L'homme eucharistique, ch. 1 du cours de J-M Martin sur le Mystère du Christ
On réduit trop souvent l'eucharistie à son aspect liturgique. Or le mot eucharistie désigne d'abord une attitude de vie quotidienne qui transforme le sens du monde, c'est ce que J-M Martin montre en faisant appel à divers textes de saint Paul et en se rapportant à la structure juive de la berakah. De plus, puisque les premières prières eucharistiques de la liturgie sont construites sur cette même structure, cela fait le lien d'abord avec la dernière eucharistie du Christ et ensuite avec notre propre eucharistie. Une dernière partie s'interroge sur la différence qui existe entre cette attitude eucharistique et l'attitude qui est majoritaire dans le monde d'aujourd'hui.
Ce cours de dogmatique a été donné à l'Institut Catholique de Paris en 1969-70 cours qui s'intitulait "Le mystère du Christ".Ce cours date donc de presque 50 ans, et J-M Martin ne formulerait sans doute plus les choses de la même façon, mais, tel quel, ce cours est une invitation à continuer la réflexion pour notre propre compte.
Les notes ont été ajoutées pour parution sur le blog. Exceptionnellement les mots grecs ont été translittérés de façon classique, ce qui permet de voir la parenté de charis (grâce) et de eucharistia, et d'autres mots, mais la prononciation est à connaître : kharis, eukharistia.
- Pour lire, télécharger, imprimer, c'est ici en fichier pdf : 69_70_ch_1_L_homme_eucharistique.
- Pour savoir qui est J-M Martin : Qui est Jean-Marie Martin ?
- Certaines parties du présent cours donné en 1969-70 ont été reprises en 1978-79 avec d'autres compléments, en particulier Jn 6 : Eucharistie : la nourriture ; repas et eucharistie dans les épîtres de Paul, chez Marc et chez Jean.
L'homme eucharistique
Dans ce premier chapitre, nous cherchons à caractériser le comportement des premiers chrétiens. L'Écriture qui est notre source, est prise ici comme le produit, et donc l'expression, de la première génération chrétienne, et par suite comme un témoignage sur sa vie et sur son expérience. Vous voyez ce que nous voulons dire : pour l'instant nous faisons abstraction de l'Écriture Sainte en tant qu'Écriture Sainte, pour la considérer comme littérature témoignant d'une expérience.
Cependant nous ne cherchons pas encore à en dégager des thèmes explicites. Parfois cette première génération chrétienne réfléchit sur elle-même ou sur l'homme chrétien en général. Ce sera là l'objet de nos deuxième et troisième chapitres : la thématique réflexive sur l'homme chrétien. Nous cherchons ici à conjecturer un trait remarquable de sa vie, non pas de sa réflexion thématique, mais de sa vie.
Il faut une certaine familiarité, c'est la condition d'une lecture qui ne s'arrête pas au dit, mais essaie de saisir l'attitude, l'intention du disant. Et c'est bien cela que nous cherchons ici.
Le terme d'eucharistia nous a paru apte à résumer les composantes remarquables de cette première vie chrétienne. Voici expliqué notre titre : "l'homme eucharistique", et nous pensons que vous voyez notre projet.
Notre chapitre ne se prête pas à un plan préétabli. Nous proposons donc une suite de points successifs de repères, numérotés, dont l'ordre d'exposition se trouvera expliqué à la fin du chapitre.
I – La vertu d'eucharistie
Si nous employons cette expression inusitée, c'est par analogie avec une autre expression, courante chez les théologiens celle-là : la vertu de pénitence. Nous expliquons. Tout traité de la pénitence comporte deux parties : une étude de la pénitence comme vertu, c'est-à-dire comportement, comme vie intérieure ; puis une étude de la pénitence comme sacrement. Or le mot d'eucharistie n'évoque, dans le langage actuel, que la célébration formalisée que nous rangeons au nombre des sacrements si nous sommes théologiens, au nombre des rites si nous sommes historiens des religions.
Or nous pensons qu'un traité de l'eucharistie gagnerait à emprunter cette même distinction et à considérer d'abord l'eucharistie comme vertu puis comme sacrement. Donc nous voulons montrer qu'originellement, dans sa source, le mot eucharistia désigne d'abord une attitude de vie quotidienne, quitte ensuite à repenser les relations entre cette vertu d'eucharistie et son expression sacramentaire.
1) Qu'est-ce que la vertu d'eucharistie ?
C'est d'abord une façon de voir ou d'accueillir les événements. À maintes reprises dans ses lettres, saint Paul eucharistie (du verbe eucharistier) – et ne vous précipitez pas pour traduire par "rendre grâce" – pour telle ou telle nouvelle qu'il a apprise. Les exemples seraient très nombreux, nous en prenons simplement quelques-uns au hasard.
Premier exemple : Col 1, 3.
« 3 Nous eucharistions – nous : c'est ici Paul et Timothée, le frère qui écrit la lettre avec lui – à Dieu Père de Notre Seigneur Jésus Christ suppliant toujours pour vous 4ayant appris votre foi à l'égard du Christ Jésus et l'agapê – l'agapê c'est la charité c'est-à-dire un souci attentif – que vous avez pour tous les saints – c'est-à-dire tous les chrétiens. »
Donc : nous accueillons cette nouvelle, et ayant appris, nous eucharistions. Aussitôt, Paul indique qu'il « supplie pour vous » simultanément, il y a en effet un rapport très étroit entre l'attitude eucharistiante et l'attitude de supplication, un rapport que nous aurons sans doute à retrouver à plusieurs reprises. Ce rapport entre l'eucharistie (action de grâces) et la prière de demande, se trouvera très souvent dans le discours eucharistique formalisé que nous trouverons dans le monde juif et que nous verrons tout à l'heure, et dont est issu en particulier le discours chrétien.
Voyez comment ici nous ne cherchons pas tant une réflexion explicite de Paul sur ce qu'est l'homme, mais nous le voyons agir, c'est-à-dire que nous le voyons réagir à l'audition de la foi et de la charité de ces Colossiens à qui il écrit.
Deuxième exemple : Ph 1, 3 : « J'eucharistie à mon Dieu à propos de tout souvenir de vous. » Ici en plus du mot eucharistô, il y a deux choses intéressantes à signaler en passant.
Il y a le terme mnéia (souvenir). Nous verrons que dans l'eucharistie formalisée – c'est-à-dire l'eucharistie qui a pris forme dans un discours –, le rôle de la mémoire est très important : l'eucharistie formalisée comporte un souvenir des mirabilia (merveilles) de Dieu…
Il y a le terme "tout", c'est "tout souvenir". Et il y a un mot que nous n'avons pas souligné dans le texte de Col 1,3 c'est pantoté : toujours, constamment, ce qui tend à marquer le caractère quotidien de cette attitude.
Troisième exemple, Ep 1, 3 où nous n'avons pas l'expression "j'eucharistie" ou "nous eucharistions" mais une expression équivalente : « Béni soit le Père… parce qu'il nous a bénis de toutes sortes de bénédictions… » Nous n'avons pas eucharistia mais eulogia : ce sont deux termes que pratiquement nous verrons se recouper, même au plan sacramentaire.
Quatrième exemple : 1 Cor 10, 25-31.
Nous avons donc fait remarquer que cette attitude eucharistique – que nous n'avons pas analysée mais que nous avons relevée – était une attitude spontanée et constante dans le regard que saint Paul porte sur les événements et sur les êtres. C'est une façon de voir les événements.
Nous ajoutons maintenant que l'eucharistie – dans son sens originel, toujours – est également une façon de voir les choses ou d'en user.
Nous citons ici un texte caractéristique : 1 Cor 10, 25-31. Le problème envisagé est un petit problème qui se pose à la conscience chrétienne de la communauté de Corinthe. Ce n'est pas ce problème en lui-même qui nous intéresse, mais ce sera de voir précisément le conseil que saint Paul donne à propos de ce problème de l'Église de Corinthe. Sur le marché on vend des viandes qui ont été consacrées aux idoles – c'est le problème qu'on appelle techniquement celui des idolothytes –: est-ce que les chrétiens peuvent acheter de ces viandes et s'en nourrir ? L'attitude de Paul est complexe. Il y a plusieurs paragraphes de cette épître qui concerne la question, et ils ne sont pas tout à fait cohérents les uns avec les autres. Certains exégètes en déduisent qu'il y a là des textes qui appartiennent à 1 Cor et d'autres à une autre lettre aux Corinthiens qui aurait été perdue. En effet nous savons qu'il y a eu trois lettres aux Corinthiens et que nous n'en possédons que deux. Peu importe, nous n'entrons pas dans ces problèmes de conjecture textuelle et nous regardons le texte.
Saint Paul dit : « 25Mangez donc tout ce qui est vendu au marché en ne faisant aucune distinction pour ce qui concerne votre conscience », et il en donne la raison en citant un verset de psaume : « 26La terre appartient au Seigneur ainsi que son plérôma (sa plénitude, c'est-à-dire tout ce qu'elle contient). » Il fait cependant une distinction : « 27Si un infidèle vous invite à sa table et que vous vouliez vous y rendre, mangez de tout ce qu'on vous présente en ne faisant pas de distinction pour ce qui regarde votre conscience. 28Par contre, si quelqu'un vous dit : "Ceci est un idolothyte (de la viande sacrifiée"), alors ne mangez pas à cause de la conscience de celui qui vous a averti et de la conscience – et il en explique la raison qui n'est pas par rapport à la conscience mais pour éviter un scandale, pour éviter que ne bronche l'autre – 29de la conscience : je parle non pas la conscience de soi-même mais de celle de l'autre. » Ici intervient un autre principe dans le comportement chrétien qui est un souci constant, qui est une forme de l'agapê c'est-à-dire "le souci de l'autre". « Pourquoi ma liberté serait-elle jugée par une autre conscience ? 30Si je participe à la grâce pourquoi serais-je blasphémé – c'est-à-dire : il serait indécent que quelqu'un blasphème – à propos de ce qui me fait eucharistier. » Autrement dit, le terme d'eucharistie vient tout simplement dans la bouche de Paul lorsqu'il s'agit de prendre d'une certaine façon la nourriture.
Et ceci se trouve un peu repris par la suite, dans ce très fameux texte. « 31Soit que vous mangiez, soit que vous buviez, soit que vous fassiez quoi que ce soit, faites tout pour la gloire de Dieu. » Il s'agit donc de manger "en vue de la gloire de Dieu", c'est ici une sorte de synonyme de la façon eucharistique de manger.
Le principe général sera repris dans Rm 14, 6 : « Que celui qui mange, mange pour le Seigneur. En effet il eucharistie à Dieu. Que celui qui ne mange pas, ne mange pas pour le Seigneur, et il eucharistie à Dieu »
Donc nous notons que cette façon de voir certaines choses et d'en user s'applique cependant de façon préférentielle et fréquente à propos du repas, à propos de la nourriture.
Nous verrons aussi que dans l'usage juif, le repas est un lieu privilégié de fixation de cette attitude eucharistique diffuse. Cependant il ne faudrait pas restreindre ce que nous entendons pas "eucharistie" à un rituel de la prière au repas, ou alors il faut chercher la raison de cette préférence, c'est-à-dire ce qui fait que cette attitude eucharistique s'est fixée là plus particulièrement. Nous pensons que nous allons apercevoir cette raison dans la suite de ce discours.
2) Vertu d'eucharistie et sens du monde.
Disons déjà que la nourriture – nourriture qui n'est pas saisie mais qui est reçue comme don, comme un don de celui qui nourrit – reforme le regard sur le monde. Si vous voulez, c'est à cet acte vécu de recevoir d'une certaine manière la nourriture qui est un aspect du monde, c'est à cette attitude que se mesurent le regard et l'attitude sur le monde.
En effet, c'est sans doute pour cette raison que chez les juifs le repas était un des lieux principaux de l'action de grâces pour la création. Mais quand nous disons "création" ici, il faut encore nous apprêter à corriger notre conception spontanée qui est issue de toute une histoire. Selon la piété juive à laquelle nous faisons allusion maintenant, la cosmogonie, c'est-à-dire le récit de l'avènement du monde, ne se réduit pas à ce qu'évoque le terme de "création" pour nous aujourd'hui, à savoir soit une théologie de la raison suffisante du monde ou de la cause efficiente, soit une conjecture en réponse à notre question scientifique sur le comment de l'origine des choses. Nous voulons distinguer ici la fonction ou la visée du récit cosmogonique chez les Anciens d'une part d'avec la théologie de la création, et d'autre part d'avec la question scientifique de l'origine des choses. C'est un point que nous avons développé ailleurs à propos de la notion de création, l'an dernier en particulier.
C'est la reconnaissance du monde précisément comme "donné", mais comme donné par miséricorde. La conception du monde comme lieu neutre, préalablement établi où ensuite se passent des événements, ne correspond pas à cette conception. Le monde est lui-même objet de don. L'attitude eucharistique qui s'exprime singulièrement dans une façon de manger, s'exprime de même dans une façon de voir le monde précisément en action de grâces, de voir le monde comme donné.
Nous avons dit dans ce paragraphe que la vertu d'eucharistie était une façon de voir le monde et les événements. Là encore, pour bien comprendre ce qui est visé par cette attitude que nous essayons de discerner en ce moment, il faudrait encore ébranler certaines de nos positions spontanées. Nous mettons spontanément une certaine opposition entre la nature et la liberté, c'est-à-dire entre d'une part un préalable régi par des lois scientifiques que, par théologie, on réfère à un Dieu créateur, et d'autre part le monde de l'éventuel, le monde de l'histoire, le monde de la liberté. Spontanément, vous le reconnaissez, cela est un peu notre horizon avant toute réflexion. Il faudra bien arriver un jour à voir que cette opposition – que nous ne contestons pas pour elle-même et qui est importante dans notre structure d'aujourd'hui, notre façon de voir les choses– n'a aucune existence dans la mentalité que nous étudions maintenant.
En effet pour les Anciens la création est un événement au même titre que l'exode lors de la sortie d'Égypte. Pour nous il y a ce monde qui est la plate-forme neutre où les choses se passent et où, entre autres, Dieu paraît, etc… Or ce qui est premier dans la mentalité ancienne, c'est le vécu de l'événement, c'est le vécu de l'exode et le souvenir de l'exode – ce qui ne veut pas dire que ce soit purement historique au sens moderne – et c'est sur le schème de cet événement que l'avènement du monde est pensé.
On distingue parfois, et de façon légitime, dans les actions de grâce chez les juifs, les actions de grâces pour la création et les actions de grâces pour les événements, singulièrement pour l'événement de l'exode. Oui, mais cette distinction ne se calcule pas sur notre distinction préjudicielle entre nature et histoire. D'une certaine façon, la création est considérée comme événement. Au fond, cela ne vous étonne pas trop ? Remarquez bien que dans la mentalité vulgaire, divulguée, qui est un peu la nôtre couramment, sur la notion de création, cohabitent des choses absolument disparates, à savoir une théologie de la raison suffisante et une anecdote de Dieu disant ceci. Or cette imagination hybride ne correspond ni strictement à la théologie de la création, ni strictement à ce qui est vécu par un Ancien lorsqu'il récite, lorsqu'il évoque la cosmogonie, l'acte événementiel par quoi Dieu constitue les choses. Mais à l'inverse, l'événement de l'exode était considéré comme la constitution de quelque chose qui est plus grand, antérieur et plus important que ce monde, la constitution de l'Israël de Dieu.
En ce moment nous essayons timidement quelques brèches dans les présupposés les plus courants de notre mentalité, pour essayer de susciter un effort de compréhension d'une mentalité différente. Il ne faut pas vivre sur un contresens ou une approximation entre ces différentes pensées, il faut aller au fond. Il faut bien voir que radicalement elles sont construites sur des schèmes qui ne composent pas entre eux.
Pour nous, de la même manière, il y a le monde de la nature qui est un monde solide, et puis le monde de la législation qui relève des sciences humaines approximatives, qui relève de l'histoire des contrats sociaux etc. mais qui se joue sur le terrain préalable d'un monde établi. Or la notion de loi et de législation qui est capitale dans la constitution du peuple de Dieu n'a rien à voir avec ce que suggère chez nous le droit.
Mais nous fermons cette petite digression et nous retenons dans cette première partie que l'eucharistia est une façon de percevoir le monde, l'événement, comme un don de Dieu.
II – Le discours eucharistique
1) Les trois sens du discours eucharistique.
Nous remarquons que, dans notre premier point déjà, la vertu eucharistique n'allait guère sans un certain discours, c'est-à-dire sans son expression verbale. Ce discours, que nous avons remarqué par exemple chez saint Paul lorsqu'il dit « J'eucharistie » est un discours qui exprime son attitude, sa vertu d'eucharistie.
Ce discours est certes communication puisque, quand saint Paul dit « J'eucharistie » il fait savoir qu'il eucharistie, mais il n'est pas seulement cela, il est aussi expression de soi à soi-même, ou, en d'autres termes, il est l'émergence de la vie dans une zone où elle se saisit en se disant.
Quand nous parlons, nous ne parlons pas simplement pour dire aux autres, nous parlons aussi pour nous dire. Et même les scolastiques ont extrêmement bien vu que le connaître est un dire, un dire mental. Je sais en me disant : ceci est cela. Je ne le formule pas nécessairement en discours sonore, mais cette attitude du dire mental est présupposée à toute expression et à toute fonction de communication de l'expression, et elle en est un aspect très important.
Donc non pas seulement "communication" mais aussi "expression de soi à soi-même", émergence de la vie dans une zone où elle se saisit, et enfin curieusement pour nous il est discours à Dieu. Laissez-vous étonner. Nous craignons que vous ne vous étonniez pas, parce que prier est bien sûr dans votre habitude. Et cette habitude est d'un certain point de vue inintelligible, elle demande à être repensée. Laissez-vous étonner.
Quand Paul dit « J'eucharistie »
- il le fait savoir,
- il se le dit à soi-même, il se forme, il se constitue en eucharistiant,
- et il forme un discours qui s'adresse à Dieu.
Cette remarque, il faudra la mettre en rapport avec le principe même de la "prière". Nous employons ici le mot "prière" au sens moderne, c'est-à-dire comme incluant l'action de grâces, la supplication,,. alors que les Anciens ont des termes différents pour désigner ces différentes attitudes. C'est donc un discours qui me situe, une parole, si nous l'analysons du point de vue de celui qui la profère, qui n'est pas simplement un constat pour moi – quand je dis « cette pipe est froide » c'est un constat –, qui n'est pas simplement une notification pour les autres, mais qui est encore autre chose – nos réflexions spontanées sur la parole qui s'arrêteraient là n'épuiseraient pas ce qui est vécu dans le discours que nous essayons d'analyser – autre chose que nous ne cherchons pas à définir de façon exhaustive maintenant, mais qui est si étranger à notre époque de christianisme horizontal que nous avons peut-être choisi tout le thème de ce chapitre dans le simple but de cette provocation… de nous provoquer nous-même.
2) La structure juive de la berakah et le discours eucharistique chrétien.
Par ailleurs, vous avez peut-être remarqué que, devant caractériser le comportement de l'homme chrétien, nous avons paradoxalement déjà fait souvent appel à une attitude juive. Nous espérons que les numéros des parties à venir montreront le bien-fondé de l'appel que nous faisons à la piété juive. Ce que nous voulons ajouter dans cette partie, c'est que, de même que la vertu, le discours eucharistique chrétien s'exprime originellement dans un discours de structure juive[1].
Cette étude du discours juif d'action de grâces et de son influence sur l'eucharistie chrétienne est à voir en détail, par exemple dans un ouvrage comme Eucharistie : Théologie et spiritualité de la prière eucharistique[2] du Père Louis Bouyer, au moins en ce qui nous concerne, les premières pages, car l'ouvrage comporte ensuite une étude très minutieuse de l'histoire des différents canons, etc. qui nous sort du domaine qui nous intéresse maintenant. Mais les premières pages de cet ouvrage ont une certaine importance pour nous ici.
Il faudrait étudier de ce point de vue les psaumes comme témoignage de la piété juive s'exprimant en discours poétique. Mais nous nous bornons à retenir ici le discours dit de berakah (de bénédiction) – comme nous disons : béné-diction.
On trouve d'ailleurs des traces de ce discours dans les psaumes canoniques, mais disons qu'il a structuré la prière juive, notamment la bénédiction pour le repas. Et il faut savoir que nos préfaces eucharistiques sont les héritières directes de ce discours de berakah.
Il faudrait d'ailleurs ne pas s'en tenir simplement à la berakah mais aussi au thème de la sanctification qui apparaît dans notre Sanctus, en hébreu : « Kadosh, Kadosh, Kadosh (Saint, Saint, Saint) » Quand dans le Notre Père, vous dites : « Que ton nom soit sanctifié », qu'est-ce que vous racontez là ? Cela n'a pas de sens chez nous, et cela ne peut en retrouver un que si l'on se restitue très précisément dans les schèmes de pensée originaux – c'est ce que nous essayons de faire en ce moment.
Pour dire les choses de façon sommaire, on reconnaît dans la berakah 2 éléments essentiels :
- une évocation ou mémoire des mirabilia (des choses merveilleuses) soit dans la création soit dans l'événement, et particulièrement dans l'événement de l'exode,
- et une action de grâces pour ces choses merveilleuses précédemment évoquées.
Dans le tissu concret de la berakah juive, cela s'assortit en outre également d'une supplication, mais ce n'est pas ici le lieu d'en faire état.
C'est donc là l'analyse classique de la berakah. Mais une fois encore je voudrais prévenir contre une définition trop simple et trop réductrice à nos propres schèmes : il ne faudrait pas comprendre que cela consiste essentiellement en, premièrement un constat de merveilles, et deuxièmement un "merci bien" (ou une action de grâces) pour cette merveille. En effet l'action de grâces modifie la façon de voir ou de savoir, implique une perception émerveillante d'un monde donné ou d'un événement salvifique, comporte une mise en accord de nous-même avec ce qui n'est plus une "donnée" au sens courant du terme, mais un "monde donné"[3]. En d'autres termes, à la charis, c'est-à-dire au don, à la grâce – charis signifie "grâce" – correspond ou répond l'eucharistia.
Charis (grâce) c'est évidemment une donnée fondamentale du christianisme qu'il faut saisir dans l'anthropologie chrétienne.
L'eucharistia est la perception de la charis, c'est-à-dire du monde comme don, comme grâce.
3) L'accession à la louange préexistante et consistante qu'est le Fils.
Il faudra aller plus loin, et là nous avançons à pas prudents. Nous pensons que la berakah est une accession à la louange préexistante qui est le monde dans son être intime, l'être intime du monde étant d'être la gloire de Dieu. Faisant la berakah, l'homme se trouve assimilé à cette gloire, à cette louange préexistante.
Nous pensons même qu'il faudrait d'une certaine façon parler de louange consistante. Pensez ici à l'idée hébraïque de "gloire de Dieu", le consistant étant justement chez les hébreux la kavod (gloire), mot qui signifie "consistant", solide[4]. Et d'une certaine manière, la prière n'est pas tant que le "je" individuel produise une parole de gloire, que de faire qu'il accède à cette région de la gloire.
On pourrait, pour être simple, présenter les choses comme une critique du langage, comme une réflexion sur le langage, en fait cela va beaucoup plus loin… mais parlons de cette façon. Dans notre langage, instinctivement, nous distinguons des choses "substantielles", c'est-à-dire celles qui sont un support, et puis des choses "éventuelles". C'est une façon grossière de dire une réflexion qui par ailleurs est à la source de la distinction entre la substance et les accidents[5], selon une certaine voie, en réflexion proprement logique, mais nous nous tenons ici à une approximation plus grossière.
Pour nous, il y a donc quelque chose qui est consistant et quelque chose qui est éventuel. Et spontanément, dans notre langage, ce qui est consistant, c'est nous – nous sommes un sujet, donc "substance" – et puis éventuellement nous émettons une louange, nous émanons une gloire.
Nous pensons que pour les Anciens, il faut retourner les choses, c'est-à-dire que le consistant c'est le monde de la louange et qu'éventuellement, par grâce, les hommes sont admis à y participer. Autrement dit, les choses se trouvent exactement inversées : le consistant est à la place de l'éventuel, et l'éventuel à la place du consistant.
Ce que nous disons de la gloire ici est un peu en rapport avec ce qu'on pourrait dire de la parole chez les Anciens par opposition à notre conception de la parole. La parole chez nous est toujours une espèce de flatus émané à partir du solide qui est le sujet. Mais dans : « Au commencement est la parole », premier mot de saint Jean, nous retrouvons exactement le même renversement.
Seulement, tant que, d'une part, nous ne faisons ici qu'une simple analyse de langage et que, d'autre part, nous ne la présentons que comme un soupçon, ce n'est pas grave… il faudrait voir ensuite à analyser ce langage, ce qui mettrait en question certains fonctionnements de la distinction logique de la substance et des accidents, et ceci nous mènerait extrêmement loin. Aujourd'hui nous ne voulons pas du tout aborder cela, mais est-ce que vous percevez ce que nous suggérons ?
Ce que nous venons de dire nous paraît extrêmement fécond par rapport à l'idée de gloire de Dieu, et, pensons-nous,
- cela donne un sens à l'angélologie hébraïque qui nous est si étrangère[6] – et il n'est pas question d'oublier cette étrangeté ;
- cela donne sens à la notion des cieux qui proclament la gloire, à la notion de liturgie céleste impliquée par le Trisagion (Sanctus, Sanctus, Sanctus)[7] à quoi nous sommes admis à accéder dans notre eucharistie ;
- enfin cela nous laisse prévoir comment notre eucharistie est accession à la gloire de Dieu qui est substantiellement le Fils, et cela nous laisserait percevoir le rapport de notre eucharistie à l'eucharistie de Jésus.
Mais qu'il nous suffise ici d'avoir suggéré en fin de deuxième partie ces perspectives – nous disons bien, "suggéré", nous savons très bien qu'une connaissance n'est pas faite simplement de choses absolument possédées mais aussi de choses aperçues qui font un horizon de la connaissance, et qui contribuent d'une façon vraiment positive à notre dire explicite. Or nous ne vous demandons pas d'avoir une maîtrise sur cette façon de voir, qui n'est du reste pour nous encore qu'un soupçon, mais nous avons pris occasion de ceci pour une fois l'énoncer. Ce sera dans votre horizon si vous le voulez bien.
III – Le repas eucharistique de Jésus
1) Jésus eucharistie pour sa mort.
Jésus a vécu son dernier repas avec eucharistie – "eucharistie" au sens que nous avons dit – revoyez ici les textes des synoptiques ou 1 Cor 11, 23-27 : « Le Seigneur Jésus, dans la nuit où il fut livré, prit du pain, et, ayant rendu grâces, il rompit, et dit "Ceci est mon corps qui est pour vous… » (1 Cor 11) ; « Pendant qu'ils mangeaient, Jésus prit du pain et ayant béni, il rompit et ayant donné aux disciples il dit… Et ayant pris une coupe et ayant rendu grâce, il leur donna…» (Mt 26, 26-27) Vous trouvez :
- le terme "rendant grâce" : le Christ eucharistie au sens que nous avons dit.
- Le terme d'eulogia (bénédiction) se trouve également.
Qu'est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire qu'il prend son repas avec le discours de berakah. Et ceci avec ce que nous avons appelé la vertu d'eucharistie.
Nous pensons que Jésus a pris tous ses repas avec sa vertu d'eucharistie, mais c'est ici le dernier repas et il eucharistie simultanément pour la nourriture et pour l'événement de sa mort… Nous ne voulons même pas dire qu'il fait "l'un et l'autre", mais "l'un dans l'autre".
Ce serait ici le lieu d'étudier ce que nous appelons de notre point de vue une métaphore, comme la notion de "coupe à boire"[8]. Ce n'est pas une métaphore… c'est une métaphore d'un certain point de vue mais, restitué dans la mentalité qui nous occupe, cela implique un sens profondément spirituel.
Donc Jésus eucharistie pour sa mort. Rappelez-vous : nous avons dit que l'eucharistie est une façon d'user des choses, de la nourriture etc. mais que c'est aussi une façon d'accueillir l'événement. Or c'est ce qui nous intéresse ici. Et cela est marqué par ses paroles lorsque Jésus parle du "corps livré", du "sang versé", marquant un rapport étroit entre cet événement de sa mort et le repas pour lequel également il eucharistie.
2) Son eucharistie transforme sa mort.
Dans une tentative de réflexion un peu poussée tout à l'heure, nous avons dit que le regard, la façon de voir eucharistique était modifiante – rappelez-vous : l'eucharistie n'est pas une connaissance neutre à quoi s'ajoute ensuite un sentiment – et que la façon eucharistique d'appréhender était modifiante par rapport à ce qui était appréhendé.
Voyant sa mort avec eucharistie – et cela est déjà très fort, de voir sa propre mort avec émerveillement, mais attention, cela n'exclut pas d'autres aspects des choses – voyant donc sa mort avec eucharistie, c'est-à-dire la recevant avec action de grâces, il la transforme, il en fait une mort pour la vie, il en fait une mort pour la résurrection, il en fait finalement un aspect de la résurrection[9]. Voilà le pouvoir transformant du regard eucharistique.
Et quand nous disons "pour la vie et pour la résurrection", il faut bien entendre que ces termes ne concernent pas simplement la résurgence singulière du corps de Jésus, mais s'entendent d'une vie et d'une résurrection qui sont salut pour la multitude : « pour la multitude en rémission des péchés »[10].
Ne vous trompez pas : que le Christ eucharistie, qu'il fasse mention de sa mort dans ce repas sacrificiel, que cela ait un rapport avec le salut du monde, tout cela est certain, commun. Ce que nous tentons d'apporter en plus – c'est le propre de la réflexion chrétienne – c'est de voir une cohérence entre ces choses en introduisant cette notion de connaissance modifiante. Évidemment cela n'a pas la même certitude traditionnelle, c'est une restitution de notre part, c'est une recherche, une tentative que nous vous livrons comme telle : faites bien la différence. Mais cela nous paraît tout de même très intéressant, et c'est pourquoi nous vous le livrons.
Le pain pris avec eucharistie lui-même n'est plus un pain ordinaire – autre aspect du caractère que nous appelions "modifiant" et qu'il faut désormais appeler "transformant", ce qui est insuffisant encore pour le langage des théologiens, mais "transubstantiant"[11], de l'eucharistie – cependant, là aussi, c'est vraiment un soupçon que nous vous livrons, c'est-à-dire tenter de ressaisir l'intelligibilité de cette donnée de la théologie classique élémentaire, tenter de la ressaisir dans la lumière de cette notion analysée d'eucharistie.
En parlant ainsi, nous voyons que nous sommes conduits à l'eucharistie, non plus seulement du Christ à son dernier repas, mais à notre eucharistie, et là seulement nous rejoignons un des sens qui nous est le plus spontanément familier du mot eucharistie.
IV – Le mémorial eucharistique
L'assemblée et le repas pris en commun par les chrétiens s'appelle, dans nos sources, de différents noms, parmi lesquels la "fraction du pain" (klesis tou artou[12]). Mais dès l'origine, le terme d'eucharistia lui est attribué, et également le terme d'eulogia : par exemple Paul parle de la coupe d'eulogia (la coupe de bénédiction). « La coupe de bénédiction que nous bénissons (to potêrion tês eulogias ho eulogoumen) n'est-elle pas une communion au sang du Christ ? Le pain que nous rompons (ton arton hon klômen) n'est-il pas communion au corps du Christ ? » (1 Cor 10, 16)
Vous savez qu'ensuite le terme d'eucharistie deviendra la désignation la plus fréquente[13].
Nous allons retrouver les trois éléments de notre étude du sacramentaire telle que nous l'avons proposé l'année dernière. Appelons-les ici simplement, pour éviter la technicité de l'an dernier : vie, discours, événement. L'eucharistie, même au sens sacramentaire, ne prend de sens qu'à la mesure où, en elle, se vérifient ces trois éléments que nous allons maintenant expliquer.
1/ Vie.
C'est la vie eucharistique, c'est-à-dire l'appréhension du monde, des autres, de soi-même, dans la foi, c'est-à-dire dans la seigneurie reconnue de Jésus. Du reste nous allons revoir cette question : comment l'essentiel de la foi consiste à dire : « Jésus est Seigneur ». Cette façon habituelle de voir et de vivre, que nous avons appelée de façon générale "vertu d'eucharistie", c'est elle qui s'exprime dans l'assemblée – nous n'insistons pas maintenant sur l'aspect d'assemblée et sur la signification de l'assemblée ; nous retrouverons cela lorsque nous essaierons de développer les applications ecclésiologique de l'habitude anthropologique fondamentale que nous essayons d'expliquer maintenant –, et s'exprime dans l'eucharistie de Jésus. Autrement dit, nous ne nous contentons pas d'eucharistier, c'est-à-dire d'exprimer par un discours notre vertu d'eucharistie ; nous savons très bien que notre vertu d'eucharistie nous assimile de quelque manière à l'eucharistie préexistante de Jésus. Et c'est pourquoi notre discours eucharistique comporte l'anamnèse – c'est-à-dire le récit d'abord, et puis ce que nous appelons aujourd'hui "l'anamnèse"[14], ce mot englobant ou n'englobant pas l'un et l'autre – l'évocation de l'eucharistie de Jésus.
Je signale aussi le terme de mémoire (mnêsis) que le terme d'anamnèse (anamnêsis[15]) révèle et cache : « Prenant le pain, et ayant rendu grâces, il le rompit et le leur donna, en disant : “Ceci est mon corps, qui est donné pour vous; faites ceci en mémoire de moi (poiéite éis tên émên anamnêsin)” » (Lc 22, 19) C'est le rapport du Christ et de nous, c'est-à-dire, cette présence qui est aussi une absence, qui est impliquée par le fait que la destinée du Christ n'est pas une destinée singulière pour lui tout seul, n'est pas non plus seulement une destinée exemplaire (pour que nous fassions de même), mais une destinée mystérieuse qui nous invite à tenter de comprendre notre "être en lui". Le terme de "mémoire" dénonce la compréhension de notre rapport au Christ comme un simple rapport historique avec un homme mort jadis. Il s'agit de la présence-absence du Ressuscité, et le terme de "mémoire" n'indique pas l'absence alors que la "présence réelle" indiquerait la présence : le terme de mémoire indique la présence, présence mystérieuse, liée à la notion de résurrection.
2/ Discours.
Nous ne développons pas spécialement cette indication qui rejoint une indication que nous avons donnée sur la louange préexistante tout à l'heure en passant. Après avoir parlé de la vie eucharistie habituelle qui s'exprime donc d'abord dans un discours eucharistique, nous voulons plus modestement nous en tenir à l'aspect du discours eucharistique – le mot eucharistie gardant ici son sens fort –, c'est-à-dire l'aspect du discours d'action de grâces.
Le dialogue qui invite à rendre grâce est attesté à l'époque la plus reculée, le IIe siècle :
- Gratias agamus dominum deo nostro.(Rendons grâce au Seigneur notre Dieu) R/ : Dignum et iustum est (Cela est juste et bon).
- Il est juste et bon de te rendre gloire, de t'offrir notre action de grâces… pour… (évocation ici des mirabilia).
Nous sommes tout à fait dans un type de discours de berakah qui est une donnée essentielle de notre eucharistie chrétienne.
Il faut bien marquer donc la part du discours ou de la parole dans notre eucharistie. Cet aspect de nos jours a été très fortement réaffirmé et mis en évidence par un théologien comme Karl Rahner dans son essai de relecture des sacrements. Notez bien que les théologiens médiévaux eux aussi distinguaient dans l'eucharistie parole et chose.
Nous disons cela parce que nous sommes abusivement accoutumés à considérer l'eucharistie comme une chose. Or la part de discours humain est l'élément essentiel du sacrement eucharistique. Seulement, lorsque les anciens théologiens parlaient de parole et de chose, ils avaient assimilé cela en général à une structure d'origine aristotélicienne, la notion de forme et de matière, et avaient réduit la parole à être, dans le cas de l'eucharistie, les quelques mots : « Ceci est mon corps », ce qui est une réduction qu'il ne faut pas juger uniquement de façon sévère, qui a un certain sens dans l'analyse théologique, mais qui n'épuise pas la question car cette parole partielle est à prendre dans le tissu d'un discours. C'est pourquoi nous employons ce mot "discours", qui peut peut-être vous paraître déplaisant à certains égards, mais qui implique une certaine durée humaine, une certaine continuité qui fait de la durée liturgique autre chose que l' "instant" théologique. Nous ne voulons pas dire par là qu'il n'était pas légitime de poser aussi éventuellement la question de l'instant théologique. Disons simplement que c'est une question qui ne nous intéresse pas trop aujourd'hui, c'est-à-dire que nous sommes plus intéressés par la question de ce discours qui est une part essentielle, dans son ensemble, et donc vu du point de vue de la durée liturgique de notre célébration eucharistique. Et nous répétons que ce discours est très précisément un discours d'action de grâces, un discours de berakah.
C'est là qu'il faudrait faire intervenir les analyses par exemple d'un père Bouyer pour montrer comment certains canons conservent une extrême proximité de structure avec la structure de la berakah juive originelle.
Et c'est par ce discours que se fait l'accession à la louange préexistante. Nous ne voulons pas majorer l'importance de ce que nous allons dire maintenant car c'est une chose secondaire par rapport à d'autres choses… Mais l'évocation attestée très tôt dans l'histoire de la liturgie, de la liturgie chantante des anges, comme le dit le prêtre quand il introduit au Sanctus : « C'est pourquoi avec les anges et tous les saints, nous proclamons Ta gloire en chantant d'une seule voix.. », en référence à ce qu'Isaïe a perçu dans son expérience (cf. Is 6, 1-5) – et la proclamation de la sanctification est certainement une chose très importante : il y a assimilation de notre chant – "une même voix" – avec le discours inaudible de la liturgie préexistante, de la louange préexistante, ce que les Grecs ont appelé Trisagion : « Hagios, Hagios, Hagios (Saint, Saint, Saint) »[16]
Mais ce qui est plus important encore pour nous – encore que cela ait une dimension assez étonnante –, c'est l'évocation de l'eucharistie de Jésus lui-même et l'assimilation à son discours eucharistique.
3/ Événement.
Donc nous avons retrouvé l'élément de vie, l'élément du discours, il nous reste à parler de l'aspect d'événement. Ce sont les trois points qui contribuaient à préciser notre notion de sacramentaire l'an dernier.
Nous dirons simplement que la parole – ou le discours dont nous parlons – n'est pas un discours dissertant sur quelque chose, mais cette parole "est" événement. Rappelez-vous de façon simple : l'an dernier nous avions distingué simplement la dissertation sur quelque chose qui est un type de discours, et puis par exemple l'appel. L'appel est une parole, un discours ; mais ce n'est pas un discours dissertant, c'est un discours qui fait événement. Donc nous disons que la parole ou le discours dont nous avons parlé ici a cet aspect d'événement– comme la prière du reste qui n'est jamais une simple méditation dissertante – que la parole ici est événement. Et son caractère d'événements l'introduit dans une certaine singularité exprimée par le geste corporel, par l'être-là, par l'assemblée en "ce" lieu, à l'usage de "ce" repas, de "ce" pain. Tout cela marque l'aspect d'événement de notre discours eucharistique qui était lui-même expression d'un regard.
Nous n'insistons pas davantage. Et vous pensez bien que nous ne considérons pas ce que nous venons de dire comme une théologie exhaustive de l'eucharistie, mais comme une tentative de lecture. Nous ne tentons pas une théologie exhaustive du sacrement de l'eucharistie car notre propos dans ce chapitre n'est pas de développer une réflexion proprement sacramentaire. Nous n'oublions pas que notre propos est de dégager une anthropologie impliquée par cette célébration même dont nous venons de parler, qui est un élément témoin de cette attitude chrétienne qui fait le fond de notre étude.
V – Implications anthropologiques à partir de Ph 2
Nous avons étudié, dans ce qui précède, l'attitude eucharistique. Dans le but maintenant de manifester la valeur fondamentale de cet aspect de la vie chrétienne, nous voudrions montrer comme harmoniques un certain nombre de données qui appartiennent à l'attitude chrétienne. Nous nous bornerons en fait, à titre d'exemple, à relever des caractéristiques de la vie chrétienne à partir d'un texte. Ce ne sera sans doute pas là une énumération exhaustive des vertus chrétiennes, mais en prenant un texte pour centre, nous aurons l'avantage de saisir ces vertus en articulation réciproque.
Ce texte, c'est Ph 2, 5-11, un texte que nous avons étudié l'an dernier pour la christologie qu'il contient, un texte que nous retrouvons au chapitre prochain pour son anthropologie thématisée, que nous retrouverons plus tard pour ses allusions ecclésiologique. Tous ces aspects ne sont pas pleinement dissociables, mais pour aujourd'hui nous considérons ce texte déjà en tant qu'il relève d'une attitude parénétique de Paul, c'est-à-dire qu'il conseille une certaine façon de vivre, et, pour rester près du texte, il faudrait dire : une "certaine façon de sentir".
« Ayez les mêmes sentiments que le Christ Jésus qui… » Nous sommes dans un contexte d'imitation du Christ. Nous précisons cependant tout de suite qu'il s'agit d'une imitation mais, ni d'un acte anecdotique à copier, ni d'une doctrine à appliquer ; il s'agit d'une attitude fondamentale, du mystère du Christ à vivre. Nous refusons le mimétisme extrinsèque de l'exemple à partir de l'anecdote évangélique et la théorie idéologique qu'il faudrait appliquer pour être conforme à la volonté du Christ. Il ne s'agit pas d'une anecdote, il s'agit du mustêrion c'est-à-dire du fond même du Christ, qui n'est pas décrit ici selon sa surface, selon son visible. Et ce sens intime est à participer par le chrétien, c'est pour lui une façon de vivre.
Cela est présenté évidemment dans le but de dégager un type d'homme. Cependant nous préciserons cela dans notre prochain chapitre, lorsque nous dégagerons le type d'homme nouveau. Et cela s'exprime par un parallèle antithétique entre deux types d'humanité figurés respectivement par Adam et par le Christ. Nous devons d'ailleurs dire tout de suite qu'il n'est pas question explicitement d'Adam dans le texte, mais que l'idée d'Adam soit présente à l'esprit de Paul écrivant est indubitable à un certain nombre d'indices que nous allons relever. D'autre part, nous savons que la réflexion sur Adam est pour les juifs contemporains de Paul le lieu classique de la réflexion sur l'anthropologie, sur l'homme.
Nous vous rappelons brièvement le texte.
« Ayez en vous les mêmes sentiments qui furent dans le Christ Jésus, 6lui qui, existant en forme de Dieu ne s'est pas accroché au fait d'être égal à Dieu 7mais il s'est vidé soi-même prenant la forme de l'esclave, devenu en ressemblance d'homme ; et pour la figure trouvé comme [s'il était] un homme. 8Il s'est abaissé lui-même devenu obéissant jusqu'à la mort et la mort sur la croix 9Et c'est pourquoi Dieu l'a sur-exalté et lui a donné gracieusement le nom qui est au-dessus de tout nom 10afin qu'au nom de Jésus tout genou fléchisse des célestes, des terrestres et des infra-terrestres, 11et que toute langue confesse que Jésus Christ est Seigneur pour la gloire du Dieu Père. »
Saisie et don.
Nous avons dit que c'était un parallèle antithétique entre le Christ et Adam. La première opposition à celle de l'harpagmon (saisie) et de la charis (grâce, don). Notez que le mot Harpagon[17] vient de harpagmon. Dans le cas d'Adam de Gn 3 c'était la volonté déçue de saisir le fruit.
Le mot harpagmon qui se trouve ici, attribué négativement au Christ, provoque à cette attitude d'Adam, à ce geste de prendre le fruit, c'est-à-dire de s'incorporer l'égalité à Dieu : « Le jour où vous en mangerez […] vous serez comme des dieux (ou égaux à Dieu) » (Gn 3,5) disait le texte, et dans notre texte trouvons « Il n'a pas revendiqué l'égalité à Dieu ». Nous allons voir justement la différence qu'il y a entre l'eucharistie et l'harpagmon.
Pour le Christ au contraire, cette seigneurie – le mot Seigneur est en question à la fin du texte – qu'Adam a perdue, lui qui était appelé à être seigneur sur la terre… cette seigneurie pour le Christ est l'objet d'un don et non pas d'une saisie. Le texte dit que Dieu lui a donné gracieusement (écharisato) ce nom de Seigneur. Et voilà le mot écharisato que nous voulons mettre en évidence, un mot essentiel au vocabulaire du Nouveau Testament, au moins le substantif qui lui correspond charis (la grâce). C'est un thème qui sera abondamment développé ensuite dans l'anthropologie théologique qui se constitue en "Traité de la grâce".
Ce que nous voulons noter maintenant, c'est la correspondance entre charis et eucharistia, c'est-à-dire entre grâce et action de grâce. Ensemble ils constituent ce qu'on pourrait appeler le sens du "don". Et c'est sur la façon eucharistique de voir et de vivre que pourra se développer l'idée objective de grâce.
Nous serions tentés de penser qu'il y a successivement d'abord une idée objective de grâce, puis la nécessité d'un mouvement de reconnaissance. En fait, anthropologiquement, c'est ce sens intime de l'accueil qui se développe ensuite en idée objective de grâce, qui nous permet de dire que cela est un don. Notez au moins qu'il y a une corrélation indiscutable entre l'idée de la grâce et l'attitude eucharistique, entre l'idée de don et une certaine façon eucharistique d'accueillir, et que cela s'oppose radicalement à l'attitude d'un autre type d'homme qui est l'attitude de harpagmon, l'attitude de saisie. Voilà la première opposition que nous voulions marquer dans ce texte.
Autres données.
Après cette position fondamentale que nous avons relevée entre la saisie et le don, harpagmon et charis, nous voudrions relever d'autres données de ce texte.
Rappelons qu'il y a une sorte de double mouvement alterné, à première écoute dans le texte : d'abord ce qu'on pourrait appeler une descente (jusqu'à la mort sur la croix), puis une montée.
Nous trouvons ékénôsen qui est souvent traduit par « il s'est anéanti ». C'est le mot kénose ou vacuité : « il s'est vidé ». Et cette vacuité s'oppose à la plénitude comme dans d'autres textes la pauvreté s'oppose à la richesse. Il y a donc ici impliqué un certain aspect de pauvreté, et vous voyez par quel biais : le mot "kénose" qui s'oppose à "plérôme" est l'équivalent de "pauvre" opposé à "riche".
Nous trouvons tapeïnôsis (humilité) : « il s'est humilié ». Il est donc caractéristique qu'il ne s'exalte pas, mais notez que dans le mouvement ascendant correspondant, il est bien dit que « Dieu l'a exalté (huperupsôsen)» c'est-à-dire que cette humiliation correspond à une exaltation dans le second mouvement du texte.
De même nous trouvons le terme hupakoê (obéissance) et ce terme est introduit classiquement ici en référence à la désobéissance d'Adam, c'est-à-dire au fait d'avoir enfreint le commandement « Tu ne mangeras pas de cet arbre ».
Enfin sont mentionnés dans ce texte la mort et la croix, ou la souffrance. Et il y a encore cette idée très importante dans la première littérature chrétienne que la mortalité fut imposée à Adam comme le fruit de son geste. Or avec le Christ nous avons une mort et une souffrance accueillies, ce qui change le sens de la mort qui est une mort pour la résurrection.
Nous ne sommes pas sortis de notre texte et vous avez reconnu ici des données constantes de l'enseignement évangélique, qui se trouvent d'ailleurs dispersées dans la littérature néotestamentaire sous d'autres formes et dans d'autres contextes. Pensez par exemple aux béatitudes que nous lisions à l'office de la Toussaint. Mais ces données constantes se trouvent déjà dans notre texte, et s'y trouvent organiquement présentées, et en référence au mystère du Christ. Autrement dit nous n'avons pas ici une morale bien illustrée par Jésus, mais au contraire une façon d'être de l'homme en Jésus Christ.
Cependant, ne pensez pas : « Ah bon, on retrouve des choses que je savais déjà ! » En effet ce ne sont pas des choses que vous saviez déjà, car dans ce contexte, dans cette organicité, elles prennent un "sens" nouveau. C'est une provocation à reformer le sens originel de ces données apparemment connues.
Action corrélative de grâce.
Enfin nous voulons signaler une dernière donnée du texte : l'action corrélative de grâce. Vous avez remarqué que ce n'est pas du tout un récit d'anecdote – à savoir l'anecdote de la mort –, mais c'est vraiment le sens intime (le mystère, la signification…) de la mort qui est impliqué par ce texte : vous voyez bien la différence entre un récit anecdotique et un récit hymnique dans le genre de celui-là. Tout cet énoncé du mystère du Christ, tout ce processus est "pour la gloire de Dieu le Père". Autrement dit, au terme de tout ce processus, la gloire reçue par le Christ – nous disons bien reçue et non pas saisie – la gloire accueillie par le Christ est restituée à Dieu.
Et nous trouvons là un souci constant chez saint Paul qui oppose, à partir de différents points de vue – qu'il s'agisse ailleurs de la vie individuelle, qu'il s'agisse du ministère dans l'Église – qui oppose ce qu'il appelle en grec la kauchésis[18], c'est-à-dire la suffisance, la satisfaction, la glorification de soi, à la certitude que tout est donné par Dieu et lui revient. C'est là une autre expression de cette attitude eucharistique fondamentale, la façon eucharistique d'user des choses.
Notez bien que Dieu nous a donné l'attitude d'action de grâces en donnant le nom de Seigneur à Jésus. L'attitude de Jésus dont il est question dans les premiers versets rend possible la nôtre. Et cela nous le préciserons davantage lorsque nous dégagerons les implications ecclésiologiques de ce texte qui ne concerne pas Jésus seul dans sa singularité, et les hommes en imitation extrinsèque de cet exemple, mais qui concerne l'humanité eucharistiant en Jésus. En effet « que tout genou fléchisse et que toute langue confesse (exhomologétaï) que Jésus Christ est Seigneur pour la gloire de Dieu le Père. » L'exhomologèse – c'est le terme grec utilisé ici – c'est le discours pour la gloire qui est discours eucharistique, mais c'est déjà aussi la foi. Nous aurons à préciser les rapports entre foi et eucharistie, mais disons que c'est la foi et nous expliquons.
En effet, nous verrons que la première profession de foi c'est « Jésus est Seigneur », et nous verrons que la reconnaissance de la seigneurie de Jésus est la toute première profession de foi. Or ici, vous notez dans le texte : « toute langue professera que Jésus Christ est seigneur pour la gloire de Dieu le Père » ; c'est donc le discours de profession de foi qui est déjà un discours eucharistiant puisque c'est un discours pour la gloire. Vous voyez l'imbrication de ces choses.
Cette dernière remarque nous reconduirait à un examen de l'acte de foi, c'est-à-dire que nous retrouverions ici les harmoniques de la donnée fondamentale. Or ceci est une donnée fréquente dans notre Nouveau Testament, c'est bien la notion de pistis (foi). Et nous verrons comment l'attitude de foi est déjà une attitude eucharistique. Ceci devrait déjà de faire réfléchir sur ce fait que la foi n'est pas simplement une connaissance notifiante, c'est-à-dire n'est pas seulement un constat que cela se trouve être (cela est) ; ce n'est pas un constat, c'est déjà une reconnaissance dans les deux sens du mot français : le fait de reconnaître que Jésus est Seigneur et de le reconnaître avec reconnaissance.
Une réflexion de ce genre remet déjà en question aussi notre notion de foi, soit la notion de divulguée, vulgaire, de foi, soit même la notion théologique de foi, c'est-à-dire la resitue, la replace dans notre considération fondamentale de cette année qui est précisément l'attitude eucharistique.
Nous mettrions bien ici une petite parenthèse historique. Elle risque d'être érudite et nous ne faisons qu'en signaler le contenu.
La première mystique chrétienne qui se laisse deviner à travers les déformations sectaires des valentiniens par exemple au IIe siècle est très consciente de ce principe dont j'ai parlé et de son importance. Ces valentiniens sont des hérétiques bien sûr, mais ils véhiculent la première pensée chrétienne. Or cette première pensée chrétienne n'est pas très abondante : après la littérature canonique, nous n'avons pas grand-chose. D'où les valentiniens sont très précieux pour restituer une certaine première mystique chrétienne qu'on peut supposer antérieure à certaines déformations. Évidemment le tri est très difficile à faire.
Mais lorsqu'ils analysent la première déficience – tout cela dans une mythologie qui nous paraîtrait fort invraisemblable, mais peu importe – lorsqu'ils analysent la première déficience, ils en reposent le principe dans la volonté du modèle idéal de tout spirituel, c'est-à-dire la Sagesse qui est personnifiée, de saisir le Père. C'est là la première déficience. Il y a déception dans cette volonté originelle qui est marquée là vraiment comme la caractéristique de la faute originelle, de la première faute de la spiritualité, de la première faute de l'esprit : la volonté de saisir.
Et ensuite, lorsque par miséricorde le Père émet, toujours selon cette terminologie mythologisante, le Christ et l'Esprit Saint, que fait l'Esprit Saint ? Eh bien il restaure la Sagesse, la restitue, il lui apprend à eucharistier – c'est dans le texte rapporté par saint Irénée –, il lui apprend à rendre grâce. Cette possibilité de saisir devient une possibilité d'accueillir, c'est-à-dire que sa volonté de saisir était considérée comme le principe même de l'errance et de la vie déficiente, et l'attitude d'action de grâces est le don suprême.[19]
Voici donc achevée notre cinquième partie. Au terme de cette étude, nous allons prendre du champ et reconnaître que, pour séduisant qu'il soit à certains égards, le type d'homme que nous voyons apparaître est assez peu accordé à nos aspirations spontanées, ou du moins est assez étranger à un certain idéal divulgué de l'homme. Cette difficulté mérite qu'on s'y arrête sérieusement et ce sera l'objet de notre sixième et dernière partie.
VI – Difficulté et ambiguïté de cette anthropologie
Il semblerait à première vue que le sens de l'homme se soit développé à rebours de l'esprit eucharistique, dans la direction d'une revendication constante d'autonomie et de maîtrise. Et nous vous signalons – c'est une des raisons pour lesquelles nous avons choisi ce thème plutôt que celui de la "charité" par exemple, un mot auquel tout le monde peut souscrire sans problème et au risque des pires approximations et ambiguïtés – que ce que nous avons relevé de la première anthropologie chrétienne semble être à contre-courant de l'aspiration effective de l'homme. Nous développons d'abord le fait, et ce fait sera ensuite l'occasion de réflexions.
1/ Évolution du sens de l'homme.
À l'intérieur de la pensée chrétienne elle-même, on a assisté à ce que nous avons appelé un processus de théologisation, c'est-à-dire que le mystère originel est interrogé avec de plus en plus d'exigences du point de vue de la logique, d'une logique qui simultanément se constitue et se réfléchit : elle se constitue en exercice et se réfléchit dans les traités logiques. C'est l'histoire de deux mille ans de pensée.
Nous avons montré ailleurs comment le donné originel du christianisme s'exprimait d'abord dans une structure mentale qui n'est pas du type logique, qui est d'un autre type. Seulement nous assistons en fait, dans l'histoire de la pensée occidentale chrétienne, à ce que nous avons appelé un processus de théo-logisation : respectueusement d'abord, puis préférentiellement, puis uniquement. Autrement dit d'abord la question logique se pose timidement à l'intérieur d'un système qui est d'un autre type ; puis on dégage de façon préférentielle et l'on met en évidence ce qui est logiquement exprimable, ce qui est susceptible d'être saisi, pris. Ailleurs nous avons justifié aussi comment les trois mouvements classiques de l'exercice de la logique impliquent une certaine autonomie, c'est-à-dire une certaine saisie. Nous énonçons donc ce processus que vous avez vu légèrement mis en œuvre par exemple l'an dernier dans notre traité de l'évolution de la christologie… mais ce ne sont ici encore que des jalons, cela va se préciser.
Devant ce processus, le jugement à porter est très délicat, nous avons à être circonspects. En effet la raison a pu être considérée par certains comme l'image même de Dieu, mais aussi, par d'autres – comme Luther par exemple, dans un processus du reste fort facile à expliquer –, comme la prostituée du diable – Luther emploie d'ailleurs un terme moins poli[20]. En fait ce développement de la raison a abouti à la constitution d'une philosophie autonome, dégagée d'abord en droit de la réflexion théologique, puis séparée en fait, puis agressive à l'égard de son origine, une philosophie autonome et suffisante.
Nous savons bien que ce processus est assez difficile à exprimer et par suite à saisir en quelques phrases. Mais dans cette tentative d'interprétation de l'histoire de vingt siècles de pensée, nous dirons qu'à ce processus correspond institutionnellement, donc de façon peut-être plus visible, le sens d'une certaine propriété, la propriété du savoir. Le théologien n'est plus l'eucharistiant. Et une des caractéristiques de la spécialisation du travail, qui peut être également fort négative dans une évolution de la pensée occidentale dans ce domaine, est que la théologie se constitue en science à part, et en particulier n'a pratiquement plus de rapport avec la liturgie, avec l'attitude eucharistiante. Et l'on peut suivre cette évolution, ce processus qui n'existe pas encore à l'âge de la grande patristique par exemple.
De même, le regard scientifique et l'usage technique du monde se sont développés dans le sens d'une maîtrise exigée, et apparemment d'une maîtrise usurpée. La représentation du monde chez le savant, l'usage du monde chez le technicien, n'ont que peu de rapport avec l'eucharistie du dimanche lorsque par hasard ils en ont conservé la coutume.
En outre, le principe même de l'attitude eucharistiante a été combattu d'un point de vue de l'humanisme, comme exprimant une situation d'esclave, c'est-à-dire une situation de reconnaissance du maître, comme aliénant l'homme, comme le détournant ou détournant ses énergies vers le rêve des arrière-mondes. Les quelques mots que nous employons ici font référence à Engels, à Marx, à Nietzsche. Et cela est extrêmement important, nous trouvons vraiment une critique radicale de ce que nous avons dégagé comme caractéristique de l'anthropologie chrétienne, à savoir l'attitude eucharistiante.
Ajoutons que sur un plan non plus réflexif de ce genre, mais au plan de la sensibilité vulgaire, courante, la prière, l'obéissance, l'humilité, tout ce que nous avons perçu comme harmoniques de l'attitude eucharistique, tout cela est perçu comme une faiblesse de l'homme. Là il faudrait faire appel non plus aux philosophes dont parlions tout à l'heure, mais à des témoignages issus par exemple de la littérature depuis les XVIIIe, XIXe siècles, ce serait très facile.
2/ Réflexions.
Donc nous avons énoncé le fait. Nous proposons maintenant quelques réflexions sur ce fait.
La réponse à ce scandale ne tient pas en une phrase. Que cela nous invite à réexaminer l'anthropologie chrétienne en gardant ce souci tout au long de notre année. Nous voulons dire que d'avoir lancé cette difficulté aux termes du chapitre nous aura alerté. Bien sûr, il y aura des moments où nous viendrons de façon plus précise à cette question, comme par exemple dans le chapitre que nous avons annoncé : le discours chrétien sur l'homme aujourd'hui. Très évidemment nous sommes reconduits de façon plus précise à la considération de cette difficulté.
Dès maintenant nous voulons simplement indiquer quelques principes élémentaires. Ne vous impatientez pas : à une difficulté de ce genre, à un heurt de ce genre, il n'y a pas de réponse possible en quelques phrases. Et c'est une inquiétude que nous portons comme vous la porterez cette année, et c'est cela que nous voulons dire maintenant. Donc nous allons énoncer quelques principes préjudiciels, c'est-à-dire que nous voulons exclure deux façons de refuser le problème.
La première tentation serait de ne retenir du christianisme que les aspects consonants à l'humanisme moderne. Cela lèse et l'honnêteté et la perspicacité.
– Cela lèse l'honnêteté ou la fidélité, car alors nous ne témoignons pas du tout de la parole de Dieu, et peut-être pas justement de l'essentiel de ce que nous avons cru détecter comme fondamental.
– Cela lèse en outre la perspicacité car dans la présentation qui ne retiendrait que les aspects consonants à l'humanisme moderne, le christianisme se trouve décentré, c'est-à-dire qu'il perd de son intelligibilité interne, et par suite de sa vigueur, de sa crédibilité. C'est une chose à quoi nous ne pouvons pas nous résoudre, bien sûr.
La seconde tentation de refuser le problème est également à exclure. Quelle serait cette attitude ? Refuser de considérer l'évolution concrète de l'homme et se réfugier dans un christianisme nostalgique ou vitupérateur. Or notez bien que ce n'est pas l'inconfort simplement, ou l'inélégance d'une telle position qui suffit à l'exclure, mais bien plutôt son incompatibilité avec l'essence du christianisme, du christianisme qui n'est pas une idéologie à infuser, mais qui est une vie de l'Esprit de Dieu dans l'humanité. C'est contraire à l'Évangile qui, comme le dit Paul « ne s'écrit pas avec de l'encre sur des tablettes, mais s'écrit avec l'Esprit dans le cœur des hommes[21] ». D'où ce discernement des esprits qui est une fonction importante de l'Église. Et là ce que nous disons ne pourra être justifié que par des développements de d'ordre ecclésiologique justement et des études de la situation de la parole de Dieu dans l'Église. Ce que nous disons maintenant ne peut être que fort approximatif, nous posons des pierres d'attente, tout cela prendra mieux sa place ensuite. Mais notons maintenant que, dans l'histoire de la pensée concrète, ce discernement de l'Esprit et donc des esprits est une fonction de l'Église, et une fonction à laquelle le théologien doit être attentif.
Nous disons donc bien que ce n'est pas pour une raison d'inconfort que nous ne nous réfugions pas dans cette opposition entre deux types ; le choix d'un type, nous ne pouvons pas le faire pour une raison plus profonde, pour une raison qui relève de l'ecclésiologie elle-même. Le théologien doit être rendu conscient de surcroît de l'ambiguïté de telle proposition qui, contredisant le discours apostolique, peut avoir pour visée et pour effet de détruire moins l'idée que l'idole – pour prendre un exemple : moins le mystère de l'obéissance, dont nous ne savons guère ce qu'il est, que ses caricatures ou son interprétation compromise.
En guise de conclusion.
Vous voyez bien comment nous avons procédé. Nous avons essayé de restituer la cohérence d'une attitude anthropologique, et nous avons considéré qu'historiquement, à première vue, l'histoire de l'humanité s'est développée à rebours de cette attitude.
Devant ce fait, nous ne prenons ni la solution simple d'oublier le sens authentique, originel, que nous avons tenté de dégager, pour constituer une anthropologie approximative et consonante, ni de refuser la réalité de l'Esprit de Dieu dans cette histoire paradoxale de l'esprit humain en vingt siècles, histoire étonnante et scandaleuse au premier abord. Le problème se pose au terme de cela. Et nous voulons qu'il se pose sans aucune facilité, avec son caractère abrupt et aigu. Nous avons simplement dit que, d'un point de vue de théologien et pour des raisons de foi et de théologie, nous ne pouvions résoudre ce problème en supprimant l'un ou l'autre des termes. Voilà le travail pour cette année, et non seulement du travail, mais aussi de la préoccupation. Et c'est une sorte de pré-occupation de notre esprit.
Pour conclure ce chapitre d'un mot, nous voulons simplement vous inviter à en relire les parties successives, les relire en étant soucieux d'éclairer les unes par la mémoire des autres, et aussi bien d'éclairer la première par la mémoire de la dernière. La nécessité de l'exposé nous commandait de juxtaposer des remarques successives, mais nous rappelons bien qu'ici comme toujours chez nous, le but de l'ensemble est moins de vous donner successivement des notions qui s'additionnent, que de tendre par des touches successives à reformer une façon de voir, et éventuellement, une façon de vivre.
[1] « Les premières Prières eucharistiques que nous connaissons (cf. la Didachè vers la fin du Ir siècle, le témoignage de saint Justin vers 150, la Tradition apostolique de saint Hippolyte de Rome vers 215, l’anaphore d’Addaï et Mari au IIIe siècle, l’Eucologe de Sérapion de Thmuis vers 350, et les Constitutions apostoliques vers 380) manifestent une véritable parenté avec les prières juives. » (http://liturgiecatholique.fr/Priere-eucharistique,2689.html)
[2] Paru en 1966 et réédité depuis, cet ouvrage de Louis Bouyer reste un jalon important dans la recherche sur l'eucharistie et ses sources juives. Sur internet on a des rudiments avec une étude tirée de Dom Robert Le Gall, Dictionnaire de Liturgie, figure sur http://liturgiecatholique.fr/Priere-eucharistique,2689.html ou un article fouillé de Matthieu Smyth : "La prière eucharistique aux origines de la christologie : du rite à la foi ?", cf. https://journals.openedition.org/rsr/1597
[3] « Ce qui fait difficulté ici pour accéder à ce dont il est question, c'est une autre de nos structures familières, la distinction radicale entre le connaître et le sentiment. Il nous est facile de distribuer, d'une part le connaître-constater, et d'autre part un sentiment de gratitude qui, éventuellement, s'élève en conséquence du constat. Or ce n'est pas de cela dont nous parlons, Mais il s'agit d'une façon de voir et de dire qui est modifiante par rapport à la façon de voir et de dire usuelles.» (J-M Martin)
[4] Le mot hébreu kavod (gloire) signifie à l'origine "être lourd". Ainsi son sens premier est poids. Un des noms de la gloire de Dieu dans le monde biblique, dans le monde rabbinique et aussi dans la kabbale, c'est la Shekinah, du verbe hébreu shakan qui signifie habiter : la gloire de Dieu c'est l'habitante… la gloire est, je l'ai dit, la présence, autrement dit la gloire est l'espace du Dieu. Cf. Le mot "gloire" chez saint Jean et saint Paul.
[5] Cf. La notion de "nature" en philosophie et en christianisme au cours des siècles ; retour à l'Évangile.
[6] Cf. LES ANGES. Première partie : les anges dans la Bible et aux premiers siècles et LES ANGES. Deuxième Partie : Textes du N T et de chrétiens des 1ers siècles.
[7] « Saint ! Saint ! Saint, le Seigneur, Dieu de l'univers ! Le ciel et la terre sont remplis de ta gloire. Hosanna au plus haut des cieux ! Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur. Hosanna au plus haut des cieux ! »
[8] « Les fils de Zébédée, Jacques et Jean, s'approchèrent de Jésus, et lui dirent: Maître, nous voudrions que tu fisses pour nous ce que nous te demanderons. Il leur dit: Que voulez-vous que je fasse pour vous? Accorde-nous, lui dirent-ils, d'être assis l'un à ta droite et l'autre à ta gauche, quand tu seras dans ta gloire. Jésus leur répondit: Vous ne savez ce que vous demandez. Pouvez-vous boire la coupe que je dois boire, ou être baptisés du baptême dont je dois être baptisé? » (Mc 10,35-38) et « La coupe que m'a donnée le Père, ne la boirai-je pas ? » (Jn 18,11)
[9] Dans un autre cours J-M Martin précisait : « Voir sa mort avec eucharistie transforme la mort, à la mesure où ce n'est pas une mort pour la mort, mais une mort pour la vie, car le thème fondamental de la Résurrection se trouve impliqué dans ce regard. Cela veut dire aussi que son corps donné est un corps retrouvé qui est l'Église. Ce thème du corps qui est l'Église est un thème fondamental chez saint Paul.» (Eucharistie : la nourriture ; repas et eucharistie dans les épîtres de Paul, chez Marc et chez Jean)
[10] C'est la formule des prières eucharistiques. « Ceci est la coupe de mon sang, le sang de l'Alliance nouvelle et éternelle qui sera versé pour vous et pour la multitude, en rémission des péchés. »
[11] En théologie parle de transsubstantiation, mot qui signifie littéralement "conversion d'une substance en une autre" : le pain devient corps du Christ.
[12] La "fraction du pain" : Lc 24, 30 ; Lc 24,35 ; Ac 2,42 ; Ac 20,7 ; Ac 20,11. Par ex. « ils l'avaient reconnu à la fraction du pain » (Lc 24, 35)
[13] À la fin de la célébration, le prêtre disait: "Ite missa est" (Allez, c'est fini), et à partir de la fin du IVe siècle, c'est par le mot de "messe" qu'on désigne, en Occident, l'ensemble de la célébration.
[14] « Anamnèse : Prière qui, dans la célébration de l'eucharistie suit les paroles de la consécration. Après avoir élevé l'hostie et le calice, le célébrant dit: "II est grand le mystère de la foi" (ou une formule voisine), invitant ainsi l'assemblée à faire mémoire de la Passion, de la Résurrection…» (Glossaire de l'Église catholique)
[15] Anamnèse, en grec "anamnêsis de aná (de bas en haut) et mnêsis (mémoire).
[17] Harpagon est le personnage principal de la pièce de théâtre L'Avare de Molière.
[18] Prononcer kaukhésis. Par exemple : « Où est la suffisance (kauchêsis) ? » (Rm 3, 27) traduit par « Où donc l'orgueil ? » (TOB), «Où donc est le sujet de se glorifier? » (Louis Segond) ; « Nous avons notre suffisance (kauchômetha) dans l'espérance de la gloire de Dieu » (Rm 5, 2) traduit souvent par « nous mettons notre fierté dans l’espérance d’avoir part à la gloire de Dieu »
[19] Pour plus d'explication voir les messages du tag gnose valentinienne, en particulier Les malheurs de Sophie la Sagesse. Extraits de la Grande Notice d'Irénée.
[20] « La raison, c'est la plus grande putain du diable ... qu'on devrait fouler aux pieds et détruire, elle et sa sagesse. Jette-lui de l'ordure au visage pour la rendre laide. Elle est et doit être noyée dans le baptême. Elle mériterait, l'abominable, qu'on la relègue dans le plus dégoûtant lieu de la maison, aux chiottes » (Luther, Œuvres choisies, Tome IV, éd Labor et Fides, p. 142).
[21] «Vous êtes une lettre du Christ servie par nous, ayant été écrite non avec de l'encre mais avec l'Esprit du Dieu vivant, non sur des tables de pierre, mais sur des tables de chair, celles du cœur » (2 Cor 3, 3)