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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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9 décembre 2015

1JEAN- Ch II. Étude préliminaire de 1Jn 1, 1-7. La sensorialité (v. 1) ; la purification par le sang (v.7)

Voici la suite de la session que Jean-Marie Martin a animée en 2009. Il aborde ici le début de la première lettre de Jean. Le premier verset lui donne occasion d'aller voir comment saint Jean traite des verbes de sensorialité, en particulier les verbes entendre, voir, contempler,  toucher. À la fin le verset 7b « et le sang de Jésus, son Fils, nous purifie de tout péché » pousse à aller voir la phrase de Jean-Baptiste au Baptême de Jésus : « Voici l'agneau de Dieu qui lève le péché du monde », l'agneau étant ici un agneau sacrificiel.

Voici le PLAN. 1°) Aperçu du vocabulaire fondamental : a) Verbes de la sensorialité ;  b) Les lieux de sensorialité de l'évangile de Jean ; c) Quelques dénominations de Jésus. 2°) Première lecture de 1Jn 1, 1-7. 3°) Références : a) Le double témoignage au Baptême de Jésus ; b) La notion de sacré.

 

Chapitre II

Étude préliminaire de 1 Jean 1, 1-7

 

Les données essentielles de l'Évangile sont dans cette épître. Le mot évangile s'y trouve prononcé sous la forme : « Nous vous annonçons » ; angelleïn (annoncer) a la même racine que évangélion, évangile. Et nous avons un autre verbe marturoumen, « nous témoignons ». Annonce et témoignage, au sens johannique du terme, sont deux noms de la Parole. L'Évangile est la Belle Annonce de ce qui vient. Venir est un mot majeur. Dans notre texte, c'est “se manifester”. Dans le prologue de l'évangile de Jean, c'est “venir” qui est repris plusieurs fois : il est venu vers le monde ; il est venu vers les siens qui ne le reçoivent pas, et vers les siens qui le reçoivent. Il vient. À ce venir correspond un recevoir, d'où tous les verbes d'accueil.

 

1°) Aperçu du vocabulaire fondamental.

a) Les verbes de la sensorialité.

« 1 Ce qui était dès l’arkhê, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et que nos mains ont touché au sujet du Logos de la Vie…  »

Dans le vocabulaire fondamental, le recueil s'appelle la foi. Les verbes qui sont ici, comme entendre, voir, contempler, toucher, disent tous la foi. Ils disent la même réalité. Le verbe le plus basique qui, lui, se trouve dans le prologue de Jean, c'est le verbe recevoir, lambaneïn. Donc nous avons une structure fondamentale simple : ça vient, ça se reçoit. Ça vient : c'est l'Évangile ; ça se reçoit : c'est la foi. Seulement, pour dire cette réception il y a différents verbes, et différents verbes notamment de la connaissance.

Vous avez remarqué que les verbes ici sont tous des verbes de la sensorialité : entendre, voir de nos yeux, contempler, tâter (ou palper, toucher). Tous disent la même chose, la foi. Cependant, s'il y en a plusieurs, il y a aussi un ordre dans lequel ils sont posés et qui a une signification. Ce qui vient en premier, c'est entendre. Pour saint Paul, la foi est ek akoês, la foi vient par l'entendre, la foi est acoustique. Tout est dans l'entendre. Tout est dans la parole. Aussi le nom de ce qui vient ici est appelé Logos (Parole), le Logos de la Vie. Donc nous aurons d'emblée une connaissance qui n'est pas une connaissance de l'ordre de l'autosuffisance de la mathêsis[1], mais une connaissance qui reste dans la relation d'écoute.

La femme touche Jésus, peinture des catacombesConformément à ce que nous avons dit également sur la parole, la parole donne de voir[2]. La parole essentielle est voici : vois ici. Elle donne de voir : « ce que nous avons vu de nos yeux… ». Donc il y a un ordre entre ces verbes bien que tous disent la foi. Et voir est une sensorialité de la distance. Le voir s'accomplit lui-même dans la proximité : la distance est la condition de l'approche, la condition de la proximité. La proximité n'est pas la fusion ou la confusion, la proximité est l'approche, fût-elle intime, c'est pourquoi le troisième verbe qui dit l'accomplissement de cet ensemble est le toucher.

À propos de ces verbes, une remarque importante : ce qui est en question ici, c'est entendre, voir et toucher ce qui est arkhê, ce qui est Logos, et ce qui est Logos de Vie. La vie chez saint Jean désigne toujours la vie éonique – on peut traduire vie éternelle, à condition de ne pas penser que l'éternité c'est plus tard – autrement dit c'est la résurrection. Ce qui est en question ici, c'est moins ce que nous appelons l'Incarnation que l'expérience de résurrection. Or nos sens grossiers, nos sens usuels, ne sont pas adaptés à la perception de la résurrection. Il s'agit donc – du point de vue de la connaissance, c'est très important – d'une sensorialité spirituelle, d'une sensorialité autre. Le mot de sensorialité subtile ne serait peut-être même pas suffisant. C'est la différence entre ce qui est de l'ordre du pneuma et de l'ordre de la psychê. On confond beaucoup aujourd'hui spirituel, psychê et pneuma. Que veut dire exactement pneuma ? C'est un mot qui n'est pas prononcé ici, qui le sera dans la suite. Seulement, déjà pour notre langage, il faut bien voir que nous avons affaire, non pas à la différence qui est la nôtre entre le corps et l'âme, mais à une différence entre le corps psychique et le corps pneumatique (le corps spirituel, le corps de résurrection). Donc il s'agit d'une sensorialité de résurrection.

Peut-être que je vous lance là dans une direction qui n'avait pas été perçue. C'est à nouveau problématique la première fois qu'on entend ça. Tous ces verbes ne disent pas autre chose que la foi qui est le recueil de la résurrection. Ce qui vient, c'est le Ressuscité, et la foi n'est rien d'autre que le recueil de la résurrection. Sans la résurrection, comme dit Paul, la foi est vide, il n'y a rien dedans ; si je dis la résurrection, elle a toute sa plénitude. Nous sommes dans les articulations de la première écriture chrétienne et nous ne sommes pas très habitués à cela dans notre langage. Peut-être faudra-t-il que nous revenions sur ces choses.

b) Les lieux de sensorialité dans l'évangile de Jean.

Ce que je dis ici n'est pas hasardeux. Je ne peux pas le montrer dans le détail : il faut chercher dans tout l'évangile de Jean les lieux de sensorialité. Vous trouveriez du reste les cinq sens. Ils ne sont jamais connumérés comme cinq. La connumération des cinq sens appartient à la pensée des anciens d'Occident, c'est une pensée traditionnelle. La structuration johannique est toujours une structuration en trois dans lesquels entendre est toujours le premier, et entendre ici n'est donc pas simplement acoustique extérieure. Il y a une analogie qui me plaît assez chez Heidegger : nous pensons que nous entendons parce que nous avons des oreilles, or nous avons des oreilles parce que nous entendons. Voilà qui invite à comprendre le verbe “entendre” d'une façon beaucoup plus originelle et fondamentale. Ceci pourrait demander aussi de longues méditations. Et ce n'est qu'une analogie parce que, dans cette perspective, Heidegger ne considère pas la foi, il considère une volonté de reprendre la pensée de l'homme de façon plus radicale dans une phénoménologie plus exigeante que la psychologie classique[3].

L'énumération est toujours ternaire – j'y reviens – et c'est toujours entendre qui vient en premier, entendre qui donne de voir. Ceci est très important parce qu'on voit des signes, mais on ne voit des signes que parce qu'on a entendu ce qu'ils montrent. C'est la foi qui fait voir le signe comme signe. Le signe n'est pas une preuve qui conduit à la foi. Les signes ne prouvent rien. Les signes déploient la signification de la foi quand elle est déjà là, – voilà un thème important chez saint Jean – ce ne sont pas des preuves selon l'interprétation qu'en fera ensuite l'apologétique classique.

Donc entendre vient en premier, entendre donne de voir, et ensuite il y a un troisième terme qui est toujours un terme de la proximité. Ici c'est toucher. Dans le chapitre 6 de l'évangile vous avez la même énumération ternaire. C'est le chapitre du Pain de la Vie et, naturellement, le premier terme c'est entendre, le deuxième terme c'est voir, le troisième terme c'est manger qui est vraiment un terme de la proximité où apparaît le goût. Dans ce même chapitre il y en a aussi un autre qui est “venir auprès” : entendre qui donne de voir et donne ensuite de venir auprès. La proximité. Je n'invente rien, ce sont des structures johanniques qui sont répétitives, donc qui sont attestées comme telles. Je ne me permets pas de broder autour, il faut que ce soit largement attesté par un nombre valable de textes.

 À propos du toucher, vous pourriez avoir un problème. Le grand exemple, c'est Marie-Madeleine qui fait l'expérience de résurrection, donc du Ressuscité. Elle ne voit rien, parce qu'on ne voit qu'à la mesure de ce qu'on cherche, et elle cherche un cadavre. Il n'y a pas de cadavre à voir, donc elle ne voit pas, elle ne reconnaît pas Jésus parce que ce n'est pas ce qu'elle cherche. Qu'est-ce qui lui ouvre les yeux ? La parole qui lui dit son propre : « Mariam ». Autrement dit, pour ré-identifier Jésus, il faut que nous nous entendions ré-identifiés nous-même dans notre propre. Et cependant, il lui est dit : « Ne me touche pas ». Donc c'est bien entendre qui donne de voir, mais nous avons « Ne me touche pas ». Il faut comprendre : « Ne me touche pas encore » parce que la résurrection n'est pas pleinement accomplie tant que tous les frères ne sont pas ressuscités : « Ne me touche pas mais va dire à mes frères : "Je vais vers mon Père qui est désormais votre Père, vers mon Dieu qui est votre Dieu" ». Vous avez cette structure qui est reprise ici. Autrement dit le toucher est ultimement eschatologique. C'est pourquoi il sera traité à la fin du même chapitre à propos de Thomas, dans l'épisode survenant le jour octave qui désigne l'eschaton par rapport au commencement. Il est donné à Thomas de toucher. Voilà des exemples sur la structure porteuse du texte, les conditions de bonne écoute.

c) Quelques dénominations de Jésus.

Ici Jésus a trois noms principaux : Arkhê – c'est un des premiers noms du Christ –, Logos et Vie. « Il est Arkhê » (Col 1, 18) comme le dit saint Paul : le premier mot de la Genèse est médité ici[4]. La Genèse est à l'arrière-plan toujours de ces choses-là. Et nous verrons même que la Genèse est à l'arrière-plan dans la reprise même qui en est faite dans le prologue de Jean à propos de la scénographie du Baptême de Jésus. Il y a beaucoup de points de notre texte qui nous paraissent étranges et des plus disparates. Ils s'expliquent si on sait ce que Jean a comme imaginal à l'arrière-plan de ce qu'il dit. Donc Arkhê est un des premiers noms de Jésus. L'Arkhê est le même que le Fils, que le Fils un. Il est Fils en tant que tourné vers le Père, ce qui est dit dans notre texte au verset 2, et il est Arkhê en tant que “principe porteur” de la totalité de ce qui vient après lui. Arkhê ne désigne pas le début, parce qu'après le début, ce n'est plus le début, mais après l'arkhê, c'est encore l'arkhê. Il est Fils par rapport au Père, il est porteur par rapport à tout le reste.

Le terme qui vient après Arkhê, c'est le terme de Logos. En effet nous sommes dans une pensée où la parole précède l'homme. Ce sont surtout les Valentiniens qui ont médité cela. Vous avez une mise en place par les Valentiniens des dénominations de Jésus, je vous en dirai quelque chose, c'est très sérieux. Donc Logos. L'homme n'est pas quelqu'un qui fabrique de la parole d'abord, l'homme est le lieu-tenant de la parole, le recueil de la parole. Il entre dans l'espace de parole. Devenir homme, c'est du reste entrer dans l'espace de parole. Cela qui est profondément johannique a été, même d'un point de vue philosophique, déjà pensé d'une certaine façon par Heidegger, dans le dernier Heidegger, en ce que la parole précède l'homme.

Nous avons donc dit que Arkhê et Fils, c'est le même ; Logos et Vie c'est le même aussi ; Anthropos (l'Homme) qui n'est pas noté ici, et Ekklêsia (ou Koïnônia donc l'humanité rassemblée, qui vient au verset 3), c'est le même. Vous avez ces articulations implicites ici[5].

 

2°) Première lecture de 1 Jean 1, 1-7.

« 1 Ce qui était dès l’arkhê, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et que nos mains ont touché au sujet du Logos de la Viele verset 2 est une parenthèse 2et la Vie s'est manifestée, – l'espace de résurrection s'est manifesté –  et nous avons vu, et nous témoignons et vous annonçons la vie éonique qui était auprès du Père – comme Fils - et qui s’est manifestée à nous – comme arkhê. 3Ce que nous avons vu et entendu, – ici on prend le mouvement inverse, parce que ce que nous avons vu va redevenir parole pour être annoncé – nous vous l'annonçons à vous aussi, afin que vous aussi ayez koïnônia avec nous – nous qui annonçons, vous à qui on annonce. Autrement dit l'expérience de résurrection est un “nous”, est une expérience multiple (de multiples témoins sont énumérés par Paul, entre autres), elle est multiple parce qu'elle est pour les multiples, parce qu'elle est une annonce, une vue qui est faite pour être transmise. Afin que vous aussi ayez koïnônia avec nous”, donc j'ai communion avec celui qui m'annonce, mais pas seulement avec celui qui m'annonce, j'ai communion avec ce qui est annoncé. – Notre koïnônia est avec le Père et avec son Fils Jésus le Christos. » Pourquoi le Christos ici ? Ceci annonce les choses qui vont être dites sur le pneuma, car Christos signifie oint, oint de Pneuma. Ce que veut dire le pneuma, nous le verrons.

« 4Et nous vous écrivons ces choses en sorte que notre joie soit pleinement accomplie. » Le texte dit “notre”. Des scribes ont dû penser que c'était plus généreux de dire “votre joie” car certains manuscrits portent “votre joie” et donc certaines de nos traductions aussi. Il faut toujours se méfier de ce qui paraîtrait plus généreux. Ici c'est au contraire l'amplification du “nous” : dès l'instant que vous avez entendu, le nous inclut le vous, c'est un “nous” plus grand.

La joie est un thème eschatologique. Eschatologique signifie toujours : qui a trait à la résurrection ou aux dernières choses, c'est la même perspective. Pour Jean la résurrection nous introduit dans l'eschaton. « Je le ressusciterai dans le dernier jour » (Jn 6) signifie : « Je commence à le ressusciter dans ce dernier jour dans lequel nous sommes. » Sous ce futur grec, il faut entendre l'hébreu sous-jacent qui est dans la pensée de Jean. Or en hébreu les verbes n'ont  pas de temps mais deux modes : accompli et inaccompli (achevé et inachevé). Donc « Je commence à le ressusciter ». Le septième jour est le jour de toute l'histoire du monde. Les six jours sont les jours de la déposition des semences du monde, le septième jour cette déposition de semences cesse mais commence la croissance du monde. Ce point est développé en Jn 5[6].

 « 5Et c’est ceci l'annonce (angelia) que nous avons entendue de lui et que nous vous annonçons… » C'est ceci l'annonce que”: Vous avez plusieurs fois cette formule, et ce qui suit n'est pas toujours la même chose. En fait c'est toujours la même chose mais sous une autre dénomination, bien sûr, puisqu'il y a “une” annonce. « Ceci est l'annonce ». Tout le monde sait que l'annonce fondamentale c'est : « Jésus est ressuscité ». Vous citiez vous-même au chapitre 3 : « C'est ceci  l'annonce fondamentale, que vous ayez agapê mutuelle » (1Jn 3, 11). C'est la même chose. En quel sens la résurrection du Christ est l'accomplissement de l'agapê mutuelle des hommes, c'est la chose qui reste à penser. Tout le monde sait que l'Évangile dit : « Jésus est ressuscité » et que d'autre part il y a une morale qui dit : « Aimez-vous les uns les autres ». Pas du tout ! C'est une seule et même chose. Fondamentalement, l'annonce de la résurrection n'est pas l'annonce d'une anecdote, d'un fait de jadis, et « Aimez-vous les uns les autres » n'est surtout pas une morale. Mais en quel sens la résurrection et l'agapê sont-elles la même chose ? Au verset 23 du chapitre 3, nous avons non pas le mot angelia (annonce) mais le mot entolê : « Ceci est l'entolê que nous avons reçue de lui ». Entolê, on le traduit par précepte. Littéralement, c'est possible, et même en un sens ce serait plausible, mais pas chez saint Jean. Il faut le traduire par “disposition” : « C'est ceci la disposition de Dieu que nous avons reçue » et que nous vous transmettons. Je reviendrai sur ce point plus tard. Derrière cela se trouve la méprise qu'il y a d'entendre la parole de Dieu comme une parole de précepte ou de commandement.

Ici c'est encore autre chose : « Dieu est Lumière, il n'y a en lui aucune ténèbre ». Vous vous rendez bien compte que nous sommes toujours dans la perspective de la Genèse : « Dieu dit “Lumière soit"... Il sépare la lumière de la ténèbre. » Or on est dans l'arkhê : « Au commencement (dans l'arkhê) Dieu fit ciel et terre ». Et il est le Logos qui dit « Lumière soit », donc la parole donnante de la lumière. Or lumière chez saint Jean signifie agapê. Autrement dit l'agapê est déjà dans ce texte, et ténèbre signifie la haine au sens johannique du terme. Il faudra préciser ce que signifie ici le mot haine. Ce sera explicite dans le chapitre 2. Dans ce chapitre, lumière et ténèbre sont interprétées au sens que j'anticipe ici  dans l'opposition lumière-ténèbre. La lumière est le nom majeur de l'agapê. L'agapê est en lui, et « en lui il n'y a aucune ténèbre » donc la ténèbre est extérieure à lui : c'est le mauvais manque, le mauvais vide qui est en dehors de la plénitude des dénominations, en dehors de la plénitude des noms de la résurrection. La ténèbre est essentiellement en dehors. On trouve chez les Synoptiques l'expression : « les ténèbres extérieures ». C'est un pléonasme : les ténèbres sont l'indéfinie exclusion, le principe d'exclusion qui est le contraire de l'agapê.

Il ne s'agit pas ici de manichéisme car il n'y a pas de dualisme. Il y a une dualité lumière-ténèbre qui est tout à fait fondamentale, mais qui n'est pas un dualisme parce qu'il n'y a pas deux principes égaux, co-éternels et fondamentaux, ce qui est le principe du manichéisme.

Que signifie le surgissement de la ténèbre ? Nous le savons par ailleurs : celui qui a son lieu dans la ténèbre, c'est le diabolos[7], c'est-à-dire le disperseur, l'excluant. Le jugement dernier, la krisis, c'est maintenant. Le jugement, le discernement, consiste en ce que le diabolos soit remis en son lieu qui est d'être à l'extérieur de la koïnônia (de l'humanité rassemblée). « 6Si nous disons que nous avons koïnônia avec lui alors que nous marchons dans les ténèbres“marcher dans la ténèbre” : la ténèbre est un espace. Le comportement s'appelle halakha en hébreu. La halakha, c'est ce qui dit la marche, le comportement, qui est autre chose que la morale, chose qui sera à revoir – nous mentons et nous ne faisons pas la vérité. »

La notion de faux qui intervient ici est très importante, puisque ce qui empêche d'entendre, c'est la falsification de la parole[8]. Or les trois noms du diabolos sont : falsificateur de la parole ; meurtrier de l'homme (anthrôpoktonos) – c'est le deuxième nom parce que l'homme vient après la parole ; et enfin adultère parce que ça concerne maintenant l'humanité dans sa dualité symbolique du masculin-féminin[9]. Ce sont les trois choses fondamentales. 

« Nous ne faisons pas la vérité» : ici le verbe faire ne signifie pas fabriquer. Le verbe faire, chez nous, est un verbe qui est devenu très manufacture. Avant de devenir techniquement fabricateur, le verbe faire signifie d'abord quelque chose comme “laisser être”. Les Allemands ont de la chance : le verbe lassen signifie à la fois faire et laisser venir. Le poieïn (faire, en grec) donne chez nous poiêtês, poète. Un poète ne fabrique surtout pas, il laisse venir. C'est un gros travail que de laisser venir, mais ce n'est pas un travail qui fabrique.

Il s'agit donc de « laisser être la vérité ». Voilà le mot de Vérité qui est prononcé ici : c'est le nom féminin conjoint de l'Arkhê (ou du Fils, du Monogenês), de même que la Vie est le nom conjoint du Logos. Nous verrons que ces noms, les valentiniens vont les articuler de façon très intéressante selon une double dualité : la dualité d'un rapport père-fils, donc d'un déploiement générationnel en Dieu qui est la source de toute temporalité, père-fils ; et dans une répartition spatiale, sous la forme d'une dualité nuptiale où les noms masculins sont avec des noms féminins, des noms parèdres. Tout ceci précède l'humanité, c'est-à-dire que la symbolique du masculin et du féminin, et la symbolique de la filiation, sont des symboliques absolument premières, antérieures à toutes choses.

J'ai dit des choses anticipées qui peut-être présentent quelques difficultés, mais ne vous inquiétez pas, ce qui n'est pas compris tout de suite le sera un jour, surtout que je n'y fais qu'allusion pour l'instant.

« 7Si nous marchons dans la lumière comme lui est dans la lumière, nous avons communion les uns avec les autres  – le rapport de la communion avec le Père et le Fils et le rapport de la communion les uns avec les autres est un lieu profondément médité par tout l'ensemble de cette lettre de Jean, il est indiqué simplement ici – et le sang de Jésus, son Fils, nous purifie de tout péché. » Il faut se poser la question : qu'est-ce qui rend possible cette phrase qui nous heurte, qui déchire le texte pour nous, pour notre écoute dans un premier temps ? Elle va de soi pour saint Jean. Si elle nous déchire et qu'elle va de soi pour lui, ça veut dire que nous ne sommes pas au même lieu d'écoute. Il faut essayer de conjecturer quel est son lieu d'écoute.

 

3°) Références pour le sang sacrificiel.

a) Le double témoignage au Baptême du Christ.

Son lieu d'écoute c'est, je l'ai dit, la Genèse, et en même temps la relecture de la Genèse qui est faite dans le prologue de Jean à propos de la symbolique du Baptême du Christ. Au Baptême du Christ, le Christ est témoigné. Il est témoigné par le Père, c'est-à-dire une voix venue du ciel qui dit « Tu es mon Fils », Fils signifiant Ressuscité – ce qu'il faudrait montrer aussi, car ça ne va pas de soi pour nous – et il y a la voix corrélative du Baptiste qui est la voix de la terre comme il le dit : « Celui qui est de la terre parle à partir de la terre » (Jn 3, 31). Mais le Baptiste a cette fonction venue du ciel : il lui est donné du ciel de parler à partir de la terre. Et son témoignage est : « Voici l'agneau de Dieu qui lève le péché du monde » (Jn 1, 29), l'agneau sacrificiel qui lève le péché. Ici il est abondamment question de péché, d'agneau (de sang d'agneau).

Baptême du Christ, Speculum humanae salvationis, Lyon, XVeOr, il faut que les deux voix disent la même chose pour que le témoignage soit vrai, car, comme le dit saint Jean, toute vérité tient entre le témoignage de deux. Voilà la curieuse origine de la vérité : la vérité tient entre le témoignage de deux ou trois. C'est puisé à l'Écriture, au Deutéronome (Dt 19,15), à la loi hébraïque. Le sens est tout à fait banal, c'est-à-dire que dans un jugement il faut deux témoins, la voix d'un seul ne suffit pas. Jean fait de cela la source même de la notion de vérité. La notion de vérité est une notion relationnelle, une notion qui implique ad minimum deux. C'est une chose extrêmement importante. Pour que le témoignage soit bon, il faut que la voix du ciel et la voix de la terre disent la même chose. Pour saint Jean : « Tu es mon Fils » et « Voici l'agneau de Dieu qui enlève le péché du monde » disent la même chose. À notre oreille pas du tout, mais il faut refaire notre oreille, il faut laisser reconfigurer notre capacité d'entendre.

Pour l'instant nous ne faisons que repérer ce qui constitue les structures johanniques d'écriture, ses références propres, le présupposé qui sous-tend sa parole. Les présupposés qui sous-tendent les mots que nous employons chez nous ne sont pas les mêmes. Nous ne pouvons pas entendre la même chose. Donc voici un repérage de toute première importance, mais qui n'est qu'un repérage, qui ne résout pas pour vous la question maintenant. Ce n'est qu'un premier pas.

Et nous verrons – je n'invente rien – que Jean va confirmer cela dans la suite du texte, d'une façon très étonnante d'ailleurs. « Je vous écris petits-enfants...  Je vous écris pères…  Je vous écris jeunes gens », et à chaque fois il donne la raison. On comprend très bien la raison quand il s'agit des pères et quand il s'agit des jeunes gens : le “pour quoi” correspond au titre. Mais « Je vous écris petits-enfants car vos péchés sont levés » : notre filiation consiste en ce que nos péchés sont levés. Ce sera le verset 12 du chapitre 2. Ceci pour confirmer le rapport que je mets, un rapport d'une identité profonde, entre la levée du péché et la filiation.

b) La notion de sacré[10].

Dans l'expression : « L'agneau de Dieu qui lève le péché du monde » il est fait mention de l'agneau du sacrifice. La notion de sacrifice est une notion qui nous est tout à fait étrangère, comme la notion de sacré en général. Il faut le savoir et en prendre acte, ce n'est pas grave. Il ne faut surtout pas essayer de revigorer artificiellement la notion de sacré. Le sacré est absent, ce qui fait que nous n'avons aucun sens du sacré. Nous ne savons même pas ce que sacré veut dire. C'est ce qu'il ne faut pas dénier sous peine de ne pas pouvoir avancer. Le premier pas, c'est de savoir que sacré ne signifie plus rien pour nous, sinon des choses tout à fait banales : “amour sacré de la patrie”, “pour moi, c'est sacré, Monsieur…” Le sacré étudié par les psychologues, par les phénoménologues du sacré, ça ne permet pas d'entrer dans ce qui est en question dans l'Évangile. Le sacré est un mot absent, malheureusement absent, qui est toujours remplacé par “saint”, sanctus. On traduit « Saint, saint, saint » alors qu'il faudrait dire « Sacré, sacré, sacré ». Hagios, c'est sacré (en grec) et non pas saint, ce n'est pas la même chose. Donc il y a quelque chose ici qui, pour nous, est absent. Mais l'absentement est heureux. L'absentement quand il est non dénié, quand il est reconnu comme absentement, c'est le premier pas pour réentendre quelque chose que nous n'avons pas encore entendu. Il y a un chemin à faire dans la direction du sacré authentique. Rien ne nous y aidera dans les sciences occidentales contemporaines, mais c'est un beau chemin, à condition de savoir que le chemin est complètement à faire, autrement dit ne pas commencer par le déni en prétendant savoir.

Il y a des constantes. Pour aborder un auteur il ne faut pas rêver autour d'un mot en passant, il faut repérer ce qui est structurel, ce qui est réitéré, ce qui se confirme, c'est-à-dire vivre avec le texte. On peut toujours faire des hypothèses, mais sous bénéfice d'aller les vérifier par la page qui suit, qui peut dénoncer tout à fait ce qu'on a pensé dans la première, mais qui peut au contraire le confirmer éventuellement.

 


[2] Cf. Les premiers verbes de la Genèse, chapitre I, 1) i).

[5] Toutes ces dénominations ont été étudiées par les premiers lecteurs de saint Jean. Cf Gnose valentinienne : Lieux fondamentaux, angélologie, chambre nuptiale. Citations d'Extraits de Théodote..

[7] Nous recueillons cette mention du diabolos qui désigne pour le moins une fonction, une énergie, une activité, quitte ensuite à se poser les questions : est-ce en nous, est-ce extérieur à nous, en quoi consiste-t-il ? 

[8] Cf. chapitre I, 1° h).

[9] On trouve ces trois défauts (adultère, meurtrier, menteur) nommés en Jn 8, 41-44.

[10] Le thème du Sacré est longuement abordé dans la session sur Le Sacré (tag SACRÉ).

 

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