église est-il question ici ?
JMM : Le mot Église est un mot structurellement ambigu. Il s'entend à la fois de la convocation accomplie de la totalité de l'humanité, c'est le sens premier du mot Ekklêsia tou Théou (Église de Dieu) et il désigne aussi ce que nous appelons couramment l'Église. Ce n'est pas par hasard qu'il a ces deux sens, parce que l'Église est essentiellement la tension entre les deux. En effet l'Église au sens petit est ce qui a pour tâche de faire voir et de faire venir ce qu'est l'Ekklêsia au sens plus grand. C'est ce que dit Lumen Gentium d'entrée : « L'Église est sacramentum » et c'est expliqué selon le sens théologique du mot sacrement : c'est un signe et un instrument, c'est-à-dire ce qui donne à voir et ce qui fait venir l'unité plus grande, le sens plus grand de l'Ekklêsia qui est l'humanité tout entière. Donc ces deux choses-là sont simultanément traitées dans ce chapitre[10].
Il faut le lire dans toute son ampleur et il faut le lire aussi dans la perspective de la gestion du temps de l'Église. Ce souci, on peut penser qu'il préside au débat qui a pu avoir lieu entre les premières communautés chrétiennes, les communautés de référence pétrine et les communautés de référence johannique. Il n'y a pas de standard central qui puisse recevoir le même ordre. Les premières communautés se sont développées autour de cela qui est entendu du Christ, et l'heure vient rapidement de comprendre leurs rapports, leur unité, leurs différences. Ce qui préside à la préoccupation de Jean, c'est le souci de bien apprécier le rapport des figures pétrine et johannique de l'Ekklêsia. On reconnaît à Pierre des termes qui étaient plutôt employés dans le langage johannique à propos de Jean : disciple, aimé, ils sont accordés en un sens (nous allons le voir dans les versets suivants). Entre Pierre et Jean il est question de préséance mais aussi de qualités diverses. Deux choses sont essentielles dans ce qui sera montré de Jean : la rapidité et la demeure, deux choses qui paraissent contradictoires. La rapidité dans la course, la rapidité dans le coup d'œil : « Il vit et il crut » au sens où ce n'est pas qu'il a d'abord vu pour ensuite croire, puisque c'est un hendiadys, donc ça ne désigne pas deux actes successifs. Or ceci nous reconduit à la première invocation : « "Venez et voyez". Ils vinrent, ils virent, ils demeurèrent » : voir où il demeure, c'est demeurer. Et on verra à la fin du chapitre que Jean est celui qui demeure.
Cela qu'on peut appeler une négociation entre des communautés est en fait la gestion de l'intelligence plus grande des différentes figures de la foi, mais aussi des différentes fonctions de la foi dans l'Église.
Il y a d'autres questions qui ont préoccupé les écrivains des évangiles. Par exemple la question de l'héritage : qui est l'héritier de Jésus, est-ce la famille ou est-ce le disciple ? Est-on héritier de Jésus au titre de la famille ou au titre du disciple ? C'est une question qui joue un rôle important dans les Synoptiques et qui est reprise chez Jean à propos de Cana : la mère, les disciples et les frères de Jésus. C'est une question concrète puisqu'il y a les cousins de Jésus, les frères de Jésus. Très curieusement il y a le même débat après la mort de Mohamed (Mahomet), c'est la différence entre le chiisme et le sunnisme, les deux courants.
Cette question a dû se résoudre rapidement dans l'Église, et Jean fait état d'une primauté du disciple sur la famille de même que, dans les Synoptiques, vous avez ce qui est dit à propos de la mère (« Qui sont ma mère et qui sont mes frères ?... Celui qui entend la parole » d'après Lc 8, 18-20)[11]. À l'intérieur de cela vous avez la distance prise par rapport à la mère : « Quoi entre toi et moi ? » (Jn 2, 4) qui paraît dur et en même temps est une réhabilitation prodigieuse de Marie en tant qu'elle a à être la mère du disciple. Les deux mentions de Marie chez Jean sont à Cana et à la Croix. Sa dignité éminente est d'être la mère de l'écoute, la mère de la foi, la mère du disciple. Et ensuite on a la question des frères de Jésus qui « ne croyaient pas en lui » (Jn 7, 5). Cela correspond à ce qui est dit dans les Synoptiques.
Il y a donc chez Jean des échos de la vie des premières communautés chrétiennes, et en particulier des questions que posait la constitution de rapports entre communautés. Tout cela est passionnant, non pas tellement dans un souci de conjecture historique, mais parce que, dans le traitement de ces questions, il y a toujours l'intention de déceler un sens.
● Retour sur l'expérience de Marie-Madeleine.
Ce que je voudrais considérer maintenant, c'est en quoi Jésus pré-pascal et Jésus post-pascal est et n'est pas le même.
Une question qui se pose à propos du chapitre 20 est d'identifier ce que signifie l'expérience de Marie-Madeleine : elle entend et voit le Ressuscité, le toucher étant différé, et il s'agit de redécouvrir le sens de ces mots (entendre, voir, toucher) qui sont des mots de notre empirie, de notre expérience. Mais ce qu'il en est d'entendre, de voir et de toucher au sens usuel est ajusté aux objets qui sont de notre entendre, de notre voir, de notre toucher. Comme ce qui se montre dans la résurrection n'est pas de cet ordre et est proprement indicible dans le langage de notre empirie, il faut que le langage joue un autre rôle, une autre fonction, soit pris dans un autre sens.
En effet, la résurrection n'est pas, nous le savons, le retour pur et simple de ce que Jésus était, pour autant qu'il se donne dans un autre sens à entendre, voir et toucher. Il faut donc que ces mots de l'expérience de la sensorialité soient désormais pris dans un sens qui est travaillé de l'intérieur de lui-même et qui soit en rapport avec la nouveauté même de ce qui est à entendre, à voir et toucher.
Alors, là encore, cet indicible ne pourra se dire que par la reprise dans un autre mouvement de ce qui était les motifs mêmes de la vie pré-pascale de Jésus.
● Le passage, la Pâque.
► On nous a toujours dit qu'entre la mort et la résurrection il y avait une coupure qui était un passage.
JMM : Que Jésus soit vu faire des choses avant sa mort ou après sa mort, pour nous cela change du tout au tout : entre Jésus pré-pascal et Jésus d'après la Résurrection nous mettons une coupure radicale. C'est compliqué parce qu'il est vrai que c'est essentiellement un passage, et pourtant, pour les évangiles, ce passage est de nulle importance, du moins à certains égards. En même temps il est beaucoup plus important que nous ne le pensons, puisque toute l'heure du Christ réside dans la Passion / Résurrection, et il l'est beaucoup moins que nous ne le pensons pour les évangélistes à un autre niveau. Des thèmes circulent aisément chez Jean dans l'avant et dans l'après de la Résurrection. C'est cette circulation des thèmes qu'il est bon d'abord de mettre au jour : c'est plein de réminiscences, plein de choses qu'on a déjà entendues ailleurs.
Par exemple nous pouvons remarquer que, chez Luc au chapitre 5, l'épisode de la pêche merveilleuse est déjà dans la célébration pascale, et que la même chose est reprise ici comme un épisode non encore pascal qui ressaisit la mémoire de l'expérience des disciples.
● La croix : jugement et sauvegarde.
Regardons maintenant en quoi Jésus pré-pascal et Jésus post-pascal n'est pas le même : ce qui fait la différence, c'est la croix, c'est-à-dire l'heure. Or le tout premier christianisme a médité sur la croix, et il en est ressorti un certain nombre de données, mais il y a une sorte d'adage qui revient constamment et qui est celui-ci : la croix a une double fonction, elle sépare et elle confirme, elle est séparation et confirmation. Dans le langage que nous avons utilisé jusqu'ici : elle dénonce et elle ressaisit à un niveau de réaffirmation autre.
Je parle un peu de cette double fonction de la croix, et puis je reviendrai sur l'application de ce regard à la question de la constitution même de l'Évangile.
Pris en lui-même, le thème de la double fonction de la croix est un thème johannique. Il est affirmé surtout au IIe siècle sous la forme que j'ai dite, à savoir que la croix sépare et confirme, et chez Jean il prend la forme des rapports entre jugement et sauvegarde. Le jugement est le discernement au sens de ce qui sépare, et le salut ou la sauvegarde est la confirmation, c'est-à-dire la remise à l'abri de ce qui était. Il y a au moins deux passages fondamentaux de Jean qui parlent de ces choses, ils se trouvent dans les chapitres 3 et 12.
● Jugement et sauvegarde. Détour par Jn 3, 17-18.
Prenons le passage qui se trouve au milieu du chapitre 3 après l'épisode de Nicodème.
« 17Dieu n'a pas envoyé son Fils vers le monde pour qu'il juge le monde, mais pour que par lui le monde soit sauf » : donc jugement et salut, ou plus exactement jugement et non-jugement car c'est le non-jugement qui est salut. En effet il ne faut pas comprendre qu'il n'y a pas de jugement, car il est ajouté aussitôt après : « 18Celui qui croit en lui n'est pas jugé – il ne s'agit pas de "celui qui a la bonne opinion" mais de celui qui "entend", qui est "dans la zone de l'écoute" ; celui-là donc n'est pas jugé. Et celui qui ne croit pas c'est celui qui n'est pas dans l'espace de l'écoute ; donc ne pas entendre c'est se situer dans l'espace de jugement – celui qui ne croit pas a toujours été jugé d'avance », il est jugé par cela. Donc le "venir vers" du Fils fait que le monde est sauf, mais cela du même coup dénonce la non-écoute.
Et dans le texte de Jean cette double fonction de salut et de jugement vient justement à propos de la croix, dans la thématique des rapports ciel / terre donc de cette réalité axiale. Cet axe ciel-terre a été manifesté déjà à propos de la descente du pneuma au Baptême, puis à propos de la reprise de l'échelle de Jacob à la fin du chapitre premier. Ensuite, juste avant les versets 17-18 précédents, on le trouve dans la thématique du serpent d'airain élevé qui est une figure de la croix, figure qui est désignée comme exaltation du Christ (Jn 3, 14), et qui a la signification du « mode selon lequel il allait mourir » (Jn 18, 32). Donc la croix chez saint Jean dit aussi l'exaltation, le relèvement, cela dit la mort et la résurrection simultanément car c'est la même chose. C'est cette axialité-là.
Les versets 17-18 que nous avons lus désignent ensuite ce lieu comme étant le lieu du sauf et du judiciaire (mais dans le rapport que nous avons dit), et aussitôt après, aux versets 19 à 21, ceci donne lieu à la distinction entre lumière et ténèbre qui est le lieu premier du jugement. Autrement dit, puisque lumière et ténèbre renvoient au début de la Genèse, le lieu du sauf et du judiciaire est le lieu premier de ce que nous appelons la création. En effet les premiers versets de la Genèse sont moins la création, au sens que nous disons, que la sauvegarde du monde. C'est un récit de salut ; et un récit de salut se fait par discernement, se fait par séparation. YHWH sépare « entre… et entre…», et justement il sépare lumière et ténèbre. C'est la première séparation du jour un qui est le jour sauf, qui est le jour du salut.
Cette structure fondamentale est constitutive de l'Évangile comme tel.
La mort / résurrection du Christ est quelque chose qui porte la croix, non pas simplement sur ce qu'il en est du Christ, mais sur ce qu'il en est d'accueillir la chose du Christ. C'est un événement qui concerne le mot foi et par suite les articulations symboliques de la foi comme voir, entendre, toucher etc.
● La foi comme événement de dénonciation et de confirmation.
La question du voir est surtout développée par Jean au chapitre 12 lorsque les Hellènes se présentent et disent : « Nous voulons voir Jésus » (v.21). La réponse c'est : « Si le grain ne tombe en terre et ne meurt… » (v.24), et c'est ce qui est en question. Ces gens sont invités à deux choses : leur vouloir a besoin de se modifier ; et le mot voir a besoin de changer de sens, il a besoin d'être à la fois dénoncé pour la courte vue qui est dans la visée, et simultanément ressaisi et repris pour avoir désormais un sens ajusté à ce qui est à voir, ajusté à ce qui en question dans cette affaire. Toute cette partie du chapitre 12 va à dire ce qu'il en est de voir Jésus, c'est-à-dire ce qui l'identifie.
Or nous savons que ce qui identifie Jésus, c'est la résurrection car c'est ce qui le déclare Fils de Dieu, donc qui dit ce qu'il est. Mais l'identifier implique que l'acte de recueil soit lui-même un événement de mort et de résurrection en celui qui recueille. Cet acte de recueil (qui s'appelle couramment la foi) est donc un événement de dénonciation et de confirmation en celui qui accueille, et c'est précisément ce que font les évangiles. L'indicible de la résurrection est dit dans la re-prise ou dans la re-surrection de ce qui a été vécu dans la vie pré-pascale ; c'en est la confirmation, c'en est la reprise à un autre niveau, et c'est pourquoi nous trouvons naturellement ce chapitre 21 que nous étudions maintenant. Mais cette confirmation n'est qu'au prix d'une dénonciation, c'est-à-dire l'affirmation que je n'ai pas vécu ce qui était à vivre, ce que nous trouvons dans les évangiles sous la forme : « ils ne comprenaient pas ce qu'il disait ». C'est la dénonciation de la mémoire morte.
Il ne faut pas oublier en effet que la confirmation est l'avènement de la mémoire du présent, et non pas simplement le rappel d'une anecdote et d'un événement. On a ici la base d'une réflexion sur le temps en tant qu'appréhendé dans sa dimension de présence ou de remémoration ou d'espérance. C'est une reprise qui laisse alors loin dans les décombres des choses habituellement ressassées sur le caractère spécifiquement linéaire du temps chrétien par rapport au temps grec. Ce n'est pas vraiment ça.
La résurrection est la mise en question de la mort, c'est-à-dire du temps mortel. Le temps est un facteur prodigieux de mort, de maturation aussi. Et l'expérience d'intériorisation que suppose la mise en question du temps ne peut pas ne pas réagir sur ce qu'il en est d'écrire l'histoire, sur ce qu'il en est de dire les choses qui ont été vécues. Tout le monde s'accorde à dire que les évangiles ne sont pas des recueils d'anecdotes ou de chroniques au sens banal du terme. Mais s'ils ont cette forme, ce n'est pas par conformité à un genre littéraire qui passait par là, c'est parce que c'est de l'essence même de ce que veut dire la résurrection. La lecture d'un texte de façon historique n'est pas le seul mode de compréhension possible et il n'est pas sûr du tout que notre compréhension de l'histoire ait eu cours à l'époque de Jésus. Pour autant que nous nous bornons à chercher l'anecdote, c'est-à-dire à nous représenter les choses pour elles-mêmes, en tant qu'elles se reposent dans un passé qui ne nous toucherait plus mais serait le fondement sécurisant et absolument sûr de ce que nous devons croire aujourd'hui, cela n'atteint pas le mode de la parole d'Évangile.
● Conséquences pour notre lecture.
La question que nous avons mise au départ était de savoir sur quel mode il convient que nous essayions de lire ce texte. Nous avons vu comment la croix nous invitait à ne pas rester à un niveau de lecture qui se propose spontanément à nous et à ce que nous sommes, et à essayer d'opérer une transformation. Cette transformation du reste est commémorée au sein même des épisodes d'après Pâques. Nous l'avons vu par exemple chez Marie-Madeleine quand nous avons pensé que le passage où elle constate Jésus sans le reconnaître dénonce quelque chose de la période prépascale : elle ressaisit les épisodes de son expérience quand elle était près du Seigneur sans l'avoir identifié pour ce qu'il est, c'est-à-dire Fils de Dieu qui se manifeste dans la résurrection. Et c'est seulement après ce processus qu'elle peut dire « J'ai vu le Seigneur » c'est-à-dire le Ressuscité.
III – Les figures de Pierre et Jean
Nous en sommes à la deuxième partie du chapitre 21. On trouve ici traitées la figure de Pierre et puis la figure de Jean. Pour ce qui est de Pierre, il y a deux moments : le moment de la triple confession, et puis un second moment qui pourrait être interprété comme une prophétie sur la destinée de Pierre, sur la mort de Pierre.
1) La triple confession de Pierre (v. 15-17).
On change de champ symbolique puisqu'on passe du champ maritime au champ pastoral. La thématique pastorale se trouve à plusieurs endroits de l'évangile de Jean. En particulier Jésus est l'agneau (« Voici l'agneau de Dieu ») et le berger (« Je suis le bon berger »). Au chapitre 10 il est question des brebis (probata) et du bercail unique. Les deux champs sont compatibles, par exemple en ce qu'ils sont traités tous les deux dans la structure du rassemblement des dispersés, c'est-à-dire dans la perspective eschatologique du remembrement de la christité dispersée. À l'arrière de tout cela, dans la pensée johannique, il y a cette idée que tout homme est un fragment de la christité démembrée. La fraction du pain rejoue la fracture de l'humanité pour que cette humanité fracturée soit rassemblée et reprise en un seul pain ou un seul poisson.
- « 15Quand donc ils eurent dîné, Jésus dit à Simon-Pierre : "Simon de Jean, m'aimes-tu (agapâs) plus que ceux-ci ?" Il lui dit : "Oui, Seigneur, tu sais que je t'aime (philô)" Il (Jésus) lui dit : "Pais (boské) mes agneaux".
16De nouveau (palin) il lui dit pour la deuxième fois : "Simon, fils de Jean m'aimes-tu ? (agapâs)" Il (Pierre) lui dit : "Oui, Seigneur, tu sais que je t'aime (philô)". Il (Jésus) lui dit : "Pais (sois berger de, poimainé) mes brebis".
17Il lui dit pour la troisième fois : "Simon, fils de Jean, m'aimes-tu (philéis) ?" Pierre fut attristé qu'il lui ait dit pour la troisième fois "M'aimes-tu?" et il lui dit : "Seigneur, tu sais tout, tu connais que je t'aime". Jésus lui dit : "Pais (boské) mes brebis." »
Ce moment de la triple confession, par sa structure ternaire, rappelle évidemment le triple reniement de Pierre[12]. Il y a même une notation au verset 17 : « Pierre fut attristé ». La tristesse de Pierre n'est pas du tout notée par Jean dans le récit du triple reniement alors que, si je ne m'abuse, elle l'est dans les Synoptiques, donc le thème se trouve déplacé ici : cette tristesse conversive a une signification pour la figure de Pierre.
Une autre question se pose, c'est qu'il y a trois questions et il y a trois mouvements qui donnent lieu à un double vocabulaire. Nous remarquons les verbes agapân et philein (aimer), puis la différence entre les agneaux et les brebis, et aussi deux verbes également pour dire "paître" ; et ces mots sont décalés, ils ne sont pas dans un ensemble constant. Est-ce qu'il y a là simplement le souci de ne pas répéter la même formule, donc de varier ? Est-ce qu'il faut chercher une signification particulière, éventuellement progressive, marquant des nuances entre ces différents mots ? Je vous avoue que pour ma part je ne sais pas s'il y a une différence chez saint Jean entre agapân et phileïn, ce sont deux mots qui, de toute façon sont pris en bonne part. J'hésiterai même à dire que phileïn est plus fort qu'agapân qui a une valeur fondamentale. De même pour l'expression « le disciple que Jésus aimait » on a souvent agapân (13, 23 ; 19, 26 ; 21, 20) mais aussi phileïn (20, 2 et 7).
Sur la signification de phileïn vous avez quelque chose d'intéressant au chapitre 15 où ami (philos) est mis en opposition à serviteur : « Je ne vous appelle plus serviteurs mais amis ». La raison en est simple, c'est que le maître ne montre pas aux serviteurs ce qu'il fait, ni le sens de ce qu'il dit, tandis qu'à ses amis il le montre. De même la parole christique en tant qu'adressée à l'ami n'est plus une parole de commandement, mais une parole de monstration. On commande à un serviteur, on montre dans une parole qui dit ce qui est à faire et qui donne ce qui est à faire en donnant de le faire. Il y a donc là une différence qui tient à la qualité de la parole et pas seulement à sa signification.
Il est encore plus difficile de voir une différence entre les deux verbes qui disent paître, et donc il n'est pas sûr qu'il y ait une différence notable entre les agneaux et les brebis. Je vous rappelle que ce texte est un de ceux qui ont été utilisés apologétiquement par l'Église romaine pour marquer la primauté des successeurs de Pierre sur l'ensemble de l'Église. Les théologiens faisaient justement une différence entre les agneaux qui désignent les simples fidèles, et les brebis qui désignent les évêques : il était le pasteur de tous les simples fidèles, mais aussi des brebis, donc pasteur aussi des évêques. Il faudrait réfléchir à la question de l'usage de ce texte par rapport à la structure même de l'Église. C'est une question que j'appelle opportune parce que nous avons fréquenté ce livre mais sans trop nous soucier de ce qu'il en est d'éventuelles structures d'Église[13]. Nous avons bien aperçu une symbolique fondamentale, une sacramentalité fondamentale d'une certaine manière, mais pas ce qu'il en est d'un exercice précis de la sacramentalité. Pour ce qu'il en est d'autre part du régimen (du gouvernement) de cet ensemble qui est le filet non rompu, nous voyons poindre certaines images, certains types dans ce chapitre 21. Il faudrait s'interroger là-dessus car cela présente un certain intérêt, même pour la vérité de lecture.
Pour savoir quels sont les verbes qui caractérisent le pasteur par rapport aux brebis il faut lire le chapitre 10 (il les appelle par leurs noms, il les conduit et il les nourrit, et enfin il donne sa vie pour elles), et il faudrait voir ce que cela signifie.
2) La prophétie sur la destinée de Pierre (v. 18-19).
«18Amen, amen, je te dis, quand tu étais jeune, tu te ceignais toi-même et tu marchais où tu voulais. » Nous avons vu en effet il n'y a pas longtemps Pierre se ceindre. Ce qui est important ici c'est le « toi-même » : il dispose de son corps, de la présentation de son corps, et aussi de le mettre en mouvement. S'habiller pour aller, marcher…
« Quand tu auras vieilli, tu étendras les mains (ékténeis tas kheïras)… » On peut voir ici le geste d'étendre les mains pour qu'un autre passe la ceinture, mais il ne faut pas oublier que tendre les mains a une signification dans le christianisme pour dire la croix, et ceci dans un double sens chez Jean : c'est le rappel de la crucifixion mais ça désigne également la stature cruciforme de l'homme accompli, car c'est aussi le mot qui servira à dire l'action de grâces. Dans cette espèce de groupement de la figure de l'Orant et de la figure du Cruciforme[14], il y a une double idée qui est tout à fait conforme à la pensée de Jean si on pense que pour Jean la crucifixion c'est l'exaltation. De fait Jean ne sépare jamais les moments : la Crucifixion, la Résurrection, l'Ascension, la Pentecôte, tout ce déploiement, surtout lucanien, ne se trouve pas chez lui. La Crucifixion est le moment même de l'exaltation, c'est-à-dire de la Résurrection, et aussi de l'Ascension qui est "aller vers le Père" ; et comme aller vers le Père c'est venir vers les siens sur le mode du pneuma, c'est la Pentecôte. Aussi bien du reste, le pneuma, l'eau et le sang découlent de la croix elle-même chez Jean. Jean vise toujours d'un seul trait la totalité du mystère pascal dont les aspects peuvent être célébrés ensuite à part : l'aspect de mort, l'aspect de Résurrection, l'aspect d'Ascension, l'aspect de descente du pneuma (ou de Pentecôte). Ce que Jean considère, c'est l'heure, et l'heure c'est tout cela en un seul, qui est du reste la révélation événementielle de ce que Jésus est de toujours, c'est-à-dire « aller au Père » : dès l’arkhê il est « parole tournée vers le Père ».
« ...Et un autre te ceindra et te conduira où tu ne veux pas. » Qui est cet autre ? Si je l'entends de la mort, c'est le bourreau qui l'attache. Néanmoins, comme toujours, il y a un double sens chez Jean, et il faut le traiter d'une tout autre manière : si « étendre les mains » dit que Pierre suit Jésus jusque-là (v.19), l'autre c'est peut-être le Père. Mais entre la première image et la seconde, il y a tout un problème de transfert de sens, de signification, qu'il importe de ne pas manquer sous peine de faire du Père un bourreau.
Donc nous avons pensé qu'il y avait ici quelque chose qui avait rapport à la croix, et nous avons pensé juste puisque c'est Jean qui nous le dit : « 19Il dit cela signifiant de quelle mort il glorifierait Dieu. » Mais il était bon de voir que les mots même déjà le disaient. Et ce n'est pas fini car : « Et ayant dit ceci, il lui dit : "Suis-moi" ». Or le verbe akoloutheïn dit sur un mode éminent ce qu'il en est d'être disciple. Nous connaissons la structure : « Prends ta croix (ou lève ta croix) et suis-moi ». Donc il s'agit de suivre le témoignage du Christ jusqu'à la croix. Et le verbe suivre sera caractéristique de la foi de Pierre.
Il y a eu du reste un débat à ce sujet, j'ai oublié de vous signaler ce passage, c'est à la fin du chapitre 13 : « 36Simon-Pierre lui dit : "Seigneur, où vas-tu ?" Jésus répondit : "Où je vais, tu ne peux maintenant me suivre, tu me suivras plus tard". 37Pierre lui dit : "Pourquoi ne puis-je pas te suivre maintenant, je déposerais ma vie (ma psukhê) pour toi" – on voit très bien ici la pseudo-promptitude de Pierre qui, en posant cette question, désire immédiatement aller mourir, comme Thomas l'avait dit: « Allons mourir avec lui » (Jn 11, 16) – 38Jésus répondit : "Tu déposeras ta vie pour moi ? Amen, je te dis, le coq n'aura pas chanté que tu ne m'aies renié trois fois". » C'est la première annonce du reniement avant le passage du chapitre 18. Donc il y a un rapport évident ici : c'est le même thème.
Il ne faut pas oublier que nous avons dit, d'une manière peut-être un peu facile, que ce chapitre était comme les Actes des apôtres de Jean. En réalité, c'est la mort de Pierre qui est racontée, mort dont la prophétie est mise dans la bouche de Jésus. Nous allons voir d'ailleurs que la comparaison entre les deux modes de mourir de Pierre et Jean entre en jeu dans ce passage, puisqu'il est dit à la fin du chapitre que Jean « ne mourrait pas ».
Le mot « suivre » qui est dit à propos de Pierre a sûrement à voir avec la mort. Suivre, dans le contexte, signifie être crucifié. Bien sûr à un niveau tout à fait simple Pierre est mort crucifié, et Jean est mort vieux. Cela pourrait être un discrédit porté sur la personnalité johannique, parce que je pense que dès la fin du premier siècle il y a une magnification du martyr, de même qu'il y a une fusion très rapide entre l'idée de connaître et d'être martyrisé. Autrement dit le disciple, celui qui entend, c'est celui qui voit lors de son martyre. La magnification du martyr comme mode suprême d'être disciple et de voir se trouve dans les Actes des apôtres sous la figure d'Étienne (Ac 7, 54-60) et s'est développée dans la toute première patristique (par exemple chez Ignace d'Antioche).
► Dans ce que tu as dit, ce qui me semble parachuté c'est de dire que l'autre qui le conduira à la mort, c'est le Père.
J-M M : Ce n'est pas cela le plus difficile de la question. C'est pourquoi je voudrais apporter cette précision : la mention du Père a l'air de faire intervenir quelque chose d'autre. Or ceci est déjà dans le texte, dans l'expression « étendre les mains » car cette expression désigne la crucifixion sur le mode du Christ : il meurt en obéissant au Père. Donc ceci conduit à un second niveau de lecture du texte où l'intelligence de la signification profonde de la mort de Pierre par rapport au Père peut tout à fait intervenir.
Nous avons alors l'écho de « Que ta volonté soit faite et non la mienne » (Lc 22, 42), ce qui d'une certaine manière pourrait faire difficulté par rapport à certaines choses que nous avons dites ici, mais ce n'est pas par rapport au texte. Nous avons vu que le mot volonté dans le Nouveau Testament n'était pas à comprendre prioritairement comme un conflit de volontés, mais que la volonté disait le caché qui demande à se dévoiler. Or c'est le cas ici ; et pas d'abord ici, mais à Gethsémani dont c'est la reprise ici. Il faudrait situer cela dans la signification générale du mot volonté. En effet il ne faudrait pas concevoir Dieu le Père a priori et avant tout comme toujours nécessairement adverse ; au contraire sa volonté, c'est-à-dire son secret, est le dévoilement de ma volonté secrète. Mais il reste que le plus souvent, il arrive que notre volonté secrète ne soit pas ce qui accède à notre propre vouloir immédiat, c'est-à-dire à ce qui correspond au mode mineur de dire "je". Ce qui est important, c'est que la dénonciation du mode mineur de dire "je" ne doit pas se faire n'importe comment. Nous revenons ici sur la problématique du chapitre 12, à savoir : « Celui qui hait son âme ». Le "celui qui" est un "je" plus radical qui, dans le bon sens du terme, dénonce "je" ; ce n'est pas simplement un autre du point de vue extérieur qui me dénonce, mais c'est cette altérité singulière du Père qui est plus moi-même que moi-même. C'est pour cela que le mode d'altérité de l'autre qui est le bourreau, est équivoque ; et ceci est très important, notamment pour comprendre la signification des rapports du Père et du Fils, parce que cette idée que le Père est le bourreau de son Fils est quelque chose qui, d'une certaine façon, court sournoisement dans l'imaginaire et dans les sensibilités.
► Le Christ a dit : « qu'il soit fait comme tu veux et non comme je veux ».
J-M M : C'est cela, c'est-à-dire qu'il y a le Je selon lequel « Le Père et moi nous sommes un », et c'est celui qui lui permet de dénoncer l'autre je.
► Alors il y a deux niveaux de langage.
J-M M : Tout à fait. Je veux dire par là qu'il ne suffit pas de dire : « je veux ta volonté », pour que du même coup soit éveillé ce Je-là.
3) La figure de Jean par rapport à celle de Pierre (v. 20-23).
« 20S'étant retourné, Pierre constate le disciple que Jésus aimait en train de le suivre – Jean "suit" et pourtant suivre ici n'a pas la signification fondamentale du verbe parce qu'il ne sera pas retenu comme caractéristique de Jean, un autre mot lui sera substitué. Mais ce suivre-là qui est un suivre d'avant la vocation (ou d'avant la signification profonde du terme selon le cas) se trouvait déjà au chapitre 1 : deux disciples suivent. Et en outre ce disciple est bien déterminé pour le lecteur puisqu'on a ensuite le rappel du chapitre 13 – c'est lui qui s'était penché sur son côté pendant le dîner et qui lui avait dit : "Seigneur qui est celui qui te livre ?" »
« 21Donc voyant celui-ci, Pierre dit à Jésus : "Seigneur, celui-ci, quoi ? (Kurié, hoûtos dé ti ?)". » Sans doute la communauté johannique entend la communauté pétrine lui poser la question. Mais d'autre part, il y a cette question de la destinée différente de Pierre et de Jean par rapport à la mort qui demande à être expliquée. Nous avons sans doute ici un texte d'après la mort de l'un et de l'autre, puisque l'on parle de Jean comme de « celui qui a témoigné » (v.24). C'est le dernier rédacteur de l'évangile de Jean qui écrit puisque le texte dit : « C'est ce disciple-là qui a témoigné, qui écrit ces choses » (v.24). Néanmoins le style de ce chapitre reflète quelque chose des structures de style qui se trouvent tout au long de l'évangile de Jean, donc il serait aberrant de dire : le dernier chapitre a été écrit par un autre qui parle de Jean. En effet cet autre-là a contribué aussi à l'ensemble de l'évangile que nous appelons évangile de Jean. Nous avons une suite de témoignages d'une école johannique.
« 22Jésus lui dit : "Si je veux qu'il demeure tandis que je viens, quoi pour toi ? Toi, suis-moi." » Donc Jésus dit cette parole qui paraît énigmatique « je veux qu'il demeure » et ajoute « Quoi pour toi ? » C'est-à-dire en quoi cela te concerne ? Qu'est-ce que ça te fait ?
Deux autres choses à noter ici. La première c'est que le mot qui caractérise Jean c'est « demeurer ». Or paradoxalement nous avons l'idée qui caractérise Jean dès le début du chapitre 20 qui est la rapidité. Cela pourrait apparaître opposé. En réalité c'est la même chose. Rappelez-vous comment nous avons caractérisé la rapidité de Jean, comme la plus grande proximité de la fin et du principe. Et cette même grande proximité s'appelle demeurer : la rapidité rapproche les termes jusqu'à ce que d'une certaine manière ils demeurent. Je me fais comprendre ? La même chose peut se dire « course rapide » et « demeurer », il s'agit bien de la même chose : l'expression intéressante ici, c'est « tandis que je viens ».
La deuxième chose à noter, c'est la signification éventuelle de la figure d'un disciple sur ce mode par rapport à la figure pétrine. « Quoi pour toi ? » : est-ce que Jésus voudrait dire que la figure pétrine n'a rien à voir avec la figure johannique ? Probablement pas à ce point. Néanmoins une question est posée ici[15].
On peut noter encore autre chose : la façon de marquer la distance qui est mise en œuvre ici est à peu près la même que celle qu'on trouve à Cana quand Jésus répond à sa mère : « Quoi entre toi et moi ? » (Jn 2, 4). Donc d'une certaine manière, dans un chapitre où on est en train de faire des comparaisons, ceci semblerait dénier la primauté de la comparaison, c'est-à-dire dénier toutes les problématiques de jalousie liées au comparatif. Or la jalousie du comparatif c'est Abel et Caïn, c'est ce qui ouvre le meurtre et la mort dans le monde.
La phrase de Jésus est sans doute mal entendue puisque : « 23Se répandit donc la parole vers les frères, que ce disciple ne mourrait pas. – en effet Jean a la réputation d'être mort tardivement, et d'une façon qui n'a pas l'air d'égaler l'idéal de la suite qui est lié au modèle de Pierre – Or Jésus n'avait pas dit qu'il ne mourrait pas mais : "Si je veux qu'il demeure tandis que je viens – je traduis ainsi et non pas « jusqu'à ce que je vienne », car le verbe est à l'indicatif – quoi pour toi ?". » Jean est mort, il faut bien que quelque chose de sa mort soit géré. Et sa mort est gérée ici par les imprécisions et les précisions mêmes de Jésus à son sujet, c'est-à-dire qu'il ne dit rien de sa mort mais il dit qu'il demeure. Or ceci pourrait nous poser une question par rapport à Pierre, parce que justement Pierre est mort mais apparemment c'est lui qui demeure le plus proche par sa fonction, je veux dire par là que le successeur de Pierre demeure, c'est du moins une lecture possible.
Le verbe demeurer est donc ici un verbe majeur pour dire Jean avec la signification de l'habitation intérieure (la demeure), et avec la signification de la durée. Jean est aussi en référence avec l'un des deux disciples du chapitre premier d'avant la vocation de Pierre dont il est dit qu'ils le suivirent (v.37) mais aussi qu'ils demeurèrent auprès de lui (v.39).
Vous vous rendez compte que nous essayons d'apporter des interprétations sur le texte, mais elles sont plus ou moins pertinentes. Il faut dépasser cette pensée, mais en même temps toujours reposer la question : quelle est la signification de la demeure, quel est le trait du disciple ? Il s'agit ici du disciple par excellence dont le trait est de demeurer ; et par ailleurs suivre est un des traits du disciple (« Toi suis-moi » est dit à Pierre). Suivre et demeurer est-ce différent ? Peut-être pas pour le fond bien sûr. N'oublions pas que ce qui est en question, c'est le type de fonction dans l'Église, mais c'est aussi les traits de toute foi car le disciple, c'est la foi véritable, donc ici la foi véritable en tant qu'elle demeure. « Si vous demeurez dans ma parole, vous serez mes disciples véritablement, et vous connaîtrez la vérité et la vérité vous libérera. » (Jn 8,32). Vous connaîtrez la vérité qui est : être libre.
« 24Celui-ci est le disciple, celui qui témoigne de cela et qui a écrit ces choses, et nous savons que son témoignage est vrai. » Je note ici les mentions du disciple, du témoignage et de la vérité, autant de thèmes johanniques. Mais je remarque aussi la mention de l'écriture : « c'est lui qui a écrit ces choses ». L'un d'entre vous a dit que cela avait peut-être à voir avec l'idée du permanent, l'idée de demeurer qui caractérise Jean : la parole écrite demeure.
« 25Il y a aussi de nombreuses choses que fit Jésus, telles que si elles étaient écrites et rassemblées, le monde entier ne pourrait pas contenir les livres ainsi écrits. » On est tout naturellement tenté ici de parler d'une façon exagérée, d'une façon marseillaise de dire les choses. Mais je pense qu'on n'est pas quitte avec le texte si on se borne à dire cela parce que les choses qu'a faites et que fait Jésus et qui sont visées ici, conformément à ce que nous avons appelé l'objet de ce chapitre 21, ce sont effectivement des choses plus nombreuses et plus grandes que celles qu'il a faites dans le courant de sa vie mortelle. Ce sont des choses qu'il ne cesse d'accomplir. Là encore cela confirme notre mot qui était de dire que ce chapitre était les Actes des apôtres de Jean. C'est en fait aussi l'activité de Jésus ressuscité. Et si on examinait l'expression « plus grand » chez saint Jean, il faudrait voir aussi l'expression « plus nombreux ». Le plus grand désigne toujours la région de la résurrection. Par exemple au chapitre 14 Jésus dit : « Amen amen, je vous le dis, celui qui croit en moi fera les choses que je fais et il en fera de plus grandes que moi puisque je vais vers le Père » (v.12). Les pronoms personnels sont en question dans cette phrase car, pour penser cela on est obligé de considérer que Jésus parle à partir de son je terrestre, mais que les choses plus grandes seront faites dans son nom c'est-à-dire dans son identité. Le premier je désigne une occultation de son être profond qui lui permet de parler à partir d'un je qui n'est pas la plénitude de son Je, un je que j'ai parfois appelé un "je mineur" puisque l'autre est un "je majeur" (un plus grand je), mais l'expression "mineur" n'est peut-être pas bonne. Ce que nous faisons (les œuvres plus grandes) c'est Jésus qui le fait. Théologiquement nous savons qu'il n'y a qu'une seule personne en Jésus, mais ici, nous avons pris garde de ne pas identifier le "je" de Jésus qui se trouve dans l'évangile de Jean avec notre notion occidentale de personne, nous avons pris de la distance. Donc nous avons là un point critique, très intéressant.
Donc ici il y a « de nombreuses choses » que le « monde » ne peut contenir. Il faut aussi être très attentif au sens du mot monde chez Jean, car il ne désigne pas purement et simplement ce que nous appelons le cosmos, ou l'univers, mais très précisément ce qui refuse. « Il est venu vers le monde », cela veut dire : il est venu vers le refus, c'est-à-dire vers la mort au sens johannique du terme. Le monde en tant que monde ne peut pas le connaître, c'est-à-dire qu'il ne peut pas l'accueillir. Donc ce monde ne peut pas recueillir, et ici en plus il ne peut pas « contenir » ce qui est en question et qui se dévoile dans l'action permanente, la présentification permanente de Jésus ressuscité. Alors je crois que si on veut bien entendre ce verset dans le sens des mots johanniques et non pas simplement dans notre sens, si on est attentif au "plus grand" et au "plus nombreux", si on est attentif à la signification du mot monde, on ne parle plus simplement et hâtivement d'une exagération.
IV – Constitution de l'Église
J'avais dit que nous reviendrions sur les questions ecclésiologiques que nous avions évoquées. En général quand on parle d'Église, on a deux concepts différents, à savoir une Église intérieure et une Église structure. Or ce n'est pas de cela que je vais parler. En effet ce que nous allons évoquer ce sont deux figures de l'Église : la figure sacramentelle et la figure de régime (ou de gouvernement), et nous verrons qu'il n'y a pas intérêt à les confondre, nous verrons même qu'elles étaient soigneusement distinguées par les grands théologiens du Moyen Âge et que certains textes de Vatican II, en dépit des avantages apportés par ce concile en matière ecclésiologique, risqueraient d'estomper cette différence essentielle.
● L'hydrographie johannique.
Je commence par ce qui est de l'ordre sacramentaire et je le fais dans la terminologie de Jean. En effet, dans cette affaire, il faut bien distinguer la symbolique sacramentaire de Jean et une théologie du sacrement qui apparaît sous sa forme stricte seulement fin XIIe, début XIIIe siècle. Entre les deux il y a une très grande différence, et la théologie du sacrement n'épuise pas les possibilités de la sacramentaire originelle.
La question que je vais poser pour introduire cela, c'est la question de l'hydrographie johannique. J'explique ce mot. Chez saint Jean, le thème de l'eau et des dérivations de l'eau est un thème tout à fait fondamental.
Le lieu le plus fondamental est très probablement Jn 7, 37-39. C'est lors de la fête d'automne, le dernier jour de la fête qui est le grand jour : « Jésus se tient au milieu du temple et crie : "Si quelqu'un a soif, qu'il vienne à moi celui qui croit en moi, des ruisseaux d'eau vivante couleront de son sein"… Il parlait du pneuma que devaient recevoir ceux qui croiraient en lui ; il n'y avait pas encore de pneuma car Jésus n'avait pas encore été glorifié. » Essayons de situer ces deux versets.
– Le thème de la source à partir d'où se produit le découlement se trouve au chapitre 4 dans le débat avec la Samaritaine : quelle est la source, est-ce ici ou à Jérusalem ? Ce n'est ni ici ni là mais « dans le pneuma qui est la vérité », donc dans le pneuma de résurrection comme en Jn 7, 37-39 : il est la source à partir d'où cela s'ouvre.
– Du point de vue de l'imagerie, nous avons indirectement une référence à Gn 2 où se trouve le tout premier symbole de ce qui est en question. Il s'agit de la détection du centre, c'est-à-dire de la source qui est au milieu du jardin et qui se répartit dans les quatre "têtes" (les quatre fleuves) énumérés en Gn 2. Ce fleuve source se retrouve dans la ville à la fin de l'Apocalypse[16]. Il s'agit donc de la détection du centre et de l'examen des fluences : comment cela découle-t-il ?
– D'autre part le lieu de la référence immédiate, c'est le temple selon Ézéchiel : du temple l'eau coule dans la direction des quatre points cardinaux. Et en Jn 2 Jésus s'assimile à ce temple : désormais son corps de résurrection est le véritable temple. En effet à propos des vendeurs chassés du temple « 19Jésus leur dit :"Détruisez ce temple et je le rebâtirai en trois jours."…21Il parlait du temple de son corps » (Jn 2). Ceci est compris dans le mot gloire, puisque « nous avons contemplé sa gloire » (Jn 1, 14) et que la gloire c'est la présence de Dieu dans son peuple.
– Et surtout le lieu de référence le plus intéressant, c'est le chapitre 19 (nous en avons eu des échos dans le chapitre 20) : le corps de Jésus en croix est le lieu d'où flue le pneuma qu'il remet (v.30) et d'où fluent l'eau et le sang (v.34), cette eau-là qui est le sang, et ce sang-là qui est l'eau, parce que ces trois fluides sont appelés « pneuma, eau et sang » en 1Jn 5 dans un passage extrêmement complexe, progressif où les trois sont énumérés avec l'indication qu'ils sont « vers un seul » : ils sont désormais le véritable Éden ou le véritable temple. Le véritable lieu à partir d'où se situe tout cela, c'est Jésus ressuscité, c'est le pneuma « car auparavant il n'y avait pas de pneuma car Jésus n'avait pas encore été glorifié » (Jn 7). Ce thème est souligné au chapitre 19 parce qu'on insiste sur le fait que le témoin a vu et qu'il témoigne, et que son témoignage est vrai (v.35) car c'est un point essentiel. C'est repris dans le chapitre 20 à propos des traces : de son flanc percé, transfixé, découle la reconnaissance de Jésus pour ce qu'il est, c'est-à-dire précisément la foi. Ceci intervient lors de l'apparition aux disciples rassemblés au soir du premier jour, et c'est également repris, en mêlant un autre thème, dans l'apparition à Thomas.
Voyez ce que je veux faire, c'est détecter un ensemble symbolique avec ses références propres et voir comment tout au long de l'évangile de Jean il émerge. Il faut entendre l'Évangile à partir de cette symbolique fondamentale qui est donc la question de ce qui était rassemblé en Jésus, qui se diffuse et se répand. Répandre est une des caractéristiques fluides du pneuma, c'est un des verbes fondamentaux du pneuma, d'autres verbes étant emplir et verser, tous des verbes de fluide qui disent la donation ou la diffusion, sans compter que le verbe donner est fondamental à propos du pneuma[17].
Nous avions parlé, rappelez-vous, en jouant un peu sur les mots, de typographie, l'écriture du tupos étant la marque de la transcription. Pour l'hydrographie spirituelle que j'évoque maintenant c'est un peu la même chose. Vous savez, il ne faudrait pas vous étonner outre mesure si vous avez eu l'occasion de parler avec telle ou telle personne qui connaît telle ou telle doctrine orientale ou autre, qui emploie des mots comme les énergies, les influences, les fluences. Cela du reste se retrouve dans le judaïsme biblique sous la dénomination des bénédictions qui étaient toujours plus ou moins dans le langage de la fluence, de la pluie ou de la dérivation des eaux. Vous voyez vers quoi nous allons ici : nous allons vers cette idée qu'être au fait de ce texte suppose de ne pas simplement l'avoir entendu comme une opinion ou une doctrine, mais peut-être se mettre dans un certain rapport avec cette dérivation.
On pourrait s'interroger et se demander en quoi consiste cette dérivation. Je dirai probablement que la dérivation la plus fondamentale, c'est la parole, et singulièrement la parole écrite, d'où l'importance de la graphie dans la situation de Jean. Ce qui est en question dans cette affaire ne vient pas de l'écoute, mais il ne faut pas opposer l'écoute et l'Écriture, car l'Écriture est la Graphê de cette eau-là, d'où l'importance du témoignage au sens johannique du terme : être dans le champ de l'écoute de l'Écriture, c'est tout autre chose que se documenter sur une opinion de jadis. Lire en ce sens-là, c'est être en rapport avec cette source, c'est voir que la volonté du texte est celle-ci. Autrement dit cela fait partie du dit du texte que de goûter à cette eau-là qui est la parole répandue.
Mais il y a autre chose également : cette symbolique originelle se donne spontanément dans une gestuation : une gestuation baptismale, une gestuation de repas, une gestuation de l'odeur même, des gestuations diverses. Il y a là une dimension importante qui se dit.
Je viens de parler de repas : cela se trouve même à partir du pain. On sait que si la parole dont je viens de parler est eau (puisque le puits c'est la parole), c'est le pain aussi. Dans l'acte de multiplication des pains, l'idée de multiplication est très importante, le passage de l'un (les 5 pains) aux multiples. Mais plus importants encore sont les 12 paniers de pain qui restent et qu'il ne faut pas laisser de côté, ils sont en plus : là est la présence eucharistique pour toute la lignée de l'Église. Nous mangeons encore de la multiplication des pains. Nous avons là un exemple de dérivation : dérivation de la parole mais aussi dérivation de la gestuation de la parole qui nous arrive sous la forme des sacrements.
● La constitution fondamentale de l'Église.
Abandonnons provisoirement la symbolique johannique pour essayer de nous situer par rapport à un discours théologique beaucoup plus classique. On s'aperçoit que lorsqu'il s'agissait de l'Église au Moyen Âge, il ne s'agissait pas d'abord du gouvernement (ou du regimen), mais de cet ordre-là que nous venons d'évoquer. Voici une petite phrase de saint Thomas d'Aquin : « Les apôtres et leurs successeurs ont le regimen de l'Église constituée par la foi et les sacrements de la foi ». L'Église est constituée par la parole dirions-nous, et par la gestuation de la parole. C'est cela qui constitue l'Église et de cela les successeurs des apôtres ont la garde (le regimen). Autrement dit il ne faut en aucune façon mettre sur le même pied ce qui est en question dans la constitution fondamentale de l'Église et ce qui est en question dans le regimen de l'Église. Si j'insiste ici, c'est parce que, sous prétexte de faire une théologie plus biblique, on a énoncé un ternaire dont la constitution Lumen Gentium porte la marque, à savoir que le pasteur (ou le roi), le prêtre (ou le sanctificateur), et le prophète (ou le docteur) sont mis sur le même plan. Mais l'Église, structurellement, n'a pas reconnu que cela fut hérité sur le même plan.
En disant tout cela, je voudrais que nous fussions suffisamment libres pour pouvoir entendre dans l'évangile de Jean quelque chose qui n'est pas seulement une collection d'opinions comme nous lirions les pensées de Marc-Aurèle, mais qui ouvre un espace vivable dans l'ordre de l'écoute, et que cela soit le sens premier, profond du mot Église ; et pour ce qui est des vicissitudes du regimen par rapport à cette réalité, que nous en fassions un autre problème. Je ne cherche pas à me faire l'apologète de l'Église telle qu'elle est, ce n'est pas mon problème, mais sous prétexte que ce que nous appelons couramment l'Église présente une figure parfois déficiente à notre gré, je ne voudrais pas que nous soyons conduits à simplement considérer comme un ouvrage documentaire l'Évangile, la parole que nous avons essayée de lire.
Ceci n'est pas du tout une réponse à vos questions, c'est une invitation à déplacer ces questions, parce que si vous voulez dire : « l'Église on en a marre.. » je le sais aussi et cela ne m'intéresse pas. Ce qui importe dans cette affaire, ce n'est pas de gérer le pour et le contre dans l'Église. Je n'entrerai pas pour ma part dans cette discussion même si elle est urgente pour vous, parce qu'on ne s'en sort pas. De toute façon c'est infructueux. En revanche ce qui me chagrinerait, c'est que cette Écriture fût finalement réduite à n'être pas ce qu'elle est, une parole qui est vivante et qui fait vivre.
Mais je précise ceci : je n'ai pas dit qu'on ne peut pas lire l'Évangile comme un document. Comme il est dans toutes les bibliothèques, on peut toujours le lire comme n'importe quel livre. Ce que je dis c'est que si on lit un peu plus en avant, on est fondé à penser qu'il se donnera pour autre chose que pour un monument historique. Alors j'invite à le penser sur le mode sur lequel il se donne à penser.
► Tu as dit que l'Église était constituée par la foi et les sacrements et qu'il fallait distinguer cela du "régime". Peux-tu mettre cela en rapport avec les figures de Pierre et Jean ?
J-M M : Pierre a un primat ou plus exactement un charisme particulier qui est celui de paître c'est-à-dire de régir (« Pais mes agneaux ») : cette fonction appartient au "régime" et pas à la "sacralité" comme telle. Et ça se fait dans un triple questionnement qui est la copie du triple reniement parce que celui qui a la garde de la fidélité, c'est justement celui qui a renié ; cela pour bien manifester que Pierre n'a pas ce charisme de par sa vertu propre, mais comme un charisme donné, ce qui est fondamental. C'est un charisme particulier qui ne postule pas la Chapelle Sixtine, une mitre, des vêtements dorés, toute la façon dont cela s'est vécu, et même le langage dans lequel cela s'est exprimé.
En effet le service de garde qui est confié à Pierre, l'Église a choisi au cours des siècles de l'exprimer dans le langage du droit romain, mais le droit romain n'appartient pas à la révélation. Que signifie cela dans une foi qui est une réfutation de la loi ? En fait cela se justifie, je l'ai étudié longuement dans mes cours, je ne vais pas le développer maintenant, mais c'est une question[18].
La comparaison entre Pierre et Jean s'est déjà faite au chapitre 20 : Jean court vite et Pierre beaucoup moins vite. Ce n'est pas une question de physiologie ou d'aptitude sportive. Jean est toujours le symbole de la rapidité et il y a différents modes d'accéder à la résurrection que modulent les différents personnages qui apparaissent dans le chapitre 20. Il y a le cheminement long, les allers et retours, les retournements, toute l'expérience de Marie-Madeleine. Il y a la course lente de Pierre et la rapidité de Jean, signe que Jean est rapide dans son écoute c'est-à-dire dans sa foi : « Il vit et il crut ».
Autrement dit une caractéristique est donnée à la fonction johannique qui la distingue de la fonction pétrine. Jean (et les disciples de Jean le reconnaissent) est soumis au service de garde de Pierre et cependant Jean a une autre caractéristique qui a été préfigurée dans ce que nous venons de dire, et qui se développe ensuite en cela qu'on a dit que ce disciple « ne mourrait pas ». En fait il est mort. Il est fait allusion à la mort martyre de Pierre (« un autre te ceindra et tu iras ou tu ne veux pas »). Jean est mort sans doute quand le dernier chapitre est écrit, ce qui fait problème par rapport à cette persuasion que Jean ne mourrait pas. Mais la phrase est ressaisie pour indiquer que Jean est l'écriture achevée. Il est le disciple par excellence (ce que n'est pas Pierre) et il est permanent dans son écriture. Il est une présence qui persiste, la garde de la parole dans l'ensemble de l'Évangile bien sûr, mais singulièrement dans l'évangile de Jean.
Je pense que ce chapitre 21 est le résultat de débats entre des communautés pétrine et johannique qui correspondent aux deux têtes (les deux colonnes comme on dira) auxquelles sont accordés respectivement des caractéristiques qui les distinguent.
► Au pied de la croix Jésus a confié sa mère à Jean.
J-M M : Comme Marie est par excellence l'écoute tandis que Jean a la garde de l'écoute, les deux choses sont d'une certaine façon à mettre en rapport. Et ce rapport est très intéressant parce qu'il est question simplement deux fois de Marie dans l'évangile de Jean : à Cana et à la croix. Elle est à l'écoute de son fils et à l'écoute des hommes. C'est elle qui perçoit le manque (hustérêma) : « le vin vint à manquer », et donc qui ose un appel à l'emplissement de ce manque, et ceci ouvre la thématique des Noces de Cana.
Donc dans tous les cas la notion d'écoute du disciple est caractéristique de Jean et la permanence en quoi Jean ne meurt pas, c'est son écriture. L'écriture de Jean est une présence de Jean, voilà ce que dit l'évangile de Jean, cette dernière chose étant nécessairement écrite par un disciple johannique.
Une dernière question : la résurrection c'est quand… ?
► Mais la résurrection pour vous, c'est quoi ?
J-M M : Eh bien je ne définirai pas la résurrection, parce que définir épuise nécessairement. Néanmoins cela ne veut pas dire qu'on doit être sans parole. Mais ce qui est visé par la résurrection, qui est probablement le point aveugle, le point le plus obscur, la chose jamais possédée, cela demande à être développé toujours à l'occasion de quelque chose d'autre ; il ne faut pas la viser en elle-même. La résurrection est ce qui donne vigueur et sens autre au fait de voir, au fait de marcher, d'étreindre, de souffrir, au fait d'espérer etc. C'est pour cela qu'elle est marquée dans l'évangile de Jean à travers tout ce qu'on est tenté de considérer comme des anecdotes. Nous avons dit qu'à travers chaque épisode, c'est la totalité de la résurrection qui est en question. Cela correspond à la façon dont la question se pose pour quelqu'un qui se sent boiteux, complètement aveugle ou autre. Je veux dire par là qu'il faut toujours en parler en situation.
► Et la résurrection c'est quand…
J-M M : Toutes ces questions sont inadaptées à la chose, mais comme nous n'en avons pas d'autres, il faut bien les regarder. « La résurrection c'est quand ? » est une question très intéressante parce que la résurrection est sous un certain aspect d'elle-même la mise en question du temps mortel, et par suite la mise en question de notre question « Quand ? ». Elle ne donne pas d'y répondre, elle invite à penser autrement ce que veut dire « Quand ? ».
Par exemple nous avons touché à quelque chose de ce genre quand nous avons employé l'expression « mémoire du présent ». C'est une expression assez provocatrice parce que le mot de mémoire est toujours employé à propos du passé ; enfin, pas toujours, mais si elle n'est pas employée à propos du passé, elle est employée à propos de la logique, à propos de quelque chose de la métempsycose platonicienne, la réminiscence, et donc là c'est encore une répartition. Mais véritablement la méditation de la résurrection met en question notre mode d'être au temps et par suite met en question notre mode de vivre l'être au temps, qu'il s'agisse du concept de nostalgie, de la crainte de ce qui vient, de l'attente, de l'espoir, du manque, de toutes ces choses-là. Or quand je dis que cela met en question, cela touche aussi une représentation du temps, de l'histoire, de la succession des générations. C'est une autre façon d'être au monde et donc essentiellement au temps. Je dis par là qu'apparaissent des failles dans l'insuffisance des modes que nous avons d'être au temps, mais je ne dis pas que nous nous installons dans un autre temps. Nos craintes et nos espoirs ressurgissent parce que nous ne sommes jamais pleinement morts à notre mode natif d'être. Néanmoins il y a toujours là quelque chose qui désabsolutise et nous empêche d'être suffisants et décisifs dans nos prises sur la mort, et singulièrement sur le temps. Je crois que c'est cela le plus important.
Je n'ai pas répondu à la question : « La résurrection c'est quand ? » mais j'ai répondu que ce qui est évoqué dans cette phrase est remis en question lorsque le « quand » est touché par la résurrection.
► Ce n'était pas une question mais une remarque : la résurrection, c'est quand on fait ceci, quand on fait cela.
J-M M : C'est très bien parce que c'est le mode de définition que les enfants adorent. Alors vont s'installer une série d'anecdotes, et ce n'est pas si enfantin que ça, parce que c'est sur ce mode que surgit l'Évangile. L'Évangile ne répond pas à la question « La résurrection c'est quoi ? » mais la manifeste en œuvre ici et là. La résurrection, c'est quand quelqu'un de gisant se met debout, la résurrection c'est quand…
[1] « Le lac est appelé ici mer de Tibériade et non pas lac de Génésareth, mais il s'agit du même lac. Le nom de Tibériade redouble la signification de la Galilée. En effet la Galilée s'appelle la Galilée des nations : c'est un lieu de passage, un lieu de métissage, de dispersion à côté de la pureté de Jérusalem qui est aussi le centre. Tibériade est une colonie romaine construite sur un cimetière juif ; c'est donc une ville polluée, une ville de prostituées. Cela renforce la signification péjorative de la Galilée. La signification de Génésareth est au contraire positive. » (J-M. Martin, Saint-Bernard 1987). C'est sur les rives de ce lac de Tibériade que de nombreux épisodes évangéliques ont eu lieu : la tempête apaisée (Lc 8, 12,25), la pêche miraculeuse (Lc 5, 4-6), le début de la multiplication des pains, (Jn 6, 1), la dernière apparition aux disciples (Jn 21, 1s). On trouve mention de Génésareth en Mt 14, 34 ; Mc 6, 53 ; Lc 5, 1.
[2] « Certains ont cherché l'identification du "disciple que Jésus aimait" du côté de Lazare puisqu'il est dit que Jésus aimait Lazare (Jn 11, 3 et 5), mais ce n'est pas suffisant comme raison. D'autres ont dit que c'était un disciple anonyme. La tradition de façon générale a entendu que c'était Jean et ça me paraît assez consonant avec l'ensemble des textes de l'évangile qui font allusion au disciple que Jésus aimait. Pour moi je garde l'identité du disciple que Jésus aimait comme étant Jean. Je n'ai pas de preuves suffisantes pour aller autrement que dans le sens de la tradition. Il peut arriver que la tradition ait raison. » (J-M. Martin, mai 2012).
[3] Voir chapitre VII, début du II 1) : "Histoire de poissons : l'élément et l'aliment".
[4] Cf. Jésus, Christ, Monogène (Fils un, Fils unique), Seigneur : d'où viennent ces quatre titres qui sont dans le Credo ?.
[5]On appelle ce chiffre "triangulaire" à cause d'une illustration triangulaire de cette somme. De même par exemple que 4² vaut 16 et que 16 est le nombre d'éléments d'un carré "rempli" de côté 4 (on a 4 lignes de 4 points), 153 est le nombre d'éléments d'un triangle équilatéral de côté 17 si on le remplit (par exemple si la pointe est en haut, la 1ère ligne a un point, la 2ème a 2 points… la 17ème a 17 points).
[6] Voir chapitre VI, 1) § "Signe" (au niveau de la première note du chapitre) : il est question de compter les signes en parallèle avec les trois signes de Moïse et où le troisième signe serait celui-ci.
[7] « Ce que nous appelons élément aujourd'hui, c'est la plus petite partie qui, répétée un certain nombre de fois, avec d'autres éléments, constitue finalement un tout. Alors que d'éléments (stoïkheïon), au grand sens originel du terme, il n'y en a que quatre (l'air, l'eau, le feu, la terre). Par exemple l'air dit à la fois l'oiseau, l'aile, le souffle, la respiration, le vent etc. Pour dire cela de façon un peu plaisante : chez les Anciens c'est à la fois les éléments et les aliments d'une chose. C'est ainsi que le pain est l'aliment propre de l'homme, donc l'élément de l'homme. Ce qui donne une tout autre lecture du chapitre 6 de Jean. Et c'est ce qui permet à tel auteur du IIe siècle de dire : Adam n'était pas encore véritablement un homme dans le paradis terrestre car il mangeait des choses de la cueillette, mais il ne connaissait pas encore le pain. » (J-M. Martin, Saint-Bernard, 20 juin 2012).
[8] Cf. le II de La symbolique de l'eau en saint Jean (la mer, eau des jarres, fleuves d'eau vive, eau-sang-pneuma au Baptême et à la Croix).
[9] Dans la session sur le Sacré dont la transcription figurera un jour sur le blog, J-M Martin a abordé le thème des sacrements.
[10] Voir Le "nous" christique (Ekklêsia…) et suivantes.
[12] Il y a ici une triple question et une triple réponse. Une fonction est donnée à Pierre, la fonction de pasteur : paître les agneaux et les brebis. Pourquoi trois fois ? Pour indiquer un rapport avec le triple reniement. Ce rapprochement a un sens éminent, c'est qu'il est donné ici à Pierre une fonction qui ne relève pas des dispositions naturelles de Pierre, bien au contraire… Il a, pourrait-on dire, une charge de vigilance, de garde, de soin de troupeau – mais bien sûr Jésus est le pasteur par excellence. Parce qu'il est celui qui renie, il lui est confié d'être le gardien de la foi des autres, ceci pour bien marquer que le véritable gardien de la foi des autres, c'est Jésus lui-même et non pas l'individu Pierre. (D'après Maître et disciple, I a) "La figure de Pierre", Chapitre V : Les deux figures de Pierre et Jean en Jean 21 ; L'héritage et le statut de la parole en Église)
[13] Voir plus loin.
[14] Voir dans Images et textes. Réflexion à partir de l'iconographie le 1) e).
[15] Quelles sont les différences exactes qui caractérisent Pierre et Jean ? À Jean il est donné d'être “le disciple que Jésus aimait”; et à Pierre, à qui il n'est pas dit “je t'aime” originellement, on éprouve le besoin de dire au chapitre 21 qu'il aime, donc qu'il est aimé. À Jean qui est “le disciple” donc qui a à suivre, il n'est pas redit qu'il a à suivre, mais qu'il a au contraire à demeurer, tandis qu'à Pierre il a toujours été dit de suivre, mais “suivre” est aussi un trait du disciple. Donc il y a sans doute, dans la façon de penser, des mots qui sont caractéristiques de l'un et de l'autre, mais quant à voir le détail de cette négociation, c'est-à-dire repérer le mot qui est le plus propre de chacun, c'est difficile. (Note de la transcription de Maître et disciple au I du chap. V).
[16] « Un fleuve sort de l'Éden pour abreuver le jardin. De là, il se sépare : il est en quatre têtes. » (Gn 2, 10). « Puis l’ange me montra le fleuve de Vie, limpide comme du cristal, qui jaillissait du trône de Dieu et de l’Agneau. Au milieu de la place, de part et d’autre du fleuve, il y a des arbres de vie qui fructifient douze fois, une fois chaque mois : et leurs feuilles peuvent guérir les nations. » (Ap 22,1-2).
[17] Cf. Le Pneuma (l'Esprit Saint) chez saint Jean : repères ; symboliques (eau, feu, amour, connaissance, onction, parfum...) .
[18] Ceci a été abordé dans la session sur le sacré dont la transcription paraîtra un jour sur le blog.