CREDO et joie, chapitre 1 : Le thème de la joie chez Jean. 1Jn 1, 1-4 et Jn 16, 20-22.
La joie fait signe vers une plénitude et un accomplissement. Tout recherche, toute lecture, toute étude vise la joie. Mais qu'est-ce au juste que cette joie dont parle saint Jean ? C'est là-dessus que Jean-Marie Martin a commencé la session sur le Credo, ce texte assez obscur pour nous, et qui occupera les séances suivantes de la session qui a eu lieu à Nevers.
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Chapitre 1
Le thème de la joie chez Jean
Le mot de joie est très fréquent chez saint Jean. Très souvent il est posé sans plus, sans indication. On en verra un exemple opportun tout à l'heure et on pourra se poser la question : qu'est-ce qui suscite l'utilisation de ce mot ici ? On remarque par ailleurs qu'il est souvent accompagné d'un verbe[1], le verbe emplir ou accomplir sous la forme : « pour que notre joie soit pleinement accomplie ». L'expression « pleinement accomplie » garde le double sens de emplir pleinement et accomplir. Autrement dit la joie fait signe vers une plénitude et un accomplissement, le plus souvent du côté de l'eschatologie (étude des dernières choses) ou à propos de la Résurrection qui est semence d'eschatologie.
Seulement, en dehors de ces allusions très nombreuses dans l'écriture de Jean, il y a un texte spécialement consacré à une méditation sur la joie qui se trouve au chapitre 16. Nous y viendrons dans la deuxième heure. Mais pour entrer, je prends le texte de Jean dans lequel se trouve l'expression que j'ai dite (« pour que notre joie soit pleinement accomplie ») qui est l'ouverture célèbre de la première lettre de Jean.
1Jn 1, 1-4. Croire c'est recevoir. La joie en est le fruit.
« 1Ce qui était dès l'arkhê – qui n'est pas le simple commencement : l'arkhê ouvre mais continue à régner sur ce qui est ouvert (ces mots sont choisis rigoureusement). C'est le premier mot de l'évangile de Jean, et c'est le premier mot de la Genèse : arkhê est le point d'ouverture d'un espace, d'un espace qui peut être appelé un "royaume" ; c'est pourquoi j'ai pu dire : « l'arkhê continue à régner sur ce qu'il a ouvert ». La différence avec le début c'est qu'après le début ça n'est plus le début, mais après l'arkhê c'est encore l'arkhê. C'est le sens profond du terme arkhê – ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et que nos mains ont touché au sujet du logos de la vie... » Ceci demande à être expliqué. Le "logos", nous le savons, est un des noms de Jésus et il signifie parole, mais aussi affaire, événement ; et la "vie" chez Jean désigne toujours la Résurrection, c'est-à-dire la dimension de résurrection ; ça ne dit pas simplement le factuel de la résurrection mais le sens de la résurrection, la dimension de résurrection.
Saint Jean dit que ce qui a été donné, concernant l'événement de résurrection, a été reçu par les capacités d'accueil qui sont appelées ici : entendre, voir, contempler, toucher. Bien sûr tous ces verbes-là sont diverses façons de dire la même chose, de désigner le "recevoir" de ce qui s'annonce dans l'événement de résurrection.
Lambaneïn (recevoir) est le mot le plus basique. Le mot le plus commun pour dire cela dans les premières communautés chrétiennes, c'est le mot "croire", mot important pour le Credo. Or le mot "croire" ne signifie pas vraiment ce qu'il signifie dans notre usage. Il y a une collection littéraire qui s'appelait « Ce que je crois », avec différents auteurs. Chacun disait : « ce que je crois » c'est-à-dire quelles sont mes opinions. Or ce n'est pas le sens du mot "foi" chez saint Jean. La foi n'est pas fondamentalement une opinion ni un rassemblement d'opinions. Elle est indiquée ici à travers des verbes sensoriels. Ils ne parlent pas immédiatement de nos sens à nous, mais des sens du "nous" dont parle saint Jean, le nous des témoins. Ce sont différentes façons de marquer le contact – référence à « ce que nous avons touché » – avec la nouveauté christique, avec la dimension de résurrection. Ce sont de multiples façons de dire fondamentalement cela, et cependant tous ces verbes disent le même. Je le répète : c'est ce que, de façon basique, dit le verbe recevoir (lambaneïn). L'Évangile est très simple : ça vient et ça se reçoit. L'Évangile est quelque chose qui vient, et ce qui vient s'accueille : on le salue, on le reçoit.
« À ceux qui l'ont reçu, à ceux qui ont cru… » (d'après Jn 1, 12) : croire c'est la même chose que recevoir, mais c'est le verbe des premières communautés chrétiennes, et là nous avons différents capteurs, différents modes de recevoir, qui sont des verbes de la sensorialité. Il va sans dire qu'il faut que ces sens soient ajustés à ce qui vient, accordés à ce qui vient. Et comme ce qui vient n'est pas de l'ordre de notre expérience courante, ils disent une sensorialité spirituelle autre que ce que ces mots-là disent dans l'ordinaire de notre langage.
Par exemple dans notre langage occidental qui est très différent de celui-là, nous distinguons ce qui relève de la sensorialité (du corps) et ce qui relève de l'âme. Et dans le Nouveau Testament il n'y a pas de distinction d'âme et de corps, mais il y a la distinction d'une sensibilité native – je vous expliquerai pourquoi je dis native s'il le faut – et d'une sensibilité spirituelle (sensibilité intérieure). Cependant il y a risque d'équivoque car on peut comprendre que « ce que nous avons entendu » indiquerait les paroles que les apôtres ont entendues ; que « ce que nous avons vu » désignerait les gestes, les postures, les miracles que les apôtres ont vus ; et que « ce que nous avons touché » évoquerait les contacts qu'ils ont pu avoir. Or ce n'est pas de cela qu'il s'agit, car les apôtres témoignent de ce qu'ils ont entendu, vu, de la chose de la résurrection, de l'affaire de la résurrection, de l'affaire de la "vie". Donc il faut que la sensorialité en question soit ajustée à la nouveauté christique ; car la nouveauté christique n'est pas contenue dans nos capacités natives de prise ou de réflexion. Ceci s'indique en particulier par le fait qu'on n'est pas christique du fait de notre naissance : nul ne naît chrétien. Devenir chrétien, ce n'est pas ajouter quelque connaissance ou quelques opinions à ce qu'on savait déjà, c'est naître à nouveau et plus originairement, c'est naître de plus originaire. « Si quelqu'un ne naît pas de cette eau-là qui est le pneuma (l'esprit) de résurrection, il n'entre pas dans l'espace de Dieu (dans le royaume de Dieu) » phrase que je glose ici de façon opportune et qui se trouve au chapitre 3 de saint Jean.
Je poursuis, il y a une petite parenthèse ici : « 2Car la vie s'est manifestée – la manifestation, la monstration de la vie a lieu dans la Résurrection – et nous avons vu et nous témoignons et nous vous annonçons la vie éternelle – le mot "éternel" n'était pas encore prononcé. Le mot "vie éternelle", vous l'avez dans le Credo. Qu'est-ce qu'il dit dans le Credo, et qu'est-ce qu'il dit dans ce contexte ? Quand est-ce qu'on l'entend bien ? À quel prix peut-on entendre ce que veut dire "vie éternelle" ? – qui était auprès du Père et qui s'est manifestée à nous. 3Ce que nous avons vu et entendu, nous vous l'annonçons à vous aussi ». Le premier mot pour dire cette parole c'est "annoncer", c'est le même mot que angélia (annonce), donc c'est la belle annonce, évangélion. Le mot Évangile ne signifie rien d'autre originellement que annonce de la nouveauté christique, annonce de la Résurrection. Le recueil de la Résurrection s'appelle foi. La foi au sens néotestamentaire du terme est essentiellement le recueil de la Résurrection, et la Résurrection ne peut être accueillie que par la foi et pas, par exemple, par l'historien en tant qu'historien, parce que le critère de l'historien est le pensable dans un champ donné : l'historien relit les données factuelles à partir de leur vraisemblance, mais cette vraisemblance est celle d'une époque, d'une culture donnée, et ce ne sera pas celle d'une autre culture. Or c'est implicitement un critère de foi qui conduit le lecteur de l'Évangile. Dire : « Jésus est ressuscité » ne peut se faire autrement que dans la foi. Par ailleurs « Jésus est ressuscité » dit la même chose que « Jésus est Seigneur », chose qu'il faudra expliquer. Saint Paul dit explicitement : « Nul ne peut dire "Jésus est Seigneur" sinon dans le Pneuma » (1Cor 12, 3). Or c'est ce que je viens de dire.
L'autre mot qui va avec le mot annoncer dans le texte, c'est le mot témoigner : c'est une attestation ou un témoignage. Ce que veut dire témoignage dans le Nouveau Testament ne correspond pas exactement à notre idée de témoignage au sens courant, et c'est fondamental. Comme le "nous" de nous qui sommes ici rassemblés correspond au "vous" dont parle saint Jean dans le texte, mais comme nous ne sommes pas les témoins de première part, le témoignage dont parle le texte suscite en nous des capacités d'accueil qui sont aussi des capacités d'entendre, de voir et de toucher. Évidemment il faut aussi que ces mots-là aient une signification dans les situations où l'attestation est recueillie, avec ce que cela suppose comme constitution d'une humanité dans laquelle l'individu singulier n'est pas seul, mais dans laquelle il y a "communication" d'expérience – j'aurais pu dire : "communion" d'expérience ; et en effet, c'est ce que le texte dit : « Ce que nous avons vu et entendu, nous vous l'annonçons à vous aussi pour que vous ayez communion (koïnônia) avec nous – on peut ici poser la question de savoir si c'est la même chose que la "communion des saints" qui se trouve dans le Credo – mais notre communion est communion avec le Père et avec son Fils Jésus-Christ. » Autrement dit entendre la parole ne me met pas simplement en rapport avec Jean, entendre me met en rapport avec le Père et le Fils, me met en communion avec le Fils qui est ma relation au Père.
« 4Et nous vous écrivons ces choses afin que notre joie – voilà la "joie" – soit pleinement accomplie. » C'est l'expression dont je vous parlais. Certains scribes ont pensé que ce serait plus généreux si Jean écrivait : « que votre joie soit pleinement accomplie », c'est pourquoi on trouve cela dans certains manuscrits. Mais le manuscrit original dit « notre joie », car désormais le "notre" n'est plus le "notre" d'avant, il inclut le "vous". C'est pour cela qu'il faut se garder de corriger, dans les textes, ce qu'on soupçonne d'être des erreurs de scribe ou choses de ce genre.
Voilà une page que je vous livre. Vous en percevez la pertinence par rapport aux questions qui se posent à propos du croire, de ce qu'il en est d'articuler quelque chose à propos du croire, les conditions dans lesquelles cela s'articule, le rapport à l'âge apostolique, le rapport à l'Écriture.
D'où sort le Credo par rapport à cela ? Est-ce que le Credo dit bien la même chose que ce qui est dit dans cette page ? Pourquoi le déploie-t-il de telle ou telle façon ? Et enfin est-ce que le Credo ne s'entend lui aussi véritablement que dans la tonalité de la joie pleinement accomplie ? Je pense que vous apercevez que le rapprochement que nous faisons ici, et qui est tout à fait fortuit au départ, entre joie et Credo, n'est pas quelque chose d'artificiel, c'est quelque chose qui appartient à la chose même.
Jean 16, 20-22.
Je vais maintenant prendre le temps de lire un court texte, mais trop rapidement malheureusement parce que ce texte est pour moi déjà l'objet d'une retraite de huit jours. Il se trouve au chapitre 16 de saint Jean, versets 20-22.
« 20Amen, amen, je vous dis que vous pleurerez et que vous vous lamenterez, tandis que le monde se réjouira ; vous, vous serez dans la tristesse mais votre tristesse deviendra joie.
21La femme quand elle enfante, a tristesse de ce que l'heure est venue. Mais quand est né le bébé, elle ne se remémore pas la souffrance à cause de la joie de ce qu'un homme est venu vers le monde.
22Et vous, maintenant, vous avez tristesse. En retour (palïn) je commence à vous voir et votre cœur commence à se réjouir, et cette joie personne ne vous l'enlèvera.»
Pour comprendre bien ces trois versets il faudrait les situer là où ils se trouvent, depuis le verset 16 jusqu'à pratiquement la fin du chapitre. Ils sont insérés dans un passage qui commence par une parole de Jésus, une parole énigmatique : « Un peu (micron) et vous ne me constatez plus, ce qui est qu'un peu en retour vous commencez à me voir ». On traduit habituellement par « un peu de temps vous ne me voyez plus et puis un peu de temps après et vous me verrez » mais pas du tout, c'est beaucoup plus complexe que cela puisque c'est une énigme. Je peux dire que c'est une énigme parce que c'est souligné comme étant une phrase qu'on ne comprend pas (« qu'est-ce qu'il nous dit ? »), et c'est souligné aussi par le fait que c'est répété intégralement trois fois (v.17-18). Enfin ceci est confirmé par la suite du texte où Jésus dit (v.25) : « Je vous ai parlé en énigmes (én paroïmiaï) – paroïmia est un mot qu'on traduit par proverbe, c'est un mot proche de parabole, et ça s'oppose à parrêsia c'est-à-dire au discours clair – vient l'heure où je ne vous parlerai plus en paraboles mais où je vous annoncerai au sujet du Père ouvertement (parrêsia). » Une partie du trouble et de la tristesse qui sont évoqués au cœur de cet ensemble provient aussi de la parole énigmatique. En effet la parole énigmatique a pour effet de conserver la situation de trouble, car la situation de trouble est le trait dominant de tout l'ensemble des chapitres 14, 15, 16, le grand discours de Jésus qui commence par « Que votre cœur ne se trouble pas » : il s'agit d'un trouble, d'un bouleversement. Ce qui produit ce bouleversement c'est l'annonce du départ de Jésus : « Petits-enfants, encore un peu je suis avec vous, vous me chercherez et comme je l'ai dit aux Judéens, là où je vais vous ne pouvez venir. Je vous le dis à vous maintenant » (Jn 13, 33). Donc c'est l'annonce d'une absence. Le trouble s'éprouve mais Jésus lui donne son nom de trouble, ce qui est une façon de ne pas le dénier, mais invite à une lecture positive de ce trouble, ce qui se manifestera entre autres choses par la formule : « Il vous est bon que je m'en aille car si je ne m'en vais le Pneuma ne viendra pas. » (D'après Jn 16, 7). Autrement dit : « ultimement, si je ne mets pas fin à ce séjour qui est le nôtre, ne peut pas s'ouvrir l'autre séjour qui est mon séjour de résurrection, ma mort est une bonne chose » (« Il vous est bon que je m'en aille »).
On peut pleurer le vendredi saint et se réjouir le jour de Pâques, mais on peut aussi avec saint Jean dire que la résurrection est inscrite au cœur du vendredi saint et donc se réjouir lors du vendredi saint, et garder souvenance de la souffrance dans la joie pascale.
Donc voyez le contexte d'ensemble : c'est la grande question de l'absence et de la présence, du trouble fondamental. Quand Jésus dit : « Ne vous troublez pas » il constate le trouble, il le nomme ; et de le nommer, de le reformuler, le tourne en question. Or comment un trouble aussi fondamental peut-il être retourné en quelque chose qui soit susceptible d'être questionné, d'avoir un sens positif ? Il faut comprendre que cela ne peut être que par un chemin énigmatique, d'où la parole énigmatique qui est le plus haut de la méditation johannique sur l'unité profonde de la mort et de la résurrection du Christ, autrement dit sur l'unité profonde de l'absence et de la présence de Dieu. Mais cela ne peut s'entendre d'abord que de façon énigmatique.
C'est donc là que se trouvent les trois petits versets que nous avons retenus pour méditer de façon plus proche.
Vous avez deux versets (20 et 22) qui parlent des apôtres, et vous avez un petit verset intercalaire qui, lui, parle de la femme, un verset parabolique. Le rapport entre la situation de la femme du v.21 et des apôtres constitue l'ordre de ces trois versets. La joie s'oppose ici aux pleurs, à la lamentation, à la plainte, à la tristesse, à l'affliction (thlipsis, la constriction du v.21). Voilà déjà un champ de vocabulaire qui appartient en gros à la même réalité ; il est à relever ici. Plus largement on peut joindre à cela le trouble qui occupe l'ensemble de ces chapitres et qui est le premier mot de ce grand ensemble. Ce trouble n'est pas simplement un "s'émouvoir légèrement" puisque taraxis est un bouleversement. Dans d'autres textes le mot de joie s'oppose à la peur, nous aurons peut-être l'occasion de le voir. Voyez, nous restons ouverts à ce champ de mots qui notent ici ce qui n'est pas la joie.
Concentrons-nous maintenant sur la petite parabole de la femme.
« 21La femme, quand elle enfante, a tristesse de ce que son heure est venue, mais quand est né le bébé (to païdion) elle ne se remémore pas (elle ne se souvient pas) de l'affliction à cause de la joie de ce qu'un homme est né [pour être] vers le monde. »
On pourrait dire que la situation de la femme n'est pas clairement décrite : que veut dire que « son heure est venue », et quand elle se réjouit, elle se réjouit de ce que « un homme est venu vers le monde », ce n'est pas vraiment ce qu'on dirait. Qu'est-ce que cela signifie ?
Les paraboles johanniques sont très peu nombreuses et sont traitées de façon très particulière : ce sont toujours des petites paraboles qui ne sont pas développées comme les grandes paraboles de Matthieu et des autres. Vous avez le semeur et le moissonneur (Jn 4), le grain de blé (Jn 12), la vigne (Jn 15) et quelques autres. Ce sont en général des textes très courts et qui ne sont jamais pris pour eux-mêmes, en ce sens qu'il n'y a pas d'une part une anecdote racontée pour elle-même et d'autre part la morale qu'on en tirerait (ou un sens qu'on développerait après). Dans une fable de La Fontaine, par exemple, il y a un récit qui est là pour lui-même, souvent délicieux, et ensuite une morale qui vient après coup. Chez saint Jean le sens profond de la parabole travaille le texte de l'épisode même.
Ici, comment justifier la façon dont Jean s'exprime ? En général on ne parle pas de cette façon au sujet d'une femme qui enfante, pas plus qu'on n'exprime la joie d'une femme qui enfante en disant qu'un homme est "venu vers le monde" ? C'est qu'en parlant de la femme Jean pense à Jésus lui-même d'une part, et aux disciples d'autre part. En effet : « Son heure est venue ». Jésus dit « mon heure », mot qui a un sens technique, un sens essentiel. Qu'est-ce que l'heure de quelqu'un ? C'est le moment décisif, c'est le moment de son accomplissement. De même que, chez les anciens, dire "mon âme" c'est dire "moi-même sous un certain aspect", "mon heure" est une façon de dire "moi-même dans mon état d'accomplissement". Or l'accomplissement christique c'est la Résurrection. Mais la Résurrection c'est, au cœur d'elle-même, la Passion. Le rapport entre passion et résurrection est l'horizon dans lequel le rapport de la peine et de la joie va être pensé. Ce ne sont pas simplement deux choses extérieures, elles sont l'une dans l'autre. Cela demandera à être expliqué.
Je faisais allusion tout à l'heure au vendredi saint jubilatoire, et à la démarche de Pâques où apparaissent toujours les stigmates de celui qui est mort. Il n'y a jamais l'un sans l'autre.
"Mon heure" est donc une formule johannique pour dire le moment crucial ; crucial fait allusion à la croix, mais on use aussi de ce mot-là pour dire le moment décisif. Quand Jésus évoque la venue de son heure au chapitre 12 il se trouble (c'est un mot de même racine que taraxis) : « Mon âme est troublée de ce que mon heure est venue » (Jn 12, 27) verset qui vient après la petite parabole du grain de blé qui tombe en terre.
Dans la parabole de la femme il y a un jeu d'écriture, une façon de parler qui implique des éléments qui en eux-mêmes sont plus proches de l'anecdote, et d'autres qui sont plus proches du sens. Les deux cohabitent déjà dans l'énoncé même de la parabole.
À quoi sert cet épisode quand il parle de la femme ? Il parle de Jésus qui donne la vie, mais directement dans le texte il parle des apôtres. Jean fait appel à la femme pour évoquer la situation des apôtres : « Vous serez dans la tristesse mais votre tristesse se tournera en joie ». Autrement dit l'aspect vivifiant de l'annonce, l'aspect de mise au monde de l'annonce par les apôtres est quelque chose de maternel en un sens puisque ça donne la vie : « celui qui entend, vit » ; entendre donne de vivre.
Donc il y a ce point-là : dans l'immédiat de la parabole, la situation des apôtres est traitée dans la figure de la femme qui enfante, mais la situation des apôtres comme celle de la femme qui enfante ont en commun de se référer à l'heure décisive, et « mon heure » est une expression que Jésus emploie à propos de lui-même. Il y a tout cet ensemble qui fait écho dans la petite phrase que nous avons entendue.
► Il est question de l'humanité ?
J-M M : La femme, dans le présent texte, c'est l'humanité en tant qu'elle donne vie éternelle aux autres, c'est donc la fonction apostolique d'une certaine manière.
La femme peut avoir un sens beaucoup plus large suivant les lieux : la femme, dans la Samaritaine, c'est l'humanité en tant qu'essentiellement réceptive ; ici c'est plutôt l'humanité en tant qu'éventuellement annonçante, au fond c'est l'Ekklêsia.
L'autre chose insolite… Il faut relever les choses insolites parce que plus c'est insolite, plus c'est signifiant en général ; quand nous éprouvons quelque chose d'insolite c'est que nous ne sommes pas au sens, et que donc là il y a quelque chose à chercher : ainsi l'expression « Elle se réjouit de ce qu'un homme est venu vers le monde ».
On trouve ici l'expression « venir vers le monde » alors qu'on emploierait plutôt le verbe naître que le verbe venir à ce sujet, cependant en français on dit aussi qu' « on vient au monde ». Or l'expression « venir vers le monde » est dite du Christ (qui dit de lui-même « Je viens (erkhomaï) ») : « Il est venu vers le monde » (Jn 1,9).
N'oublions pas que le monde chez saint Jean n'est pas ce que nous appelons le monde. Le monde est un espace régi, donc qui a un prince qui est le prince de ce monde. "Le monde" chez Jean est une façon de désigner l'espace régi par la mort et le meurtre. C'est pourquoi l'annonce de l'Évangile est l'annonce d'un autre espace, le royaume de Dieu qui est régi par la vie et l'agapê, ce qui est le contraire de la mort et du meurtre. C'est l'annonce essentielle qui répond à la question qui est la question porteuse de tout l'Évangile : « Qui règne ? ». Nous aurons occasion de revenir à ce sujet à propos du Credo, c'est pourquoi ce sera décisif.
D'ailleurs toute écriture essaye de résoudre une question, que la question soit énoncée, ou qu'elle soit supposée. On écrit pour déchiffrer une situation. La question porteuse de l'Évangile est la question « Qui règne ? » C'est-à-dire : sommes-nous sous le régime de l'avoir à mourir définitif et de l'être meurtrier, ou est-ce qu'il y a un espace nouveau de vie qui soit un espace de vie non régi et limité par la mort, et un espace d'agapê qui exclut le meurtre (qui exclut l'exclusion mutuelle) ? Voilà pourquoi l'annonce de l'Évangile est une joie prodigieuse, c'est qu'en principe nous ne sommes plus définitivement régis par l'avoir à mourir et par le fait d'être meurtriers qui sont deux données de notre situation native. Nous sommes nativement voués à la mort du fait même que nous naissons, nous avons à mourir et même notre mort est en nous dès notre naissance, dans ce que nous appelons couramment la vie. C'est pourquoi il y a une équivoque sur le mot de vie qui n'est pas toujours suffisamment levée dans notre Nouveau Testament. La vie éternelle n'est pas le prolongement de la vie, ni le retour à ce que nous, nous appelons la vie, mais qui est la vie intégralement mortelle. Ce que nous appelons la vie, l'Écriture l'appelle parfois la mort, c'est-à-dire la vie mortelle.
C'est pourquoi le mot de résurrection ou de "naissance plus originelle" est très important pour marquer la nouveauté christique qui est une reprise de l'homme antérieurement à ce qu'il sait de lui-même, de plus loin que ce qu'il sait de lui-même.
Nous reviendrons sur ces questions et en particulier sur la question de la signification du terme de vie, et sur le rapport entre résurrection et vie. Quand Jean emploie le mot de vie, c'est toujours la vie de résurrection, la vie qui n'est pas soumise à la mort. C'est une dimension de vie et pas simplement un élément factuel comme le fait de relever (de ressusciter) quelqu'un. Nous verrons que la Résurrection est l'essence même de la foi. « Sans la Résurrection la foi est vide » dit saint Paul, et la Résurrection remplit la totalité de ce que veut dire « Je crois ». Il n'y a rien d'autre. Vous me direz : il y a les articles du Credo. Oui, mais alors comment lire les articles du Credo en tenant ceci que le Credo ne dit que la Résurrection ?
L'autre chose étrange c'est que le mot de joie ici est un mot équivoque : « Vous pleurerez et vous lamenterez et le monde se réjouira. » Est-ce que le monde se réjouit de la joie authentique ? Bien sûr que non. Autrement dit il y a quatre termes : il y a la bonne joie et la mauvaise joie, il y a les bons pleurs et les mauvais pleurs. Ceci est très important. Autrement dit il y a une joie en semence qui peut n'être pas perçue comme joie parce qu'elle n'est pas venue à fruit, mais qui est au cœur et qui a toutes les allures des pleurs et de la tristesse. Et il y a une tristesse qui est inscrite secrètement dans la fausse joie, une tristesse qui n'apparaît pas comme tristesse mais qui apparaîtra comme telle.
C'est un point très important parce qu'il y va de la gestion qui est souvent mal comprise de la joie et de la tristesse dans la vie courante. Que quelqu'un n'ait pas l'air joyeux, moi ça ne me gêne pas du tout, ce n'est pas la face hilare qui atteste l'authenticité de joie. Il y en a qui se plaignent de ce que les chrétiens n'aient pas l'air joyeux. Mais c'est normal. Il ne faudrait pas tomber dans l'excès, mais je veux dire par là que ce n'est pas si scandaleux que ça. Il y a des joies qui, enfouies sous des douleurs, ne peuvent pas paraître, et il y a des joies qui sont des étourdissements de l'être. Ce qu'il en est authentiquement de la joie et de la souffrance (ou de la douleur, de la tristesse…) est déjà psychologiquement équivoque (il y a des joies qui ne sont pas des joies authentiques psychologiquement) mais ici en plus ce n'est pas la psychologie qui régit les choses. La joie en question dans l'Évangile peut être vécue sous la forme de la grande douleur.
Dans le champ psychologique joie et douleur ne sont pas déjà si simples, et en plus il faut savoir que, si je mets ma joie dans la douleur, cela peut s'appeler masochisme. Donc ici nous sommes invités une fois encore à entendre de façon autre que simplement psychologique le texte de l'Écriture, car l'Écriture n'est pas écrite psychologiquement. Elle touche à la révélation d'une zone insue de nous-mêmes. Tout ce qui est spirituel est d'essence insue : « Le Pneuma (l'Esprit) tu ne sais d'où il vient ni où il va – ceci est dit de l'Esprit, mais Jean ajoute – ainsi en est-il de tout ce qui est né de l'Esprit » (Jn 3, 8) donc la part spirituelle de l'homme est également insue. Je ne me réduis pas à être ce que je sais de moi. Il y a une dimension que l'Évangile révèle mais pour autant ne permet pas de mesurer ni d'habiter pleinement, une dimension insue de l'homme qui est essentielle. L'homme qui se conçoit et qui vit comme étant l'égal de ce qu'il fait, de ce qu'il sent, est un homme plat, il n'a pas la troisième dimension ; il n'a pas l'épaisseur de l'homme qui, en plus de ce qu'il sait de sa vie, vit de lui-même autre chose, quelque chose de plus grand que ce qu'il sait, que ce qu'il sent.
► Est-ce que là on rejoint la psychologie avec l'inconscient ?
J-M M : Non, justement pas. J'ai pris grand soin de dire insu et non pas inconscient car l'inconscient fait partie du conscient (je veux dire qu'il appartient au champ du conscient). Ici il s'agit du verbe savoir qui indique la prétention de maîtriser quelque chose, donc il y va de la dé-maitrise sur soi-même. Dans la perspective que nous évoquons ici, même l'inconscient fait partie de l'extériorité de l'homme, ce n'est pas la profondeur de l'homme. C'est une différence importante qui est difficile à appréhender pour nous et pour nos contemporains. Votre suggestion est intéressante en ce sens qu'elle permet de lever un risque d'équivoque.
► Est-ce que ça rejoint l'homme intérieur et l'homme extérieur chez saint Paul ?
J-M M : Oui, bien sûr. D'ailleurs, pour simplifier, cette distinction entre l'homme intérieur et l'homme extérieur ne signifie pas comme chez nous que l'homme intérieur est l'homme qui se referme sur lui-même pour méditer alors que l'homme extérieur c'est l'homme qui est ouvert à autrui. Pas du tout. Pour saint Paul l'homme intérieur est celui qui est simultanément par rapport à autrui et par rapport à lui-même de bonne façon, et l'homme extérieur est celui qui est simultanément par rapport à lui-même et par rapport à autrui de façon excluante, extériorisante, de façon déchirée. L'intériorité spirituelle n'est pas le renfermement sur soi. C'est un point très important que nous n'évoquons qu'en passant.
Vous comprenez bien que sur une page comme celle-là on pourrait passer des heures et des jours.
► Est-ce que cette dé-maîtrise n'entraîne pas le trouble ?
J-M M : Quand elle est authentique, elle peut être au contraire un soin du trouble, mais en tout cas elle ne l'efface pas systématiquement. Par exemple la foi authentique n'est pas toujours psychologiquement certaine de soi. Il y a des nuits qui peuvent être vécues psychologiquement comme des pertes de foi. Autrement dit, tout ce qui est de notre rapport à Dieu n'est pas intégralement mesuré par la conscience que nous en avons. Ceci suppose d'être soigné par l'espérance qui est en nous, éventuellement par une espérance qui serait dans l'interlocuteur qui nous aide à traverser. Cela peut être psychologiquement non guéri, cela peut se résoudre. Mais la foi authentique et l'agapê authentique ne sont pas mesurées adéquatement par la conscience psychologique que nous en avons.
Si vous voulez, le rapport de la douleur et de la joie dans l'Évangile n'est pas : « Souffrez, souffrez, vous vous réjouirez d'autant plus ». Ce n'est pas la recherche de la douleur. Je le disais tout à l'heure, la recherche de la douleur existe, elle a un nom psychologique, mais il ne s'agit pas de cela.
Simplement il s'agit de ce que, à la lumière de la foi, même la douleur peut n'être pas le dernier mot. Peut-être qu'il y a des moments où elle est le dernier mot psychologiquement de façon provisoire, mais en soi, dans son essence, une douleur forte qui n'entend que soi, qui assourdit tout le reste, peut être une semence de joie, c'est-à-dire une joie déjà là mais non révélée comme telle.
Souvent, quand nous faisons la relecture d'une situation, quelque chose qui a pu être vécu de façon négative nous apparaît à la relecture comme positif pour nous. Eh bien ce côté positif n'est pas simplement quelque chose qui vient s'ajouter après coup, c'était déjà secrètement positif, seulement nous n'étions pas en mesure de l'apercevoir et de le sentir à ce moment-là. Je parle ici dans un langage qui est celui du Nouveau Testament (et singulièrement de saint Jean) qui est le langage de la semence et du fruit. La semence est le moment où le fruit est déjà là mais n'est pas visible ; celui qui lirait dans la semence verrait déjà le fruit, mais c'est pour nous deux moments, un moment caché et un moment dévoilé. C'est le rapport du mustêrion c'est-à-dire du moment secret de la semence, et du dévoilé accompli qui est le moment de l'avènement, de la venue à corps (à accomplissement) de ce qui était déjà tenu en secret. Quelquefois dans la vie, dans des relectures, cela peut se produire ainsi. Ce qui est important pour aborder l'Évangile, c'est de ne pas le lire à la mesure de notre psychologie car c'est là que non seulement on manque l'essentiel de l'Évangile, mais en plus on risque d'y apercevoir, soit pour le rejeter, soit (et ce n'est pas mieux) pour y ajouter foi, on risque bien d'y percevoir des perversions. L'expression « se haïr soi-même » qui est en Jn 12 (qui est en fait positive) ne peut pas être lue psychologiquement et c'est normal, puisque ce n'est pas écrit psychologiquement : il ne s'agit pas de la haine de soi au sens psychologique du terme.
Il ne faut pas se targuer de ce que ces choses-là soient immédiatement en pleine lucidité, en pleine clarté, mais il faut déjà que les questions soient posées, qu'elles soient endurées, que nous prenions conscience d'une distance entre le moment énigmatique et le moment ouvert de parole aisée. Car la parole énigmatique et la parole aisée, dans l'Évangile, c'est la même, mais la même qui est énigmatique en semence et qui est parole claire quand elle est venue à fruit. Jésus ne parle pas tantôt en paraboles et tantôt clairement, c'est toujours la même parole, mais quand elle est entendue, c'est une parole claire, et tant qu'elle n'est pas entendue, qu'elle suscite la recherche, c'est une énigme. Le mot recherche est un mot technique chez Jean aussi : la recherche, la quête est un moment essentiel d'abordage à la foi qui peut être un moment très long. C'est donc la situation dans laquelle se trouve la parole de l'Évangile. Ce n'est pas par plaisir qu'on écrit des choses en énigmes, c'est parce que la chose en question ne peut venir qu'au terme d'une fructification intérieure ; et même si je vous disais (si on nous disait) la vérité claire, si elle ne survenait pas au terme d'un chemin de recherche, elle ne dirait rien, elle ne serait pas entendue pour ce qu'elle signifie. La pensée de recherche est un chemin, et la foi garde ce caractère-là.
Il faudrait voir justement comment nous entendons les énoncés de foi, et quel rapport il peut y avoir avec ce que nous avons lu ce matin. Je pense que c'est une excellente façon d'aborder maintenant le thème du Credo.