Agneau de Dieu : l'Agneau mystique des frères Van Eyck, l'Agneau immolé (Ap 5,6 et Jn 1, 29-34), le bon Pasteur (Jn 10,1-15)
Ceci est un chapitre du cours donné par Jean-Marie Martin à l'Institut Catholique de Paris en 1982-83, il est publié sur le blog La Christité. Le cours précédent avait titre "Penser le sacrifice" et figure déjà sur le blog (Penser le sacrifice... "Le pardon précède la création").
J-M Martin propose ici des pistes de réflexion sur l'expression "Agneau de Dieu" en s'appuyant d'abord sur une lecture de passages de la première lettre de Jean, lecture qu'il avait faite un peu plus tôt dans l'année universitaire. Il s'appuie aussi sur L'Agneau mystique des frères Van Eyck, donnant lecture de deux textes qui sont en lien avec ce tableau : L'agneau immolé (Ap 5,6 et Jn 1, 29-34) et le Bon pasteur (Jn 10,1-15).[1]
Par ailleurs une transcription de la session sur le "Sacré dans l'Évangile" figure dans le tag SACRÉ.
- Pour lire, télécharger, imprimer c'est ici en fichier pdf : Agneau_de_Dieu.
Agneau de Dieu
Ce qui fait l'objet du présent chapitre c'est l'invocation que nous répétons dans nos eucharisties : « Agneau de Dieu qui enlèves le péché du monde »[2]. Nous verrons abondamment les rapports qui existent entre le symbole de l'agneau et la notion de sacrifice, et par suite du sacré.
L'expression "agneau de Dieu" est particulièrement difficile, non seulement parce que le symbole de l'agneau ne nous est pas familier dans sa vérité originelle, mais aussi parce que nous le prenons pour une image pâle chargée de signifier des notions telles que salut, sacrifice, sacré, péché, notions que nous connaissons trop ou trop peu. Au titre de l'ethnologie, les notions de sacrifice, de sacré, disent des rites ou des pratiques qui sont étrangers au monde de la technologie, à notre monde. Certes, dès longtemps, ces notions ont été moralisées, le sacré pensé comme le saint et le saint pensé comme le moral. Donc ces notions ont été moralisées. Mais au titre même de la morale ou de l'anthropologie ces notions sont ou seront encore plus mises en cause par des critiques, Nietzsche par exemple, comme apologie de la souffrance ou du ressentiment, tout ce qui est impliqué par une certaine notion de sacrifice. En résumé ce qu'évoque le mot agneau, Agneau de Dieu, est pour nous toujours déjà, avant tout égard, jointé de cette façon. Nous y avons distingué une notion et une image, et dans la notion nous avons joint quelque chose qui se réfère à la morale ou un rite.
a) L'expression "agneau de Dieu" dans l'usage courant : image et concept.
Si vous aviez à introduire vous-même ce chapitre, vous prendriez le temps d'instaurer un examen critique de cette expression prise dans l'usage courant. Cette expression évoque une image mais aussi une référence à des concepts, selon la répartition qui nous est familière entre l'image et l'idée.
– Référence à une image. Les images évoquées par l'agneau sont des images de douceur : « Le voici l'agneau si doux » ou encore des images de conformisme comme « moutons de Panurge ». Il est remarquable déjà que ces références soient en fait, littéraires : référence aux "bergeries" et "pastorales", référence à un texte de Rabelais. Est-ce que cela signifierait que nous n'avons pas de contact immédiat avec le mot agneau ?
Même si, à la rigueur, vous avez vu un agneau, vous n'avez pas vu ce qui est en question dans la symbolique johannique. En effet, la production de viande ovine n'a rien à voir avec la symbolique pastorale, elle est en effet tout entière prise dans ce mouvement d'industrialisation de la culture et de l'élevage.
– Référence à un concept. L'expression « agneau de Dieu qui enlève le péché du monde » sera située dans un langage convenu où elle rappelle l'idée de sacrifice expiatoire, dans le meilleur des cas au sens où nous l'avons rencontré dans la théologie classique, et dans le pire des cas sous des formes perverties incluant au moins implicitement l'idée d'un Dieu qui se satisfait grâce à la souffrance de son Fils innocent. Du reste, je note en passant que l'expression "agneau de Dieu" n'est pour nous qu'un effet de langage qui ne donne pas lieu à pratique. Elle se réfère, nous le verrons, à une pratique sacrificielle juive comme celle de l'agneau pascal. Nous en avons gardé le langage, mais l'Évangile a converti le contenu de ce langage dans une pratique du pain et du vin, ce qui pour nous en éloigne encore, d'une certaine manière, le sens[3].
b) L'Agneau mystique des frères Van Eyck.
J'ai demandé de faire passer parmi vous la reproduction d'un panneau du polyptyque qui se trouve dans la cathédrale Saint-Bavon de Gand. Il a été peint en 1432 par les frères Van Eyck et il est remarquable à bien des égards dans l'histoire de la peinture. Il a par exemple la réputation d'être la première peinture à l'huile, et en tout cas d'une utilisation de l'huile par ses étonnantes possibilités de transparence.
Ce qu'il faut retenir de ce polyptyque, c'est l'iconologie johannique du panneau central inférieur, connu sous le nom de "L'adoration de l'Agneau" ou "Agneau mystique".
Il représente une grande prairie des quatre coins de laquelle affluent des groupes ; au centre l'Agneau ; au-dessus de lui la colombe de l'Esprit ; au-dessous de lui une fontaine qu'on envisage en étant munis d'une certaine connaissance de l'histoire de la peinture ou simplement selon des impressions spontanées.
L'Agneau mystique des frères Van Eyck. Détail.
Pour nous ici, nous allons nous poser particulièrement la question des références écrites de ce tableau, non pas que ce soit le seul chemin d'accès possible, ni le seul intérêt. Néanmoins, nous nous donnerons le projet d'entendre, un entendre qui oriente le regard.
Pour l'instant je note que le chapitre sera occupé par deux parties :
I - L'agneau immolé ;
II - Le bon Pasteur.
I – L'agneau immolé
1) Rappels.
Dans un premier temps je voudrais présenter un rappel de ce que nous avons lu chez saint Jean. En effet, si vous aviez vous-même à traiter la question de l'agneau immolé chez saint Jean, vous chercheriez d'abord le tenant dans lequel intervient ce symbole de l'agneau.
● La référence au meurtre archétypique (1 Jn 3, 11-12).
Saint Jean parle du meurtre. Pourquoi ? Parce qu'il parle de son expérience de Jésus mis à mort, mais nous avons remarqué que cette expérience, il l'exprime dans une référence au meurtre archétypique, c'est-à-dire au premier meurtre de l'histoire de l'humanité, le meurtre d'Abel par Caïn :
« 11Car c’est ceci l’annonce que nous avons entendue dès l’arkhê, que nous ayons agapê mutuelle, 12non pas comme Caïn qui était du mauvais et qui a égorgé son frère. En grâce de quoi l’égorgea-t-il ? Parce que ses œuvres étaient mauvaises, et celles de son frère bien ajustées. » (1 Jn 3).
Par parenthèse, il y a ce double fondement que je viens d'évoquer : l'expérience fondatrice et la référence à l'Écriture qui donne des archétypes. Ces deux choses ne sont jamais traitées séparément mais de telle sorte que l'expérience fondatrice propose une relecture des données archétypiques. Cette attitude-là est de la constitution même de nos évangiles.
La référence à Caïn conduisait ultimement à la notion de diabolos, du principe de la division, principe du meurtre, de celui qui est meurtrier ap'arkhês (originellement, principiellement).
Ce qui est en cause ici, c'est la figure d'Abel, le pasteur. Or si vous lisez Gn 4, 8 vous trouvez que Caïn "a tué" Abel, avec le verbe tuer (apokéneïn). En 1 Jn 3, 12 on a « il a égorgé (esphaxen) », ce verbe "égorger" est le mot technique utilisé par saint Jean pour l'agneau immolé, on le retrouve par exemple en Ap 5, 6 : « un Agneau se tenant debout comme égorgé (esphagménon)». Ce petit déplacement de vocabulaire par rapport à la source à laquelle se réfère Jean est ici extrêmement caractéristique de cette imprégnation du rapport étroit qui existe entre le pasteur dans la figure d'Abel et l'Agneau.
Regardons le contexte des versets 11-12.
« 8Celui qui fait le péché est du diabolos, car le diabolos pèche dès l'origine (ap-arkhê). Et, pour cette raison, est apparu le Fils de Dieu, pour qu’il détruise les œuvres du diabolos. 9Tout homme qui est né de Dieu ne fait pas le péché puisque le sperma (la semence) de Dieu demeure en lui et il ne peut pécher, puisqu’il est engendré de Dieu. 10À ceci sont reconnaissables les enfants de Dieu et les enfants du diabolos, tout homme qui ne pratique pas la justice n'est pas de Dieu, ni celui qui n'aime pas son frère. » (1 Jn 3).
Tout ce passage porte donc sur la distinction des deux semences (spermata), des deux descendances, un thème très johannique : savoir d'où je viens, où je vais, ou de qui je suis (être du mauvais ou être du…, ?). Cette question importante qui donne lieu à jugement (krisis), à un moment donné les gnostiques l'utiliseront mal en distinguant des catégories d'hommes, certains étant pneumatiques, d'autres étant hyliques et perdus d'avance. Nous savons que ce n'est pas le sens originel de Jean. Cependant la distinction des deux semences est une structure de pensée johannique.
Notons en passant, dans ce même verset 12, que l'un est du mal (ponêros) et l'autre du dikaios.
– Nous pensons le mal, et par suite le péché, en corrélation avec le bien ; et c'est en cela que nous sommes moralisés. Or ponêron (le mal), chez saint Jean, se pense en opposition au sacré. Ceci ne nous éclaire pas beaucoup puisque nous avons dit que nous ne savions pas ce qu'est le sacré, mais en tout cas cela nous empêche de moraliser hâtivement le prétendu dualisme de saint Jean.
– On traduit dikaios par "juste", mais ce n'est pas du tout au sens de la justice morale, nous en avons parlé l'an dernier à propos de la justification qui est un des noms du salut. Et le rapport entre salut et sacré joue aussi une certaine fonction dans ce texte. Donc ceci nous le notons simplement en passant, nous devons y être alertés.
Ce "dualisme" entre guillemets – car il ne s'agit pas d'un "isme" d'abord et puis il ne s'agit pas de ce qu'on appelle couramment un dualisme – cette distinction est posée en référence à la recherche des deux racines de l'arkhê. Or nous lisons ici (v. 8) : « ho diabolos hamartaneï ap-arkhês » : le diable (l'adversaire) pèche dès le principe … mais le péché est aussi une notion que nous ne savons pas. Et ceci nous renvoie à Gn 3.
Ce qui est en question dans Gn 3, c'est le péché d'Adam, et le péché est lié à la mort : « Si vous en mangez, vous mourrez ». Que le péché soit lié à la mort ne s'entend pas simplement comme une conséquence, comme si notre notion de péché et notre notion de mort pouvaient être liées par une corrélation de conséquence. En effet nous pensons le péché moralement et la mort biologiquement alors que ces choses sont pensées à partir d'ailleurs.
● Haine et agapê (Gn 4, 3-12, 1 Jn 3, 14-15).
Nous avons vu que cette notion de meurtre impliquait le vocabulaire du sang. Ceci est clair en particulier dans le récit du meurtre d'Abel par Caïn.
« Et c'est au terme des jours, Caïn fait venir des fruits de la glèbe en offrande à IHVH-Adonaï. Èbèl a fait venir, lui aussi, des aînés de ses ovins et leur graisse. IHVH-Adonaï considère Èbèl et son offrande. Caïn et son offrande, il ne les considère pas. Cela brûle beaucoup Caïn, ses faces tombent. IHVH-Adonaï dit à Caïn : "Pourquoi cela te brûle-t-il, pourquoi tes faces sont-elles tombées ? N'est-ce pas, que tu t'améliores à porter ou que tu ne t'améliores pas, à l'ouverture, la faute est tapie ; à toi, sa passion. Toi, gouverne-la". Caïn dit à Èbèl, son frère... Et c'est quand ils sont au champ, Caïn se lève contre Èbèl, son frère, et le tue. IHVH-Adonaï dit à Caïn : "Où est ton frère Èbèl ? Il dit : "Je ne sais pas. Suis-je le gardien de mon frère, moi-même ? Il dit : "Qu'as-tu fait ? La voix des sangs de ton frère clame vers moi de la glèbe. Maintenant tu es honni plus que la glèbe dont la bouche a béé pour prendre les sangs de ton frère de ta main. Oui, tu serviras la glèbe : elle n'ajoutera pas à te donner sa force. Tu seras sur la terre mouvant, errant". » (Gn 4, 3-12 traduction de Chouraqui).
Ce passage de Gn 4 ne fait que déployer ce qui est en cause dans Gn 3 : le meurtre d'Abel est la première mort du monde, ap'arkhês, et c'est un homicide, et même un fratricide. Et que ce soit un fratricide, et que le fratricide soit pensé dans la région de la haine, cela explique corrélativement que tout cela se déploie dans un contexte où il est question de l'agapê.
Chez saint Jean, la référence au meurtre est aussi référence à ce qu'il appelle la haine, ce mot étant à entendre comme la dénomination générale de tout ce qui est meurtrier pour autrui, y compris par exemple l'indifférence.
« Nous savons que nous, nous avons été transférés de la mort à la vie ; celui qui n'aime pas demeure dans la mort ; tout homme qui hait son frère est homicide, et vous savez qu'aucun homicide n'a la vie éonique demeurant en lui » (1 Jn 3, 14-15).
Autrement dit, saint Jean ne fait pas de distinction entre une réalité corporelle comme le sang et une réalité psychologique comme la haine : ces deux mots disent la même réalité qui est appartenance à la région de la mort. Il y a une entre-appartenance mutuelle de celui qui est mis à mort et de celui qui est le meurtrier, ils appartiennent à la sphère de la mort. C'est pourquoi saint Jean peut dire que « nous avons été transférés de la mort à la vie ».
Il suit de là que la mort n'est pas pensée à partir de la biologie et l'amour mutuel à partir de l'éthique. Et c'est parce que cette pensée de la mort a essentiellement rapport à la rupture mutuelle, à un type radical d'absence, c'est parce qu'elle se pense moins comme finitude que comme solitude, que la résurrection dit ce que nous imaginons comme reviviscence aussi bien que l'amour mutuel, c'est-à-dire l'ouverture d'un autre espace de relation qui n'est pas l'espace de relation mortifère.
Ce qui est très intéressant ici, c'est que la résurrection, qui est le triomphe sur la mort, est aussi et pour la même raison triomphe sur la haine. Autrement dit, l'annonce de la résurrection et le précepte « Aimez-vous les uns les autres » ne sont pas deux choses qui se trouvent par hasard associées dans le christianisme, l'une se réfère à un fait (la résurrection), l'autre à une morale, et elles disent le même, elles disent la résurrection en tant qu'elle est la mise en cause de ce qui limite l'homme. La limite majeure c'est la mort, mais la limite c'est aussi les autres, l'enfer disait-il[4], c'est-à-dire une certaine façon d'être aux autres. Et la résurrection en tant qu'accueillie emporte avec soi une façon neuve d'être à autrui.
● La symbolique du sang (1 Jn 1, 7). Une relation de pardon.
Enfin un des mots les plus fondamentaux chez saint Jean pour désigner cette région de la mort, c'est le mot de ténèbre. La ténèbre chez lui c'est essentiellement la région du "non être-ensemble", du refus mutuel.
« Si nous marchons dans la lumière comme lui est dans la lumière, nous avons communion les uns avec les autres et le sang de Jésus son Fils nous purifie de tout péché » (1 Jn 1, 7).
La mention du sang ici devient intelligible si l'on pense que le péché est essentiellement le meurtre. C'est le meurtre qui, conformément à une très vieille symbolique, me fait être dans la ténèbre qui est le lieu de la mort, et non pas dans l'existence lumineuse.
Néanmoins, le meurtre du Christ n'est pas ce qui dit le dernier mot du Christ. En effet le dernier mot c'est : résurrection. Mais la résurrection n'est pas le simple contraire du meurtre, nous verrons quel est le rapport qui existe entre les deux. Auparavant, regardons le rapport qui existe entre la résurrection et la mort de Jésus.
En effet la mort de Jésus ne se réduit pas au meurtre, d'où la notion de sang donné. Évidemment le mot "donné" joue ici le rôle fondamental puisqu'on peut percevoir que la symbolique du sang changera de sens, suivant qu'il s'agit du sang ravi de force ou du sang donné.
Ce qui est désigné comme sang donné s'exprime également comme agapê. Et de même qu'il n'y avait pas de différence de structure de vocabulaire entre le sang ravi et la haine, de même il n'y a pas de différence radicale de vocabulaire entre le sang donné et l'agapê. Vous vous rappelez que le mot agapê était ce qui était mis en évidence dans le chapitre 3 de la première lettre : l'agapê ou la vie.
« Nous avons été transférés de la mort à la vie ; celui qui n'aime pas demeure dans la mort » (1 Jn 3, 14).
On peut aussi discerner le vocabulaire qui relève de la lumière et celui qui dit la ténèbre. Cependant il ne suffit pas de penser ces deux termes dans leur opposition : la vie en Jésus-Christ ne fait pas que dénoncer le meurtre qui est le nom du péché, la vie en Jésus-Christ lève le péché, supprime la mort.
Autrement dit la relation n'est pas simplement une relation d'opposition, c'est une relation de pardon, et c'est cela qui est exprimé chez saint Jean en particulier dans un titre du Christ dont nous savons déjà qu'il signifie Ressuscité, mais dont nous avons appris que, en outre, il signifiait précisément le pardon : ce titre, c'est "Fils de Dieu". En effet chez saint Jean « Tu es mon fils » et « Voici l'agneau de Dieu qui lève le péché » signifient la même chose, nous l'avons aperçu en particulier à partir du texte de 1 Jn 2, 12 : «Je vous écris, petits-enfants, de ce que vos péchés vous sont levés à cause de son Nom »[5].
Nous avons pris soin de représenter le tenant syntagmatique du discours de Jean. Les linguistes distinguent le syntagme et la syntaxe, le syntagme est dans la simple proximité, et par suite, dans l'entre-appartenance de différents mots du simple fait qu'ils sont ensemble. Or, qu'avons-nous fait ici ? Nous avons essayé d'apercevoir l'entre-appartenance, la proximité des mots qui sont toujours déjà, implicitement, ensemble chez saint Jean. Bien sûr nous avons suivi un certain chemin, qui nous éclairait, mais de cela se décide l'espace symbolique à partir de quoi, ensuite, le discours de Jean parle.
Nous avons lu : « Si nous marchons dans la lumière comme lui-même est dans la lumière, nous avons espace commun les uns avec les autres, et le sang de Jésus son Fils nous purifie de tout péché » (1 Jn 1, 7). Quand surgit le mot "sang" il a un sens en référence à cette réalité syntagmatique à partir de laquelle saint Jean parle[6]. Mais pour nous, qui ne parlons pas à partir de ce présupposé, la mention du sang dans ce passage apparaît comme inassimilable.
2) L'expression "agneau immolé".
Je retiens deux textes.
Premier texte : Apocalypse 5, 6.
« Et je vis, au milieu du trône et des quatre vivants, et au milieu des anciens, un Agneau se tenant debout comme immolé (esphagménon, égorgé), ayant sept cornes et sept yeux qui sont les sept pneumata de Dieu envoyés par toute la terre. »
Nous avons là, sans doute, une des références de l'image de Van Eyck que nous avons regardée, la référence qui est proposée le plus habituellement : une adoration de l'Agneau. Je vous signale que l'Agneau est à la fois debout et égorgé, et vous avez peut-être aperçu le sang qui coule de sa plaie. Il n'y a sans doute pas de meilleure illustration de cette affirmation que nous avons répétée : pour Jean, mort et résurrection, c'est le même.
Deuxième texte : Jn 1, 29-34.
Cette image fait aussi référence, et peut-être de façon plus explicite encore, à un passage de l'évangile de Jean :
« 29Le lendemain, il (Jean-Baptiste) voit Jésus marchant vers lui et dit : « Voici l'Agneau de Dieu qui lève le péché du monde. 30Celui-ci est celui à propos duquel j'ai dit : "Après moi vient un homme qui fut avant moi, car il était premier par rapport à moi". 31Et moi je ne le connaissais pas. Mais afin qu'il soit manifesté à Israël, je suis venu, moi, baptisant dans l'eau. » 32Jean témoigna disant : « J'ai contemplé le pneuma descendant comme une colombe du ciel et reposant sur lui, 33et moi je ne le connaissais pas. Celui qui m'a envoyé baptiser dans l'eau, celui-là m'a dit : "Celui sur qui tu verras le pneuma descendant et demeurant sur lui, celui-ci est celui qui baptise dans le Pneuma Sacré." 34Et moi j'ai vu et j'ai témoigné que celui-ci est le Fils de Dieu. »».
Dans ces quelques versets nous avons la mention du pneuma, de l'agneau et du baptême dans l'eau ; tous les trois figurent ici : la colombe, l'agneau, la fontaine octogonale qui est, on le sait, symbole du baptême. Ces trois figures sont translatées sur ce que l'on pourrait appeler une perspective. Les historiens trouvent en général le plan de la perspective encore un peu trop relevé, mais c'est une erreur à mon sens car le relevé du plan est fait pour assurer la réalité verticale et axiale qui marque l'unité de ces trois : c'est une traduction graphique de ce qu'est le Christ qui se trouve ici proposée.
Je vous avoue que le thème de l'agneau mystique m'a laissé très longtemps insatisfait, et je crois que pour la même raison la notion générale de sacrifice ou d'agneau de Dieu nous laisse insatisfaits. Or, quand nous ne savons pas où placer certains concepts, certaines images, le mieux est encore de les placer au centre, pour que ce qui est peut-être à certains égards le moins vu soit cependant ce qui donne sens à tout le reste. Nous faisons souvent la même réflexion à propos de la résurrection, or nous recevons ici le même enseignement visuel en voyant ce tableau.
Au-dessus de l'Agneau mystique : le Père ou le Fils ?
Ne croyez pas que ce que nous disons soit tout à fait gratuit, il y a d'autres endroits de ce polyptyque qui font également difficulté pour les interprétations des historiens, et toutes nos difficultés sont très intéressantes parce qu'à chaque fois elles décèlent quelque chose de profondément voulu.
Nous vous parlerons quelques jours par exemple de la figure qui est juste au-dessus de celle-ci et qui représente (les spécialistes discutent) Dieu le Père pour les uns, et le Christ en gloire pour les autres. Et il y a de très bonnes raisons pour marquer que c'est le Père, sinon qu'il y a aussi de très bonnes raisons pour marquer que c'est le Christ en gloire d'après la tradition iconographique. Et il y a là une traduction de « Philippe, qui me voit, voit le Père » c'est très voulu, parce que les indications dans un sens et dans l'autre sont nettes.
3) Agneau pascal.
Le thème de l'agneau se réfère à différents lieux de l'Ancien Testament :
- il y a une référence au bélier substitué à Isaac (Gn 22)[7] ;
- il y a une référence au serviteur souffrant d'Isaïe où l'homme de douleur est comparé à un agneau : « Il n’ouvre pas la bouche : comme un agneau conduit à l’abattoir, comme une brebis muette devant les tondeurs, il n’ouvre pas la bouche » (Is 53, 7) ;
- mais il me semble que la référence la plus fondamentale est celle de l'Exode[8] qui nous conduit à l'agneau pascal.
Le lieu que je vais donc évoquer ici c'est Jn 19, 31-37, qui fait suite à la mort de Jésus en croix.
« 31Les Judéens, car c'était la Préparation, pour que ne demeurent pas sur la croix les corps, pendant le shabbat – car c'était un grand jour que ce shabbat-là –, demandèrent à Pilate de leur briser les jambes et de les enlever (les corps). 32 Les soldats vinrent donc; ils brisèrent les jambes du premier, puis de l'autre qui avait été crucifié en même temps que lui (Jésus). 33Venant vers Jésus, comme ils virent qu'il était déjà mort, ils ne lui brisèrent pas les jambes. 34Mais un des soldats, de sa lance, lui ouvrit le côté. Et sortit aussitôt sang et eau. 35Celui qui a vu a témoigné, et vrai est son témoignage. Et celui-ci sait qu'il dit vrai afin que vous aussi vous croyiez 36Ces choses arrivèrent afin que soit accomplie l'Écriture.: "Pas un os de lui ne sera brisé". (Citation de Ex 12, 46) 37 Et une autre Écriture dit encore : "Ils regarderont vers celui qu'ils ont transpercé.” »
Vous avez noté en passant le même souci de joindre le témoignage de la vision à la référence scripturaire.
Ce qui nous intéresse, c'est justement la référence à l'Exode par l'introduction de la fracture de l'os : cela se réfère explicitement à l'agneau pascal auquel il ne fallait pas briser les os. Il y a donc ici une assimilation qui est faite par le texte qui se réfère à la symbolique de l'os comme élément permanent au-delà des vicissitudes de la chair, comme capable de refleurir. Ceci touche aux multiples façons de dénommer l'homme que j'ai étudiées ailleurs. "Chair et os" est une de ces façons, elle se dit avec deux éléments corrélatifs. Par exemple « Celle-ci est l'os de mes os, et la chair de ma chair » (Gn 2, 23) n'est pas une redondance. Et quand les valentiniens[9] traduiront "chair et os" par "âme et corps", ils seront fidèles au sens que ces mots ont dans une signification anthropologique, mais ensuite ils compromettront cela en traduisant dans un langage nouveau avec d'autres conceptions anthropologiques.
Ce qui nous intéresse immédiatement, c'est cette référence à l'agneau pascal et, en outre, le flux de l'eau et sang, et nous notons ceci avec une particulière insistance en pensant que quelques versets auparavant, c'est-à-dire au verset 30, Jésus a remis le pneuma. : « Et inclinant la tête, il rendit le pneuma ». C'est à dessein que Jean, à la différence des Synoptiques, emploie le terme de pneuma et celui de parédokeïn (donner, livrer).
● Pneuma, eau et sang (1 Jn 5, 6-8).
Ce n'est pas tout à fait un groupement gratuit et artificiel que nous venons de faire car ces trois éléments sont repris par Jean lui-même qui les groupe explicitement en 1 Jn 5, 6, texte que nous n'allons pas étudier en détail, auquel nous renvoyons pour justifier le groupement des termes de pneuma, sang et d'eau[10].
« Qui est celui qui a vaincu le monde sinon celui qui croit que Jésus-Christ est Fils de Dieu ? Celui-ci est celui qui est venu par eau et sang, Jésus-Christ, non pas dans l'eau seulement mais dans l'eau et le sang. Et le pneuma est ce qui témoigne car le pneuma est la vérité. Car il y en a trois qui témoignent : le pneuma, l'eau et le sang, et les trois sont pour être un. »
Ceci simplement pour justifier le rapprochement que nous faisions. Ce texte assez difficile, il a rapport avec la connaissance c'est-à-dire ce qui recueille le Christ. En effet ce qui recueille le Christ, c'est le connaître, or le pneuma se donne dans l'accueillir Jésus-Christ, ceci sous l'image du pneuma expiré, sous l'image de l'eau ou du sang qui coule, quitte à ce qu'ensuite l'eau soit plus particulièrement vue sous la forme baptismale de la foi, le sang sous la forme eucharistique de la foi. Cependant il ne faudrait pas avec insistance introduire nécessairement cette différence dans le texte même de Jean, car on se tient en ce moment de symbolisme où ce qui est en question est toujours de recueillir le Christ, sa présence. Or il est présent précisément en tant qu'il s'en va, c'est dans l'acte même de sa mort qu'il est présent, chose que nous retrouvons dans le rapport inouï de la mort et de la résurrection du Christ. Et c'est cette même chose qui est dite ici.
Nous n'allons pas utiliser les éléments que nous avons approchés. En effet ce n'est pas parce que nous aurions restitué une théorie du sacrifice, soit dans le cadre de la théologie – nous verrons en cours d'année l'analyse théologique de certains thomistes sur la notion de sacrifice par exemple –, soit dans le champ de la phénoménologie des religions – nous ferons allusion aussi à ce qui est dit du sacrifice dans cette perspective –, ce n'est pas pour ces raisons que les textes de Jean s'éclaireraient en leur vérité. C'est la passion-résurrection du Christ qui est ressaisie et éclaire et le symbole de l'Agneau et les expressions sacrificielles qui ont pu lui être conjointes.
Il faut constamment rester près de ce qui fait le cœur de la pensée johannique. Et chez saint Jean c'est l'apparaître même qui sauvegarde : donner à venir à la lumière qu'est le Christ, et donner à vivre ; et la vie est la lumière. Le salut n'est pas une chose qui se fait ensuite ou autre chose ; le paraître est donc l'accueillir même du Christ qui est sauvegarde ; c'est ce connaître-là qui est ce qui prend soin de nous et qui a cure de nous. Restons bien près de cette expérience que ces infinitifs disent le même : vivre, entendre, venir…. et puis les mêmes mots mais avec le sens de : donner à vivre, donner à entendre, donner de venir à. Nous introduisons ici dans la traduction, un autre mot, le mot de "donner". Or il nous faudra voir comment le verbe donner n'est pas seulement un mot parmi les autres employés par Jean, mais qu'il constitue sans doute une jointure intérieure à tous les mots, une jointure intérieure à tous les infinitifs. Ce verbe "donner", nous l'étudierons plus tard dans le chapitre 17, la grande prière du Christ[11].
II – Le bon Pasteur (Jn 10, 1-15)
La région du pastoral.
Pasteur est à prendre ici au sens de pâtre et non directement dans le sens de pasteur selon l'acception dérivée chrétienne. Dans un certain nombre de textes de Jean nous verrons qu'il s'agit simultanément de pâtre et de l'Agneau non pas en tant qu'ils se distinguent, mais en tant qu'ils renvoient à une même région : la région de la vie pastorale comme symbole d'échange, région de la vie pastorale qui se distingue de l'agriculture sédentaire. Dans cette opposition-là joue une certaine thématique de l'ouvert et du fermé, étant bien entendu que la vie sédentaire elle-même peut donner lieu à un symbolisme positif quand elle n'est pas référée à cette opposition-là.
Ce qui nous intéresse ici, c'est ce que j'appellerai une imprégnation réciproque, et cette imprégnation joue très fort dans le poème. On pourrait employer un langage plus savant et parler de la distinction qui est faite entre la syntaxe et le syntagme par exemple, dans le langage de Roland Barthes. Les corrélations les plus efficaces dans le langage courant ne jouent pas ici comme cela ne joue pas dans le poème. Une des corrélations les plus efficaces de la grammaire, c'est la distinction de l'actif et du passif. Ici, actif et passif, c'est comprendre que le rapport entre agneau et pasteur est comme le rapport entre garder et être gardé. Nous allons être conduits progressivement à voir que dans la symbolique de Jean, l'agneau et le pasteur sont deux mots qui disent la même région du pastoral.
1) Jn 10, 1-5 : parabole.
« 1Amen, amen, je vous dis, celui qui n'entre pas par la porte dans la bergerie des brebis, mais qui monte à partir d'ailleurs, celui-là est un voleur et un brigand. 2Mais celui qui entre par la porte, c'est le berger des brebis. 3À celui-ci, le portier ouvre, et les brebis entendent sa voix, et il appelle ses propres brebis par leur nom, et il les conduit dehors. 4Quand il a fait sortir toutes les siennes (ses propres, ta idia), il marche devant elles, et ses brebis l'accompagnent (le suivent) puisqu'elles savent sa voix. 5Mais elles ne suivront pas un étranger, le fuiront puisqu'elles ne savent pas la voix des étrangers. »
L'image ici est celle d'une vaste bergerie dans laquelle il y a des brebis de différents propriétaires. En effet il y a un portier et le bon berger est reconnu : on lui ouvre la porte, les brebis entendent la voix etc.
Je note déjà les mots importants :
La porte. Le Christ dira plus loin « Je suis la porte », de même qu'il dira aussi « Je suis le berger ». Il y a en cela, pour nous, une apparente incohérence si on se réfère au fonctionnement habituel des images chez nous. Mais ce texte se réfère à une thématique de la porte dans laquelle la porte elle-même parle.
La voix. Le terme de voix indique la parole, mais la parole dans sa singularité. Ce n'est pas premièrement ce que dit le berger qui importe, c'est la voix qui est entendue. Vous savez que nous distinguons de façon forcenée le contenu dissertant d'une parole, on pourrait dire sa valeur d'appel, et puis, le timbre, le timbre de la voix. Ce que je veux marquer ici, c'est que, dans l'acte de l'écoute de la parole, il y va de quelque chose comme de reconnaître un timbre : reconnaître que cette parole parle pour moi. Et cela résiste à toutes nos tentatives d'explications à partir d'un contenu ou d'autres choses. Je ne dis pas que cela est neutre et sans importance, néanmoins cela résiste. Cela veut dire que "entendre" ne se laisse pas répartir selon la distinction d'une parole universellement parlante et du timbre le plus singulier.
Ses propres. C'est un mot spécifiquement johannique comme cela se voit abondamment au chapitre 17 avec "les siens" et "les miens".
2) Jn 10, 6-15 : l'interprétation de Jésus.
« 6Jésus leur dit cette parabole (paroïmia, énigme) et eux ne connurent pas ce qu'il leur disait – Nous savons qu'il faut replacer cela dans la méprise dont nous avons parlé à plusieurs reprises.
« 7Jésus leur dit donc : « Amen, amen, je vous dis, je suis la porte des brebis – ce « Je suis la porte » entre évidemment dans les multiples « Je suis » : « Je suis la vie » ; « Je suis le pain » ; « Je suis la résurrection » ; « Je suis le berger »…
Évitons de répartir cela entre des formules qui seraient entendues au sens propre comme « Je suis la vie » et puis des choses qui seraient à entendre au sens figuré comme « Je suis la porte ». La vie n'est pas seulement un concept, et la porte est beaucoup plus qu'une image, qu'une figure ; il y a une homogénéité qui nous oblige à repenser, à réentendre ces choses au-delà de notre répartition entre concept et image. Et le chemin pour nous est d'entendre ces mots à partir de l'infinitif, autrement dit « Je suis le pain » c'est « Je suis le donner à vivre » ; « Je suis la porte » c'est « Je suis le donner à entrer » ou plus exactement « à entrer et sortir » c'est-à-dire « à aller librement ».
« Je suis la porte des brebis, 8tous ceux qui sont venus avant moi étaient voleurs et brigands, et les brebis ne les ont pas entendus. 9Je suis la porte : Si quelqu'un entre par moi, il sera sauf, et il entrera et sortira et trouvera pacage. »
Je vous signale que la voix dont il est question ici c'est :
- d'abord une voix qui convoque, qui appelle, qui se donne à reconnaître ;
- ensuite une parole qui met en route, qui donne de quoi aller et venir, entrer et sortir, qui guide ;
- et enfin une voix qui entretient, une voix qui nourrit puisque le pacage est mentionné.
Je viens d'énumérer ici les trois moments constitutifs de toute assemblée chrétienne : la convocation, la parole d'enseignement et la parole nourriture (le pain nourriture). Nous avons vu certaines années ces structures mêmes dans le récit du miracle des pains en saint Marc, nous verrons dans notre étude sur le pain de la vie ce qu'il en est chez saint Jean[12].
Je vous signale que cette structure a été reconnue et répétée de très bonne heure tout au long du second siècle, c'est la structure qui se trouve dans le texte de saint Justin : « 3Le jour qu'on appelle le jour du soleil (le dimanche), tous, de la ville et de la campagne (de Rome et de la campagne romaine) se rassemblent en un même lieu. Ensuite on lit les mémoires des apôtres (chez Justin ceci désigne les évangiles) et les écrits des prophètes (les prophètes du Nouveau Testament, notamment les épîtres de saint Paul). 5 […]Puis on apporte du pain avec du vin et de l'eau … »[13] :
Rassemblement – Écoute – Pain
Cette structure initiale se retrouve donc dans différents textes.
Je voudrais noter qu'aucun de ces moments ne désigne une partie exclusive, mais beaucoup plus un aspect de la même réalité, car "être rassemblé" se fait d'avoir entendu la voix du pasteur qui dit le nom propre. Ce n'est pas une parole qui disserte, mais une parole qui appelle du nom propre. Et de même, nous savons qu'entendre la parole et manger le pain ne sont pas deux choses : "celui qui entend la parole" et "celui qui mange la chair" disent le même.
Cette mention de l'Eucharistie n'intervient pas ici de façon inopportune par rapport à ce qui faisait le motif profond de ce chapitre, car le verbe donner a signification très précisément par rapport à la manducation du pain : "donner sa vie, son corps, comme nourriture".
« 10Le voleur ne vient que pour saisir et tuer et mettre à mort. Moi je suis venu pour qu'ils aient la vie et qu'ils l'aient en abondance. » « Venir pour » est un thème johannique. Il y a deux « venir pour » : un venir pour le meurtre et un venir pour la vie. « Pour la vie » a à voir ici avec l'idée de « donner à vivre », et en outre il est dit « pour qu'ils l'aient en abondance ». La notion d'abondance est une notion capitale pour marquer le caractère messianique ou eschatologique.
« 11Je suis le bon berger (égô éimi ho poïmên ho kalos) – le bon pasteur – le bon berger pose (tithêmi) sa vie (sa psychê, son être) pour les brebis 12Le salarié, celui qui n'est pas berger, de qui les brebis ne sont pas les propres… – la distinction n'est plus entre le voleur étranger et le berger, mais entre le bon berger et le berger insoucieux ou bien le mercenaire, celui qui n'est pas vraiment berger, dont les brebis ne sont pas les propres.
…voit (constate) venir le loup, et laisse les brebis et fuit. Et le loup les arrache (harpazeï) et les déchire… On a un autre thème : les deux termes de harpazeïn (saisir) et skorpizeïn (déchirer) disent la région du meurtre, la multiplicité de la dispersion. Et le thème du berger qui rassemble par l'unité de la voix dit quelque chose du thème que nous allons rencontrer dans notre prochain cours, sur le rapport des dispersés (ou des multiples) et de l'unité. D'ailleurs, je vous le signale, cette notion du rassemblement des multiples a aussi un sens profondément eucharistique, puisque en Mc 6, 34 la pitié du Christ précède le miracle des pains, et le Christ a pitié de les voir comme des brebis sans berger : « Jésus vit une grande foule et fut rempli de compassion pour eux, parce qu'ils étaient comme des brebis qui n'ont pas de berger ». Et la chose est reprise dans les Synoptiques après l'institution de l'eucharistie où il est dit : « je frapperai le berger et les brebis seront dispersées » (Mc 14, 27).
13… puisqu'il est salarié et qu'il n'a pas cure des brebis. » On ale verbe méleïn (avoir soin ou avoir cure).
Par là s'esquisse en retour un certain rôle du pasteur : méleï (il a cure). On pourrait montrer dans le détail qu'il ne s'agit pas d'une fonction particulière, mais de ce qu'ailleurs on appelle agapê : le soin et l'agapê disent la même chose. On pourrait remarquer que la racine de ce que nous appelons la pastorale dans son sens le plus large dans l'Église ne doit être usurpé par personne car il est donné à tous. La symbolique du pastoral est celle de l'ouverture, de la diffusion, de la communicabilité, et c'est une dimension de toute agapê et de toute foi en tant que foi. Le pastoral – je ne dis pas "la pastorale" – est affaire de toute foi, au titre de la foi et non pas au titre d'une spécialisation quelconque.
« 14Je suis le berger, le bon, et je connais les miens, et les miens me connaissent 15selon que le Père me connaît et que je connais le Père et je pose ma vie (je me dépose) pour mes brebis. »
« Le bon Pasteur pose sa vie pour ses brebis (tithêmi ton psukhên). » Nous retrouvons ici psukhê (la vie), mais ce n'est pas la vie au grand sens, la vie (zoê) éternelle. Il donne sa psukhê pour que nous ayons la zoê. Ce qui m'intéresse c'est le terme "poser" ; ce serait très intéressant de suivre le parcours qui conduit de ce verbe "tithêmi (poser)" jusqu'au verbe "didômi (donner)". Pour le moment nous voyons simplement un relais de vocabulaire qui va encore nous conduire au terme "donner".
Le terme "poser" est un terme johannique et je voudrais faire état d'un travail fait il y a quelques années par une étudiante sur le chapitre 13 de saint Jean qui est celui du lavement des pieds. Cet épisode montre le Christ qui pose (tithêmi) son vêtement pour prendre le vêtement de serviteur après quoi il reprend son vêtement. Ce qui se joue dans ce texte c'est effectivement la dépose du vêtement de gloire qui décrit la passion et la mort du Christ, et la reprise qui dit la résurrection. Il y a là une symbolique du vêtement.
"Poser sa vie", voilà un mot capital, car vous seriez fondés à me demander pourquoi nous parlons du berger alors que nous sommes dans un chapitre sur l'Agneau de Dieu. C'est ici que se produit le renversement significatif. Normalement, c'est la brebis qui donne sa vie, c'est d'elle que se nourrit le berger ; or ici le Christ est berger, mais il n'est berger qu'en tant qu'il est agneau, qu'en tant qu'il "pose sa vie".
C'est donc un lieu fondamental et il y aurait un certain nombre de choses à développer à ce sujet. Je n'en note que deux :
– cette unité qui s'accomplit dans l'effacement du berger est tout le contraire de ce qu'évoque spontanément pour nous l'image de celui qui conduit les autres ;
– la parole du Christ est une parole appelante, mais elle n'a rien à voir avec ce que sont nos paroles impérieuses. Or nous pensons habituellement notre relation à Dieu sur le mode de nos relations usuelles qui sont toujours dans un certain rapport d'impérialisme, un certain rapport d'oppression. En quoi cette parole n'est-elle donc pas impérieuse ? Elle n'est pas impérieuse parce que la parole du berger n'est rien d'autre que le silence de l'agneau égorgé.
[1] Ce texte a fait l'objet d'une première publication lors de la première transcription de la session sur le "Sacré dans l'Évangile" à destination des proches de J-M Martin, il était en annexe mais certains passages n'avaient pas été mis. Ici il figure au complet. La transcription de la session adaptée pour le blog figure dans le tag SACRÉ. Un autre message figure déjà sur le blog sur cette expression en tant qu'elle se trouve dans la bouche de Jean-Baptiste (Jn 1, 29) : Voici l'agneau de Dieu qui enlève le péché du monde .
[2] C'est l'Agnus dei que l'assemblée dit au moment de la fraction du pain : Agneau de Dieu, qui enlèves le péché du monde, prends pitié de nous ! (bis) Agneau de Dieu, qui enlèves le péché du monde, donne-nous la paix ! En latin : Agnus Dei, qui tollis peccáta mundi, miserere nobis(bis).Agnus Dei, qui tollis peccáta mundi, dona nobis pacem.
Remarque : "enlever le péché du monde", est difficile à penser en français, car nous ne faisons pas la différence entre un "de" de provenance (enlever de) et un "de" d'appartenance (enlever ceci qui appartient à), et souvent nous interprétons la phrase du Baptiste au 1er sens : il "enlève le péché du monde" comme on enlève une tache, et il reste un monde sans péché. En fait le grec dit simplement tèn hamartian tou kosmou (et en latin peccatum mundi) : le péché du monde, celui qui lui appartient, qui le caractérise comme "monde".
[3] « La liturgie a pris le mot magnifique de Jean le Baptiste qui est un indicateur, un index qui montre, et qui dit la toute première parole de toutes les paroles : "voici", la parole qui donne à voir, qui dit : vois-ci, vois ici l'agneau. Elle invite à voir quelque chose qui à première vue ne se voit pas puisqu'on ne voit pas d'agneau. Que ce soit l'agneau, c'est ce qui rend plausible la manducation de la chair et le breuvage du sang, autrement dit ce n'est pas rien. » (Session Jean 6, Pain et parole, chapitre 7. Questions diverses (Satan ; Christ...) Symboles dans l'Eucharistie (pain, sang...) au 2° Questions autour du symbolique).
[4] « L'enfer c'est les autres » (Sartre).
[5] Voir dans la session Prologue la fin du Chapitre V : Le Baptême de Jésus et la figure du Baptiste.
[6] Le mot "sang" est à entendre dans le contexte proche du verset et dans le contexte large de la lettre de Jean.
[7] Quand Isaac monte avec Abraham vers le lieu du sacrifice, il lui dit: « Voici le feu et les bûches; où est l'agneau pour l'holocauste ? » Abraham lui répond : « Dieu saura voir l'agneau, mon fils » (22,7-8). Quand l'ange arrête la main d'Abraham, ce n'est pas un agneau qu'Abraham aperçoit, mais un bélier pris par les cornes au bois d'un buisson, qui sera par la suite mis en relation avec le bois de la croix. C'est finalement le bélier qui est sacrifié.
[8] L'Exode, ou sortie d'Égypte, commence sous le signe d'un agneau égorgé et mangé à la hâte, tandis que son sang mis sur les montants des maisons protège du fléau qui passe au-dessus (Exode 12).
[9] Les valentiniens sont les disciples de Valentin. Sur la gnose valentinienne voir par exemple Gnose valentinienne : Lieux fondamentaux, angélologie, chambre nuptiale. Citations d'Extraits de Théodote...
[11] Le verbe "donner" se trouve 17 fois dans le chapitre 17.
[12] Ce qui concerne les pains chez saint Marc occupe la 4ème partie de Récits de table et de multiplications des pains chez saint Marc., et ce qui concerne le pain de vie chez Jean se trouve dans la 3ème partie de ce cours.