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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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2 décembre 2018

L'Esprit, espace de la vie chrétienne ; Rapports entre le Christ et l'Esprit. Par J-M Martin

Cet enseignement sur l'Esprit Saint est d'abord provocation à une lecture - avec des yeux neufs - de cet aspect de son expérience que la communauté primitive appelle Pneuma (Esprit) tout simplement. Après une assez longue introduction, dans la première partie l'Esprit est considéré comme espace de la vie chrétienne ; en seconde partie sont considérés les rapports du Christ ressuscité et de l'Esprit «étant entendu que le rapport de personne à personne ne joue pas ; autrement dit, redécouvrir, antérieurement à la problématique des conciles du IVe siècle, le rapport du Christ et de l'Esprit». Dans la première partie est faite une étude structurale d'un discours - constitué d'extraits de l'épître aux Éphésiens - pour tenter de partager l'expérience de Paul ; dans la seconde partie sont collectionnés des faits principalement racontés dans les Actes des apôtres, ou des textes de la première épître aux Corinthiens qui décrivent des aspects de l'expérience chrétienne, ces textes étant lus au cours de la liturgie dans la période où le cours a été fait. Tout ceci est la transcription du chapitre 10 du cours de Jean-Marie Martin à l'Institut Catholique de Paris en 1970-71 (cf. Qui est Jean-Marie Martin ?).

Assez souvent J-M Martin préfère garder le mot grec Pneuma qui désigne l'Esprit sans le traduire (on pourrait aussi le traduire par Souffle, Vent...).

 

L'Esprit Saint

 

Pour introduire ce chapitre, nous voulons marquer la situation et l'intérêt de la question que nous posons à propos de l'Esprit Saint, puis nous indiquerons le plan que nous suivrons.

Nous avons fondé notre étude de cette année sur le discours qui a le Christ-Seigneur pour "objet" essentiel. Or entendre un discours n'est pas étudier des propositions selon ce qui se fait en logique. Entendre un discours, c'est accéder à un sens vécu. Autrement dit, c'est accéder à une expérience. Le discours n'est jamais considéré comme une chose en soi mais comme enraciné dans celui qui dit, enraciné dans son expérience.

Or l'Esprit Saint est le lieu – disons cela provisoirement – de l'expérience apostolique. Il y a donc un aspect implicitement contenu mais non encore développé dans la notion de discours, qui devra être mis en évidence désormais, c'est-à-dire ce moment (pas au sens chronologique) où le discours s'enracine dans l'expérience apostolique.

De cette réflexion – qui tend à rattacher ce que nous allons faire à ce que nous avons fait antérieurement – sort la difficulté mais aussi l'intérêt de ce que nous avons à faire aujourd'hui.

 

D'abord la difficulté. L'Esprit Saint n'est pas professé directement dans le kérygme. Il est ce  en quoi le Seigneur est confessé. Rappelez-vous que la confession de foi est essentiellement : “Jésus est Seigneur”. Mais rappelez-vous aussi : « Personne ne peut dire “Jésus est Seigneur” sinon dans l'Esprit Saint.” Il n'est donc pas directement l'objet de la confession, mais ce en quoi le Seigneur est confessé, cela même si d'assez bonne heure des professions de foi prendront une structure trinitaire : « Je crois dans le Père, dans le Fils, dans l'Esprit. »

Cette réflexion rend une thématique de l'Esprit assez vaine pour l'intelligence du premier discours chrétien. Nous voulons dire par là que l'Esprit n'est pas ce dont on parle, mais ce en quoi on parle. Nous retrouverons là une difficulté qui est celle d'une schématique. Le schème, c'est ce en quoi nous nous exprimons. Nous le retrouverons là comme dans tout discours que l'on n'ampute pas – discours qui est donc pris avec son schème porteur –, mais en outre nous le retrouverons, dans ce cas, compliqué encore par la nature même de la foi. En effet l'Esprit n'est pas un schème au sens où l'imaginaire porteur d'affirmations par exemple est un schème. Il y a donc là deux niveaux auxquels il faut être attentif.

De la vient la difficulté de l'étude que nous entreprenons. De là aussi vient son intérêt. En effet notre étude décèlera une dimension du discours apostolique en le fondant en expérience entendue. Nous savions, nous l'avons déjà dit, que le discours n'est pas seulement dissertant. Il nous faut voir maintenant comment il est expression d'une vie. Ce sera pour nous l'occasion de préciser le sens d'une expression qui est fondamentale, le sens de "l'expérience apostolique".

Nous voulons indiquer à ce sujet deux précautions, c'est-à-dire repousser deux risques de mauvaise compréhension de la question que nous posons.

– D'abord il ne faudrait pas mettre la vie du côté de l'Esprit Saint et la vérité du côté du Verbe. Ce serait une simplification contraire d'abord au langage des sources où ces aspects s'échangent constamment. Nous voulons simplement vous donner deux formules caractéristiques : "Esprit de vérité", "Verbe de vie". Nous avons déjà eu occasion, du reste, en étudiant le prologue de Jean, de voir que vie et lumière ne se distinguent pas de cette façon sommaire à laquelle nous somme tentés de nous laisser aller. C'est pour cela que nous indiquons cette précaution.

– par surcroît ce serait contraire à l'analyse de la notion de vie telle que nous l'avons trouvée dans le banal. Rappelez-vous l'analyse sommaire que nous avons faite de l'expression courante "la vie", elle ne nous permet pas cette séparation illusoire entre l'expérience et la lecture.

Donc pour ces deux raisons nous avons à refuser cette tentation.

Autre précaution. Il ne faudrait pas entendre "expérience" – qui sera évidemment un maître-mot de ce chapitre – au sens de "preuve" par opposition à "foi" qui ne serait que la séquelle d'une conjecture, ou la conséquence logique, la conclusion de l'expérience. Nous disons cela parce que le mot "expérience" chez nous résonne comme certain, ou sûr, ou solide, par opposition à l'idée que l'on se fait sur les choses. Or distinguer expérience apostolique et foi (ou discours apostolique) de cette manière serait également illusoire.

En effet nous verrons – et ce sera un des aspects de ce chapitre surtout dans la seconde partie – que l'unité complexe de la vie chrétienne se réfère à l'Esprit. Dans ce complexe, nous serions tentés de distinguer, d'une part ce qu'il y a d'éprouvé miraculeux et d'autre part ce qui est fonctionnel. Comme "éprouvé miraculeux" pensez par exemple à la glossolalie, le phénomène des langues, encore que le caractère miraculeux de cela soit sujet à caution, mais enfin parlons d'un certain aspect d'éprouvé attestant. En évoquant cela, nous pensons à la distinction des charismes : il y a un seul Esprit mais il a été donné aux uns d'être apôtres, à d'autres d'être prophètes…, donc tendance à distinguer d'une part ce qu'il y a de fonctionnel dans cette unité de la vie chrétienne référée à l'Esprit, et d'autre part ce qui ressortit au statut commun du chrétien. Par exemple c'est l'Esprit qui verse en nous l'amour (ou la grâce) de Dieu, c'est l'Esprit qui nous fait fils, or ce ne sont ni des éprouvés miraculeux ni des réalités fonctionnelles dans la structure de l'Église, mais quelque chose qui ressortit à l'être commun du chrétien.

Tout cela, c'est ce que nous appelons l'unité complexe de la vie de la première communauté chrétienne référée à l'Esprit Saint. Or il ne faut pas nous hâter de distinguer les différents aspects que nous venons d'énumérer. Ces questions – la question apologétique dans le cas où l'on rechercherait une preuve du côté de l'éprouvé miraculeux, la question institutionnelle qui regarde certains aspects du traité de l'Église, la question anthropologique chrétienne qui a occupé largement le traité classique de la grâce et aussi le traité de la vertu de charité –, ces différentes questions se réfèrent à des problématiques et à des soucis postérieurs.

Dans la façon dont nous envisageons cette complexité de la vie initiale, d'une part il n'y a pas d'apologétique séparée, bien qu'il y ait une part témoignante de l'expérience, et d'autre part l'être chrétien et l'être d'Église ne se distinguent pas. C'est une chose que nous avons souvent eu occasion de dire et que nous retrouverons l'an prochain dans notre traité de l'Église, il serait illusoire d'imaginer qu'il y a deux actes distincts de Dieu, un acte de vocation par lequel il appelle quiconque à lui, et ensuite un acte de convocation par lequel il inviterait les appelés à se réunir entre eux. C'est le même acte de Dieu qui est évoquant et convoquant. C'est capital et nous y reviendrons. D'autre part, dans le domaine de l'ecclésiologie également, il faut bien voir que les ministères ou les charismes, et par suite les institutions, ne sont que des modalités de l'être commun du chrétien, défini par la foi et le baptême. Il y a par ailleurs une modalité sacerdotale de vivre son baptême, une modalité religieuse de le vivre, une modalité laïque de le vivre. Ce qui est important, c'est de saisir ce qu'il y a de commun à tout cela.

Ce à quoi nous avons voulu vous inviter dans cette étude, que nous allons tenter de faire à propos de la situation de l'Esprit Saint dans la première communauté chrétienne par rapport à son expérience, c'est à garder la complexité de ce vécu et la référence à l'Esprit du Christ comme à l'unité de ce vécu.

Cette unité complexe est en outre multiple, nous voulons dire qu'elle est diffuse dans la communauté chrétienne. Le sujet ultime est l'Esprit du Christ, et il se distribue diversement et inégalement selon le métron comme dit Paul, selon la mesure donnée à chacun. Donc nous avons affaire à une expérience en ce sens collectif, c'est-à-dire diffuse entre plusieurs.

Dans cet ensemble dans lequel nous ne nous hâtons pas non plus d'opérer des séparations, l'expérience proprement apostolique au sens fort du terme est la part la plus claire. Mais cette expérience se partage d'une certaine manière dans toute la communauté. Du reste l'apôtre ne reçoit pas son expérience pour lui mais pour autrui, c'est une expérience pour l'Église. D'une part la communauté participe à l'Esprit à sa manière, et c'est pour cela qu'elle entend la parole de l'apôtre, c'est pour cela que l'expérience apostolique lui est partageable.

En ecclésiologie nous aurons à repréciser le fait que cette structure collective de l'expérience chrétienne originelle ne s'explique ultimement que parce que l'action de l'Esprit est collectrice. En d'autres termes, ce que Dieu veut c'est l'unité de la multiplicité des hommes. C'est le sens de cet accomplissement qui permet d'entendre la situation collective de l'expérience. Là encore c'est le sens, donc l'intériorité, donc l'unité du divers qui vient au secours de l'aspect dispersé de l'expérience. C'est encore l'intérieur qui éclaire l'extérieur.

l'Esprit du ChristAinsi, de même que la vie mortelle, humaine de Jésus a son sens dans la résurrection, de même la vie complexe de l'âge apostolique a son sens dans l'Esprit du Ressuscité. Et dans le temps, l'Église sub-apostolique – c'est-à-dire nous autres – se réfère en continuité à l'expérience de l'âge apostolique et par là à l'Esprit Saint. Il est capital que nous ne considérions pas l'Écriture Sainte comme un discours dissertant coupé de la communauté qui l'exprime, de l'Esprit qu'il véhicule, qu'il porte, et que d'autre part nous ne nous sentions pas coupés de cet âge référentiel malgré toutes les difficultés qui surgissent du fait de l'histoire. Ces difficultés sont à surmonter, elles sont importantes. Il importe que nous considérions l'expérience chrétienne dans sa multiplicité unifiée, non seulement géographiquement à l'ère commune de l'âge apostolique, mais historiquement pour tous les âges : en dépit de toutes les difficultés évidentes qui surgissent d'entendre une parole qui se structure de façon tellement étrangère à la nôtre, en dépit de cela, l'apôtre parle pour moi.

*   *   *

Voici maintenant quelques réflexions qui nous conduiront à la détermination du plan de notre étude sur l'Esprit Saint.

Notre étude, telle que nous l'engagerons, considérera bien une question trinitaire, trinitaire de fait, mais pour l'instant elle se situe avant la considération de la Trinité formelle. Autrement dit, en étudiant le Fils, on étudie une question trinitaire ; en étudiant l'Esprit aussi, mais nous ne posons pas explicitement pour l'instant la question de la Trinité comme Trinité en suivant l'ordre dans lequel ces vérités se sont développées historiquement dans l'Église.

D'autre part, nous n'abordons pas encore un problème qu'il faudra bien toucher aussi, celui de savoir s'il faut distinguer d'une part la Trinité économique, c'est-à-dire la Trinité telle qu'elle se dévoile dans l'aménagement des temps, à savoir le Verbe dans le Christ et l'Esprit dans la communauté chrétienne, et d'autre part la Trinité immanente, c'est-à-dire la Trinité en elle-même antérieurement ou indépendamment de son dévoilement dans notre histoire. C'est une question que nous aurons à considérer, mais que nous ne toucherons pas aujourd'hui. Nous ajoutons même que le fait d'envisager d'abord l'Esprit Saint de façon économique n'implique ni positivement ni négativement une position par rapport à la question de la possibilité de la considération de la Trinité immanente. Il est beaucoup plus important de considérer, comme nous le faisons, la Trinité de fait et la Trinité dans son dévoilement plutôt que de poser les questions de Trinité formelle – non pas qu'en soi elles soient inintéressantes, bien sûr.

De ce que nous venons de dire, il suit que la notion de personne divine ne nous aidera en rien pour la lecture de l'expérience chrétienne originelle. La notion de personne concerne la Trinité formelle – il y a trois personnes –, or aujourd'hui cette notion est déjà délicate à manier entre le Père et le Fils  à la mesure où ce que nous mettons aujourd'hui sous la notion de "personne" ne correspond pas du tout à ce qui était visé lorsque ce mot est intervenu dans le discours théologique, il y a eu un glissement de sens[1]. D'ailleurs, après avoir vécu dans les années 1946-1950 une tentative de réutilisation de données trinitaires par rapport à une philosophie plus ou moins existentialisante et personnalisante – contre quoi d'ailleurs nous avons toujours été plus ou moins en précaution et en retrait, à cause de la confusion historique que nous avons dite –, de nos jours les théologiens sont en prudence à l'égard de cette notion de personne.

Quoi qu'il en soit en général de cette question, il est évident que, pour ce qui concerne l'Esprit, l'Esprit ne signifie pas comme personne. Entre Père et Fils, bien sûr cela signifie comme personne ; Esprit ne signifie pas "comme" personne. Nous ne disons pas qu'en aucun sens on puisse admettre qu'il est personne, bien sûr que si. Seulement, nous disons que cette notion étrangère de personne introduite dans le discours apostolique ne nous aide en rien à l'entendre, mais bien au contraire nous gêne. C'est une question de méthodologie de lecture. Mais attention, ne dites pas que le père Martin a dit que le Saint Esprit n'est pas une personne !

*   *   *

Cette notion de Pneuma (Esprit) est une notion complexe, d'une extraordinaire souplesse, et étrangère à notre langage. Ayant dit comment nous ne l'aborderions pas, il faut bien proposer deux tentatives de lecture, ou deux questions qui feront le plan de notre chapitre :

  • en première partie nous considérerons l'Esprit Saint comme espace de la vie chrétienne ;
  • en seconde partie nous considérerons les rapports du Christ ressuscité et de l'Esprit, étant entendu que le rapport de personne à personne ne joue pas ; autrement dit, redécouvrir, antérieurement à cette problématique, le rapport du Christ et de l'Esprit.

Les deux parties de notre chapitre ont donc un objet différent, déterminé. Nous ajouterons aussitôt qu'elles suivent des méthodes différentes.

  • dans la première partie nous ferons une étude structurale d'un discours, extrait de l'épître aux Éphésiens, pour tenter d'atteindre à partager l'expérience de Paul ; nous disons bien un discours,
  • dans la seconde partie nous serons amenés à collectionner des faits, ou des textes divers qui décriront des aspects de l'expérience chrétienne. Et vous remarquerez que ces faits ou ces textes sont ceux que nous lisons ces temps-ci dans nos célébrations.

 

I – L'Esprit, espace de la vie chrétienne.

ou L'Esprit, ce en quoi se constitue l'espace de l'existence chrétienne

 

Paul, St Gallen, 600Dans cette formulation qui peut vous paraître insolite, ce que nous cherchons, c'est à entendre la préposition "en", "dans", qui est caractéristique de l'Esprit Saint. Les premiers éléments de conscience trinitaire, s'expriment par des prépositions – apo, ek : "à partir du Père", "pour le Père" ; dia plus le génitif, "par l'intermédiaire de" : "par le Fils", "par Jésus-Christ son Fils notre Seigneur" ; en, "dans" : "dans l'Esprit" – et cela a un sens. Ce que nous cherchons donc à faire, en introduisant la notion d'espace dans la vie chrétienne, c'est de découvrir le sens de cette préposition "dans", de cette expression "dans l'Esprit Saint".

Notez que l'on rencontre aussi l'expression en Christo (dans le Christ). Seulement, ce qui est très intéressant, c'est que dans ces cas-là il s'agit toujours du Christ ressuscité. C'est cela qui pose la question d'une certaine unité entre le Christ ressuscité et l'Esprit du Christ, une certaine unité que nous allons examiner plus attentivement dans notre seconde partie.

D'autre part, à propos de cette même préposition "dans", nous voulons marquer aussi la réversibilité de l'espace. Il y a ces formules : "nous sommes dans l'Esprit" mais il y a aussi "l'Esprit (ou le Christ) habite dans nos cœurs". C'est ce que nous appelons réversibilité de l'espace. Cela doit nous engager à ne pas entendre le mot "espace" dans un sens grossier. Quoi qu'il en soit de ce mot, vous voyez en quel sens nous sommes fondé à le poser comme titre à la mesure où nous nous proposons de rechercher le sens de cet être réciproque.

*   *   *

Nous voudrions d'abord préparer les esprits à l'intelligence de cette expression insolite de l'Esprit comme espace.

On peut considérer l'espace comme une réalité psychique. Naître, c'est venir au monde ; c'est se découvrir un espace qui est d'abord indifférencié et affectif, qui est l'espace maternel. Puis vient le moment d'une structuration spatio-temporelle. Puis ce moment très étonnant des premiers pas qui est l'acquisition de la liberté dans l'espace : l'expérience de la marche. Puis ce réseau de relations à autrui qui constitue comme un espace psychique. Tout cela vous le connaissez mieux que nous. Vous voyez en tous cas comment ces quelques réflexions simples vous engagent sur une voie de réflexion pour saisir un certain sens du mot "espace".

Remarquez bien qu'à la place du mot "espace" nous aurions pu dire "relation", mais non, "espace" est beaucoup mieux et nous verrons pourquoi tout à l'heure. L'être n'est pas posé indifférent au milieu de quelque chose, il en est constitué ; il est constitué de ce milieu. La considération absolue du sujet qui était la caractéristique de la psychologie logique, de la psychologie classique des Anciens, cette considération est illusoire ; comme aussi de considérer cet espace comme moins réel que le sujet. Voici deux analogies pour illustrer cela.

Ce que nous venons de dire, les peintres le savent bien, pour qui l'espace-lumière – cela que nous sommes tentés d'abstraire et de négliger – est plus important que le solide que cet espace définit. C'est le chromo qui ne tient pas compte de l'espace, ou qui fait un espace quelconque et qui met un objet dedans. Le peintre fait l'inverse.

Une autre analogie tirée cette fois du banal. Il y a un mot qui depuis quelque temps nous intéresse, un mot qui n'a jamais été examiné attentivement par les philosophes, le mot "ambiance" : il y a de l'ambiance.

Comme dans tous les symboles, ce n'est pas l'étude de l'espace physique qui nous hausse à la considération de l'espace humain, c'est au contraire l'expérience de la relation qui trouve à se symboliser dans l'expérience spatiale. C'est une loi générale, qui est vraie ici encore une fois.

Tout cela, ce sont des indications forcément sommaires et un peu disparates, pour vous inviter à réfléchir sur ce que nous visons ici lorsque nous prononçons ce mot d'espace.

Or, quand les apôtres parlent de monde nouveau, de création nouvelle (kaïné ktisis), d'homme nouveau – souvent d'ailleurs ktisis (création) désigne l'homme – quand ils parlent de nouvelle naissance, ils prennent toutes ces expressions au sérieux. Ils visent à l'accession à un monde nouveau, ou, si cela peut avoir des résonances gênantes parfois, disons du moins à une nouvelle qualité du monde : un monde nouveau dont l'essence est l'espace du soin réciproque (agapê) pour l'exprimer en langage affectif, ou dont l'essence est l'Esprit qui renouvelle la face de la terre, pour l'exprimer en langage effectif.

Dès l'instant où nous avons été provoqués à saisir l'espace humain comme désignant un type réciproque d'être à autrui, mention est faite de l'agapê, qui est le fruit le plus caractéristique de l'Esprit – le fruit, c'est-à-dire la manifestation de ce qui est l'Esprit en caché, car c'est cela la symbolique du fruit ; or saint Paul dit : « les fruits de l'Esprit sont l'agapê, la joie, la paix… » (Ga 5, 22), autant de caractéristiques de cet espace humain qui le désignent en langage que nous appelons "affectif", alors que la désignation de l'Esprit comme espace exprime cette même réalité en langage "effectif".

*   *   *

C'était là une préparation à l'intelligence de cette première partie qui sera, comme nous l'avons dit, essentiellement constituée par une lecture de l'épître aux Éphésiens. Nous avons choisi des péricopes que nous avons distribuées dans l'ordre qui nous paraît le plus intéressant. Il s'agit de l'audition d'un discours dans sa complexité, nous n'avons pas le souci de marquer des articulations que nous lui ajouterions. Nous avons à entendre ce discours dans sa complexité en faisant ressortir éventuellement les éléments comme ils viennent. C'est la structure que nous avons choisie pour cette première partie. C'est aussi une structure possible d'exposition.

 

Éphésiens 4, 4-6.

Nous avons choisi ce premier passage parce qu'il comporte une énumération trinitaire.

 « Il y a un seul corps et un seul pneuma (Esprit), selon que vous avez été appelés dans une seule espérance de votre vocation ; un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême, un seul Dieu et Père de tous, qui est au-dessus de tous (ou "de tout"), parmi tous (ou "tout"), en tous (ou "en tout"). »

La structure trinitaire apparaît ici en ce qu'un verset porte sur le Pneuma, un verset sur le Kyrios (Seigneur) et un verset sur Dieu et Père. Voyons rapidement ces versets.

Quand vous lisez "un seul corps et un seul Esprit" évidemment vous n'entendez pas cela au sens cartésien ni au sens courant du terme (l'homme constitué de corps et d'esprit), mais comme une seule réalité spirituelle. Or ce que nous détectons comme caractéristique dans ce verset sur le Pneuma, c'est qu'il est mis en rapport avec le soma (le corps) qui a un sens ecclésial, qui donc désigne la communauté. Nous verrons plus amplement l'an prochain le rapport qu'il y a également entre le corps du Christ qui est l'Église et le "Plérôme", mot essentiellement spatial, c'est la "plénitude", ou "ce qui emplit". Plérôme est un mot très important de l'ecclésiologie paulinienne. Et là on pourrait d'ailleurs se poser la question d'une certaine identité entre l'Esprit et l'Église, question que nous examinerons dans le traité de l'Église, l'an prochain.

Dans ce même verset il y a également le mot klêsis (appel) deux fois : « Vous avez été appelés (éklêthêté) dans une seule espérance de votre appel (klêsis). » Le mot klêsis est dans le mot Ekklêsia (Église). Donc encore le Pneuma évoque toujours la communauté chrétienne, essentiellement la klêsis, l'Ekklêsia ou le soma – ce qui fonde si vous voulez notre volonté de considérer l'Esprit Saint précisément comme expression de l'expérience de la communauté, expérience partagée. Ce mot klêsis peut avoir plusieurs sens comme le mot "vocation" : il peut désigner l'acte d'appeler, il peut désigner aussi ceux qui sont appelés. En fait chez Paul il désigne en général la communauté. Ainsi Paul dit aux Corinthiens : « Regardez votre klêsis, il n’y a ni beaucoup de sages selon la chair, ni beaucoup de puissants, ni beaucoup de nobles » (1Cor 1, 26) ; autrement dit : regardez votre klêsis, à savoir la communauté que vous êtes, au sens concret. Il est vrai qu'entre 1Corinthiens et Éphésiens il y a une différence de temps.

Nous vous faisons remarquer en passant – puisque cela ne concerne pas directement l'Esprit mais l'articulation trinitaire de ces premiers versets que nous avons choisis –, que, à Kyrios est liée pistis (la foi). En effet la confession de la foi est essentiellement confession de Jésus comme Kyrios (comme Seigneur). D'où l'unité parfaite encore de ce deuxième membre : « un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême ».

Il y a enfin le troisième membre : « un seul Dieu et Père de tous ». Dans le Nouveau Testament, Théos (Dieu) surtout avec l'article – ici il n'y a pas d'article puisque c'est "un seul Dieu" – désigne le Père : "un seul Dieu et Père de tous", et non pas la nature divine commune aux trois personnes comme il sera de rigueur dans le langage post-nicéen.

D'ailleurs, à propos du Père, il est intéressant de voir comment il est la source de tout – c'est le sens du mot Père aussi – y compris du Kyrios et du Pneuma. C'est marqué ici par le fait que les trois prépositions qui sont souvent distribuées entre les trois se trouvent mises à son compte : il est au-dessus de tout, à travers tout et en tout. Il est source absolue de tout.

Cela vous fournit un bon exemple de la situation de la connaissance trinitaire à l'âge apostolique. Nous sommes très loin des spéculations de Trinité immanente. Et, entre nous, c'est beaucoup plus intéressant comme cela !

*   *   *

Éphésiens 3, 14-20.

« C'est pourquoi je fléchis les genoux en présence du Père de qui toute paternité au ciel et sur terre tire son nom. Qu'il daigne, selon la richesse de sa gloire, vous armer de puissance par son Esprit pour que se fortifie en vous l'homme intérieur, que le Christ habite en vos cœurs par la foi, et que vous soyez enracinés, fondés dans l'amour. Ainsi vous recevrez la force de comprendre avec tous les saints ce qu'est la largeur, la longueur, la hauteur et la profondeur, vous connaîtrez l'amour du Christ qui surpasse toute connaissance et vous entrerez par votre plénitude dans toute la plénitude de Dieu. »

Pour commencer, remarquez les implications trinitaires de cette péricope : « Je fléchis les genoux devant le Père… afin qu'il vous donne par l'Esprit Saint… que le Christ habite dans vos cœurs. » C'est donc une autre articulation de cette réciprocité dans laquelle nous trouvons le Père, le Pneuma et le Christ.

« Qu'il vous donne selon la richesse de sa gloire. » Doxa (gloire) est un des noms de l'Esprit. Ploutos (richesse) est un des noms que nous avons déjà rencontrés et qui désigne le contraire de pénia (la pauvreté) mais aussi le contraire de kénon (le vide), et qui a aussi quelquefois un sens lié à une énergétique, dans l'opposition paulinienne de la puissance et de la faiblesse. En effet ce passage comporte une certaine énergétique, comme très souvent le langage de l'Esprit. Nous avons choisi de le considérer sous l'aspect d'espace, il serait intéressant de le considérer sous l'aspect de force. Du reste, ces deux aspects ne s'excluent pas mais au contraire ne peuvent se comprendre que l'un dans l'autre. Nous avons : "vous armer de puissance", "que vous soyez rendus forts (consistants)", cela est lié à la notion d'Esprit qui est force ou énergie du Père, nous allons le retrouver développé dans le premier chapitre lorsque nous arriverons à cette péricope.

Il s'agit ici, par cette puissance (dunamis) de constituer "l'homme intérieur". Cette expression désigne la même chose que ce qui se trouve à deux reprises dans cette même lettre aux Éphésiens, "l'homme nouveau" (Ep 2, 16…). Il faut bien voir quel est le sens de cette intériorité. L'intériorité ici ne désigne pas le retour sur soi par retrait des autres, mais désigne une qualité d'espace différente, en opposition à extériorité : ce qui est extérieur, c'est l'espace de la discorde, et ce qui est intérieur, c'est la relation d'agapê (de soin). Par rapport à la notion de vie intérieure, faites très attention, l'intériorité dont il s'agit ici est extrêmement importante.

Cela se retrouvera d'une manière analogue dans un passage que nous irons voir tout à l'heure, où l'on joue sur une autre terminologie également spatiale, l'opposition entre loin et proche : "proche" désigne la paix ; "loin" désigne la discorde ou la division ou la haine. De même, pour intérieur et extérieur. C'est une notation à bien saisir, elle nous semble très importante.

Agape_fête, peinture muraleEt quel est le fondement de cet espace nouveau ? L'agapê (le soin réciproque) : « enracinés et fondés dans l'agapê ».

C'est cette expérience qui permet de comprendre les dimensions de l'espace, de comprendre ce que c'est que la largeur, la longueur, la hauteur et la profondeur… dimensions et directions qui semblent ici concerner "l'amour du Christ". Oui. Mais il ne faudrait pas réduire cela à : "je t'aime grand comme cela", c'est-à-dire à une façon métaphorique de dire "je t'aime beaucoup" ! Il y a ici une énumération spatiale qui a une signification bien sûr par rapport à l'agapê, mais qu'il ne faut pas réduire à une simple métaphore. Disons que c'est l'expérience de la relation réciproque du soin qui permet de saisir les dimensions de l'espace nouveau, c'est-à-dire qui permet de saisir cet espace suscité par l'agapê du Christ.

Nous connaissons l'agapê du Christ par les dimensions de l'espace qu'il décrit et qu'il remplit ou qu'il accomplit. Que voulons-nous dire par là ? Hupsos (la hauteur) et bathos (la profondeur) sont les expressions caractéristiques de la première profession de foi : la seigneurie c'est que Jésus soit monté dans les hauteurs, c'est la geste initiale du Christ qui est une autre expression de sa résurrection et qui a besoin, pour nous, de traduction ; c'est cette intronisation royale dans les lieux célestes. Or c'est ceci qui forme la limite extrême de l'espace chrétien parce qu'il est aussi descendu dans les parties les plus basses de la terre : to bathos, dans la profondeur. Et nous verrons saint Paul lui-même mettre en rapport cela avec les expressions caractéristiques de l'anabase et de la catabase c'est-à-dire de la montée et de la descente du Christ, nous le verrons en Ep 4, 1 à propos du Pneuma. En effet, de monter et de descendre, c'est ce qui lui permet de « remplir toutes choses » – pléreïn (remplir), c'est le même mot que "plérôme" – et de « donner des dons aux hommes » – autre expression pneumatique –, c'est cela qui lui permet de constituer l'espace de l'Esprit pour les hommes, nous verrons cela en particulier en Ep 4, 8.

Est-ce que vous voyez ce que nous voulons ici ? Ne vous arrêtez pas à traduire en langage moral en disant : cela veut dire qu'il faut s'aimer les uns les autres. Oui. Ne restez pas dans la naïveté de représentations du Christ qui monte et qui descend – monter et descendre par rapport à nous –, en considérant les cieux par rapport à notre imaginaire scientifique contemporain. Ce que nous voudrions, c'est faire saisir comment la réalité expérimentale du soin tend à exprimer l'œuvre du Christ dans un certain langage spatial qui n'est pas le langage de l'espace banal, et par suite comment cela donne sens à la profession de foi qui est que le Christ descend et qu'il remonte. C'est pour cela que nous ne négligeons pas ce qu'on serait tenté d'appeler une imagerie provisoire spatiale au bénéfice d'un contenu psychologique ou théologal.

Apercevez-vous ce qui est en jeu ici ? Lorsque l'on parle de démythologiser le langage chrétien, bien. En effet il est certain que la notion de descendre et de monter, et les espaces, et les cieux, ce n'est pas d'emblée de sens satisfaisant. On peut alors dire : je supprime et je mets autre chose. Oui, mais qu'est-ce que je garde ? Si au contraire, je vis suffisamment de cette réalité neuve pour voir comment légitimement elle redonne un sens dans certaines conditions et certains contextes à des formules, je vois ce qui est visé. Et c'est notre projet d'année qui est de ne pas démythologiser mais de saisir la qualité symbolique des expressions. Cela ne veut pas dire qu'il faille les répéter toujours et partout, mais nous pensons que notre rattachement à l'âge apostolique passe par cette intelligence-là.

Aussitôt après intervient la traduction paraclétique : « Je vous exhorte… » La paraclèse c'est une fonction de l'Église primitive, cette exhortation qui n'est pas l'annonce du salut. « Je vous exhorte à marcher » : cette expression est une traduction de l'hébreu : "marcher dans la voie" (halak derek) pour agir, mais il n'est pas neutre que l'action soit marquée comme une marche, qui implique justement cet espace et cette initiative dans l'espace. Cela reprend son sens fort : « marcher dignement de la klêsis (de l'appel) avec humilité et douceur. »

C'est là qu'il faudrait faire intervenir la description de l'espace chrétien qui occupe toute la parénèse, c'est-à-dire l'aspect de conseil qui occupe un très grand nombre de pages de saint Paul. Souvent nous disons que Paul donne constamment des conseils de morale. Des conseils de morale ? il décrit l'espace chrétien. Il n'y a pas de distinction entre morale et dogmatique chez saint Paul. Il y a le kérygme et la description de l'espace qui est impliqué par le kérygme. Remarquez que cet espace est décrit justement comme un espace réciproque : ce qui est en question, c'est d'éviter le mensonge, d'éviter tout ce qui crée la discorde ou qui fait rupture, qui fait l'espace extérieur et non pas l'espace de l'homme nouveau, de l'homme intérieur. Ce sont donc ces notions qui culminent dans la notion de soin réciproque (agapê) qui est le dévoilement du Pneuma, le fruit du Pneuma : « Le fruit du Pneuma est joie, paix… »

 

Éphésiens 2, 11-22.

 

sardane de la paix, colombe, Picasso« Rappelez-vous donc qu'autrefois vous les païens, qui étiez appelés prépuce par ceux qui sont appelés circoncision - d'une opération pratiquée dans la chair -, qu'en ce temps-là vous étiez sans Christ, exclus de la cité d'Israël, étrangers aux alliances de la promesse, n'ayant ni espérance, ni Dieu en ce monde. Or voici qu'à présent dans le Christ Jésus, vous étiez jadis loin, vous êtes devenus proches, grâce au sang du Christ. Car c'est lui qui est notre paix, lui qui des deux ne fait qu'un peuple, détruisant la barrière qui les séparait, supprimant en sa chair la haine, cette loi des préceptes et des ordonnances, pour créer en sa personne les deux en un homme nouveau, faire la paix et les réconcilier avec Dieu, tous deux en un seul corps, par la croix. En sa personne il a tué la haine. Il est venu proclamer la paix, paix pour vous qui étiez loin, et paix pour ceux qui étaient proches. Par lui nous avons en effet, tous deux en un seul Esprit, accès auprès du Père. Ainsi donc vous n'êtes plus des étrangers, ni des hôtes, vous êtes concitoyens des saints, vous êtes de la maison de Dieu. Car la construction que vous êtes a pour fondation les apôtres et prophètes, et pour pierre d'angle le Christ Jésus lui-même ; en lui toute construction s'ajuste, grandit en un temple saint dans le Seigneur. En lui vous aussi vous êtes intégrés à la construction pour devenir une demeure de Dieu dans l'Esprit. »

Ce que nous voulons retenir ici, c'est l'accession à la citoyenneté, à la concitoyenneté : nous sommes concitoyens d'Israël. La ville, c'est l'espace de la relation. Cela donnera lieu ensuite à l'idée de construction qui sera également la structuration d'un espace et qui ensuite, de l'idée de ville  glissera dans l'idée de construction du temple de l'Esprit, avec donc la réversibilité dont nous parlions tout à l'heure, puisque c'est l'Esprit qui habite dans le temple.

Il s'agit ici d'une problématique fréquente chez saint Paul, à savoir que les nations, sont également appelées avec Israël. Or là aussi il faut bien comprendre de quoi il s'agit. Saint Paul ne dit pas "les nations avec les juifs" mais "les nations avec Israël". En effet, "juifs" est une réalité raciale alors qu'Israël est une réalité mystique. Et l'unité en question n'est pas le rassemblement par alliance de deux peuples ou de plusieurs types de peuple ; la réalité dont il s'agit, c'est l'accession de tous à la citoyenneté profonde. Saint Paul dira par exemple : c'est nous qui sommes l'Israël de Dieu. Israël n'a pas le sens racial ou géographique que possède le mot "les juifs". Et ce qui est en question pour Paul, c'est l'accession des nations non pas au judaïsme, mais l'accession à l'unité de la politéia, à cette citoyenneté dans l'Esprit.

« Auparavant vous étiez étrangers » : opposition entre "concitoyens" et "étrangers" à quoi correspond l'opposition empruntée à un passage d'Isaïe : "loin" et "près". Sont près ceux qui sont dans la paix et sont loin ceux qui sont dans la haine. L'action du Christ a été de détruire la haine et donc de poser le fondement de l'espace de la paix.

Notez le verset 18 parce qu'il est trinitaire : « par lui (le Christ) nous avons les deux accès dans un seul Pneuma vers le Père. » Cette notion d'accès - qui est liée à l'idée de près - est liée aussi ailleurs chez saint Paul à l'expression de familiarité (parrêsia) : accès, familiarité.

Enfin, vous avez remarqué comment tout ce chapitre 2 se termine sur la description de la construction de cet espace qui est une construction « fondée sur les apôtres et prophètes » – il est intéressant de remarquer que la notion de fondement était liée à l'agapê, et ici elle est liée à l'apostolat, et comment il serait illusoire pour nous de privilégier un vocabulaire fonctionnel – « le Christ lui-même étant la pierre d'angle » jusqu'à la construction du "temple Saint dans le Seigneur" et dans l'Esprit comme il est également répété à la fin de ce passage.

 

Éphésiens 1, 3-19.

« 3Béni soit Dieu et Père de notre Seigneur Jésus-Christ qui nous a bénis en toute bénédiction spirituelle dans les lieux célestes, dans le Christ, 4selon qu'il nous a choisis en lui avant la fondation du monde pour que nous soyons saints et sans tache devant lui, 5nous prédéterminant dans l'amour pour être fils par Jésus Christ, pour lui selon le bon plaisir de sa volonté 6pour la louange de sa gloire… »

Il y a là deux éléments qui concernent des choses que nous avons rassemblées en début d'année : il y a le thélêma[2] (la volonté) de Dieu sur l'humanité, volonté qui est quelque chose de caché, et puis il y a bénédiction qui se situe pour nous lors de la résurrection du Christ et qui dévoile ce caché.

La volonté de Dieu est située par Paul "avant la fondation du monde", et il s faut prendre cette antériorité en sens symbolique. Cela se réfère à « Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance. » C'est cela le thélêma, la volonté cachée de Dieu, exprimée par référence au mot de la Genèse. C'est ce que Paul appelle l'eklogê, le moment du choix : « il nous a choisis en lui avant la fondation du monde pour que nous soyons devant lui saints et sans tache – c'est-à-dire à son image » – et cela correspond à ce que Paul appelle également boulê (le conseil) c'est-à-dire la délibération intérieure de Dieu (v. 11), tout cela dans le caché, ou encore mustêrion tout thélêmatos (le caché de sa volonté) (v. 9). C'est donc l'un des pôles qu'il nous faut bien détecter comme référé à cette délibération interne de Dieu : « Faisons l'homme à notre image

La seconde, c'est eulogia (bénédiction). Où donc ? « Dans les lieux célestes, dans le Christ ». Allusion ici à la résurrection du Christ qui est sa seigneurie ou son intronisation céleste. Dans le Christ nous sommes introduits là. Et cela est appelé une eulogia (bénédiction) par référence à cette attitude par laquelle un père bénit son fils, rappelez-vous par exemple Isaac. En effet, c'est cela la bénédiction « Tu es mon Fils bien-aimé. » Rappelez-vous que saint Paul, dans son discours en Actes 13 attribuait au moment de la résurrection la filiation du Christ : « Il l'a ressuscité selon ce qui est dit dans le Psaume 2 : “Tu es mon fils, aujourd'hui je engendre.” » Cela se retrouve dans les épisodes glorieux de la vie terrestre de Jésus, à savoir sur la montagne, donc à la transfiguration : « Celui-ci est mon fils, écoutez-le » ; et dans l'épisode glorieux du baptême : « Celui-ci est mon fils bien-aimé, le fils de ma complaisance ». La résurrection du Christ comme intronisation est la reconnaissance filiale de l'humanité en Jésus.

En résumé, pour bien voir ces versets, nous avons là ces deux pôles : le pôle qui se réfère à « Faisons l'homme à notre image » qui est dans le caché – dans le mustêrion, la boulê, ou le thélêma – et le pôle de la manifestation ou de la bénédiction qui est la proclamation « Tu es mon fils » et qui advient à l'humanité en Jésus Christ lors de la résurrection, c'est-à-dire dans les lieux célestes, au sens où cette expression est employée à propos de la résurrection, toujours ; et cette parole de Dieu est événement, c'est la reprise de tout dans le Christ. Comme il est dit plus loin, ce que Dieu veut, c'est "récapituler", reprendre da capo l'humanité dans le Christ.

Il nous faut noter à ce sujet le refrain qui revient trois fois dans ce passage (v.  6, 12, 14) : "pour la louange de sa gloire", c'est-à-dire pour que l'humanité soit la manifestation de la gloire (ou de l'Esprit) de Dieu. Et la manifestation de l'Esprit de Dieu, c'est l'image. Autrement dit c'est la résurrection du Christ qui accomplit « Faisons l'homme à notre image. » Nous sommes vraiment là dans les thèmes les plus fondamentaux de l'annonce du Christ dans le christianisme originel. Et tout cela a rapport avec la montée du Christ dans les lieux célestes, cette montée qui inaugure et constitue l'espace nouveau.

v. 19-22 : « Connaître… 19quelle est la dimension suréminente de sa puissance – quelle puissance ? c'est l'activité du Père – pour nous qui avons cru – quelle puissance ? – selon l'activité de la puissance de sa force. – on a ici dunamis, énergéia, kratos, iskhus, des mots qui s'accumulent. Quelle puissance ? celle – 20qu'il (le Père) a exercée dans le Christ en le ressuscitant d'entre les morts – la puissance de résurrection c'est cela justement qui décrit cet espace, qui constitue ce monde nouveau – et en le faisant asseoir à sa droite dans les lieux célestes 21au-dessus de tout…. 22Et il a placé toutes choses sous ses pieds et l'a donné comme tête à l'Église 23qui est son corps... » Nous avons donc là ce corps qui contient tout.

Nous vous signalons qu'à l'imagerie spatiale doit se lier ici l'imagerie d'une énergétique. En effet, si nous avons considéré le Pneuma surtout en fonction de la préposition "dans", il nous faut remarquer aussi une des mentions les plus fréquentes à propos du Pneuma dans ces passages, qui est la notion de puissance et d'énergie. En effet, il ne faut pas nous représenter l'espace comme un lieu neutre, mais c'est l'espace qui contient, qui a l'activité de tenir ensemble. Cela est du reste conforme à la notion stoïcienne de pneuma, qui est courante à l'époque et qui se retrouve explicitement dans Col 1, avec le verbe stoïcien "tenir ensemble", "subsister" : « en lui toutes choses tiennent ensemble (sunestêken). »

 

Éphésiens 2, 1-2.

Nous signalons en passant le début du chapitre 2 qui est une sorte de preuve par le contraire de ce que nous venons de dire. En effet saint Paul fait allusion à l'autre espace, c'est-à-dire à l'autre façon d'être, cet espace qui est en opposition à l'espace nouveau décrit par le Christ.

« 1Vous qui étiez morts dans vos fautes et vos péchés 2dans lesquels autrefois vous marchiez selon l'éon de ce monde, selon le prince de la puissance de l'air, du pneuma qui agit maintenant dans les fils de l'infidélité. »

 

Éphésiens 4, 7-16.

« 7A chacun de nous a été donnée la grâce  selon la mesure de la donation du Christ.  8C'est pourquoi on dit – citation du Psaume 68 – : "En montant dans les hauteurs, il a emmené des captifs – littéralement : "il a capturé la captivité" – il a donné des dons aux hommes."
Et Paul commente ainsi : « 9Or "Il est monté", qu'est-ce (à dire) sinon qu'il est aussi descendu vers les régions inférieures de la terre. 10Celui qui est descendu est le même qui est monté au-dessus de tous les cieux afin de remplir (plêrôsê) la totalité. »

Ici deux remarques,

  • la première se réfère à la démarche de montée et de descente,
  • la seconde se réfère à la notion de Plérôme, de remplir, d'emplissement.

Les deux sont ici explicitement liés, ce qui est très intéressant pour marquer le rapport qu'il y a entre le geste instaurant du Christ et l'espace empli, l'espace nouveau.

Pour ce qui est de la montée et de la descente, cela se trouve aussi en Rm 10, 6-8 où Paul cite le psaume 107, et c'est peut-être le passage le plus étonnant à ce sujet : « Ne dis pas dans ton cœur : qui montera aux cieux ? Cela signifie : en faire descendre le Christ ; ou bien : qui descendra de l'abîme ? Cela signifie : en faire remonter le Christ d'entre les morts – ici le "qui" de l'interrogation est négatif : c'est-à-dire "ne dis pas que cela n'est pas" – mais que dit-il ? Près de toi est la parole, dans ta bouche et dans ton cœur – citation de Dt 30 – et c'est cela la parole de la foi que nous proclamons. »

Or c'est donc le même qui décrit ces dimensions de l'espace, et qui inaugure cet espace, car il monte et il descend afin de remplir toutes choses.

Au verset 10, nous avons plêreïn (remplir) qui a pour substantif plêrôma. Il a été commenté au verset 8, en fonction  du psaume, par le mot edôken (il a donné) des dons aux hommes c'est-à-dire qu'il est commenté par la diffusion ou le don du Pneuma (de l'Esprit). Nous savons que "remplir" et "donner" sont deux termes caractéristiques du Pneuma, employés spécifiquement pour lui

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●  Parenthèse sur le mot "plérôme" et le verbe plêreïn (emplir, accomplir).

Il nous faudrait ici étudier la notion de Plérôme, mais nous la reverrons attentivement plus tard.

Nous voulons simplement signaler ici trois choses dont voici les deux premières, nous verrons la troisième à la fin.

1. Ce terme de plêreïn et le substantif plêrôma ont à la fois un sens spatial et un sens temporel, c'est-à-dire que le verbe se laisse traduire et par "emplir" et par "accomplir", la traduction la plus courante étant "emplir". Là nous ne faisons pas allusion au sens technique que prendra le terme plêrôma dans certaines pensées du IIe siècle[3].

– Lorsqu'en 1Cor 10, 26  Paul cite le Psaume 24, 1 « la terre appartient au Seigneur ainsi que son plérôme » c'est-à-dire avec ce qui la remplit, en vertu du parallélisme, le stique suivant du Psaume nous permet de voir que ce plérôme c'est « la terre (l'orbe terrestre) et ceux qui l'habitent ». Là encore "emplir", "habiter" sont deux termes essentiellement du Pneuma.

– Nous ne sommes pas trop habitués au sens temporel et pourtant il existe. En effet, quand nous parlons de "la plénitude des temps" (par exemple Ga 4, 4), nous ne traduisons pas très bien le grec plêrôma tou khronou, qui veut littéralement dire "l'accomplissement des temps".

Nous vous signalons donc ce double sens de façon sommaire simplement pour que, dans la lecture des passages de Paul, nous essayions de nous habituer, non pas à dire qu'il y a deux sens, mais à essayer de voir comment le même mot peut avoir simultanément cette double sensibilité par rapport à l'espace et par rapport au temps. Peut-être qu'une réflexion sur l'accomplissement d'un espace pourrait ici nous être utile. Il est certain que les sculpteurs, ou mieux encore peut-être les architectes qui sont des spécialistes de l'espace, pourraient ici comprendre et nous apprendre des choses par rapport à la notion vulgaire d'espace qui est la nôtre.

2. Deuxième remarque à propos du mot plêrôma : ce mot a un sens passif et un sens actif. Nous donnons un exemple de chacun.

– En Col 1 nous avons vu[4] que "plérôme" était plus ou moins synonyme de ta panta (toutes choses) ou de soma (le corps) qui est l'Ekklêsia[5] (l'Église). Donc le Plérôme c'est l'Ekklêsia ou, dit autrement, l'accomplissement de Dieu c'est l'Ekklêsia.

– En Col 2, 9 il semble que plêrôma désigne l'Esprit Saint puisque : « En lui (le Christ) Dieu (le Père) a fait habiter tout le plérôme (toute la plénitude) de la divinité – or la plénitude de la divinité qui habite dans le Christ, c'est le Pneuma du Christ. De plus « il l'a fait habiter corporellement »,et ici il ne s'agit absolument pas d'incarnation, il s'agit du Christ rempli de l'Esprit Saint, de l'Esprit du Père, ce Pneuma qui est en lui corporellement c'est-à-dire en compact et qui sera ensuite répandu sur l'Ekklêsia, sur ceux du Christ.

Il semblerait que dans un sens Plérôme désigne l'Ekklêsia et dans un autre sens désigne le Pneuma (l'Esprit). Devant cette difficulté les exégètes classiques sont souvent enclins à supprimer l'un des termes de la difficulté, à expliquer par exemple que, dans Col 2, 9, il s'agit de l'Ekklêsia qui est appelée "Plérôme de la divinité" en ce sens que c'est le "Plérôme accompli par la divinité" (explicitation du génitif[6]). Mais ce n'est pas ce qui est suggéré par le texte.

Ce que nous voudrions au contraire qu'on garde, c'est ce sens simultanément actif et passif, c'est-à-dire ce qui permet de déceler une certaine identité entre l'Esprit Saint et l'Ekklêsia. Tout ceci n'est évidemment pas sans poser beaucoup de questions et de risques.

En un certain sens il y a Plérôme en tant qu'emplissant ou accomplissant, et Plérôme en tant qu'empli ou accompli.

Du point de vue passif de l'empli (ou de l'accompli), c'est-à-dire du point de vue de l'Ekklêsia, il y a aussi place pour le point de vue du s'accomplissant, de "l'en train de s'accomplir". Et "l'en train de s'accomplir" c'est ce que Paul appelle l'accroissement ou la construction du corps. C'est là qu'il faut lire la suite de notre passage.

11En lui il a donné (d'être), les uns apôtres, les autres prophètes, les autres évangélistes, les autres pasteurs et enseignants – Les énumérations des fonctions dans l'Église ne sont pas toujours les mêmes mais il y a souvent la fonction d'apostolos (celui qui annonce), de didascale (celui qui enseigne) et de prophêtês, et il pourrait se faire que la prophétie du Nouveau Testament (qui ne se réfère pas aux prophètes de l'Ancien Testament) ne soit pas une parole d'enseignement mais une parole de proximité. Vous avez une énumération de ce genre en 1 Cor 12, 4 où les différentes fonctions dans l'Église sont énumérées en référence à l'unique Pneuma : « Il y a diversité de dons (kharismata) mais il y a un seul Pneuma » donc nous sommes bien en contexte pneumatique (spirituel).

12en vue de la bonne harmonie des consacrés, pour l'œuvre de la diaconie, pour la construction du Corps du Christ. – Si l'on s'en tient à l'imagerie qui nous est familière, il nous faudrait dire qu'il y a ici une incohérence de métaphore : on construit une maison, mais un corps s'accroît ou croît. Or justement il faut bien voir que chez les Anciens ces mots (construire, croître) sont pris avant qu'ils ne soient dans leur zone d'univocité, et c'est ce qui permet cette apparente incohérence de métaphore : la construction du corps du Christ.

13jusqu'à ce que nous soyons tous conduits à l'unité de la foi et de la connaissance du Fils de Dieu vers (éis) "l'homme achevé" (parfait). – Le mot téléion signifie "achevé", "parfait" au sens de ce qui n’est pas seulement fait, mais par-fait, achevé, accompli. Le mot "accompli" correspond à un autre verbe qui est plêroun (compléter) mais on peut quand même dire ici : "l'homme accompli".

Nous avons déjà vu dans cette même épître[7] "l'homme nouveau" (Ep 2, 14-19) qui se retrouve plus loin (Ep 4, 22-25), "l'homme intérieur" (Ep 3, 14-18). Et ici nous avons "l'homme parfait". Lorsqu'il s'agit de ce point de perfection, ce n'est plus le terme d'anthrôpos qui est utilisé comme dans les cas précédents, mais c'est aner (le mâle), ce qui est une marque de perfection dans la symbolique des Anciens.

À propos de cet homme parfait (accompli), il ne faut pas choisir entre le corps du Christ et l'homme intérieur en tant qu'homme individuel. C'est nous qui mettons ces différences. Justement, ce qui est en question c'est le rapport de l'un et des multiples, et c'est ce qui est à viser, à savoir que, si je ne suis pas le Christ, le Christ est plus moi que moi : le Christ n'est pas moi "parce que" (et non pas "bien que") il est plus moi que moi, et c'est cela l'homme intérieur.

pour (éis) la mesure de l'âge (adulte) de l'accomplissement (plêrômatos) du Christ. – Voici un exemple où le mot "plérôme" signifie "accomplissement" puisqu'il est mis en rapport avec l'âge adulte.

14En sorte que nous ne soyons plus des enfants agités et emportés à tout vent de doctrines par le jeu des hommes – il y a donc opposition entre l'âge adulte et l'enfant ; et l'enfant est pris dans une symbolique partielle, à savoir en part négative : ce qui est la caractéristique de l'enfance ici c'est de n'avoir pas de fixité dans son espace – par leur astuce pour fourvoyer dans l'erreur (planê). – Il faut bien voir que planê signifie aussi bien l'errance que l'erreur, et ceci par opposition au terme d'alêtheia (vérité) qui vient après et qui marque le caractère de fixité, de solidité, par opposition à l'errance, doctrine qui sera fortement développée au IIe siècle[8].

15Mais, faisant la vérité (alêtheuontes) la vérité, au sens du contraire de l'errance dans l'agapê – c'est le soin réciproque qui va exister dans l'espace nouveau et qui constitue le solide (la vérité) de cet espace au contraire des vents de discorde.

On traduit alêtheuontes  par "faisant la vérité" mais c'est impropre car la vérité n'est pas ce que nous appelons, nous, la vérité. Nous appelons la vérité la justesse qui existe entre le concept et la réalité, ou alors nous appelons la vérité une certitude. Ici il ne s'agit pas de cela. Le terme alêthéia ne se découvre pas d'après notre notion d'erreur mais d'après la notion d'errance : "faisant la vérité" indique un caractère de fixité, de solidité par rapport à l'errance. Et cette vérité est "dans l'agapê", dans le soin réciproque qui constitue le solide de cet espace nouveau dans lequel nous sommes convoqués à nous tenir pour n'être pas des enfants au sens négatif, pour n'être pas exposés aux vents de discorde.

…nous croissions vers lui en totalité – ce nouvel espace est le lieu de croissance jusqu'à l'âge adulte,c'est-à-dire vers l'accomplissement de ce qu'il est – lui qui est la tête, le Christ il est la tête du corps qui est l'Ekklêsia en tant qu'il le contient, qu'il le maintient –  16de qui tout le corps co-harmonisé et co-affermi, grâce à toutes les articulations, selon l'énergie à la mesure de chacun, accomplit la croissance du corps pour sa construction dans l'agapê. »

Voilà vraiment un très beau passage.

 

●  Parenthèse sur l'expression "Corps du Christ".

Il y a deux origines différentes à l'expression "Ekklêsia (Église) corps du Christ" qui se cumulent mais qui ne s'égalent pas :

– une qui est liée à l'idée de "faire corps", c'est une expression qui existe dans notre langue : la diversité des membres pour l'unité d'un corps. C'est une idée qui existe déjà un peu dans le monde grec ;

– une où le corps est mis en rapport avec la tête. C'est une idée qui est puisée à une tout autre source que celle de la multiplicité des membres, puisque c'est l'exégèse du début de la Genèse. Le premier mot be-reshit, en hébreu – que Chouraqui traduit par en-tête – est composé du mot reshit qui a été traduit par arkhê en grec, et qui a pour racine rosh (la tête). Le rapport de la tête à ce qui s'ensuit est un rapport essentiel dans la méditation des premiers versets de la Genèse : le commencement est arkhê et l'accomplissement est la récapitulation. Le mot "récapitulation" désigne la reprise à partir de ce qui venait en tête, de ce qui était à la tête. Vous savez en effet que le mot "tête" a deux sens : "être à la tête de" qui a le sens de commandement, et "venir en tête" qui a le sens de "commencement". Le mot de récapitulation nous l'avons vu en Ep 1.

 

●  Suite de la parenthèse sur le mot "plérôme" : troisième point.

Je signale un troisième et tout dernier point à propos de Plérôme. Nous avons vu :

  • en premier lieu qu'il avait à la fois un sens spatial et un sens temporel,
  • en deuxième lieu qu'il avait à la fois un sens actif et un sens passif,

en troisième lieu je signale qu'il désigne à la fois le Christ et le Pneuma (l'Esprit).

Là nous nous acheminons vers ce qui sera notre seconde partie du cours. Nous aurons à voir que, au plan où nous nous situons, il y a une certaine identité entre le Christ et son Pneuma (son Esprit), seulement nous aurons à voir que le Christ désigne cela sur mode de solide et que le Pneuma le désigne sur mode de répandu : le Pneuma, c'est le Christ répandu. Voilà ce qu'une lecture structurale nous permet de déceler comme imagerie dans ce qui est dit en ce discours.

Nous ne disons pas que l'Esprit n'est pas une personne distincte du Christ – c'est une question qui peut se poser ensuite –, ce que nous disons c'est que cette considération-là ne nous aide en rien à la saisie de ce qui est visé par Paul ici où c'est une certaine identité entre le Christ et le Pneuma qui est fortement marquée. La notion d'identité est très importante dans tout le contexte de cette épître aux Éphésiens puisque c'est cela qui se dégage au chapitre 5 : le Christ et l'Ekklêsia, de deux qu'ils étaient, ils seront un seul corps, une seule réalité. « 31Pour cela l'homme quittera son père et sa mère et s'accolera à sa femme et ils seront deux pour être une seule chair. 32Ce mustêrion (ce mystère) est grand et moi je le dis du Christ et de l'Ekklêsia. »[9]

 

Dans le texte de Col 2, 9 auquel nous avons fait allusion tout à l'heure, la même notion de solidité, ou le caractère de compact, de réuni, ou d'unifié se trouve marqué par l'adverbe sômatikôs (corporellement) : toute la plénitude de la divinité se trouve en lui, le Christ, mais en lui pas sous l'aspect répandu, en lui sous l'aspect unifié ; et c'est ce Pneuma qui est unifié en lui qui sera répandu sur l'Ekklêsia. Ceci correspond à peu près à ce que saint Jean dit lui-même : « de son plêrôma (de sa plénitude) nous avons tous reçu. » (Jn 1)

Que le Christ soit empli de Pneuma, cela nous le savons puisque le mot christos signifie "oint", et que c'est de Pneuma qu'il est imprégné, empli. C'est pourquoi nous trouvons dans notre texte la mention de l'homme mâle, qui est le Christ, en tant qu'il a en lui-même la femelle, c'est-à-dire l'humanité. Je prends les termes "mâle" et "femelle" car dans la Genèse il n'est pas écrit : « Il les créa homme et femme », mais : « Il les créa mâle et femelle ». C'est pourquoi le mot "homme" du verset 13 est anêr (l'homme mâle) car il dit l'accomplissement.

Ce qui est en question ici c'est donc dans l'Esprit le rapport singulier du Christ par rapport à la totalité de l'humanité.

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La lecture qui a occupé cette première partie ne fournit pas – et nous en sommes conscient – une systématique très satisfaisante. Aussi bien son intention n'est pas de fournir une systématique. L'intérêt de cette première partie est d'apprendre à lire de l'intérieur un texte pour ce qu'il veut dire. Elle n'a pas d'autre ambition. Elle ne construit rien, elle ne construit pas une théorie ni un système. Elle veut apprendre à lire de l'intérieur un texte pour ce qu'il veut dire.

 
 

II – Rapports entre le Christ et le Pneuma

 

La méthode ici est différente de celle que nous avons suivie dans la première partie, en ce sens que nous n'étudierons plus particulièrement un discours mais qu'il y aura pour une part la récollection d'un certain nombre de faits, de faits attestant le comportement de la première communauté chrétienne, puis une étude de vocabulaire en quoi cela s'exprime.

 

1) Des faits.

Les faits que nous allons voir sont tirés pour une part des Actes des apôtres.

L'expérience chrétienne qui est rapportée à l'Esprit Saint est toujours liée à la reconnaissance du Christ. Recevoir l'Esprit Saint et reconnaître le Christ vont ensemble. Cela s'exprime en particulier à propos d'un thème qui met bien en évidence que l'Esprit est spécifique du Christ, à savoir la distinction entre "le baptême au nom de Jésus" et "le baptême de Jean le Baptiste". C'est là une situation privilégiée pour tenter de saisir ce qui fait le spécifique du Christ puisque précisément le baptême de Jean se caractérise comme ne comportant pas le don de l'Esprit.

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Le premier cas que nous allons rappeler est celui qu'on appelle couramment celui des Douze d'Éphèse (Ac 19, 1-7).

 

baptême dans l'Esprit, Ethiopie« Pendant qu'Apollos étaient à Corinthe – Apollos est un personnage dont il est question aussi en 1Cor 1, 12 – Paul vint à Éphèse en passant par le haut pays. Il y trouva quelques disciples et leur dit : “Avez-vous reçu l'Esprit Saint dans la foi ?” Ils lui répondirent : “Mais nous n'avons même pas entendu dire qu'il y avait un Esprit Saint.” Il leur dit : “À qui avez-vous donc été baptisés ?” Ils répondirent : “Dans le baptême de Jean.” Et il leur dit : “Jean a baptisé d'un baptême de repentance en annonçant au peuple celui qui viendrait après lui pour qu'ils croient, et celui-ci est Jésus.” Entendant cela, ils furent baptisés au nom du Seigneur Jésus, et Paul leur ayant imposé des mains, l'Esprit Saint vint sur eux, et ils parlaient en langues et prophétisaient. Ils étaient environ douze d'hommes. »

Le don de l'Esprit est lié à la reconnaissance de Jésus Christ, par opposition au Baptiste. La venue de l'Esprit Saint est liée au rite de l'imposition des mains qui suit le baptême. C'est le cas le plus courant, par exemple Ac 8, 14-17 :

« Les apôtres qui étaient à Jérusalem, ayant appris que la Samarie avait reçu la parole de Dieu (par des disciples) leur envoyèrent Pierre et Jean. Une fois arrivés, ceux-ci prièrent pour les Samaritains afin qu'ils reçoivent l'Esprit Saint. En effet ils étaient seulement baptisés au nom du Seigneur Jésus, mais l'Esprit n'était pas encore tombé sur aucun d'eux. »

Il y a toujours un lien entre la reconnaissance de Jésus et l'Esprit, mais ici ce n'est pas précisément le baptême, c'est précisément l'imposition des mains qui se trouve disjointe dans le temps du baptême proprement dit et qui confère l'Esprit.

Ailleurs le don de l'Esprit précède le baptême et n'est donc liée ni à l'imposition des mains ni au baptême, mais à la parole, c'est-à-dire à l'annonce du Christ. Ac 10, 44-47 :

« Pierre, finissant de dire ces mots, l'Esprit Saint tomba – c'est toujours le même verbe tomber  (pipteïn) – sur tous ceux qui entendaient la parole. – Notez bien ici que "tous" est important à cause du contexte – Ce fut la stupeur parmi les croyants de la circoncision – c'est-à-dire ceux venant du judaïsme –, tous ceux qui avaient accompagné Pierre, car le don de l'Esprit Saint avait été versé – autre verbe concernant l'Esprit – aussi sur les gentils (les non-juifs), ils les entendaient en effet parler en langues – autre caractéristique que nous avons déjà décelée et dont nous reparlerons – et magnifier Dieu – autre expression du don de l'Esprit –. Et Pierre dit : “Peut-on refuser de baptiser d'eau ceux qui ont reçu l'Esprit Saint tout comme nous ?” »

Vous voyez ici la situation inverse où le don de l'Esprit précède le baptême de l'eau.

Ces trois exemples que nous venons de commémorer expliquent la formule, volontairement embarrassée par laquelle nous avons commencé. Nous n'avons pas voulu dire que le don de l'Esprit était lié au baptême ou à la foi, ou à l'imposition des mains. Le don de l'Esprit est lié en tout cas à la reconnaissance de Jésus-Christ, par opposition au Baptiste.

Et ces faits – car nous n'avons fait ici que collectionner quelques faits – sont à mettre en rapport, comme dans une certaine élaboration d'eux-mêmes, avec les données évangéliques sur le Baptiste. On les trouve d'abord dans le discours de Paul à Antioche (Ac 13, 24-25) :

« Jean, annonçant pas avance avant sa venue, un baptême de repentance à tout le peuple d'Israël […] dit […] : ce n'est pas moi, mais voici celui qui vient après moi, celui dont je ne suis pas digne de délier la courroie de sa chaussure. »

Se trouve énoncée ici une donnée qui se trouve exactement dans les Synoptiques concernant le Baptiste, par exemple, pour rester dans la tradition de Luc, c'est en Lc 3, 1-23. Et notez en particulier au v. 16 la distinction faite par le Baptiste entre lui-même et le Christ en ce que le Baptiste « baptise dans l'eau» mais celui qui viendra « baptisera dans l'Esprit Saint et le feu. » Nous ne nous attardons pas sur la signification du feu qui est extrêmement complexe, mais nous avons une opposition entre le baptême dans l'eau et le baptême dans l'Esprit.

C'est ensuite sans doute que l'on parlera de baptême "dans l'eau et dans l'Esprit". Mais ce qui est caractéristique du Christ, c'est que c'est lui qui baptise dans l'Esprit. Et le verbe "baptiser" est lui aussi dans le vocabulaire du fluide, du liquide.

Il faudrait à ce sujet voit également Jean 1 où le souci est très fortement marqué de distinguer le Christ et le Baptiste, ceci dès les premiers versets : « Il vint un homme qui s'appelait Jean ; il n'était pas la lumière mais pour qu'il témoignât de la lumière. »

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Ces quelques faits rappelés, puis thématisés en un parallèle entre l'action du Baptiste et celle de Jésus, nous pouvons maintenant essayer de déceler que, par le don de l'Esprit, les communautés chrétiennes expriment le spécifique de leur expérience.

À quoi correspond ce don de l'Esprit ? Cela est exprimé en particulier le plus souvent par le terme de "glossolalie" (ils parlaient en langue) et par le terme de prophétie (ils prophétisaient) : « L'Esprit Saint vint sur eux, et ils parlaient en langues et prophétisaient. » (Ac 19, 7). Ce sont des termes qui pour nous restent confus et que nous allons essayer d'expliquer progressivement.

En outre, un autre type d'expression est la louange de Dieu. En Ac 10, 44 nous avons rencontré le terme de "magnifier" : « Ils magnifiaient Dieu. » C'est le même mot que "magnificat. Nous verrons du reste que l'attitude d'eucharistie est également liée à cela. Nous aurons à préciser que l'expérience de la prière dans les communautés originelles est considérée comme relevant d'un don de l'Esprit.

Nous avons parlé d'expérience. Rappelez-vous ici ce que nous disions au début, à savoir qu'il ne faut pas considérer que l'expérience soit la preuve, la foi étant ce qui est tenu par suite de cette preuve, les choses sont beaucoup plus complexes. Il y a en effet une part témoignante. Cependant nous voudrions noter que dans le cas de cette première Église, il s'agit d'une expérience qui, d'une certaine façon, se voit comme telle. Et pour assurer ce point nous citerons par exemple Ac 8, 18 – il s'agit toujours de l'épisode de Samarie, de ces gens qui n'étaient pas de la circoncision, qui avaient été baptisés sans avoir reçu l'Esprit : « Les apôtres leur imposèrent les mains et ils reçurent l'Esprit Saint. Simon de Samarie – le fameux Simon le mage qui est une figure largement mythique – voyant que par l'imposition des mains l'Esprit était donné, leur proposa de l'argent… » C'est là que se situe la tentative d'acheter ce pouvoir, et nous citons cet épisode simplement pour le noter.

Ces activités  (glossolalie, louange, eucharistie…) sont rapportées par la communauté chrétienne à l'Esprit comme à son principe. Ce sont là des pneumatika, adjectif neutre pluriel pris substantivement : "les choses du Pneuma". Il sera question de ces pneumatika en particulier dans 1Corinthiens. Il serait intéressant de relire attentivement toute cette épître avec ce souci, c'est-à-dire alertés par l'idée d'y déceler l'expérience pneumatique de l'Église de Corinthe. En effet 1Corinthiens n'est pas simplement une dissertation sur les pneumatika, elle présuppose une situation charismatique (ou pneumatique) dans l'Église de Corinthe.

Nous avons employé ici le terme de "charismatique". Notez que les mots "charisme" et Pneuma sont très souvent liés. "Charisme" c'est le don, "charismata" ce sont les dons. Ce qui est donné gracieusement ce sont l'Esprit et les choses de l'Esprit. Or ce mot, "charisme", a pris chez nous un sens plus restreint, désignant en particulier les manifestations étranges, quasi "miraculeuses". Or il ne faut absolument pas réduire le terme de charisme à cela. Par ailleurs on a quelquefois opposé charisme et institution, en mettant du côté du charisme le spontané et éventuellement l'anarchique, par opposition à l'organisé, ce qui n'est pas du tout non plus de la signification originelle du terme. C'est vraiment interroger les textes en fonction de préoccupations très postérieures que de conjecturer des lectures de ce genre.

Ce qu'il faut voir, c'est que cet aspect de l'expérience primitive de l'Église – et même ces dons éventuellement étranges – n'est pas du tout essentiel dans l'ensemble de l'expérience. Et si par hasard vous étiez intrigués par cette notion de "parler en langues", et que vous nous demandiez: “surtout, dites-nous ce que cela veut dire”, nous vous comparerions à ces Corinthiens qui, eux-mêmes, étaient vraiment très friands par priorité de ces choses ! La lettre de Paul va justement à expliquer que, parmi les charismata, il y en a de meilleurs et de plus importants, et qu'il faut savoir les subordonner les uns aux autres.

Donc situation charismatique. Certaines dégénérescences de cette situation provoquent de la part de Paul des critiques et aussi l'énoncé de critères de discernement et d'application. Mais tout cela fait de ce texte pour nous un lieu intéressant où conjecturer l'expérience et l'expression d'une communauté des premiers temps.

 

1 Cor 2, 6-12.

Ce qu'il faudra voir ici, c'est le Pneuma comme "ce en quoi nous connaissons". Le connaître est évidemment une part de l'expérience et de l'expression de la communauté primitive. Il est, lui aussi, essentiellement rattaché au don du Pneuma.

« Nous parlons une sagesse en mustêrio (une sagesse cachée) que Dieu a prédéterminée avant tous les âges pour notre gloire, qu'aucun des archontes de cet âge n'a connue. Si en effet ils l'avaient connue, ils n'auraient pas crucifié le Seigneur de la gloire. Mais selon ce qui est écrit, l'œil n'a pas vu, l'oreille n'a pas entendu, et cela n'est pas monté au cœur de l'homme, tout ce que Dieu a préparé pour ceux qui l'aiment – ce sont les réserves de Dieu, cela n'a pas été dévoilé à eux, mais – à nous Dieu l'a dévoilé par son Pneuma – le pneuma de Dieu est ce qui dévoile son conseil, à savoir ce qui était retenu dans le caché. – En effet le Pneuma découvre toutes choses, même les profondeurs de Dieu. En effet qui connaît ce qu'il y a dans l'homme sinon le pneuma de l'homme ; et de même personne ne connaît les choses de Dieu sinon le Pneuma de Dieu – et donc le don du Pneuma est ce qui fait connaître ce qu'il y a en Dieu, le caché de Dieu, le caché en Dieu –. Nous, nous n'avons pas reçu un pneuma du monde, mais [nous avons reçu] le Pneuma qui est de Dieu afin que nous voyions ce que Dieu nous a gracieusement donné… »

Nous vous signalons ici que ce Pneuma n'est à penser ni comme une faculté (au sens où nous disons l'intelligence), ni comme une doctrine objective, mais qu'il est et l'une et l'autre. Le Pneuma est contenant-contenu, c'est une pensée pensante, une doctrine vivante, un sens consistant. Quand Paul dit : "nous n'avons pas reçu un pneuma du monde", cela veut dire que nous n'avons pas reçu une doctrine humaine… Donc Pneuma n'est pas seulement la doctrine comme coupée. Quand par ailleurs il parle du Pneuma de Dieu, il ne désigne pas seulement un souffle anonyme car c'est aussi ce qu'il y a dans le cœur.

Nous arrivons à une de ses limites où nous sommes provoqués à reformer un certain nombre de nos concepts spontanés pour entrer dans la lecture d'un texte. Il y a un auteur qui est arrivé à presque voir ce que nous sommes en train de dire, c'est le P. de la Potterie, dans un ouvrage fait avec le P. Lyonnet, La vie selon l'Esprit, condition du chrétien (Cerf, 1965).

 Il parle de cela à propos d'un texte de saint Jean (1Jn 2, 20.27) où il s'agit de l'onction par le Pneuma, et où Jean entend que l'onction par le Pneuma désigne la catéchèse, c'est-à-dire que, par le connaître Dieu, l'Esprit oint notre esprit, et nous serions tentés de demander : s'agit-il d'un rite d'onction ? d'une action de Dieu ? d'une doctrine ? Ce doit être tout cela à la fois.

Notez que Christos vient de chrieïn : cela désigne celui qui est oint du pneuma, et ici du pneuma de Dieu. Et si l'on savait la signification profonde de "oindre", comme aussi de "baptiser", au lieu de les considérer comme des gestes rituels extérieurs, on les considérerait pour ce que cela implique profondément, et on aurait sans doute avancé pas mal dans l'intelligence de ce que disent les apôtres.

 

1 Cor 12, 1-3.

« À propos des pneumatika, frères, je ne veux pas que vous ignoriez ceci… » C'est un de ces chapitres, comme beaucoup des chapitres de 1Cor, qui commence par "à propos de". En effet cette lettre est une réponse à un ensemble de questions posées par les Corinthiens où à propos de nouvelles apprises par Paul à leur sujet, et il traite chacune de ces questions.

À propos des pneumatika, Paul donne d'abord ce principe capital, à savoir que l'Esprit Saint est le principe de la profession de foi. Parmi les multiples activités de la communauté chrétienne primitive culmine sans doute la profession de foi – pas tout à fait cependant car il y en a une autre plus importante, l'agapê, comme Paul le dira tout à l'heure –, la profession de foi dite très précisément comme relevant de l'Esprit du Christ. C'est là que l'on trouve ce texte que nous avons si souvent l'occasion de mentionner : « Personne ne peut dire Jésus est Seigneur – ce qui est l'essence même de la profession de foi – sinon dans le Pneuma Saint. » L'affirmation "Jésus est Seigneur", c'est quelque chose de l'Esprit Saint, donc de l'Esprit du Christ. Nous accédons à quelque chose de l'intériorité vécue de Jésus, parce que son Esprit nous donne de le percevoir et d'attester que Jésus est Seigneur, c'est-à-dire que la résurrection est son sens. Là nous ramassons un certain nombre de choses que nous avons dites à propos de la christologie.

Il faudrait rapprocher également le texte de Rm 8, 14-16 – qui est très important du point de vue de la pneumatologie paulinienne – où il est dit que « c'est l'Esprit qui nous fait dire : Abba, Père », ce qui a plusieurs sens : d'une part nous sommes fils dans l'Esprit du Christ, et d'autre part c'est cet Esprit du Christ qui est le principe de notre prière, c'est lui qui nous fait dire "Notre Père" – cela conformément à tout le contexte que nous n'avons pas le temps de développer maintenant mais auquel vous pouvez très facilement vous référer.

 

1 Cor 12, 4-11 et 28.

Pentecôte, baptême d'EspritDans ce chapitre se trouvent énumérés des charismes dans une perspective d'unité du Pneuma.

Nous avons tout de suite une énumération trinitaire intéressante, proche de celle que nous avons rencontrée dans Éphésiens : Pneuma, Kyrios, Théos.

« 4Il y a distinction de charismes, mais c'est le même Pneuma ; 5il y a distinction de services, mais c'est le même Seigneur ; 6il y a distinction d'activités mais c'est un seul Dieu qui agit totalement en tous. »

Puis sont énumérés des charismes référés au même Pneuma :

« 8À l'un par le Pneuma est donnée une parole de sagesse, à un autre une parole de gnose selon le même Pneuma, 9à un autre la foi par le même Pneuma, à un autre le don de guérison par l'unique Pneuma, 10à un autre des mises en œuvre de puissances, à un autre la prophétie, à un autre le discernement des pneumata, à un autre des sortes de langues, à un autre l'interprétation des langues, 11mais c'est le Pneuma un et même qui opère ces choses en distribuant à chacun ses dons selon sa volonté. »

Et c'est là qu'intervient le passage bien connu entre la multiplicité des membres et l'unité du corps qui constitue un aspect de la signification du corps chez Saint Paul, encore qu'il ne soit pas la source de la notion de l'Église corps du Christ (que nous étudierons l'an prochain).

Nous vous signalons en particulier une seconde énumération verset 28 qui présente un certain intérêt parce qu'elle gradue ce charisme : « Dieu a placé certains dans l'Église 1° (proton) apôtres ; 2° prophètes ; 3° didascales », ensuite sont énumérées les guérisons, les langues, etc.

 

1 Cor 13.

C'est le chapitre bien connu, l'hymne à l'agapê : « Je vais vous montrer une voie supérieure. Si je parlais les langues des anges et des hommes et que je n'eusse point l'agapê… »

L'agapê, c'est-à-dire le soin réciproque, cela procède essentiellement de l'Esprit. L'agapê est même présentée au v. 13 comme étant "plus grande" que les trois (foi, espérance, agapê)[10] !

Nous avons énuméré beaucoup d'activités et d'habitudes de la communauté chrétienne primitive. Il est indiscutable que l'agapê, ce soin réciproque, y joue un rôle considérable. Cela aussi, cet aspect de l'espace, c'est l'Esprit ; c'est "dans l'Esprit", de même que la profession de foi, l'eucharistie, les activités de services, les guérisons, l'enthousiasme qui s'exprime en langues éventuellement.

 

1 Cor 14.

Le premier verset pourrait faire une petite difficulté. Il est dit : « Recherchez l'agapê, mais recherchez aussi les pneumatika », ce qui laisse entendre que l'agapê est contre-distinguée des pneumatika. En fait nous avons ici affaire à un sens restreint de pneumatika qui était sans doute employé par les Corinthiens. En effet, ce dont il sera traité dans ce passage, c'est surtout des langues et de la prophétie.

Il faudrait lire, commenter ce chapitre, mais nous n'avons pas le temps. Notez le souci de Paul pour l'assemblée quand il fait remarquer que la glossolalie ne présente pas d'utilité pour l'assemblée, alors que la prophétie est utile à l'assemblée et l'édifie. Le développement de Paul d'ailleurs n'est pas d'une extrême clarté ; les exégètes supposent qu'il y a peut-être deux passages qui sont mêlés, ou deux lettres de Paul à propos de cette même question. En tout cas, ce qu'il faudrait essayer de déceler, c'est ce qui est entendu par le terme de prophétéia qui est distinct de kérygme ; ce n'est pas une activité kérygmatique, ce n'est probablement pas non plus une activité de catéchèse proprement dite, c'est une activité de parole qui édifie, qui est peut-être une exhortation, mais personnelle, telle que la réaction de l'auditeur manifeste le secret de son cœur. C'est peut-être d'ailleurs là une des fonctions importantes de la parole.

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Tout ce que nous avons dit est sommaire, nous n'avons fait que survoler les choses, mais cela permet rétrospectivement de comprendre la manifestation archétypique de l'Esprit qui est racontée par Luc dans le récit de la Pentecôte. Nous avons recueilli un certain nombre de faits ou de réflexions sur l'activité de l'Esprit dans l'Église primitive, pour pouvoir lire de façon utile ce que cette Église propose comme l'archétype du don de l'Esprit.

PentecôteAc 2, 1-14. Le fait d'abord : « Ils étaient rassemblés, et voici que soudain vient du ciel un bruit comme un souffle violent. Il remplit toute la demeure où ils étaient assis… » Notez que la manifestation des langues dont il est question ensuite n'a rien à voir avec la glossolalie chez les Corinthiens, c'est même un phénomène inverse puisque dans la glossolalie on dit des sons inintelligibles, et là au contraire celui qui parle est entendu clairement dans des langues diverses. C'est sans doute une anti-Babel, une expression de l'unité de l'humanité qui se trouve exprimée ici. La signification est donc tout à fait différente.

Ac 2, 14-36. « Pierre éleva sa voix et s'exprima en ces termes… » Ce qu'il dit ici, c'est tel que Luc le rapporte. Il y a d'abord une explication de la manifestation de l'Esprit par référence à la prophétie de Joël sur l'Esprit eschatologique : « Il se fera dans les jours derniers, dit Dieu, que je verserai de mon Pneuma sur tout homme. Vos fils et vos filles prophétiseront, vos jeunes gens auront des visions. » C'est aussitôt mis par Pierre en rapport avec la résurrection du Christ. La deuxième partie du discours porte sur la résurrection du Christ : « Dans le Pneuma le Christ ressuscité est annoncé (kérygme). » Et enfin, dans une troisième partie, dont nous n'avons malheureusement pas le texte, qui n'est donc pas exprimée sous forme de discours mais qui est résumée, il est dit que Pierre, une fois que ceux-ci ont posé des questions, exhorte (parakaleï). C'est cette paraclèse qui est peut-être une fonction du prophète.

Voilà donc le schéma par lequel Luc présente la manifestation de l'Esprit.

Cette seconde partie a été simple jusqu'ici puisqu'il s'est seulement agi de relever des faits, de les assembler d'une certaine manière, de relever des lectures de ces faits pour essayer de conjecturer en quelque sorte la vie de la communauté chrétienne en tant que précisément elle a conscience de s'exprimer dans l'Église du Christ, dans l'Esprit Saint.

 

2) Le vocabulaire du Pneuma.

●   Les adjectifs pneumatikos, pneumatikon, ta pneumatika, pneumatikoï.

D'abord pneumatikos. Vous savez que Pneuma (Esprit) ne s'oppose pas à soma (corps) comme esprit et corps se distinguent soit dans le cartésianisme, soit même dans le langage courant. En effet il existe un "corps pneumatique", l'expression est de saint Paul lui-même, nous l'avons trouvée en 1Cor 15 où il y a un parallèle entre le premier Adam et le second Adam, le premier étant "une psyché vivante" et le second "un Pneuma vivifiant ou vivificateur".

Donc le Christ ressuscité et l'Esprit sont de quelque manière identiques. Et non seulement le Christ ressuscité est pneumatique, mais nous avons vu qu'il est Pneuma. Et souvent, lorsque nous voulons distribuer les rôles entre l'Esprit Saint et le Christ, la tentation est plutôt d'attribuer à l'un un certain secteur et à l'autre un autre secteur. En fait ils se présentent d'abord sous la forme d'une certaine identité, que nous trouvons encore commémorée en 1Cor 15, quitte pour nous ensuite, à voir en quoi ils se distinguent.

À propos de la forme adjective qui nous occupe en ce moment, il faudrait aller voir aussi un passage important de 1Cor 10 qui porte sur la nourriture et le breuvage des pères de l'Exode, dont Paul dit qu'ils étaient nourriture et breuvage pneumatiques (spirituels). Il y a toute une complexité qui touche en particulier au type de lecture que saint Paul peut faire par rapport aux réalités de l'Exode, mais nous ne voulons pas entrer dans cette étude cette année. Disons simplement que le corps du Christ est pneumatique, et que l'eucharistie (à laquelle il est fait allusion à propos de ce breuvage et de cette nourriture de l'Exode) est pneumatique.

Nous avons rencontré aussi au neutre ta pneumatika (les choses de l'Esprit) qui tendaient en fait, historiquement, à prendre un sens un peu plus spécialisé, le sens de la glossolalie ou de la prophétie. Nous avons étudié ces choses au début de 1Cor 14.

Au masculin nous voyons paraître hoï pneumatikoï (les pneumatiques) par exemple en 1Cor 3, 1 où les spirituels sont opposés aux charnels. Devant cette distinction des charnels et des spirituels, certains seraient (ou ont été) tentés de penser que cela désignait des classes de chrétiens – notamment les chrétiens charismatiques (pneumatiques) seraient distingués d'autres classes. En fait ce n'est pas vérifié dans le contexte puisque Paul dit aux Corinthiens : « Vous n'êtes pas des pneumatikoï, vous êtes de vulgaires sarkikoï (charnels). » Or ces Corinthiens sont précisément des gens en qui s'exercent la glossolalie, la prophétie, tout ce que par ailleurs on appelle pneumatika. Donc ce n'est pas à prendre dans un sens d'une classification restreinte, mais toujours dans un emploi relatif à voir d'après le contexte.

 

●   Le substantif pneuma.

Si l'on voulait faire une étude bien complète, il faudrait étudier attentivement ce substantif au sens très complexe, à travers notamment des oppositions binaires. Au fond nos notions s'entendent généralement en corrélation ou en opposition avec d'autres notions. C'est ainsi par exemple qu'on pourrait étudier la distinction entre pneuma et noûs (intellect) (cf. 1Cor 14, 14). Plus importante est l'opposition entre pneuma et sarx (esprit et chair) [11] qui se trouve partout dans saint Paul, étant bien entendu que le mot sarx a un sens chez saint Paul qui ne se réduit pas à ce que nous appellerions "la chair", ni au sens physiologique bien sûr, ni au sens anthropologique courant, ni au sens des spiritualités du XIXe siècle. Ces différentes dualités, ces différentes dyades seraient à étudier attentivement.

Nous n'allons pas entrer dans ces problèmes. Nous voulons mettre simplement en évidence – et cela vous paraîtra peut-être étrange mais tant pis – que le Pneuma est pensé dans l'imagerie du liquide ou du fluide, par opposition au Christ qui est pensé dans l'imagerie du solide. Et ainsi se dégagera une intelligence de leurs rapports dans une symbolique antérieure à la distinction théologique des personnes. Ce que nous voulons dire, c'est donc d'abord que Pneuma et Christ désignent la même réalité, mais le Christ en concept de compact, et le Pneuma en concept de répandu, de versé. Cela nous permettra de voir les rapports entre le Pneuma et le Christ, le Pneuma étant, pourrions-nous dire, l'aspect répandu du Christ, l'aspect répandu de ce que le Christ est en aspect fixe. D'où l'extrême importance ecclésiologique de l'Esprit Saint.

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Comme terme caractéristique à ce sujet, nous citons par exemple l'expression "toute la plénitude". Remplir, plein, se réfèrent à l'imagerie sous-jacente du liquide, du fluide. « La plénitude de la divinité habite dans le Christ corporellement », phrase que nous avons en vue.

parfum répanduNous voulons d'abord préciser le caractère fluide de l'Esprit. Il est remarquable que les verbes employés à son propos relèvent de l'imagerie du liquide : « l'Esprit est versé (ou répandu) », expression rencontrée à plusieurs reprises dans les Actes des apôtres, en particulier dans le discours prêté à Pierre au jour de la Pentecôte par saint Luc dans la citation de Joël : « je verserai de mon esprit sur toute chair » (Ac 2,17). De même en Ac 10, 45. Les références en ce sens seraient extrêmement nombreuses.

Une autre caractéristique, qui nous conduirait assez loin si nous considérons le substantif auquel déjà nous avons fait allusion, celui de plérôme (plénitude) ainsi que le verbe "remplir" caractéristique de l'Esprit : « L'Esprit emplit la demeure où ils étaient assis » (Ac 2, 2) ; « L'Esprit du Seigneur a rempli l'orbe terrestre » (Sg 1, 7) ; et de même, lorsque quelqu'un est doué de l'Esprit, ou le dit "plein d'Esprit", c'est le terme caractéristique qui est dit à propos d'Étienne : « Étienne plein d'Esprit Saint » (Ac 6, 5).

Or il ne faut pas que cette étude de l'imagerie sous-jacente, pour importante qu'elle soit, nous empêche de détecter un sens intelligible et nous invite nous en tenir à un imaginaire. Il faut que cet imaginaire ne soit que le support d'autre chose qui est perçu. Et c'est ainsi  qu'il y a un autre verbe fréquemment employé à propos de l'Esprit, le verbe "habiter" : « l'Esprit habite », par exemple en 1Cor 3, 16. Cette idée d'habiter peut se trouver soit dans la ligne de la symbolique du temple, soit dans celle du cœur, et cela nous met dans la ligne de la gloire de Dieu au sens vétéro-testamentaire : la gloire de Dieu habite dans le temple. Cette fonction d'habiter lui donne d'ailleurs une de ses désignations, tirée de l'hébreu shakan qui signifie "habiter" : la shekinah – dans le judaïsme courant déjà mais ensuite dans la kabbale – désigne cette habitation de Dieu dans le temple ou dans le monde.

Et d'ailleurs cette idée de gloire à laquelle nous touchons est également intéressante à la mesure où elle nous conduit vers l'idée d'émanation ou d'écoulement à partir de Dieu. C'est le verbe "couler" qui est employé à propos de la Sagesse[12] qui est aussi une des désignations de la gloire, de cette réalité mystérieuse de la Présence, ou de Dieu comme habitant dans le monde.

La mention du cœur est également intéressante à propos de cette notion d'habitation. Cela suppose ce que nous considérerions comme une sorte de transfert de l'idée judaïque de temple. Chez saint Jean, c'est lié à l'idée du Christ comme temple (cf. Jn 2, 21), et chez saint Paul, c'est lié à l'idée que les chrétiens sont le temple de l'Esprit. C'est une chose fortement attestée aussi.

Enfin "donner" est un dernier verbe caractéristique de l'Esprit : l'Esprit est donné. Cela est lié d'une certaine façon à l'imagerie du "répandu". C'est donc l'aspect multiplié (ou communicatif communicable) de Dieu qui est désigné par cette notion de Pneuma. Cela s'exprime par deux mots également importants : l'Esprit est "donné" avec le verbe "donner" (didomi) que nous avons trouvé en Ep 4 : « il a donné des dons aux hommes » ; et  aussi, il est "donné gracieusement" (écharisato), un mot qui est de la racine de la grâce (charis).

Ainsi donc verser, remplir, habiter, découler, être donné sont des verbes constamment employés à propos du Pneuma. Cette fréquence de vocabulaire n'est pas sans signification. Bien que nous l'ayons déjà indiquée, nous allons essayer de dégager rapidement cette signification.

L'expression imagée du solide (ou du compact) et du fluide se laisse partiellement traduire comme une dialectique de l'unité et de la multiplicité. Autrement dit le Christ est Pneuma en plénitude, et l'Église qui est multiplicité participe du Pneuma répandu.

Il faudrait attester ici, d'abord, la notion de solidité par rapport à la mention du Christ : solidité, totalité, donc compact. D'autres fois nous avons étudié à ce sujet en particulier 1Cor 10, 16 sq : « Le pain que nous rompons n'est-il pas communion du corps du Christ : un seul pain, un seul corps, nous les multiples nous sommes » c'est-à-dire que nous sommes un seul pain, un seul corps. Or c'est un des aspects de la symbolique eucharistique qui ne passe d'ailleurs pas par l'idée de nourriture. En effet, ce qui est ici mis en évidence dans la notion du pain, c'est la notion de compact, au sens d'un pain de sucre ou d'un pain de cire.

La notion de corps (soma) indique également cela. C'est vrai aussi dans la mentalité hellénistique contemporaine où le corps désigne le solide même au sens géométrique du terme lorsqu'on parle de la position de la surface du solide. Le corps comme "solide" est une des significations de ce mot extrêmement complexe, extrêmement multiple.

C'est cela qu'il faudrait articuler en particulier à la notion de "fraction du pain" qui entre dans la dialectique de l'unité du Christ par rapport à la multiplicité des hommes. Et il en va de même de l'usage de la coupe bien que la coupe soit en fait du liquide : on distingue précisément le sang du Christ et le sang répandu. Donc on pourrait dire que le corps du Christ est en solide (en totalité, en "tenu ensemble" c'est-à-dire contenu) ce qui est rompu (répandu, versé, multiplié).

Voilà un lieu de réflexion sur un des symboles très fondamentaux du christianisme qui est très important pour dégager ce que nous avons appelé ailleurs la relation de l'humanité et du Christ, c'est-à-dire le rapport de la multiplicité humaine à l'unité du Christ, au caractère unique de Jésus pour l'humanité. Cela s'exprime précisément dans le christianisme originel dans une sorte de rapport du "Pneuma qu'est Jésus" au "Pneuma répandu" qu'est l'Esprit de l'Église, l'Esprit que nous avons attesté à propos de la communauté.

C'est assez déroutant si nous avons dans l'esprit les schèmes des trois personnes divines qui sont trois petites personnes qui se regardent en étant en triangle ! Nous essayons de détecter le sens des textes que nous lisons indépendamment de ces questions trinitaires que nous aurons aussi à examiner, qui ont leur sens mais qui n'aident en rien à l'intelligence de ces textes car elles répondent à d'autres questions, questions justes dans le cadre de leur questionnement.

 

Enfin, pour terminer tout cela, nous voudrions vous dire que la réflexion que nous avons faite nous permet de comprendre le passage de Col 2, 9, texte d'ailleurs qui a été pour nous l'occasion de cette recherche : « Il a fait habiter en lui toute la plénitude de la divinité corporellement. » De façon ingénue, quand vous lisez ce texte, vous seriez tentés de dire qu'il s'agit de l'incarnation, c'est-à-dire que dans le Christ habite la plénitude de la divinité c'est-à-dire le Verbe, à savoir la nature divine puisqu'il est pleinement Dieu tout en étant corporellement incarné. Or, rien à voir ! Saint Paul n'est pas un théologien de l'incarnation, il est un mystique de la résurrection. Ce qu'il dit c'est : « la plénitude – c'est-à-dire l'Esprit puisque plénitude (emplir) est un terme de l'Esprit – de la divinité habite – habiter est lui-même un terme de l'Esprit, nous l'avons vu – en lui – dans le Christ – en compact – en totalité. » Au fond cela correspond curieusement à l'emploi que Jean fait du mot "plérôme" lorsqu'il dit à la fin de ce qu'on appelle le prologue : « De ce qui est en plénitude en lui nous avons tous reçu. »

 

Voilà donc terminé ce chapitre sur l'Esprit, chapitre qui peut-être sera décevant à certains égards, à la mesure où vous attendriez des théories ou des doctrines sur l'Esprit. En fait il n'est qu'une provocation à une lecture - avec des yeux neufs - de cet aspect de son expérience que la communauté primitive appelle "Pneuma" tout simplement. Comment cela se retrouve ensuite dans des problèmes trinitaires, c'est ce que nous aurons à examiner, mais la première chose à faire c'était cela.

 



[2] Thelèma désigne, non la volonté qui commande, mais la volonté qui dispose ; il s’agit donc de ce que Dieu dispose qu'on traduit mal par "dessein" mais qui  est à entendre dans le rapport caché / dévoilé.

[5] Le mot Ekklêsia est ici à entendre comme étant toute l'humanité convoquée. Cf. Différents sens du mot Église (Ekklêsia) chez st Paul et au Concile Vatican II. Qu'est-ce que la "sainte Église catholique" ?.

[6] Le génitif grec qui se traduit par un "de" peut être subjectif ou objectif, de même que "le tableau de Paul" signifie "le tableau réalisé par Paul", mais "la ville de Paris" c'est "la ville qu'est Paris".

[12] Par exemple à propos de la Sagesse : « Elle est un effluve de la puissance de Dieu et une émanation pure de la gloire du Tout-Puissant ; elle est le reflet de la lumière éternelle, le miroir sans tache de l’activité de Dieu et l’image de sa bonté » (Sg 7,25s.).

 

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