Signe au sens johannique, symbole (Jean 6).
Voici deux extraits de la session "Pain et parole (Jn 6)".
- I) L'opposition entre le recueil du signe et la satiété (Jn 6) : extrait du chapitre 3, avec un ajout d'un cours à l'Institut Catholique ;
- II) L'ambiguïté du mot signe (Jn 6, 30-40) : extrait du chapitre 4 (à part le tout début) ;
Ce sont des extraits légèrement modifiés pour permettre une lecture sans le contexte, mais vous avez les chapitres eux-mêmes dans le tag JEAN 6 du blog.
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Signe au sens johannique, symbole
En Jean 6
I - L'opposition entre le recueil du signe et la satiété (Jn 6)
1°) La question du signe en Jn 6, 25-30.
Le mot de signe se trouve au verset 26 à la fin des deux épisodes maritimes.
« 25Et le trouvant le long de la mer, ils lui dirent : "Rabbi quand es-tu venu ici ?" 26 Jésus leur répondit et dit : "Amen, amen, je vous dis, vous me cherchez – Jésus nomme du mot de "recherche" ce que les gens sont en train de vivre mais va ensuite donner une interprétation critique de cette recherche. Le mot de recherche (zêtêsis) peut couvrir des attitudes fondamentales très différentes puisqu'il y a la recherche pour prendre et la recherche pour recevoir. – vous me cherchez non pas parce que vous avez vu des signes – le mot de signe est énoncé ici, c'est un mot qui jouera un grand rôle dans la suite du texte. Nous avons à apprendre que l'attitude de Jean à propos du mot de signe est ambiguë de façon signifiante : il y a un sens positif du mot de signe et un sens négatif. Ici, parce que la recherche des signes est opposée à autre chose de plus négatif, le signe serait pris en bonne part. D'une certaine façon Jésus critique que leur recherche ne soit pas faite parce qu'ils ont vu des signes – mais parce que vous avez mangé des pains et que vous êtes rassasiés (repus)." »
Ensuite au verset 30 ils demandent un signe, et Jésus critique cette demande de signe : le mot signe sera alors pris en mauvaise part. C'est tout à fait normal qu'un mot aussi intercalaire, entre autre, soit ambigu de sens et de fonction.
Qu'est-ce qu'un signe pour saint Jean ?
Comment entendre le mot de sêmeion (signe) au grand sens du terme chez saint Jean ? Il s'agit, pourrait-on dire, de l'œuvre authentifiante de Jésus. Œuvre traduit ici le grec ergon : les œuvres du Père, faire les œuvres de Dieu ; et "authentifiant" traduit partiellement sêmeion, d'autant qu'au verset 27 à propos du Fils, on lit que « le Père l'a scellé », c'est-à-dire que le Père l'a marqué d'une marque authentifiante : c'est un verbe de même racine que sphragis, terme qui signifie littéralement le sceau, ce avec quoi on scelle.
J'attire votre attention sur les versets 26-27 : « Amen, amen, je vous le dis, vous me cherchez non pas parce que vous avez vu des sêméia – c'est-à-dire reconnu des œuvres authentifiantes – mais parce que vous avez mangé des pains à satiété. 27Œuvrez non pas la nourriture corruptible, mais la nourriture qui demeure en vie éternelle, que le Fils de l'Homme vous donnera, car c'est lui que le Père a scellé. » Ce qui est en question ici, c'est l'opposition entre le recueil du sêméion et la satiété.
2°) Distinguer (ou non) pain réel périssable et pain symbolique (v.27) ?
Je voudrais indiquer d'abord des ornières familières dans lesquelles nous risquons de nous enliser à la lecture de ce texte. Ce serait de dire que saint Jean ici (ou le Christ de saint Jean) distingue la nourriture ordinaire qui est une nourriture périssable (corruptible), et le sacrement eucharistique qui est une nourriture pour la vie éternelle et non pas pour la vie du corps mortel. Et on dirait facilement que cette distinction ne se trouve pas sous la même forme chez saint Marc, et que saint Marc parle simplement de la générosité dans la distribution des pains alors que saint Jean théologise et qu'il tire l'épisode vers une théologie du sacrement de l'Eucharistie. Cette différence serait marquée notamment par deux expressions : "nourriture corruptible (ou pour la vie corruptible)", et "nourriture demeurant pour la vie éternelle". Voilà l'ornière, et je note que c'est souvent à partir de telles ornières que l'on introduit de prétendues différences entre Marc et Jean. Loin de moi de dire que Marc et Jean n'ont pas chacun leur regard sur le Christ. Mais souvent la différence n'est pas précisément là on la pose, en questionnant en fonction de catégories ou de structures de pensées qui sont les nôtres et que nous injectons abusivement dans la lecture du texte.
3°) La distinction entre l'engorgement et le don partagé (v. 26-27).
Positivement, qu'en est-il ? Il ne s'agit pas ici de la différence entre une nourriture ordinaire et une nourriture sacramentelle. La notion d'ordinaire n'existe pas chez Jean. De même que nous avons vu que la notion de nature neutre, non qualifiée, n'existe pas chez saint Jean. Il s'agit d'une distinction entre – je n'ai pas trouvé le mot – disons : entre l'engorgement et le partage. Le mot fort d'être saoulé, rempli à satiété, se trouve ici dans le texte de Jean, et c'est lui qui est mis en rapport avec la corruptibilité, alors que la caractéristique qui sera donnée au pain de la vie, c'est d'être un pain "donné", et cette notion de "donné" ira jusqu'à la lecture intégrale de la vie du Christ à travers ce mot de "donné", là où le pain devient précisément le corps du Christ. Il s'agit donc là moins de deux réalités que, une fois encore, de deux modes d'être à : prendre ou bien recevoir dans la parole qui dit "Voici".
Et il serait tout à fait abusif de mettre du côté de Marc un sermon sur la générosité caritative par rapport à la faim dans le monde, et du côté de Jean, une simple théologie sur l'Eucharistie. Distinguer ainsi Marc et Jean, c'est introduire nos différences à nous et notre incapacité à penser l'unité fondamentale des deux questions.
En effet, l'engorgement en question, c'est ce qui conduit à la mort au sens johannique, c'est l'affaire du monde au sens johannique (le monde au sens johannique ne voulant pas dire l'ordinaire) ; et le don, c'est ce qui conduit à la vie. Ainsi nous retrouvons une fois encore ce qui est sans doute le cœur de la christologie, et que nous avions relevé déjà dans Ph 2 : les deux façons de recevoir et d'être à[1]. Et nous retrouvons une fois encore ici également ce que nous avions détecté chez saint Paul sous le terme eukharistia qui est une façon d'être à, et une façon d'accueillir, de recevoir[2].
Ne nous étonnons pas de trouver dans le récit de Jean, comme dans le deuxième récit de Marc, le terme eukharistêsas (ayant eucharistié) à propos de la multiplication des pains. Quand on rencontre le terme d'eukharistêsas ici, il ne faut pas poser la question : est-ce qu'il s'agit d'une action de grâces banale ou est-ce qu'il s'agit du sacrement de l'Eucharistie ? Ce qui est une façon de reconduire notre incapacité à comprendre le cœur du texte.
II - L'ambiguïté du mot "signe" au sens johannique (Jn 6, 30-40)
D'une façon générale, il faut nous habituer à entendre un mot dans le champ symbolique qui lui est propre : en cette langue, en ce lieu et en particulier en celui qui écrit, et même d'après le lieu de son écriture. En effet le même mot peut avoir des sens contradictoires chez le même auteur.
Le mot de signe, intervient pour la première fois dans l'évangile de Jean à la fin des Noces de Cana : « Ce fut l'arkhê (la tête, le premier) des signes que fit Jésus à Cana de Galilée. Et il manifesta sa gloire et ses disciples crurent en lui. » (Jn 2, 11). Le mot signe désigne alors la trace advenante de la gloire, c'est-à-dire la présence de Jésus dans sa dimension de résurrection. Mais dans une autre série de textes de Jean, ce mot sera récusé, critiqué.
Un des lieux majeurs de cette critique se trouve dans le chapitre 6 de la multiplication des pains, du discours du pain de la vie. Nous avons là une situation très paradoxale. « 30Ils lui disent : "Quel signe fais-tu afin que nous voyions et croyions en toi ?" » (Jn 6, 30). Ces gens, qui viennent de voir la multiplication des pains, demandent un signe pour croire à la parole de Jésus, c'est-à-dire qu'ils ne viennent pas du tout de voir un signe. Et Jésus le leur a dit : « Vous me suivez parce que vous êtes rassasiés. » (v. 26).
1°) Quelle référence à la manne qui est un "signe" de l'Ancien Testament ?
« 30Ils lui disent : "Quel signe fais-tu afin que nous voyions et croyions en toi ? Qu'œuvres-tu ? 31Nos pères ont mangé la manne dans le désert selon ce qui est écrit – ce sont ici les Judéens qui, dans le contexte d'une demande de signe, font référence au pain (à la manne). C'est eux qui introduisent le thème du pain. Bien sûr ils peuvent y être portés par le fait d'avoir mangé des pains, mais cette manducation des pains n'a pas été interprétée par eux comme étant le signe qui marque que Jésus est scellé, marqué pour donner la vie au monde. Et ils donnent une citation qui fait référence à l'Exode, mais ici c'est l'Exode repris dans une citation de psaume – "Il leur a donné à manger un pain venu du ciel ". » Cette citation est choisie à cause de sa plénitude, parce que nous trouvons là le mot de "pain" qui n'est pas prononcé dans la demande de manne ; c'est le psaume qui appelle la manne un pain. L'expression « venu du ciel » donne lieu à des éléments de débat dans le texte qui va suivre.
« Il leur a donné », c'est le verbe donner qui est ici important dans le texte ; « à manger » c'est le verbe manger qui va venir à partir du verset 48 et sera ensuite développé à propos du débat avec les Judéens au verset 52. Nous avons ici des ressources de vocabulaire qui vont donner lieu à développement.
Qu'est ce qui amène la référence à la manne ? Ce n'est pas Jésus qui l'introduit, ce sont les interlocuteurs. Et c'est introduit par une citation. Quand il y a une citation, il y a de grandes chances pour que les éléments de la citation se suivent dans un certain ordre repris dans le débat. Pourquoi amènent-ils cette citation ?
► Parce qu'ils demandent un signe, et que la manne est un signe donné à leurs pères.
J-M M : Voilà. Ils introduisent une problématique qui est la problématique juive contemporaine : le signe.
Le thème de la manne semble ici être introduit par celui du sêmeion. Il faut bien voir en effet que la manne prenait place, et bonne place, dans la mystique juive des saintes réalités divines. La manne n'est pas un simple épisode du passé. Selon un trait assez caractéristique de l'apocalyptique, les choses du temps se sont souvent traduites dans des lieux de l'espace Dans les apocalypses juives on trouve la description mythique des saints lieux ; il y a par exemple le ciel de la manne : c'est le lieu où la manne est tenue en réserve. Et dans la mystique juive, la manne a cette signification de la nourriture donnée par Dieu, elle signifie qu'on est maintenu en vie par Dieu. Mais par ailleurs il faut savoir que des thèmes de la spiritualité juive sont utilisés diversement selon les auteurs du Nouveau Testament, et quelquefois diversement suivant les moments par le même auteur. À propos de cela, les saintes réalités du désert, dans 1 Cor 10, 3-4, étaient utilisées positivement, comme étant véritablement le Christ. Ici chez saint Jean, nous avons une autre attitude : « 32Jésus leur dit donc : "Amen, amen, je vous dis, ça n'est pas Moïse qui vous a donné le pain venu du ciel mais c'est mon Père qui vous donne le pain venu du ciel, le pain véritable, 33car le pain de Dieu est celui qui descend du ciel et donne vie au monde." » Et tout cela se termine par « Je suis le pain, celui qui descend du ciel » (v. 41).
Nous retrouvons ici des thèmes johanniques : d'abord l'assimilation, l'appropriation par le Christ des réalités de la mystique juive ; et la signification profonde de la question fondamentalement johannique : « D'où est-il ? » Il est du ciel. C'est à ce propos qu'on rencontre par exemple les discussions : « Est-il de Joseph ? » (v. 41).
Je vous rappelle[3] que le Nouveau Testament n'est pas régi par la différence de l'intelligible et du sensible, ce qui fait que la question « Où ? » n'est pas vouée à être cantonnée dans le champ occasionnel du sensible. Elle est même au contraire la condition d'une authentique symbolique. Dès l'instant que vous distinguez le concept et le sensible, vous vous interdisez tout symbole authentique. En tout cas ce n'est pas légitime pour lire l'Écriture et ça ouvre la question : est-ce à prendre au sens propre ou au sens figuré (métaphorique) ?
La distinction entre l'intelligible et le sensible met à mort le texte d'une écriture qui n'est pas écrite selon cette distinction, et elle interdit toute prise en compte sérieuse d'une symbolique qui ne serait pas simplement une collection de métaphores.
2°) Le rapport du voir et du croire (de l'entendre).
Le signe : voir pour croire ?
Dans les versets 27-29 qui précèdent notre verset 30 Jésus a demandé foi en lui. Il s'est déclaré celui que le Père a marqué et envoyé, tel que de croire en lui sauve, donne de vivre. C'est pourquoi ils disent : « Quel signe fais-tu pour que nous voyions et croyions en toi ». Nous avons là le thème du signe qui a à voir avec l'expression « voir et croire » ; car le signe, pensent-ils, c'est le voir qui permet de croire. Or l'expression « voir et croire » se trouve à trois endroits stratégiques de notre discours : versets 30, 36 et 40.
Est-ce qu'il y a besoin de voir un signe pour croire ?
Nous avons donc ici une thématique qui est celle du signe. La question est : comment y accède-t-on puisqu'il s'agit de croire en lui ? Ils demandent un signe et ils vont dire : « Nos pères ont vu un signe ».
Les mots qu'il faut d'abord étudier, ce sont voir et croire. Et il y a d'autres verbes de réception qui s'ajoutent à voir et croire dans l'ensemble des versets 30-51.
Les verbes de réception.
Nous avons voir, croire, entendre : « tout homme qui entend d'auprès du Père » (v.45) ; et cela donne lieu à un autre nom de la réception qui est « venir vers moi » : l'expression « venir vers (Jésus ou Dieu) » se trouve quatre fois dans notre texte (v. 35, 37, 44, 45) et au v. 46 on a "être auprès". Et enfin il y a un autre verbe de réception : manger.
Nous avons donc ici tout un vocabulaire qui demande à être regardé de près parce que ces mots-là jouent les uns sur les autres – ou s'accomplissent mutuellement ou se dénoncent mutuellement – dans la réponse qui est faite à la demande de signe, à propos du rapport entre voir et croire.
Il est bon de se demander comment ces verbes-là sont traités chez saint Jean quand il prend le soin explicite, par exemple, de les confronter de façon un peu plus systématique. Donc nous allons voir un lieu référentiel où ces choses-là sont traitées.
D'un mot je rappelle que nous traitons ici de l'essence même de l'Évangile. L'Évangile c'est quelque chose qui vient – venir – c'est l'avènement lui-même ou l'avènement annoncé ou l'annonce de l'avènement. Ce qui vient suppose un accueil, un recevoir.
Quels sont les noms du recevoir ?
– Il faut distinguer le nom le plus traditionnel qui est commun à tous, qui précède Jean, dont les traces sont dans les premières épîtres de Paul, le mot de croire (pisteuein).
– Le nom peut-être le plus basique est celui de recevoir (lambanein). Recevoir est un mot important chez Jean puisqu'il structure le Prologue lui-même : « à ceux qui l'ont reçu, ceux qui ont cru en son nom – voilà un exemple où le mot basique recevoir est posé comme équivalent du verbe le plus traditionnel croire – à ceux-là il a été donné de naître (de devenir enfants de Dieu) » : croire est en outre une naissance.
Ce "recevoir" se module chez Jean dans une série d'expressions comme nous venons de le voir ici, qui sont : entendre, voir, toucher, manger, venir vers (ou être auprès). Tous ces verbes disent la même chose, ils disent le sens plénier du mot croire et disent le recevoir qui constitue l'être christique, l'être au Christ.
3°) Le lieu référentiel 1 Jn 1, 1 : entendre, voir, contempler, toucher.
Ce sont tous des verbes du corps, de la sensorialité. Ce sont des modes différents pour dire la même chose, et cependant ils ne s'emploient pas dans n'importe quel ordre, et ils n'ont pas forcément, quand ils jouent deux à deux, la même signification.
Je suis en train de vous inviter à voir l'énumération qui est peut-être la plus connue et la plus référentielle sur cette question. C'est celle qui se trouve au début de la première lettre de Jean : «Ce qui était dès l’archê (dès le principe), ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et que nos mains ont palpé au sujet du Logos de la vie (au sujet de l'affaire de la résurrection) » car la vie est toujours la résurrection. Donc ce qui est en question, c'est la venue du Christ qui est la résurrection, sa venue dans son identification pleine. Les verbes d'accueil sont entendre, voir, contempler, toucher.
Ceci amène à réfléchir. Si nous pensons qu'une capacité de recevoir doit se mesurer à ce qui vient, comme ce qui vient ici c'est la résurrection, ces verbes de la sensorialité doivent s'ajuster à recevoir ce qui vient. L'oreille ordinaire n'entend pas la résurrection, n'a pas contact avec. Donc nous avons bien des verbes sensoriels, mais d'une sensorialité ressaisie, ajustée à ce qui vient.
Une double sensorialité non référée à la distinction intelligible / sensible.
Dans notre langage nous distinguons des choses spirituelles et c'est notre esprit qui les reçoit, et des choses sensibles et ce sont nos sens qui les reçoivent. Ici il ne s'agit pas d'une répartition entre "des choses spirituelles" et "des choses vulgairement sensibles", mais il s'agit d'une double sensorialité, l'une pour les choses externes et l'autre, subtile, qui se dit dans le langage même de la première. La différence est énorme : en effet s'évacue cette distinction de l'intelligible et du sensible dont nous parlions.[4] Ce "dire autrement" est très important parce qu'il n'entérine pas une rupture entre le sensible et l'intelligible mais entre deux modes ou deux degrés de la sensorialité fondamentale de l'homme.
Dans le début de la première lettre de Jean, il faut voir que tous les verbes cités sont susceptibles de dire la totalité de l'accueil ; et cependant ils sont mis dans un certain ordre, ils ne sont pas susceptibles d'être simplement superposables. Il y a un certain ordre signifiant.
1) « Ce que nous avons entendu » : tout commence par l'oreille. Entendre est le mot le plus originel pour traduire ce qu'il en est de la foi. Il serait très important de réentendre ce que veut dire foi à partir d'entendre parce que ce mot a une histoire en Occident, une histoire qui le conduit dans deux directions selon la répartition occidentale des choses de l'intellect et des choses du vouloir ou de l'affectif : dans la direction de l'intellect, croire c'est avoir une série d'opinions (un catalogue d'opinion) ; dans celle de l'affectif, la foi c'est la confiance qui me lie à. Ces deux acceptions sont l'une et l'autre inaptes à rendre compte du sens originel du mot de foi. Et pour entrer à nouveau dans ce que veut dire foi, je conseille de partir du verbe entendre. Ce verbe entendre a toutes les vertus. Il a la vertu de ne pas introduire une distinction entre le sensible et l'intelligible. Dans le français il a toute la gamme. Il a la vertu d'être fidèle à ce que dit Paul : « La foi est acoustique (ek akoês) » (Rm 10, 17). Tout le monde connaît "fides ex auditu", la foi vient par l'oreille, mais pas l'oreille comme organe. Par parenthèse, sur organe et fonction j'ai trouvé chez Heidegger un petit texte très joli que je vais vous apporter.[5]
Par ailleurs entendre est une chose merveilleuse parce qu'on n'entend jamais, et que entendre c'est toujours chercher à entendre. Il y a des gens qui me disent « j'ai la foi » ou « je n'ai pas la foi » ? Je réponds : quelle idée a-t-on de dire une chose pareille ! D'abord pour une raison simple, on peut très bien croire avoir la foi et ne pas l'avoir, croire ne pas l'avoir et l'avoir. « J'ai la foi » de toute façon, personne ne peut le dire à votre place, mais vous peut-être même pas non plus…
La foi, c'est chercher à entendre. Mais on entend toujours dans le malentendu, et le malentendu est le premier mode d'entendre. Être dans le malentendu, c'est peut-être déjà être dans le chemin d'un entendre. Entendre est toujours un chemin. Entendre est toujours une question, car si je ne cherche pas à entendre ce que je n'ai pas entendu, et si je dis : « c'est une chose entendue ! », je n'entends pas l'Évangile qui n'est jamais une "affaire entendue" ; peut-être même que plus on l'entend, plus il est à entendre. C'est à ce point que, chez saint Jean, entendre dit plus que comprendre. La raison en est simple : ce qui est à entendre, c'est le don. Or tout "comprendre" est un mode de "prendre". Si je prends le don, je le manque. En effet si je prends ce qui a pour nature de se donner, je le manque.
Entendre me met dans une posture qui garde la relation. Entendre est ce tonos, cette tension qui est toujours plus ou moins attendre. On distingue les vertus de foi, d'espérance et de charité. D'abord ce ne sont pas des vertus, ce sont des déterminations de la posture christique fondamentale, et puis ce ne sont pas des vertus différentes. L'attendre (donc l'espérance) est un des éléments constitutifs de l'entendre (donc de la foi), sans compter que s'entendre mutuellement est du côté de l'agapê. Foi, espérance et charité (agapê) sont des dénominations de la posture christique fondamentale, ce ne sont pas des vertus qu'on pourrait avoir ou ne pas avoir.
2) Après entendre, ce qui vient c'est voir : « ce que nous avons vu de nos yeux ». Il en va des yeux ici comme de l'oreille de Paul. Jean ne veut pas dire : ce que nous avons entendu de la bouche de Jésus et ce que nous avons vu dans sa gestuelle quand nous l'avons touché sur l'épaule en bons copains. Pas du tout. Ce qui se joue dans la question de voir, d'entendre, de toucher, c'est l'affaire de la résurrection, c'est l'avènement de la vie, donc c'est la dimension de résurrection. Nous n'avons pas ici des sensorialités disparates qui s'ajoutent les unes aux autres. Ce sont des dénominations de la même chose. C'est même vrai, nous l'avons esquissé hier, pour la sensorialité usuelle : nous avions ce glissement continuel d'une sensorialité à l'autre dans la façon de les énoncer, sur la tonalité par exemple, mais il y a plus que cela.
Entendre vient en premier parce qu'entendre donne de voir. Nous ne voyons rien sinon dans un entendre. C'est vrai au niveau le plus banal, le plus basique. C'est une donnée élémentaire de la phénoménologie contemporaine que de reconnaître cela.
Conséquence de ce que "voir" vient après "entendre", pour le signe.
Ce qui est affirmé par Jean, c'est que si je demande à voir un signe pour, à partir de mon voir, entendre, c'est-à-dire avoir la foi, je suis à l'envers.
Voir pour croire, ça ne marche pas. Entendre, qui est déjà croire, donne de voir, donne d'avoir en vue. C'est-à-dire que le mot signe peut être pris dans un sens positif par Jean quand je vois à travers la parole qui me donne de voir, mais il peut être dénoncé par Jean dans la demande de signe, quand je demande à voir pour croire, ce qui est le cas de certains auditeurs de Jésus. Il faut être très attentif au rapport entre voir et croire.
Entendre donne de voir et voir est quelque chose qui est de l'ordre de la traversée ; et il faut traverser pour rejoindre. Voir est de l'ordre de la perspective, de ce qui ouvre un espace. Or l'espace est le lieu qui se détermine dans le rapport du loin et du près. Voilà aussi des données qui peuvent être traitées de façon phénoménologique. Le loin et le près sont probablement les premières données de la spatialité. Pour nous cela peut paraître étrange. Voir est encore dans la perspective, le dernier terme va donc être dans la proximité.
3) « Ce que nos mains ont touché»: le troisième terme qui est "toucher" dit l'accomplissement dans la proximité. La proximité n'est pas la négation du loin, elle suppose l'éloignement. Sans éloignement il n'y a pas de proximité, il y a de la promiscuité ou de l'écrasement. La bonne distance est une gestion du loin et du près. Et comme nous sommes toujours ici dans un chemin, ce qui est très important c'est donc la capacité de s'approcher, de venir vers, qui n'est jamais la fusion ni le mélange, même si l'extrême du "venir vers" peut se dire dans le langage de la manducation qui est l'intériorité authentique et l'accomplissement de la proximité.
La structure chez Jean est donc la suivante : premièrement, priorité de l'entendre, tout est dans la parole, dans la parole qui dit « Voici » : vois ça, vois ci ; deuxièmement, la parole donne de voir, la parole est donatrice de voir. "Voici" est un mot majeur, de même que "ceci"; troisièmement, le voir qui ouvre l'espace s'accomplit et s'achève dans la proximité. Les noms de la proximité sont divers. Autant entendre et voir sont deux mots constants, autant le troisième, la proximité, peut varier suivant les épisodes : venir vers, toucher, contempler (le mot n'est pas bien traduit, il dit un affinement du voir, une proximité du voir), être auprès et venir auprès, manger, etc.
4°) Que signifie : « ce texte est vrai » ?
Donc tout reste subordonné à entendre. Ceci est très important pour la notion de signe et la façon de se posturer par rapport au fait. Poser, en tant qu'historien, que je doive d'abord assurer que ce fait a bien eu lieu pour ensuite en chercher la cause n'a pas de sens. C'est entendre ce qu'il y a de donateur dans le texte de ce récit qui m'atteste que cela est vrai. Mais que veut dire vrai ? Une autre question se pose là, parce que nous avons du vrai une conception à revoir... Il faudra revenir sur cette question.
Il est vrai que tout se tient dans des ensembles cohérents et que nous vivons, pensons, dans un ensemble distributeur, répartiteur de concepts et de pensées qui n'est pas celui de cette parole. Ce n'est pas simplement, comme on peut l'entendre, parce que c'est une parole inouïe, une parole de révélation, une parole de Dieu qui n'est pas à la mesure des paroles humaines. Mais déjà, à un simple niveau culturel, l'articulation répartitrice des concepts et des tenants, la syntaxe ou la parataxe des mots dans notre Occident moderne, sont une donnée déterminée qui est tout à fait étrangère à cette parole.
5°) Le signe de la multiplication des pains.
► Est-ce que vous pourriez revenir sur ce qui paraissait incompréhensible : ils demandent un signe à Jésus juste après avoir vu la multiplication des pains !
J-M M : Précisément ils n'ont pas vu de signe dans le bon sens du terme, d'ailleurs Jésus explicitement le leur dit. C'est nous sans doute qui lisons en cinémascope ce qu'ils ont vu !
Ce qui se passe fondamentalement dans la multiplication des pains, c'est la révélation de la donation féconde, c'est-à-dire que donner multiplie les choses à donner. C'était cela qui était à percevoir, mais ils n'ont rien aperçu, ils ont mangé, ils étaient même contents de manger.
La façon même dont ces pains sont arrivés là ne les préoccupe pas : Jésus est le nourricier pour eux. Or Jésus n'est pas le nourricier. Ils l'ont vu comme nourricier et non pas comme celui que le Père envoie pour nourrir le monde, pour que le monde ait la vie.
C'est étrange en effet : ils viennent de voir ce que nous considérons comme un miracle fastueux, et ils se permettent de demander un signe. C'est très intéressant d'ailleurs à la mesure où cela peut rétrospectivement nous aider à lire ce que signifie le récit qui n'est justement pas le récit du miraculeux sensationnel que nous pensons, puisqu'ils n'ont pas vu ce qui était à voir. Nous encore moins !
[1] Voir le message Ph 2, 6-11 : Vide et plénitude, kénose et exaltation dans le tag "saint Paul" du blog
[2] J-M Martin fait allusion au texte de Rm 1 qui n'est pas encore objet d'un message sur le blog.
[3] Voir le message La question « Où ? » chez Jean. La distinction intelligible/sensible interdit une vraie symbolique dans les tags "structure de base" et "symboles" du blog.
[4] Voir la fin du message La question « Où ? » chez Jean. La distinction intelligible/sensible interdit une vraie symbolique ou bien le chapitre 4 de pain et parole (Jean 6) le message précédent sur "Symbole au grand sens" .