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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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24 mars 2015

JEAN 20-21. Résurrection. Chapitre VIII. Témoignages de fin de session et indications pour poursuivre le chemin

 Voici le dernier chapitre de la transcription de "la Résurrection selon saint Jean". Il contient des témoignages de la session que Jean-Marie Martin a animée à Saint-Jean-de-Sixt en 2003 : les participants de la session ont écrit un court texte à propos de leurs découvertes pendant la session et des questions qui leur restent. Lors de la dernière rencontre ils lisent leur texte et J-M Martin y fait écho.

 

 

Chapitre VIII

Témoignages de fin de session

Indications pour poursuivre le chemin[1]

 

 

J'ai lu avec beaucoup de plaisir vos écritures[2]. Il y a des témoignages de ce qui a été entendu, il y a mention de ce qui reste parfois comme nœuds, et quelquefois aussi une question se formule, mais ce n'est pas le plus fréquent.

Mon idée première était d'essayer de retirer de tout cela des dominantes, des lignes directrices, et puis de développer une ou deux grandes questions suggérées par vos réflexions. Mais j'ai changé d'avis. Je vais accueillir chacun et chacune, nous allons partager la réflexion. J'essaierai d'entendre bien, de souligner ce qui à mon avis peut être mis particulièrement en évidence, et d'esquisser des indications là où il y a des nœuds pour que progressivement cela puisse se dénouer. Peut-être que l'une ou l'autre question réclamera plus de temps, mais ce n'est pas cela que nous visons.

Bien sûr j'essaie d'être présent à la personne singulière qui fait sa réflexion ou pose sa question. Ayez-vous aussi l'oreille ouverte aux questions des autres qui peuvent être importantes : « Cette chose a ému ou intéressé telle personne : tiens, je ne l'avais pas vue » ; ou au contraire : « Voilà qui consonne avec ce que j'avais moi-même entendu et remarqué ». Vous avez entre les mains les textes de tout le monde, rien n'est anonyme, donc on peut s'adresser directement à la personne. Ce serait bien que ce soit la personne elle-même qui nous donne connaissance du texte que nous avons tous sous les yeux. Cela varierait d'abord la sonorité de l'espace !

 

1) Démarche intellectuelle et démarche du cœur.

► J'ai une question sur ce que nous avons fait : chercher ce que veut dire l'auteur n'est pas habituel, et pour moi c'est une démarche intellectuelle. Alors qu'accueillir ce que Dieu me dit c'est une démarche du cœur, et je cherche à articuler les deux.

J-M M : Démarche intellectuelle et démarche du cœur : c’est ressenti comme cela donc c'est normal que ça s'exprime comme cela. Voici en deux mots des indications pour avancer dans la question. Il faudrait que nous jetions un soupçon sur notre répartition entre ce qui relève de l'intellect et ce qui relève du cœur. C'est quelque chose qui est à découvrir et qui n'est pas évident pour nous.

En hébreu on a un mot pour les deux : lev (le cœur) est le centre de l'homme en tant que là s'articulent aussi bien l'amour que l'intelligence la plus haute. Il n'y a pas de différence fondamentale entre connaître et aimer, alors que chez nous c'est radicalement disjoint. Connaître ne veut pas dire « avoir des informations sur quelque chose », connaître c'est éprouver quelque chose ou quelqu'un, c'est le grand sens du mot connaître. Pour donner un exemple, quand je dis dans notre langue : « Moi, Monsieur, j'ai connu la misère », ça ne veut pas dire que j'ai été informé sur la misère, ça veut dire que je l'ai éprouvée. Connaître Dieu c'est connaître en ce sens-là. Ceci est une question de visée.

Il est vrai qu'il y a une petite différence entre être par rapport à Dieu (ou à Jésus) en disant : « il » ou en disant « tu », mais il faudrait que jamais cela ne fut disjoint. Accentuer diversement... Parce que dire « tu » c'est la prière, or la prière est une réponse. Et une réponse est réponse à ce qui a été entendu. Or l'attention nécessaire pour entendre ce que dit le "tu" à qui je réponds, c'est aussi la lecture attentive de la parole, à savoir la parole de ce "il" qui parle dans les Écritures. Ces deux choses-là ne sont pas radicalement disjointes.

 

2) Psychologiser l'Évangile ?

► Je vous ai entendu dire que quelqu'un qui aime, c'est qu'il a été aimé. Aussi la résurrection je la vois à l'œuvre dans la vie de certains détenus qui n'ont pas été aimés. Mais n'est-ce pas psychologiser l'Évangile ?

J-M M : Le soupçon que vous avez eu est intéressant à relever : est-ce que ce n'est pas psychologique ? Réponse : oui c'est psychologique, mais en cela la psychologie fait écho à quelque chose de profondément christique. Qu'il soit nécessaire d'être aimé pour aimer a un sens au plan psychologique déjà. Or cette affirmation est de la structure même de l'Évangile : « En ceci est l'Agapè : non pas que nous aimions Dieu, mais en ce que Lui nous a aimés» (1Jn 4, 10), c'est ce qui donne que nous puissions aimer.

      ●   Entendre d'éventuels échos psychologisants de l'Évangile.

J'ai eu occasion récemment de voir une jeune fille qui est maintenant médecin, que j'ai connue bébé, c'est même moi, comme on dit chez moi, qui suis allé la "dénoncer à la mairerie" du 17e, même que l'employé tenait absolument à ce que je dise que j'étais le père, parce que c'est quand même mieux pour l'enfant d'avoir un père. Justement ce que je vais dire a rapport avec l'absence de père. Cette jeune fille a été élevée en dehors de la foi – je connaissais bien sa mère mais elle était hors de la foi – et vers les 20 ans elle s'est préoccupée de cela. Et d'entendre que Dieu était père, autrement dit que quelqu'un quand même l'avait voulue, et donc aimée, a été pour elle décisif dans sa conversion. Elle me le dit, je l'entends, bien sûr, et je ne dis rien, parce que c'est en même temps plausible et en même temps suspect, l'idée de Dieu n'étant pas là simplement pour combler un manque psychologique. Il y a un risque. Et quand je l'ai revue plus tard, j'ai essayé de voir. Or sa foi était sincère autant qu'on puisse dire, solide, non fondée sur cela. Ça avait été un facteur déclenchant et en même temps ça avait fondé une foi qu'on peut juger authentique. Elle est maintenant médecin et elle est soignante de son prochain. Ceci a un rapport avec ce que vous disiez et avec le souci, le souci prudent. Donc à la fois il ne faut pas exclure ces échos, mais il faut être prudent, faire preuve de discernement, sans qu'on puisse discerner ultimement, le discernement ultime n'est pas en notre main.

Mais il ne faut pas, parce que nous sommes exigeants sur le point d'éviter une simple lecture psychologisante de l'Évangile, que cela nous empêche d'entendre d'éventuels échos légitimes et significatifs. Donc vous avez bien fait de faire état de cela. Il faut essayer d'acquérir un équilibre, quelque chose de juste dans le regard, qui ne soit pas naïf dans l'acquiescement à quelque chose, mais qui ne soit pas non plus négativement soupçonneux. C'est quelque chose qui s'apprend. On a tendance à tout prendre psychologiquement, comme si c'était l'Évangile, ou alors on a tendance à dire : rien à voir. Or il faut être exigeant des deux côtés.

      ●   Des modes différents d'entendre l'Évangile.

Je vous en donne un écho, dans une situation où il s'agit d'apprendre une exigence de pensée. Je dis en effet qu'on n'entend rien à l'Évangile si on ne détecte pas Jésus dans sa dimension de résurrection, dans sa dimension de Seigneur. Et j'insiste, j'y tiens et cela est vrai. Mais néanmoins, saint Jean dit aussi le contraire.

J'ai fait allusion à la Samaritaine qui fait tout un chemin, tout un parcours. Au départ, elle se méprend complètement, elle prend Jésus pour un individu quelconque, elle est comme un historien qui étudierait l'histoire de Jésus, ce qui, pour moi, n'a rien à voir avec la foi. Puis on a une progression. Elle le prend pour, peut-être, le prophète qu'attendent les Samaritains, c'est-à-dire le retour de Moïse ou quelque chose comme cela. Et puis en progressant encore, elle se dit qu'il est peut-être bien le Messie qu'attendent les Judéens. C'est mieux, mais ce n'est pas vrai non plus, parce qu'il n'est pas le Messie dans le sens où les Judéens l'entendent. Et enfin, elle le reconnaît pour ce qu'il est.

 L'important est qu'ils sont en train de causer tous les deux dans une certaine proximité, depuis le début jusqu'à la fin. Il y a une certaine proximité de Dieu, même dans la méprise. Quand elle se méprend sur Jésus, il est avec elle. Elle est peut-être dans un chemin de foi. Or un chemin de foi, c'est la foi.

Donc les deux choses sont vraies : l'une n'est pas de mon bon cœur et l'autre du texte de Jean. La foi n'est rien d'autre que la proclamation de « Jésus est ressuscité », qu'il est le sauveur du monde, en dehors de ça, rien. Tout chemin de foi, c'est-à-dire présence cherchante, recherche (zêtêsis) qui n'a pas les mots pour dire cela et donc pas encore le regard affuté pour le percevoir,  tout chemin de foi peut être cependant déjà dans la proximité de Dieu et donc dans la proximité de la foi.

Quand on pense que les étapes de la Samaritaine sont probablement, pour Jean, les étapes de l'humanité dans son dialogue continu avec Dieu, on comprend qu'il y ait du dialogue de sourds, de la méprise. Mais même dans les méprises il y a des chemins de foi. Quand il s'agit de l'histoire de l'humanité à propos de la Samaritaine, tout s’éclaire à la fin du chapitre où il est question de la semaille et de la moisson. Car ce chapitre est, depuis les semailles de l'humanité jusqu'à l'eschatologie dernière, la rencontre ultime où Jésus est professé comme sauveur du monde entier, c'est le « beaucoup de fruits », c'est la récolte. Donc il s'agit ici du début et de la fin de l'histoire de l'humanité[3].

► Aujourd'hui dans notre Église si éclatée, sans consensus, il me semble que la première chose, c'est de faire crédit dans la foi des autres même si...

J-M M : Même si à beaucoup de points de vue leur foi est soupçonnable, néanmoins ce n'est pas le soupçon qui doit être le premier. J'insiste là-dessus maintenant parce que parfois peut-être je peux donner l'impression d'être excluant. C'est vrai que je suis très exigeant pour dire la foi dans son intégrité, vous l'avez remarqué. C'est pour ça que je suis heureux d'avoir l'occasion de mettre ce point en évidence. Cela veut dire aussi que la posture n'est pas la même quand on est professeur et quand on conduit un entretien singulier avec quelqu'un, c'est très important parce que certains peut-être ne font pas la différence. Je ne me permets pas de dire fermement quelque chose que je considère comme approximatif : quand j'enseigne je suis dans l'exigence. Mais quand nous parlons, il est bon que nous soyons dans une écoute attentive qui ne soit pas préjudiciellement soupçonneuse. Il y a des soupçons légitimes qui peuvent intervenir, mais par principe ne soyons pas d'abord soupçonneux.

► On vient de parler de personnes qui ont vécu des détresses (manque d'amour, absence de père). Or on a vu que la Résurrection est inscrite au cœur même de la Passion, que la vraie joie est déjà présente dans la tristesse. Est-il possible de dire cela à quelqu'un qui est dans une profonde détresse ?

J-M M : Un des risques est celui des fausses consolations. Il faut savoir que là il y a des délais. Dire à quelqu'un qui vient de perdre son fils ou… « Il est au ciel » c'est aujourd'hui insupportable – ça ne l'a pas toujours été d'ailleurs – c'est insupportable à notre sensibilité et ça se comprend. Mais il faut savoir qu'il y a des kaïroï, c'est-à-dire des moments opportuns où les choses peuvent se dire et des moments où il faut impérativement les taire, où ça n'est pas l'heure d'entendre. Parce que par ailleurs tout le monde sait dans l'après coup qu'un bon nombre de nos malheurs ont été profitables : des choses qui dans l'instant étaient insupportables se révèlent avoir été profitables. Seulement il y a le moment où on ne peut pas l'entendre et le moment où cela peut se dire.

Le temps pourrit les choses mais le temps aussi les mûrit. Et on ne peut pas faire que dans la même journée il y ait la semence, la fleur et le fruit. Des choses qui ne révèlent que des aspects négatifs d'elles-mêmes peuvent se révéler après-coup avoir été profitables, et ceci est déjà vrai à un niveau empirique antécédemment à l'usage que nous en faisons ici.

 

l_Orant et la colombe3) Est-ce que le mode de mourir de Jésus aurait pu être autre ?

► Vous avez parlé de la croix avec la verticalité et l'horizontalité. Est-ce qu'au lieu d'être crucifié, Jésus aurait pu être lapidé, est-ce que ça aurait changé quelque chose ?

J-M M : Je vais dire plusieurs choses successivement. Il faut soigneusement éviter les questions qui sont sous la forme de l' « aurait pu ». Ces questions ont eu dans l'histoire deux significations. Elles sont très fréquentes dans la théologie médiévale, par exemple : « Est-ce que Jésus se serait incarné s'il n'y avait pas eu le péché originel ? ». Au Moyen Âge cette démarche a un sens et peut présenter une certaine utilité : elle a pour fonction de savoir si deux termes sont simultanément possibles ou si ce sont deux termes qui s'excluent ; ou bien c'est la question de savoir la nécessité ou la contingence ; autant de préoccupations de la ratio médiévale. Chez nous et à partir du XVIe siècle surtout, cette question prend plutôt la figure : est-ce qu'il était convenable pour Dieu de faire ça ou est-ce qu'il aurait pu faire autrement ? Ce ne sont plus les concepts qui sont en cause, c'est un sujet dont on essaie de décider ce qui serait convenable pour lui. Là c'est assez dangereux parce que ce n'est pas très convenable pour Dieu d'avoir créé la mort (comme vous dites). Voyez les deux sens des « aurait pu ».

Après ce préalable qui est un préalable de principe mais qui a son intérêt, je vais essayer d'apprécier : qu'est-ce que nous faisons quand nous posons une question, et en particulier une question de ce genre ?

La question était : « Est-ce que Jésus aurait pu être lapidé ? » Il faut plutôt demander : « Est-ce que le mode de mort de Jésus donne lieu au déploiement d'une des significations de sa mort ? » Sous ce côté-là c'est intéressant, on n'est pas en train de juger des possibles de façon rêvée, on essaie de se dire si, non seulement le fait de sa mort, mais le mode même de la mort, peut dire quelque chose que Dieu veut nous dire. À cette question, il est abondamment répondu : oui. En effet la forme même de la croix donne lieu à des significations qui déploient le sens de la mort-résurrection du Christ. Dès saint Jean cela est fait. « Le mode dont il devait mourir », est une expression de saint Jean qui commente la parole du Christ quand il dit : « quand j'aurais été élevé. » (Jn 12, 32-33).Donc l'élévation (la structure verticale) qui est l'élévation collectrice dit quelque chose qui a à voir.

 Chez Tertullien, vous avez des pages entières sur le signe de la croix, et à ce moment-là le symbolisme n'est pas simplement puisé aux Écritures comme il l'est en saint Jean. Les symboles de la croix, chez saint Jean, sont : la verticalité de l'échelle de Jacob ; le serpent d'airain élevé sur le bois, au chapitre 3 ; et finalement l'ascension de la croix qui rejoint le thème de la montée donc du rapport ciel-terre, de l'espace médian. Tous ces textes sont puisés aux Testimonia, c'est-à-dire aux rassemblements de textes de l'Ancien Testament qui ont trait à un symbole commun. Ensuite, dans le contact avec le monde proprement grec, on puise les significations des symboles dans Pline, dans la symbolique hellénistique, dans la littérature d'Homère, par exemple le mât du navire, autant de choses qui ne sont pas de la symbolique propre du Nouveau Testament, mais qui sont des tentatives pour trouver des images approchantes dans la culture à laquelle ils s'adressent. C'est intéressant à voir comme procédure.

Merci pour la question qui a donné occasion à un certain nombre de précisions.

 

esprit4) Parole authentique ou parole habitée par l'Esprit ?

► Est-il possible d'aimer Dieu, de le dire si nous ne le vivons pas, et est-il possible de vivre sans connaître ? Y a-t-il une différence de tonalité chez quelqu'un entre une parole authentique et une parole habitée par l'Esprit, est-ce que c'est la même chose ?

J-M M : Il y a là une préoccupation. Si je prends dans la première phrase les éléments en sens inverse cela donne : faut-il connaître d'abord pour vivre et faut-il vivre pour pouvoir dire ? Vous ne vous y retrouvez pas ?

► J'employais le verbe connaître dans un sens intellectuel.

J-M M : C'est cela, et cette distinction restera longtemps chez nous, même si Jean dit : « la vie aïônios c'est qu'ils te connaissent » (Jn 17, 3), la vie dans le grand sens, la vie éternelle si vous voulez, mais la vie éternelle dès maintenant.

La question, je comprends qu'elle se pose parce que, entre ce que nous disons et ce que nous vivons, nous éprouvons qu'il peut y avoir de la différence ; entre ce que nous vivons et ce que nous connaissons, il y a aussi de la différence, ce sont des choses disjointes chez nous. Comment les articuler ? Il ne faut peut-être pas, même pour notre pensée, essayer de les articuler en les laissant intactes. Il faut essayer de repenser ce que veulent dire connaître, vivre, dire. Vous savez, avancer dans la gestion d'une question, c'est souvent déjà la reformuler en fonction de quelque chose de nouveau. Ça reste une question, mais c'est une question qui fait avancer la première question.

► Derrière cela en fait, il y a une question à laquelle vous n'avez pas répondu. Par exemple Marie-Madeleine a eu l'expérience de Jésus ressuscité : est-ce qu'il y a eu quelque chose de changé en elle, et est-ce que ça se voyait ? Ma propre conversion est venue d'une rencontre avec un moine. Je me suis demandée d'où venait ce regard, et c'est ça qui m'a mis en mouvement. Donc je reste avec cette idée que quelqu'un qui en vit vraiment, ça se voit.

J-M M : Tout à fait. Je veux bien entendre ça. Néanmoins, je vais vous dire une chose : la proximité à Dieu s'appelle l'état de grâce : être en grâce avec Dieu. Eh bien en soi, radicalement, l'état de grâce ne se voit pas. Est-ce que je dis le contraire de ce que vous dites ? Non. Mais il faut tenir ceci que radicalement l'état de grâce est quelque chose qui ne se voit pas, qui ne se mesure pas à ce que je peux en apercevoir sur la luminance du visage, et que néanmoins, surtout initialement, une expérience est souvent faite chez nous d'impressions mettant en route. Il faudrait tenir ces deux choses pour avancer dans la question. Je sais que ce n'est pas la réponse qui fait sauter de joie parce que c'est une réponse qui indique qu'il y a à marcher entre deux vérités qui nous apparaissent un peu contraires au départ, mais qui ne le sont pas : il faut le découvrir. J'aurais voulu dire cela mieux, mais c'est tout ce que je peux faire pour l'instant.

Et vous avez posé la même question redoublée : « parole authentique et parole habitée par l'Esprit : est-ce que c'est la même chose ? » Oui et non. Si je dis : parole "que je suis tenté de considérer comme authentique", et puis parole de l'Esprit de Dieu, non ce n'est pas la même chose. Quelqu'un peut me "paraître" authentique  – parce que l'expérience de l'authentique d'autrui c'est dans le paraître, ça ne va jamais au-delà – je ne peux pas dire avec certitude que c'est expérience de Dieu. Si en revanche je parle de l'authentique dans un sens qui n'est pas seulement le "sentiment d'authentique", mais que ce soit en soi authentique, oui c'est la même chose parce que Dieu nous met à notre authentique. Mais ne confondons pas ce qui est authentique et puis le sentiment d'authenticité. C'est toujours cette même problématique.

Il n'y a pas de différence dans vos questions bien qu'elles paraissent différentes, et c'est ça qui est intéressant : il y a une préoccupation fondamentale qui, ici, s'atteste, et ça touche à un point très complexe. J'ai sommairement donné quelques indications de chemin, je ne sais pas si c'est facile de marcher simplement avec ce que j'ai dit, mais je fais droit à cette question. Moi aussi elle m'intéresse. Mais elle n'est pas répondable en deux mots. Du reste plus les questions sont des questions profondes et moins on peut répondre par oui ou non.

 

Christ sur cobra, Shantivanam, ashram fondé par Le Saux6) Le rapport de l'insu, de l'étranger et du plus proche.

► Tu nous as parlé de la frontière comme espace d'accueil de l'étranger. Je me pose la question suivante : l'étranger le plus étranger aurait-il à voir avec l'insu c'est-à-dire finalement avec le plus proche ?

J-M M : Ça c'est fondamental et c'est très bien vu : le rapport de l'insu, de l'étranger et du plus proche. Nous avons quelque chance d'entendre l'Évangile si nous l'entendons comme étranger parce que nous sommes nous-mêmes étrangers à nous-mêmes. Je crois qu'il faut le dire comme ça. Et bien sûr cela a rapport avec l'insu.

Ce que je vais dire ici de façon anticipée touche à des questions posées par d'autres personnes : c'est la même chose que la question de "l'autre". Je préfère beaucoup parler de l'étranger ou de l'insu, parce que le rapport du même et de l'autre n'est pas bien pensé, et que l'autre ça tend à devenir un slogan. Donc il faut réactiver de l'intérieur ce que nous visons sous la dénomination de l'autre, parce que, de fait, nous avons pu dans notre propre histoire découvrir quelque chose d'authentique sous cette dénomination. Quant à l'expression de « Tout autre », pour moi elle me laisse perplexe. Ce qui m'intéresse beaucoup et que je pourrais dire dans cette direction-là, c'est : « l'autrement autre ». Je ne sais pas si le « Tout autre » ça a un sens.

Je vous invite à ne pas en rester à une formule même si elle a été un temps pour nous suscitante. Car il y a des mots qui ont eu un rôle positif dans notre histoire éventuellement, mais ils ont peut-être aussi besoin d'être repensés. Je le dis comme je pense. Vous voyez l'invitation qui est faite.

 

6) À propos des langages utilisés.

► Comment penser positivement la différence entre le langage du proprement ressenti (le conscientiel qu'on peut appeler le psychologique) et le langage qui dit les sens chez Jean ?

J-M M : On sait que le langage psychologique rationnel n'est pas ce qui régit le discours de l'Écriture, mais on n'est pas pour autant sorti de ce langage dont nous avons conscience qu'il fait fausse route, dites-vous. Mais alors y a-t-il un autre langage que ce langage-là qui est celui de notre solidité ? Vous êtes troublés par l'impression qu'il n'y a aucun niveau de langage possible. C'est vrai d'autant plus que, pour tenter d'entendre le langage de Jean (les termes du toucher, de la posture, du mouvement), nous avons utilisé des mots qui sont déjà dans notre langage courant, c'est du langage sensoriel, un langage psychologique à nouveau.

Nous avons tenté d'indiquer une distance entre entendre, voir, toucher (ou éprouver) au sens de la sensorialité grossière. Que veulent dire ces mots quand ils sont ajustés à quelque chose qui n'est pas de l'ordre de cette sensorialité mais qui est de l'ordre de la résurrection ? Voilà une question que nous avons posée, sur laquelle nous avançons. Je pense que d'autres cultures auraient peut-être quelques avantages sur nous dans ce domaine-là, des cultures où l'habitude est de distinguer le sensoriel et le subtil, le subtil n'étant pas le simple intelligible. Ce serait une aide, mais une aide seulement, parce qu'il est possible que la répartition entre ces deux zones de choses qui se disent dans le vocabulaire de la sensorialité sans être le même, que la répartition entre ces deux zones ne soit pas la même que chez saint Jean. Il y aurait quand même quelque chose d'analogue en ce sens-là. Cependant ce n'est pas d'un grand secours immédiat pour nous parce que ce langage-là n'existe pas dans notre culture.

 

7) Dire à des catéchumènes ce qui a été découvert et en vivre.

► La résurrection  accomplie est la résurrection de la totalité de l'humanité : comment le vivre et le dire à des catéchumènes ? Honnêtement je n'attends pas tellement de réponse. Et il y a deux aspects : dire ce que j'ai entendu, c'est l'aspect qui ressemble un peu à un enseignement ; et puis il y a ce que j'essaie de vivre : comment essayer de le faire vivre ?

J-M M : Pratiquement il y a deux choses. L'accomplissement de la résurrection égale la résurrection de la totalité de l'humanité (il faut bien dire : égale). C'est un point qui a été indiqué, qu'il faut bien référencer au texte johannique, et tenter ensuite de méditer. Ce point est en effet décisif : « mon œuvre » c'est ma mort / résurrection, mais « mon œuvre » c'est l'accomplissement de la totalité de l'humanité, le même mot dit les deux, donc il y a un rapport entre ces choses. Ceci nous invite à penser le Christ pas simplement comme celui qui enseigne, pas simplement comme un modèle, mais comme cela de l'humanité qui œuvre au plus profond de l'humanité pour l'accomplir. Il n'est pas simplement quelqu'un qui enseigne sur le salut, ou qui est un modèle pour obtenir le salut, il est celui qui sauve : il accomplit le salut. C'est-à-dire que son œuvre singulière est une œuvre qui a un retentissement sur la totalité de l'humanité, un retentissement qui n'est pas simplement sur le mode de l'exemple ou du savoir.

On ne peut comprendre ce rapport de la geste christique à l'humanité qu'à la mesure où on pense l'humanité non pas comme une collection additionnelle d'individus mais comme des fragments déchirés d'une unité christique. En ressuscitant, le Christ ressuscite ses propres membres, c'est tout le rapport de l'un et des diéskorpisména qui est constitutif de l'évangile de Jean et qu'on trouve dans les lieux stratégiques de ce même évangile.

L'autre point, c'est comment le vivre et le dire, par exemple, à des catéchumènes ? Il pourrait se faire que "le vivre" ici ait toute l'ampleur d'un entendre qui m'investit, un entendre qui ne soit pas simplement pour moi-même une information, mais que je sois investi de cette écoute et que cet investissement passe de l'oreille à la modification du geste, de la main, de la façon de marcher, du comportement. Il est vrai que, pour annoncer l'Évangile, c'est à partir de là que la parole se fait, ce n'est pas simplement par la répétition d'une formule. Vous avez noté d'ailleurs prudemment que néanmoins, parce que nous ne sommes jamais l'égal de ce que nous avons à dire, il faut aussi donner des repères, des informations de vocabulaire qui permettent de s'entendre mutuellement.

Il s'agit pour vous de le dire à des catéchumènes. Pourquoi sont-ils catéchumènes ? C'est qu'ils ont vécu une expérience, il y a une raison de retournement chez eux. Il n'est pas sûr qu'elle puisse se dire de façon satisfaisante. Il n'est pas sûr qu'eux-mêmes puissent s'en rendre compte. Il est possible qu'il y ait dans ce retournement des motivations diverses, peu importe. Il y a quelque chose en eux déjà[4]. Il y a de quoi entendre, et il faut écouter. Une façon de dire, dans cette posture-là, c'est d'abord de tenter d'écouter ce qu'ils ont à dire, parce que la parole que nous apportons n'est pas apportée simplement de l'extérieur, c'est une parole qui est déjà œuvrante dans l'interlocuteur, et c'est celle-là qui est décisive.

Pour nous justement il s'agit au maximum de s'ajuster à cette situation, c'est-à-dire essayer d'entendre ce qui, peut-être, se dit de Dieu dans l'expérience même et dans la parole tâtonnante du catéchumène ; et recueillir cela pour le faire résonner avec ce que nous en vivons nous-mêmes éventuellement, et avec ce que nous entendons dans l'Écriture. Je pense que c'est quelque chose comme cela.

 

8) Spéculations intellectuelles et cœur sensible.

► Cette année je me suis libéré de la Trinité mais ce que nous avons fait est resté pour moi intellectuel et ne m'a pas touché au cœur. J'ai une question qui colle au texte. Sur ce théâtre – car j'ai l'impression que c'est un théâtre – différents actes se suivent comme les actes d'une pièce, sans que je sente leurs interférences malgré une unité classique et une grande puissance visuelle. C'est une question technique, mais derrière elle il y a plus grave à propos de l'avenir de la foi par rapport à ce que nous venons de faire : comment ça peut passer, comme ça peut nous sauver ? Parce que je vais rentrer dans une atmosphère de village avec des familles qui sont à des années-lumière de ce que nous avons fait ici.

J-M M : Vous dites : « cet exercice reste pour moi intellectuel et ne m'a pas touché au cœur » et néanmoins la question que vous posez en termes de théâtre est une question éminemment intellectuelle.

Par rapport à cela, je pense que nous sommes constitués différemment les uns et les autres. Il y en a qui procèdent initialement par une investigation de type intellectuel alors que d'autres, c'est l'inverse, et ceci plus ou moins inégalement. Mon souci est d'effacer cette différence. Je parlais tout à l'heure du mot cœur au sens biblique du terme : le cœur hébraïque est plus intelligent que toute spéculation intellectuelle, et plus sensible que tout ce que nous pouvons imaginer de sensible, comme deux choses non disjointes. Bien sûr ça peut être ressenti différemment selon nos moments de cheminement. En effet nous sommes vraiment, en Occident, constitués par une répartition fondamentale entre ce qui relève du connaître et ce qui relève du sentiment. Non seulement on la reconnaît, mais on la justifie c'est-à-dire qu'il y a un sujet et un objet : connaître c'est aller vers l'objet, mais "l'appétit" c'est que l'objet vienne en moi ou dans la proximité de moi. Ceci, c'est l'analyse thomiste du rapport entre intellect et volonté. J'essaie d'évacuer cela, mais il ne suffit pas de le dire.

Quant à la question : « sur ce théâtre, différents actes se suivent sans que je sache leurs interférences » c'est pourtant quelque chose que j'ai essayé de mettre en évidence, par exemple : comment on passe du matin au soir, du premier jour au huitième jour, et de la théophanie du jardin de Jérusalem à la descente accomplissante en Galilée. Cela constitue une tentative d'unité et de progression. Elle ne vous a pas parlé ?

► J'ai vécu chaque épisode séparément. C'est comme ça.

J-M M : Peut-être qu'il faut commencer par là. Avant de prétendre mettre des choses totalement en rapport les unes avec les autres, il est bon d'avoir déjà une certaine connaissance de chacune. Et si chacun des épisodes déjà vous a dit un peu quelque chose, le reste de la page est peut-être à accomplir encore.

Quant à la question très importante : « à quoi sert ce que nous faisons ici par rapport aux barbares qui assaillent les murs de Byzance ? » – car c'est ça votre question – j'en dirai un mot tout à l'heure. En effet, que veut dire rencontrer, que veut dire "dire" ?

Je voudrais me libérer moi aussi de la Trinité au sens où vous le dites, c'est-à-dire me libérer d'une doctrine fabriquée d'avance qu'il faudrait injecter à des gens qui ne s'en soucient pas. Et je voudrais entendre le profond du message, pour avoir ensuite une parole libérée afin de m'adresser à autrui. C'est un chemin long. C'est le rapport que je vois, donc à long terme, entre ce que nous faisons ici et ce qu'il peut en être de l'annonce de la foi dans les temps à venir. Bien sûr tout cela est à préciser et à avancer parce qu'il faudrait qu'il y ait la même chose du côté de l'interlocuteur.

 

Marie-Madeleine près du tombeau9) Être appelé par son nom.

► Moi, pendant ces quelques jours de cheminement dans cet Évangile, le moment qui me touche et qui m'enchante[5],  c'est comment Marie-Madeleine qui se méprenait sur Jésus, le prenant pour le jardinier, le reconnaît seulement quand il lui dit : « Mariam ». Seule cette interpellation lui donne de croire, la fait naître à la résurrection.

J-M M : Ici nous n'avons pas une question mais un témoignage et je le recueille comme tel. Détecter dans tout ce qu'on a fait le moment qui parle, qui « trouble et enchante », j'aime beaucoup ces deux mots mis ensemble.

Marie-Madeleine le reconnaît quand il lui dit : « Mariam », l'énoncé du propre. Qu'on soit en résonance avec cela est très important parce qu'il faut d'une certaine façon l'avoir ressenti, et peut-être qu'analogiquement cela peut correspondre à un vécu. Les analogies de notre vécu sont très importantes pour l'écoute même de la parole. Que l'on puisse être appelé par son nom propre, que cela ait une signification profonde pour la vie, nous met immédiatement en rapport avec l'essentiel du texte que nous avons lu, car c'est l'essentiel ici qui est relevé, qui est perçu, qui fait résonance. Quand le texte fait résonance pour les uns ou pour les autres selon des points qu'on pourrait réputer secondaires, ce n'est déjà pas mal. Mais quand c'est l'essentiel qui fait résonance, c'est qu'on est pleinement dans l'écoute. Je suis enchanté, moi aussi, de ce témoignage. Merci.

► Est-ce que le fait qu'elle soit appelée par son nom veut dire aussi que chacun de nous est unique et irremplaçable ?

J-M M : Tout à fait. C'est la question du "propre". Ce n'est pas moi qui invente ce mot, il est dans saint Jean : les propres (ta idia), le propre (to idion). Or nous ne pensons pas le propre. J'espère que nous essayons de rencontrer le propre de chacun dans les contacts, mais quand nous pensons l'homme, nous le pensons soit comme l'individuel, soit comme le spécifique. Or le spécifique ce n'est pas le propre, c'est ce qui relève de l'espèce. Et c'est à partir de l'espèce, qui elle-même est à partir du genre, que nous abordons ce qui n'est plus qu'un individu dans l'espèce. C'est-à-dire que le mot individu n'a plus rien à dire, tout est dit dans l'espèce : j'ai répondu à la question « qu'est-ce que ? » donc je sais ce que c'est, et ensuite il y a une multitude d'individus, mais ce qui les distingue est accidentel. Par exemple, pour la pensée occidentale, que je sois fils de Paul est accidentel, ça ne me définit pas dans mon essence. Et c'est ça qui est meurtrier. Car ce qui est meurtrier est toujours qu'il y en ait plusieurs sans qu'il y ait de raison d'être, il y a du superflu. Et la fratrie commence comme cela justement. Il n'y a pas de justification au nombre, il y en a trop et c'est le lieu conflictuel premier. Ce n'est pas la différence qui fait le conflit, c'est la pareilleté, car ce qui est pareil est en trop.

Mais c'est autre chose de considérer quelqu'un pour son propre. Ce que nous appelons le nom propre est le signe du regard au propre. Le propre n'est pas l'individu, n'est pas le spécifique etc. Un des éléments négatifs de l'Occident, c'est d'approcher le propre par le mode de l'individuel. Du reste il faut méditer le rapport du proche et du propre, car le propre de l'homme est toujours d'être à un proche, non pas clos en soi, mais reçu d'un proche, ce qui ouvre la capacité de s'ouvrir au proche. Voilà le propre de l'homme.

 

10) Le diable et le bon Dieu.

► Mon trouble face au mal et à la mort m'amène à chercher une issue. Et l'approche que j'aperçois, c'est d'apprendre comment vivre dans la résurrection de Jésus qui n'est pas seulement un fait passé et limité à Jésus, mais qui me concerne dans ma vie de tous les jours. Je me sens aidé par ce que j'ai reçu ici. Ce qui reste opaque pour moi, c'est ce qu'on met sous la dénomination de diabolos.

J-M M : Tout cela est très important. « Mon trouble face au mal et à la mort m'amène à chercher une issue. » Et la parole de résurrection, si elle est entendue, pas pour ce qu'elle semble dire sommairement à l'oreille, mais pour ce qu'elle dit plus véritablement dans la source, ouvre un espace. Et tenter de vivre dans l'espace ainsi ouvert constitue un chemin où je suis aidé. Ceci est un peu un témoignage et ça correspond à l'essentiel car l'Évangile est une affaire de vie et de mort. L'Évangile c'est : « Il est mort et il est ressuscité » mais ça concerne ma mort et ma résurrection, et ma vie.

Et l'opacité qui est notée a à voir avec cela. Elle est dite sous la dénomination de diabolos. En effet la question du mal (la question de la mort) peut sembler résolue verbalement par un responsable qui serait le diabolos : on cherche la cause, le responsable. Chercher la cause est le propre de l'Occident, le "pourquoi" au sens causal du terme. Et je pense qu'à la question du mal le diabolos peut sembler une réponse peu convaincante. De fait l'intelligence chrétienne du mal et de la mort n'est pas tout entière résolue par référence à un diabolos, nous avons déjà aperçu cela, je pense. Néanmoins ce diabolos joue une fonction dans le récit qui gère la question du mal et de la mort. Je dis "le diabolos", mot grec qui signifie « le disperseur », parce que ça indique le mouvement contraire du principe de rassemblement, de réunifiant que nous présente le Christ. Je garde sa forme grecque "diabolos" parce que "le diable" est une expression qui dans le langage courant est alourdie d'un tas d'imaginaires. Suivant les époques il est considéré comme ridicule, suivant d'autres il est pris au sérieux. Il est possible du reste que le diable revienne en force aujourd'hui, ce qui n'est pas mieux. Je veux dire qu'il ne s'agit pas de la figure sociologique du diable et cependant c'est bien le mot diabolos qui a induit cela.

La question qui se pose alors c'est : ce principe du mal, quel statut lui accorde-t-on ? Comment le pense-t-on : comme une personne, comme un être créé, comme une force ? Les questions à son sujet se posent ainsi, pas simplement par rapport à sa fonction, mais par rapport à son statut, à son être : d'où vient-il, qu'est-ce que c'est ? Est-il le pendant exactement corrélatif de Dieu : le diable et le bon Dieu, deux petits personnages ? Ça rejoint du reste un peu l'indécision que nous avions quand il s'agissait des anges : qu'est-ce que c'est que ceux-là ?

La réponse ne peut s'esquisser ici, et elle le fera forcément de façon critique par rapport à la question comme elle est posée : il n'y a pas de réponse si je pose la question de cette façon. Pour avancer, il faut d'abord examiner les fonctions successives que ce terme a joué dans la constitution des représentations. Parce que s'il n'était pas autre chose, il serait au moins une figure de la représentation constitutive de l'homme, une figure de représentation qui appartient à un mode. Mais ce n'est pas rien du tout, et c'est plus complexe que cela. On lui veut un statut ontologique : le mot de personne convient-il ? C'est notre question idiote, car pour nous il n'y a que des personnes et des choses. Ce qui est vrai c'est le réel ou bien des idées, mais les idées ce n'est pas très solide alors qu'une personne « Monsieur ça je sais ce que c'est ». Tu parles !

Le mot de personne est le mot le plus nocif de notre Occident. Ça n'empêche pas qu'un certain nombre de gens se sont approchés de Dieu quand ils ont compris qu'il n'était pas une idée mais : « Pour moi, Monsieur, c'est une personne ». Et ceci peut être un moment de chemin. Pourtant je persiste à dire que notre concept de personne est absolument inapte à dire ce qu'il en est de Dieu. Il est très insuffisant et très égarant éventuellement. Je vais vous dire en quoi il est égarant. Dieu est autre, « c'est une autre personne que moi » (ils sont même trois, mais peu importe, disons que c'est une autre personne) : l'altérité. Or j'ai une expérience native de personne à personne. Cette expérience native, l'Évangile m'apprend qu'elle est nativement compétitive, jalouse et meurtrière. Si je pense l'altérité à partir de cette seule expérience native d'altérité, de personne à personne, je pose Dieu dans une situation de rivalité meurtrière. Et ceci s'est vécu historiquement. Je pense qu'une certaine idée de Dieu a été meurtrière pour l'humanité, et que fatiguée de cela, l'humanité s'est déclarée meurtrière de Dieu, et pas simplement par la parole de Nietzsche qui n'est que l'annonce de ce qui concrètement se vit.

Pour résumer tout cela : Dieu est autre que moi, mais pas de l'altérité qui est celle de moi et toi (ou de moi et de vous). Nous n'éprouvons l'altérité que sur mode compétitif : c'est ou bien toi ou bien moi. Et ça c'est irrévocable. C'est là que s'ouvre le soupçon d'une altérité telle que c'est d'autant plus toi que c'est plus moi. C'est une formule qui fait difficulté, elle est même éminemment énigmatique. Et pourtant elle est pour moi l'ouverture pour que s'ouvre à nouveaux frais la notion de relation de l'homme à Dieu. Mais le mot de relation est lui-même compromis. Vous avez sans doute remarqué qu'incidemment je critiquais la conception de l'autre, du tout autre, de l'altérité. Ça paraît provocant, ça paraît contraire à tout ce qu'on a vécu, pensé, dans lequel on a marché. Eh bien oui, mais pour moi en cela il y a des enjeux. Je ne sais pas si vous les apercevez, même de façon lointaine.

Donc je disais cela à propos du statut ontologique de Dieu dans nos représentations. A fortiori pour le diabolos.

 

Christ, détail d'une icône11) Le Christ : figure ou personne ?

► J'ai beaucoup apprécié votre façon de lire, elle m'a permis de comprendre cet engagement de tout l'être qui était nécessaire pour entrer autrement dans cette lecture, entrer dans une autre temporalité, et cela m'est apparu comme une forme de méditation. Ce qui reste opaque c'est : le Christ est-il une figure (mais ce que vous venez de dire y répond un peu), voire la plus haute des figures, ou bien est-ce quelqu'un, celui qui m'appelle, qui me prend par la main, par le cœur, pour une rencontre véritable ?

J-M M : D'abord c'est un témoignage positif. Voyez comment les résonances sont diverses, il faut les prendre comme telles. Il y en a pour qui ce que nous faisons c'est seulement une recherche un peu intellectuelle qui n'engage pas le cœur et la qualité de l'être, mais ici ça n'a pas été perçu de la même manière.

Il y a une question assez sérieuse : est-ce que le Christ est une figure ou la figure éminente, ou « celui qui m'appelle » etc.. Ici nous avons donc l'opposition de la figure et (il faudrait dire) de la personne (vous êtes plus prudente que ça, mais c'est sous-jacent). C'est une question importante. Je pense qu'il n'y a pas une équivalence réelle entre l'expression « la personne » et « celui qui ».

« Celui qui me prend par la main et dans sa main » : c'est un mode de toucher qu'il faut examiner car la main est ambiguë, elle est préhensive ou au contraire respectueusement caressante, soignante. La main c'est l'indication d'un très grand nombre de choses.

Le fond de la question c'est : figure ou personne ? La résolution serait de comprendre que parler de figure, quand je le fais, ne va pas à dépersonnaliser, mais peut-être à exalter[6].



[1] Cet épilogue reprend la dernière séance de la session sur la Résurrection à Saint-Jean de Sixt.

[2] J-M Martin reprend des textes écrits par les participants et tirés sur feuille.

[4] Ce thème a été touché dans la session sur le sacré : « Le pneuma me précède chez autrui.» (Le SACRÉ dans l'Évangile. Ch IV : Approches du sacré dans l'Ekklésia (dans l'Eglise)).

[5] L'émotion était telle que J-M Martin a dû finir de lire.

[6] L'enregistrement s'arrête là, nous n'avons pas la suite du dialogue.

 

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