Contradictions en 1 Cor 13, 4-13 ? Foi, espérance et charité (agapê) : entendre, attendre, s'entendre
Cette courte méditation est extraite d'une session sur Connaître et aimer (1ère lettre de Jean). La partie II (entendre, attendre, s'entendre) vient de la session Présence et/ou absence ((Jn 14-16), où le verset 13 a été médité suite à une question posée par un participant. La partie III qui replace les mots foi, espérance et agapê dans le contexte paulinien vient d'un cours à l'Institut Catholique de Paris en 1989.
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Contradictions en 1 Cor 13, 4-13 ?
Chez saint Paul, il y a de grandes considérations sur le pneuma[1] dans les chapitres 11, 12, 13 de la première aux Corinthiens, le pneuma actif dans l'Église par ses dons. Il y a un seul pneuma mais une multiplicité de dons qu'on appelle des charismata. Parmi ces charismata, certains ont trait à des expériences de type un peu mystique, comme le don des langues. Mais Paul insiste ensuite pour dire qu'il faut se concentrer sur les charismata essentiels, et il en nomme trois en 1 Cor 13, 13. […]
I – Les contradictions de 1 Cor 13, 4-13
« 4 L'amour prend patience, l'amour rend service, il ne jalouse pas, il ne plastronne pas, il ne s'enfle pas d'orgueil, 5 il ne fait rien de laid, il ne cherche pas son intérêt, il ne s'irrite pas, il n'entretient pas de rancune, 6 il ne se réjouit pas de l'injustice, mais il trouve sa joie dans la vérité. 7Il excuse tout, il croit tout, il espère tout, il endure tout. 8L'amour ne disparaît jamais. Les prophéties ? Elles seront abolies. Les langues ? Elles prendront fin. La connaissance ? Elle sera abolie. 9Car notre connaissance est limitée et limitée notre prophétie. 10 Mais quand viendra la perfection, ce qui est limité sera aboli. 11 Lorsque j'étais enfant, je parlais comme un enfant, je pensais comme un enfant, je raisonnais comme un enfant. Devenu homme, j'ai mis fin à ce qui était propre à l'enfant. 12 À présent, nous voyons dans un miroir et de façon confuse, mais alors, ce sera face à face. À présent, ma connaissance est limitée, alors, je connaîtrai comme je suis connu. 13 Maintenant donc ces trois-là demeurent, la foi, l'espérance et l'amour, mais l'amour est le plus grand » (traduction TOB)
Voilà un texte de première importance dont la traduction pose problème.
La contradiction apparente du verset 13.
En effet la fin est encore plus compliquée que vous ne croyez, étant donné qu'on a là une mauvaise traduction. Dans la seconde partie du verset 13, on a la traduction : « mais l'amour est le plus grand » ; or ce n'est pas « le plus grand des trois », mais « plus grand que les trois » car on n'a pas un superlatif, mais un comparatif.
« Maintenant, ces trois-là demeurent, la foi, l'espérance et l'agapê – c'est presque la seule énumération ternaire de ces trois qu'on appellera des vertus théologales par la suite. Cette expression n'est pas forcément bonne, elle n'est pas dans le Nouveau Testament, mais peu importe, ce sont trois mots fondamentaux – …mais plus grande que celles-là (meizôn toutôn) est l'agapê. »
« L'agapê est plus grande que celles-là (ces trois-là) » : apparemment cela n'a pas de sens puisqu'on a déjà connuméré l'agapê dans la première moitié de la phrase : « Maintenant donc ces trois-là demeurent, la foi, l'espérance et l'agapê… ». L'agapê est "plus grande que" la foi, l'espérance et l'agapê ? C'est pourtant bien ce que dit le texte. Des traductions simplifient en disant « l'amour est le plus grand », mais ce n'est pas le texte. Donc ceci pose un très joli problème.
Le nouveau mode de connaître ; l'agapê eschatologique.
Par ailleurs, « La connaissance ? Elle sera abolie» (v. 8), mais comment la connaissance peut-elle passer puisque que « alors je connaîtrai comme je suis connu » (v. 12) ! En fait, ce qui passera, c'est la connaissance sur le mode sur lequel nous connaissons maintenant, et alors l'agapê sera notre mode de connaissance. En effet l'agapê est "plus grande que" les trois à la mesure où elle récapitule en elle les trois de maintenant : l'agapê eschatologique les récapitule, c'est-à-dire qu'elle les ressaisit sur un autre mode.
Autrement dit ma connaissance de maintenant est fragmentaire, partielle (ek merous), c'est dans le texte (v. 9 et 12) ; je connaîtrai alors comme je suis connu, car l'agapê est l'accomplissement qui ressaisit le fragmentaire dans la plénitude.
Donc l'agapê peut être considérée comme quelque chose qui se distingue de la foi et de l'espérance, mais elle peut aussi être considérée comme le nom récapitulatif, le nom essentiel : l'agapê est désormais le nom même du pneuma, donc le nom du récapitulateur.
Remarque sur les contradictions des textes.
C'est vite dit, mais il n'est pas sûr que nous ayons occasion de revenir sur ce texte, c'est pourquoi je fais ce petit chemin de réponse.
Les textes les plus intéressants sont ceux dans lesquels il y a d'apparentes contradictions. Quand c'est le cas, souvent les éditeurs ont envie de corriger, et ils ont tort, parce que la vérité est justement dans l'apparente contradiction. Le malheur, c'est de choisir un des termes et de ne pas s'occuper de l'autre. Une autre solution consiste à dire : c'est un texte composite, il y a deux auteurs successifs, le premier… etc. C'est la meilleure façon de manquer le sens de l'Évangile qui se tient précisément dans le frottement entre deux expressions. L'apparente contradiction ouvre un espace neuf. Voilà un principe général, très important pour la lecture de Jean ou de Paul.
II – Foi, espérance et charité : entendre, attendre, s'entendre
Pour aider encore à mémoriser que le pneuma récapitule sous le nom d'agapê les trois (la foi, l'espérance et l'agapê), je dis que le pneuma est ce qui donne d'entendre (foi), d'attendre (espérance) et de s'entendre (agapê). C'est à dessein que j'utilise la racine magnifique de ten ou ton dont je me sers souvent pour parler de la teneur, du tenant et du tonos d'un texte[2]. Mais c'est autre chose ici.
Ten est un mot du toucher, donc un mot fondamental de l'expérience banale, de l'expérience humaine, c'est la racine de tendre ou tenir. Or, ici, je prends cette même racine :
– ce qui vient en premier, c'est entendre – ça vient en premier chez Paul, en second chez Jean, ce n'est pas l'ordre de l'énumération qui importe ici. Et entendre c'est se tenir dans l'écoute.
– mais entendre, ce n'est jamais "avoir entendu". Entendre, c'est encore attendre, à la différence de savoir. Si je sais, je sais, je n'ai plus à attendre ; or « le pneuma, tu ne sais, tu entends sa voix » (Jn 3). Entendre laisse vivre la relation d'écoute lorsque ce n'est pas, comme on dit, une "affaire entendue". Si l'Évangile n'est pas une affaire entendue, il est encore à attendre. Et attendre c'est se tenir dans l'attente.
– et finalement, ce sont des mots du comportement qui concernent la façon de se tenir : se tenir à l'écoute, se tenir dans l'attente, et se tenir par rapport à autrui qui est "s'entendre". S'entendre n'est pas à prendre ici au sens banal du terme : « on s'entend bien », c'est s'entendre mutuellement.
Je vous donne ces trois verbes-là parce qu'ils peuvent aider à apercevoir une sorte de cohérence, une sorte d'articulation de l'essentiel de la vie christique. Donc :
– entendre ;
– attendre – attendre d'entendre ; et entendre c'est attendre ;
– et comme le singulier n'a pas la capacité d'entendre à lui seul, c'est toujours "entendre avec", et attendre avec, c'est toujours donc s'entendre mutuellement, se tenir mutuellement les uns par rapport aux autres dans une même écoute et une même attente.
Cela décrit assez bien une attitude fondamentale des premières communautés chrétiennes.
III – Foi, espérance et agapê
À propos des textes bibliques qui parlent de foi, d'espérance et d'agapê (charité), nous pourrions dire par exemple ceci : il y a trois vertus théologales qui sont la foi l'espérance et l'agapê (la charité). Oui et pourtant ce n'est pas une bonne réflexion. Pourquoi ? Une réflexion de ce genre risque de nous égarer en laissant penser là que ce sont là trois vertus théologales c'est-à-dire que ces trois mots doivent être pensés à partir du concept de vertu, c'est-à-dire de dispositions habituelles de l'homme, donnant lieu à trois actes différents et spécifiques qui sont la foi, l'espérance et la charité. Or rien de tout cela ne structure notre texte. L'espérance n'est pas ici un autre acte ou une autre vertu que la foi. L'espérance nomme, chez Paul, le manque positif dont est affecté ce qu'il appelle foi et qui est non-disjoint de l'espérance et de la charité. Autrement dit, ici, l'espérance est une dimension de la foi. Il faudrait même voir que ces mots, d'une certaine manière, signifient un peu à l'envers de ce qu'ils signifient chez nous. Le mot de foi, chez nous, signifie plutôt une connaissance à quoi il manque quelque chose en premier, alors qu'il dit plutôt le contraire ici. En effet il dit quelque chose de positif, et le nom d'accomplissement plein qui est à l'intérieur même de cette foi, c'est cela qui tend à s'appeler espérance : c'est ce qui, dans l'entendre, est encore à attendre comme in-entendu.
Par ailleurs, l'agapê surtout n'est pas ici une vertu. Et le plus souvent, dans notre Nouveau Testament, l'agapê désigne "l'agapê de Dieu", en entendant cela grammaticalement au sens subjectif : c'est l'agapê qu'éprouve Dieu, et non pas l'agapê que nous éprouvons pour Dieu. Bien sûr ces choses-là sont d'une certaine manière corrélatives, mais l'agapê est toujours pensée à partir de l'initiative divine comme le dit saint Jean : « l'agapê ne consiste pas en ce que nous aimerions Dieu, mais en ce que Dieu le premier nous a aimés. »
Il est question de cette donation de l'agapê dans le chapitre 8 de l'épître aux Romains. Cette agapê est considérée comme le diamètre qui transite depuis le « Faisons l'homme à notre image » jusqu'à l'accomplissement total. Autrement dit, qu'est-ce qui fait la teneur, le tonos, le diamètre, quel est l'inébranlable de ce en quoi nous sommes engagés ? C'est l'agapê de Dieu.
[1] Remarque : J-M Martin préfère garder le mot pneuma et ne pas le traduire par Esprit (Esprit Saint), de même il garde agapê sans le traduire par amour ou charité.