Plus on est deux Plus on est un, 1ère rencontre : Ouverture, premières approches des thèmes
Jean-Marie Martin a animé un cycle de 5 soirées au Forum 104 à Paris. en 2009-2010, il a intitulé son séminaire : Plus on est deux, plus on est un. Voici la transcription de la première rencontre qui reprend au début la présentation qu'Yvon le Mince a faite sur la plaquette de présenttion du Forum et aborde des thèmes comme l'un et le multiple, le même et l'autre, les mystiques asiatiques, la Trinité..).
- Lien vers la présentation du cycle et de la transcription : Plus on est deux, plus on est un, présentation des 5 rencontres, Table des matières.
- La rencontre suivante : 2ème rencontre : le deux primordial, les deux espaces (ce monde-ci, le monde qui vient).
- La totalité de la transcription est dans le tag PLUS 2 PLUS 1
- La totalité de la transcription (version d'avril 2022) en fichier pdf : Plus_on_est_2_Plus_on_est_un ; en fichier docx :
Plus_on_est_2_Plus_on_est_un. ; en fichier epub : Plus_on_est_deux__plus_on_est_un.
Ouverture
Pour cette première rencontre, j'ai choisi de commenter rapidement ce que Colette appelait tout à l'heure un joli petit papier[1] :
« Cinq rencontres avec Jean-Marie Martin profond connaisseur des œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du second siècle sur le thème :
Plus on est deux, plus on est un
L'Un et le Multiple, voilà bien le thème fondamental des mystiques asiatiques et des courants nouveaux qui s'en inspirent. L'Un y est systématiquement considéré comme supérieur au Multiple, voire même comme la seule et unique réalité véritable par-delà l'illusion d'un monde de dualité. Mais si, comment on l'a dit, l'un n'allait pas sans l'autre, même au niveau le plus élevé de la conscience ? Quelle est la plus haute unité : celle de l'unicité d'une même substance ou celle de la totale intimité dans l'extrême de la proximité ? L'unité est-elle “ solité ” ?
Le même implique une différence. Le même implique l'autre. Il n'y a pas de même sans autre ; il n'y a pas d'autre sans même. »
Je m'empresse de préciser que ce texte n'est pas de moi parce que je n'aurais jamais eu l'outrecuidance d'écrire : « Avec Jean-Marie Martin profond connaisseur des œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du second siècle ». En tout cas cette façon de me caractériser dit au moins justement que j'ai fréquenté beaucoup saint Jean, saint Paul et les gnostiques chrétiens du second siècle. Et c'est intéressant de le dire parce que ça marque en même temps les topoï, les lieux que nous allons fréquenter. Nous verrons des textes de Jean, de Paul et aussi des gnostiques chrétiens du second siècle.
Deuxième ou second ?
Faut-il dire le second siècle ou le deuxième siècle ? Il faudrait dire le deuxième, mais si je souligne, c'est parce que le thème du deux est un thème qui va nous occuper. Et en principe on dit deuxième lorsqu'il y en a plus de deux, et second quand il y en a seulement deux. Nous verrons que cette distinction-là comme telle existe, mais peut-être bien qu'il y a le premier siècle, d'une part, et, d'autre part, toute la suite qui est au second siècle. Dans ce cas-là, on peut dire le second siècle.
1) Nos sources : saint Jean, saint Paul, les gnostiques du IIe siècle.
L'énoncé des sources qui vont être fréquentées peut poser un certain nombre de questions car Paul et Jean d'une part, et les gnostiques de ce deuxième siècle d'autre part, ne sont pas de même statut ecclésial. À quel titre les fréquentons-nous ? Je ne vais pas développer ce point maintenant, mais si ça vous intéresse, chemin faisant, vous me poserez la question.
Je viens d'indiquer quelles seront nos sources : saint Jean, saint Paul et des gnostiques. Il s'agit en fait de gnostiques de l'école valentinienne qui sont d'abord au sein de la grande Église, avant qu'un certain nombre de choses pousse la grande Église à les rejeter. Mais ils sont très utiles parce qu'ils gardent au plus près les structures d'écriture de Jean et de Paul. La grande Église doit naturellement, par souci missionnaire, parler le langage des interlo-cuteurs, c'est-à-dire de cette culture hellénistique qu'elle a en face d'elle. Du même coup va se développer toute une pensée théologique qui va se structurer, mais qui va se structurer à l'aide des catégories de l'Occident et non pas à partir des structures de pensée dans lesquels s'exprime le Nouveau Testament. Donc, à ce titre-là, ces gnostiques sont de bons témoins. Et ils sont intéressants à la mesure où ils nous permettent de retrouver, au-delà de ce que nous avons entendu – et qui est le fruit d'un dialogue entre l'Occident et l'Évangile – l'Évangile dans l'état le plus originel que l'on puisse approcher. Voyez l'ambition.
L'Évangile n'est pas une culture, c'est pourquoi il s'adresse à toutes les cultures.
J'ai parlé d'Occident mais il ne s'oppose pas ici à Orient : Occident se distingue d'Évangile. L'Occident désigne une culture, mais l'Évangile n'est pas une autre culture : l'Évangile a vocation de s'adresser à toutes les cultures, et pour cette raison il n'est pas une culture parmi les cultures. Vous me direz : « Mais si, il s'exprime bien dans une langue déterminée ». Oui, l'Évangile parle dans une culture qui est d'ailleurs une culture métisse : la culture hellénistique où il y a du proche-oriental, du latin, du grec. L'Évangile parle dans cette situation mais ne parle pas à partir des ressources de cette culture.
C'est un point important pour distinguer ceci d'un autre débat qui a souvent cours : est-ce qu'il faut entendre à la juive ou à la grecque ? Ce n'est pas non plus une question opportune parce que même les mots empruntés au judaïsme – il est très important de connaître la culture juive contemporaine bien sûr – sont retravaillés, ressaisis de sens, ré-infusés de sens à partir de l'expérience christique.
Ne pas confondre l'Évangile en lui-même et l'Évangile entendu par l'Occident.
Mon plus grand souci serait qu'on ne confonde point l'Évangile en tant qu'en lui-même et l'Évangile entendu par l'Occident, même si l'écoute occidentale est tout à fait légitime en son lieu. Mais nous aurions intérêt, pour nous-mêmes occidentaux et aussi pour la mission à d'autres cultures, à relire avec plus d'exigence les textes primitifs que l'Église du reste garde avec elle. L'Église parle mais elle tient dans la main le Livre, et le discours de l'Église n'a pas épuisé le sens du Livre qu'elle porte.
Comme il s'agit d'emploi de mots que je vais utiliser souvent : Occident, grec, christique, il était peut-être bon de préciser ce vocabulaire.
2) « Plus on est deux, plus on est un ».
J'en viens maintenant à l'intitulé : « Plus on est deux, plus on est un ». Comment caractériser une phrase comme celle-là ? On pourrait dire que c'est un paradoxe. Et ce n'est surtout pas un slogan : ce n'est pas la chose à répéter partout, toujours et n'importe comment. C'est une phrase qui demande à être habitée. J'ai dû la prononcer un jour ou l'autre et elle vient chez moi au terme de tout un processus de réflexion. Lorsqu'elle est proposée ainsi brutalement, elle peut susciter la défiance, la répulsion, ou elle peut positivement intriguer. C'est une phrase qui a la structure de l'énigme. Voilà, c'est le mot que je retiendrai : une phrase énigmatique.
L'énigme.
L'énigme est une chose très précieuse en ce qu'elle est judiciaire : ou elle rebute et on s'en va, ou elle intrigue, elle alerte. Cette notion d'énigme se trouve explicitement chez saint Jean, c'est ce qu'il appelle paroïmia. Paroïmia a un sens assez proche de parabola et indique quelque chose qui dit tout et le tient en secret à la fois ou plutôt en même temps, c'est-à-dire quelque chose qui peut ouvrir une recherche. C'est une phrase qu'on ne se contente pas de répéter comme on répéterait un slogan ou même comme on professerait un dogme acquis. C'est une phrase qui invite à la recherche. Les mots que j'emploie ici : intriguer, et même troubler – ce n'est peut-être pas le cas ici –, induisent la recherche (zêtêsis). Ce sont les mots de Jean quand il étudie ce qu'il en est d'une paroïmia, pendant qu'il est en train de le faire, en train de parler une énigme.
La phrase énigmatique de Jn 16, 16 sq.
Ceci se trouve en particulier dans la deuxième partie du chapitre 16 de saint Jean. Il y a une phrase énigmatique qui pourrait être traduite par : « Plus je m'en vais et plus je viens ». On pourrait le traduire par quelque chose de ce genre pour rester proche de « plus on est deux, plus on est un » ; cela revient à penser en raison directe, au lieu de penser en raison inverse, deux termes qui habituellement s'opposent. C'est la phrase : « 16un peu et vous ne me constaterez plus, ce qui est que un peu en retour et vous me verrez ». Les disciples qui ont entendu cette phrase se disent : « 17Qu'est-ce qu'il nous dit ? » et ils citent la phrase intégralement pour bien marquer que c'est énigmatique, en ajoutant « Et je vais vers le Père ». Et ils se disent : «18Qu'appelle-t-il un peu (micron), nous ne savons pas de quoi il parle. » Déjà là nous trouvons la mêmeté du partir et du venir – c'est la même chose à un micron près – et il y a déjà du deux. De toute façon, il y a deux mots pour le dire mais il n'y a qu'un micron de différence. Un micron en grec : un peu. Alors Jésus voit qu'ils sont en train de se poser des questions et il leur dit : « 19à propos de ceci, vous cherchez – zêtêsis, la recherche ; le côté énigmatique ouvre la recherche – ce que je vous ai dit ». Et à nouveau Jésus réitère intégralement la même phrase. C'est véritablement l'indice de la phrase compacte qui contient en elle quelque mystère. Ensuite, parce que leur recherche est une recherche faite de bon cœur, Jésus explique. Quand Jésus dit des phrases énigmatiques à des interlocuteurs qui viennent pour le prendre ou le surprendre ou le prendre en défaut, il réitère aussi, mais il n'explique rien pour bien marquer que le cœur n'est pas disposé à entendre ce que recèle la phrase énigmatique. Là il prend soin d'expliquer, si bien qu'au bout de quelques versets, les disciples se disent : « 29Voilà que maintenant tu parles ouvertement (parhêsia) ». Parhêsia est un très beau mot : c'est ce qui indique la proximité du discours familier, du discours aisé. Seulement Jésus n'a finalement rien dit d'autre que « Plus je m'en vais et plus je viens ». Ce qui s'est passé c'est qu'ils commencent à entendre ce que cela signifie. Qu'est-ce que c'est qu'une parole claire ? C'est une énigme quand elle est entendue, ce n'est pas une autre parole. Donc les paroles de l'Évangile sont des paroles faites pour ouvrir un chemin, un chemin de recherche.
Le processus décrit par Jean : trouble, recherche, demande, prière.
S'il fallait être complet : chez Jean la recherche se tourne en question parce qu'en effet, après le trouble initial, la recherche est un mouvement qui n'a pas ses mots encore. Pouvoir poser la question est déjà un élément de progression ; et les questions essentielles sont des questions qui ne sont jamais acquises, d'où la question se tourne en demande, puis en prière. Voilà le processus que Jean décrit à propos de ce qu'est une phrase énigmatique.
.
3) Dieu est d'autant plus trois qu'il est plus un. Revisiter la Trinité.
a) Une phrase énigmatique.
Cette phrase énigmatique « Plus on est deux, plus on est un » a la structure : « plus et plus » ; d'autant plus. Le plus ici n'est pas quantitatif, bien sûr, comme chez saint Jean. Saint Jean emploie souvent l'expression plus grand que. Grand signifie la grandeur mesurable sauf s'il s'agit de la grandeur du cœur, par exemple, qui ne désigne pas une dimension mesurable ; ici non plus. Ça veut dire que le deux et le un ne sont pas dans un rapport de bien que (ils sont deux bien que ils soient un). On aperçoit ici en filigrane la façon dont a été traité le thème de la Trinité : Dieu est trois bien que il soit un. Pas du tout ! Il est précisément un parce qu'il est trois, et il est d'autant plus trois qu'il est plus un : c'est cela qui est à percevoir. Nous avons là un mystère – c'est avec ambiguïté qu'on emploie ici ce mot de mystère parce qu'il y a un emploi occidental, dans la théologie classique et parfois dans les conciles comme Vatican Ier, où le mot de mystère est pris simplement pour désigner ce que l'intelligence humaine ne peut pas comprendre ; c'est un aspect purement négatif, alors que le mot de mustêrion est un mot magnifique, très important de structure dans le Nouveau Testament. Donc le sens secret est d'autant plus dévoilé qu'il est mieux gardé. La garde de la parole consiste à la tenir dans son secret propre et à y prendre garde. C'est quelque chose à quoi il faudrait s'habituer. Notre Occident n'en a pas l'habitude.
Il y a un certain nombre de structures verbales de ce genre qui seraient à examiner. Chez Paul par exemple vous avez des structures sur le mode d'un rapport : la folie et la sagesse, le sensé et l'insensé. Ces mots s'opposent normalement chez nous : ou on est fou, ou on est sage ; ou on est sensé, ou on est insensé. Or quand Paul ouvre une phrase sur ce mode – c'est une structure fréquente chez lui – l'opposition est à l'inverse de chez nous : « La folie de Dieu (l'insensé de Dieu) est plus sage que la sagesse des hommes ». Vous avez ici une structure très intéressante à examiner. Mais c'est simplement une analogie.
Toujours par rapport à ce titre, puisque c'est l'intitulé qui a été choisi ici, vous auriez pu me dire : pourquoi vous ne dites pas clairement « plus on est trois, plus on est un » ? Mais la phrase de l'intitulé ne concerne pas seulement le mystère qu'on appelle improprement le mystère de la Trinité, elle est beaucoup plus fondamentale. Et nous aurons à voir comment cela nous permet de relire aussi de façon riche, fructueuse ce qui est vécu plutôt comme une espèce de pensum qu'il faut réitérer, qu'il faut redire, qu'il faut professer et qui en fait est d'une richesse de pensée prodigieuse. Donc on ne se borne pas simplement à cela. Nous verrons ce qu'il en est de l'aspect trinitaire, de sa structure dans les Écritures, dans le Nouveau Testament en particulier. Le mot Trinité ne s'y trouve pas une seule fois, ce qui ne veut pas dire que la notion de Trinité n'a pas de sens, loin de là. Le mot Trinité n'apparaît qu'au IIe siècle, dans les années 180, chez Théophile d'Antioche ; et encore quand il intervient, ce n'est pas le mot de Trinité, c'est le mot de trias, de triade, et pas de façon tellement décisive parce qu'il dit : « Le Père, le Fils et l'Esprit constituent une triade, et avec l'homme ça fait une tétrade (ça fait quatre) ». Donc on n'est pas encore dans la théologie aboutie de la Trinité telle que peut-être vous en avez quelque connaissance.
D'où vient qu'il y a du deux ?
Il faut aller aux deux premières choses. Pourquoi deux ? Parce que tout est dans le passage de l'un au deux. Pourquoi y a-t-il du deux ? On ne va même pas se poser la question “pourquoi y a-t-il du trois ?” mais “pourquoi y a-t-il du deux ?” D'où vient qu'il y a du deux, d'où surgit ce deux ? Nous aurons à répondre à cette question.
b) La Trinité c'est deux deux, un deux générationnel et un deux conjugal.
Nous verrons que même ce qui est de la Trinité dans l'Évangile est traité par le deux. La Trinité c'est deux deux. En effet, les deux ne gardent pas forcément la structure que nous appelons abstraite, mais c'est deux “quelque chose”. Nous vivons sur des deux, autrement dit nous vivons sur une distinction. Une des tâches premières de la pensée humaine, c'est de distinguer, de discerner et les dualités pullulent : le haut / le bas ; la droite / la gauche ; l'avant / l'arrière ; la lumière / la ténèbre … – je parle encore ici de répartitions qui appartiennent aux grandes symboliques de la plupart des traditions –, ciel / terre, c'était le sujet de l'année dernière, une des variétés du deux. Or les premières variétés du deux que nous allons apercevoir sont les variétés Père / Fils et Christos / Pneuma. La théologie classique elle-même, dès le IVe siècle, ne pensera pas la Trinité à partir d'ailleurs qu'à partir des quatre termes. Vous vous rendez compte que ces quatre relations, en fait, ne font que trois puisque Christos et Fils sont le même.
Nous avons une première structure Père / Fils, qui est générationnelle, et une deuxième structure Christos / Pneuma qui est nuptiale (ou conjugale), époux / épouse ou mâle et femelle comme dit la Genèse, en effet pneuma (esprit) est neutre en grec mais traduit le mot hébreu rouah qui est féminin. Nous verrons aussi que Christos / Pneuma deviendra aussi Christos / Ekklêsia.
Donc ce sont deux bi-polarités :
- Père/Fils est une bi-polarité qui ouvre quelque chose comme ce que sera le temps ; elle n'est pas elle-même temporelle – puisque Père et Fils dans la Trinité ne sont pas successifs – mais ouvre le générationnel : c'est le principe du temps.
- et la dimension époux / épouse qui est contemporaine, qui est simultanée, et celle-là ouvre l'espace, c'est-à-dire une dis-tance ou une dif-férence qui s'installe, qui s'insinue et constitue une dimension d'ordre spatial. Dif-férence : se porter de part et d'autre ; dis-tance : se tenir de part et d'autre. Autant de mots qui donneront lieu chez les gnostiques à des méditations très approfondies dont nous aurons un certain nombre d'exemples.
Les conséquences qui en résultent sur le mode d'écrire.
Nous aurons à considérer du reste les conséquences qui en résultent sur le mode d'écrire, à la mesure où le générationnel donne lieu au récit et le conjugal donne lieu à la distinction statique. Celle-ci peut être considérée comme semblable à l'étude du rapport des concepts entre eux, tandis que le générationnel donne lieu à quelque chose qui se passe, à quelque chose qui est un récit. Et là, nous avons un grand problème parce que l'Évangile n'est en aucune façon une écriture du genre de l'essai ou de la dissertation de type philosophique où il s'agit de mettre ensemble des concepts. Il ne s'agit pas de délivrer des conséquences intelligibles. Par ailleurs, l'Évangile semble être composé de séquences successives comme dans un récit. Il faudrait voir la différence entre la séquence et la conséquence entendues en ce sens-là. En fait cette distinction est très importante chez nous, parce que nous connaissons surtout deux types d'écriture : l'essai qui disserte, et le récit qui raconte, avec la distinction entre un récit historique et un récit fictif. Dans fictif, il y a tout ce qu'on peut considérer comme la légende, comme le roman, comme les grands récits mythologiques – ces deux aspects seront gardés par les gnostiques. L'Évangile en Occident tendra à devenir théologique sur le mode philosophique, c'est-à-dire sur le mode de la dissertation, et à perdre son mode de récit – je dis bien dans la théologie, et surtout dans la haute théologie.
Je dis les choses comme elles viennent pour préparer notre esprit aux types de formules que nous allons rencontrer, nous prémunir contre des écoutes qui seraient inadéquates parce qu'il faut en cela que d'une certaine façon notre oreille elle-même se corrige. La culture occidentale n'est pas quelque chose dans quoi nous sommes tout d'un coup posés comme cela, elle nous structure. Notre oreille n'est pas innocente, elle est déjà préfigurée, elle a des structures propres, elle hérite des déterminations de par la langue et de par la structure de la langue. Et ces déterminations ne coïncident pas avec celles d'une parole étrangère – car l'Évangile est une parole étrangère, c'est une parole aussi étrangère à l'Occident qu'à tout autre culture, elle reste, elle demeure étrangère. En cela elle est une parole neuve, une parole inouïe, une parole non encore entendue, en tout cas jamais pleinement entendue. C'est ainsi qu'il faut l'aborder : l'aborder comme la plus haute nouveauté. Elle n'a pas été nouvelle autrefois, elle continue à être nouvelle ; une annonce qui n'est pas encore entendue. Donc nous aurons toujours des allers et retours à faire. Je l'ai fait déjà implicitement dans le type de parole que j'utilise ici, puisque je parle dans une culture occidentale et que j'essaye de faire prendre distance d'avec elle pour l'instant.
4) L'un et le multiple ; le deux et le un.
a) Le deux et le multiple.
Maintenant je passe du titre au petit exposé qui présentait notre projet : « L'Un et le Multiple, voilà bien le thème fondamental des mystiques asiatiques et des courants nouveaux qui s'en inspirent ». Alors plusieurs remarques ici.
Le titre ne dit pas « l'un et le multiple », il dit « le deux et le un ». Dans l'archaïque des langues qui nous concernent, aussi bien en hébreu qu'en grec, deux n'est pas un pluriel. Il n'y a pas le singulier et le pluriel, il y a le singulier, le duel et le pluriel comme formes grammaticales : aussi bien pour les conjugaisons que pour constituer ce que nous appelons le pluriel, même lorsqu'il s'agit de deux. Singulier, duel et pluriel ont leur forme propre. Bien sûr, il y a un rapport entre toutes ces choses.
Nous avons commencé à parler des duels. Le mot duel, je l'emploie ici au sens grammatical, mais j'ai omis de dire qu'il y avait une indéfinité de façons d'être deux et, pour jouer sur les mots, je dirais depuis le duo le plus harmonieux jusqu'au duel le plus meurtrier. L'opposition, la contradiction, le meurtre, l'accord, la complémentarité… : ce ne sont que des traits grossièrement pris sur une indéfinité de possibilités d'être deux. Donc le deux n'est pas le pluriel mais il ouvre le pluriel, il ouvre le multiple ; en effet, c'est à partir de deux que ça multiplie, le un ne multiplie pas.
Nous passons ici à un autre aspect de la question. Il faudra bien voir que le rapport du deux et du un donne lieu ensuite au rapport des multiples au un dans nos Écritures.
J'ai dit le rapport générationnel : « Le Père et moi nous sommes un » voilà : premier usage du deux à travers la génération. « L'homme quittera son père et sa mère, il s'accolera à sa femme, et étant deux ils seront un » : voilà l'autre usage du deux, cette fois non plus dans le générationnel mais dans le nuptial, et Paul médite cela en Éphésiens 5.
Les multiples, c'est un thème à la fois johannique et paulinien si vous voulez, un thème très fréquent, très important.
b) Le multiple du déploiement et le multiple du démembrement.
Il y a aussi beaucoup de façons d'être multiple, jusqu'au meurtre et à l'exclusion multiple.
Je prends ici volontiers l'exemple du déploiement qui sera profondément utilisé par nos sources : en se déployant en multiples pétales, une fleur reste une – le rapport de l'unité et du déploiement est à méditer – mais elle reste déployée pour autant qu'elle reste une, elle ne reste pas déployée bien que une. Vient le temps où les pétales déployées tombent. Ce qui était écarté est désormais écartelé, démembré – le démembrement, l'indicible de Dieu qui a un nom déployé en de multiples désignations. Nous recevons ces multiples désignations ? Pas du tout. Nous ne les recevons pas premièrement comme des aspects de l'unique visage, de l'unique face, mais comme des choses différentes – nous reviendrons sur différent et sur autre – comme des choses déchirées, démembrées. Alors d'où provient ce démembrement, quelle est la signification de cette phase ?
Nous en concluons qu'il y a le bon multiple et le multiple de déchirement. Il y a toujours une frontière. Et une frontière, c'est à la fois une très belle chose et une chose qui peut être très dangereuse. La frontière permet l'hospitalité et les hostilités. Pour recevoir l'étranger il faut qu'il y ait une frontière. Mais les frontières sont souvent des fronts au sens militaire du terme : on s'affronte.
c) Le thème de l'un et du multiple en Occident (Héraclite...).
Ceci, c'est à propos de l'un et du multiple. Par ailleurs il est dit ici que la notion de l'un et du multiple est un thème fondamental des mystiques asiatiques et des courants nouveaux qui s'en inspirent. Oui, sans doute, mais c'est aussi un vieux thème qui est important dans notre Occident, avant la philosophie même, chez les grands penseurs qu'on appelle présocratiques comme Parménide, Héraclite etc.
Héraclite, VIe siècle avant Jésus-Christ, est un penseur grec d'Asie Mineure dont il nous reste quelques fragments : Ouk émou alla tou logou akousantas homologeïn sophon estïn hén panta eïnaï
- Ouk émou alla tou logou akousantas : À celui qui entend (akousantas), non pas ma parole mais la parole du Logos
- sophon estïn : il est sage (bien ajusté) – sophos : la sophia, ce n'est pas encore la philosophia
- homologeïn : de dire ensemble (homo), de confesser au sens de professer ;
- hén panta eïnaï : l'un c'est le tout – ta panta, les multiples, ça se dit au pluriel : c'est un pluriel mais un pluriel qui désigne déjà par lui-même une unité.
La question de l'un et des multiples est donc une question qui n'est pas neuve, qui n'est pas réservée non plus à telle ou telle mystique. Ensuite on pourrait dire qu'à partir de l'apparition de la philosophie proprement dite (c'est-à-dire Platon, Aristote, les stoïciens) le thème de l'un et du multiple est un thème qui est fréquemment traité, mais dans une certaine ligne. De toute façon nous héritons, dans notre mode d'être à ces questions, de ces auteurs-là. Nous en héritons, non pas que nous le sachions, mais tout ce qu'ont dit les grands philosophes est passé par le biais des grammairiens dans la lecture que nous faisons de notre propre langue. Il n'y a pas beaucoup de gens qui ont lu Aristote mais tout le monde parle selon Aristote par le biais des catégories de la grammaire. En cela les grands philosophes ont la tâche d'être comme les témoins, les premiers qui savent révéler les structures fondamentales de pensée d'une culture. À ce titre-là ils sont intéressants à fréquenter, mais à fréquenter de la bonne manière parce que, si on lit l'Écriture avec négligence, il en va de même pour ce qu'il en est des philosophes, soyez-en sûrs.
J'ai montré que ce thème des dieskorpisména, des déchirés (ou disséminés) par rapport à l'unité est un thème fondamental chez Jean et chez Paul. J'ose à peine dire ce qui va suivre, mais il se trouve que le vocabulaire de la phrase d'Héraclite est celui qui se trouve en toutes lettres chez Paul, non pas que Paul cite le moins du monde Héraclite, puisque ce sont des conditions de pensées qui sont très différentes. Mais : tou logou akousantas, c'est le Logos qui parle chez Jean ; le verbe homologeïn (confesser, professer) est fréquent chez Paul ; la sophia est un thème paulinien ; et hèn panta (un tous) est un thème à la fois paulinien et johannique. On peut dire : c'est aberrant de rapprocher ces textes. Il y a sûrement une façon aberrante de le faire, j'évite celle-là. Mais il n'est pas inintéressant néanmoins de le noter.
d) Religion, philosophie ne sont pas mots pertinents pour dire l'affaire christique.
Alors « thème fondamental des mystiques asiatiques », je veux bien : il faut bien que nous servions des mots qui sont à notre disposition. Ainsi le mot de religion n'est pas un mot pertinent pour dire l'affaire christique, le mot de philosophie non plus – bien qu'au cours du second siècle les Christianoï aient été connummérés avec les stoïciens et les platoniciens comme des écoles philosophiques. Le mot de religio a été emprunté singulièrement à la religio romana, la religion romaine. Il n'est pas pertinent pour désigner l'essence de l'Évangile ou la chose de l'Évangile. De même le mot de mystique est loin d'être employé au sens du mystérique, du mustêrion tel qu'il se trouve chez Paul (pas chez Jean). Il évoque un certain développement de connaissance ou de piété propre à certains siècles. Il est toujours difficile d'employer ces mots-là. Je suis en train de vous dire que ce n'est pas pertinent pour l'Évangile, a fortiori pour les cultures. Mais nous n'avons pas beaucoup de mots, il faut bien que nous les employions, mais il faut le faire avec beaucoup de précaution.
5) La non-dualité, l'illusion….
Ensuite : « L'Un y est systématiquement considéré comme supérieur au Multiple, voire même comme la seule et unique réalité véritable par-delà l'illusion d'un monde de dualité ». Sans doute, je ne suis pas du tout compétent pour dire ces choses. Certains d'entre vous le sont infiniment plus. C'est pourquoi je n'ai pas l'intention de tenir le crachoir tout le temps, mais nous aurons à en échanger parce que vous aurez vous-même à choisir des questions qui vous importent.
L'advaita n'est probablement pas le Un. Dans l'advaita, pourquoi dire non-deux plutôt que un ? Même question : pour dire a-lêthéia en grec, c'est-à-dire non-oubli pour dire vérité, manifestation. Quelle est la signification de ce a que les grammairiens appellent “privatif” ? Mais c'est une appellation très grossière : le a dit privatif n'est pas toujours privatif, il est beaucoup plus subtil que cela.
Sur le rapport du monde de l'illusion et de l'unité : qu'en est-il de l'illusion dans nos Écritures ? Elle a une place considérable. Vous me direz : elle n'est pas située au même endroit. Oui sans doute, mais c'est la falsification, le pseudos. On traduit cela mensonge et on moralise. Le grand malheur de l'Évangile, c'est que l'Occident l'a logicisé, moralisé, juridisé, et même dogmatisé car la notion de dogma est une notion proprement occidentale, le mot ne se trouve pas une seule fois dans l'Écriture.
Où se pose l'illusion ? Est-ce que dans le Nouveau Testament elle est seulement de l'ordre de la morale ? Non, pas du tout. Le thème de l'illusoire sera à voir. Le rapport qui est fait entre dualité et illusion, sans doute, nous ne le trouverions pas sur ce plan-là puisque nous avons dit qu'il y a des aspects multiples de la dualité, une indéfinité de façons d'être deux. Donc il y a un concept de dualité qui n'est pas étroit, qui est très complexe.
On oppose en général ce que disent les mystiques asiatiques et ce que dit l'Évangile de façon simpliste. Qu'il y ait des différences, c'est certain, mais la plupart du temps, elles ne sont justement pas là où on les pose. Il faut avoir avancé pas mal dans l'Évangile pour apercevoir ces choses, il faudrait avoir avancé pas mal aussi dans d'autres traditions pour pouvoir avoir un discours fructueux. Ce n'est pas à coups de slogans, d'oppositions extérieures faciles, de thèmes toujours répétés. Il faudrait faire intervenir ici la question de la légitimité des points de vue différents.
La notion de point de vue est une notion qu'il faut méditer attentivement. Il ne s'agit pas ici de parler de relatif ou que sais-je. Non, la notion de point de vue est une notion essentiellement évangélique, puisque, pour ne citer qu'un exemple, le Christ dit qu'il y a deux façons de voir : « Vous dites, encore un quadrimestre et ce sera la moisson. Levez les yeux, les épis sont blonds, maintenant prêts pour la moisson. » (Jn 4, 35). Il y a une vue basse et une vue haute.
La notion de point d'où voir, d'où l'on voit, a d'ailleurs à voir avec la parole puisque c'est la parole qui accommode la vue : la parole donne de voir. « Dieu dit : “Lumière soit”. Lumière est. … Et il vit que la lumière était belle ». La parole donne de voir. Il faudrait étudier cela en détail également : la symbolique des sens est très importante dans nos Écritures qui ne sont pas structurées comme nous par l'opposition entre la sensibilité et l'intellect par exemple.
6) L'un et l'autre, je et tu, le même et l'autre.
« Mais si, comme on l'a dit, l'un n'allait pas sans l'autre ? ». L'un sans l'autre, voilà une nouvelle nomination des choses. Nous avions l'un et le deux, nous avons maintenant l'un et l'autre. Je vous signale d'ailleurs qu'il y a plus de rapport qu'on ne pense parce que dans les langues auxquelles je faisais allusion et dans l'origine de notre propre langue, aussi bien du latin que du grec par exemple, il y a deux façons de dire autre : l'autre de deux se dit alter en latin, hétéros en grec ; mais l'autre de plus de deux se dit alius ou allos. Donc la distinction entre le deux et les multiples persiste même à travers ce petit indice.
« Quelle est la plus haute unité : celle de l'unicité d'une même substance ou celle de la totale intimité dans l'extrême de la proximité ? » Voilà des expressions que j'ai employées en d'autres occasions. Elles disent quelque chose mais pour cela il faut être au haut d'un chemin : que le mot d'unité soit déplacé du sens qu'il a spontanément dans notre pensée occidentale, sans parler des concepts de substance et de sujet. Et ça a rapport même avec l'égoïté, je ne parle pas d'égoïsme mais d'égoïté, c'est-à-dire de notre mode de dire “je”, parce que ça touche aussi au pronom personnel : l'un et l'autre, je et tu. Et les pronoms personnels ont plein de choses à nous dire.
Ce qui dérange c'est qu'il y a du je et du tu. D'où ça sort ?
Un étudiant indien dont je devais vérifier la thèse m'a dit un jour : « Ce qu'il y a de plus étrange, c'est qu'il y ait quelque chose comme des personnes ». Mais j'ai souvent dit moi-même la même chose : ce qui dérange c'est qu'il y a du je et du tu. D'où ça sort ? Vous n'auriez jamais pensé à vous étonner de cela ! Il faut commencer par s'étonner de ce qui paraît le plus évident. Ce qui va de soi dissimule d'où il vient, c'est-à-dire que nos certitudes – nos évidences qui n'ont même pas besoin d'être contrôlées – nos certitudes sont nos servitudes, c'est ce qui nous retient, nous attache, nous empêche d'avancer. Il faut mettre cela en question, l'examiner. Et cela peut se faire à travers précisément la prise de conscience de ce que notre Occident n'est pas unique, il y en a d'autres et, parmi les autres, le plus autre c'est encore l'Évangile, enfin, pensais-je.
Le malheur d'une affirmation comme « la totale intimité dans l'extrême de la proximité » est de risquer d'apparaître comme une sorte de moralisation de la question, ou une psychologisation. Surtout pas ça ! De toute façon la distinction entre l'ontologie et la morale est une distinction aristotélicienne. Là aussi nous aurons à voir.
Fin du texte de présentation des cinq rencontres.
« Le même implique une différence, le même implique l'autre. Il n'y a pas de même sans autre, il n'y a pas d'autre sans même. » Voilà des phrases que j'ai répétées constamment. Il ne suffit pas de les répéter, mais il faut voir ce que cela veut dire. Donc voyez comment le thème de l'un et du deux a à voir avec le thème de l'un et du multiple, avec le thème de l'un et de l'autre, du même et de l'autre, etc. Cela ouvre donc un ré-examen de tout ce qui constitue les dualités porteuses.
Une dernière chose : la parole de Dieu est une parole donnante. En particulier nous avons lu « Dieu dit : “Lumière soit” », et là encore, il ne s'agit pas de la fabrication des électrons ! Notre concept occidental de création est un concept absolument débile, non seulement pour lui-même, mais aussi parce qu'il a contribué à structurer différemment l'ensemble de l'articulation des données essentielles. Je le dis comme ça, de façon anticipée.
Voilà, j'ai simplement pris occasion de ce beau petit texte pour dire quelque chose de mes intentions, et puis indiquer dans quelle direction on va.