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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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5 avril 2020

Extraits du livre de Maurice Bellet, Le Dieu pervers

Ce livre d'abord publié en 1979 a été réédité en format poche peu après sa mort le 5 avril 2018. M. Bellet l'avait écrit pour répondre aux images perverses de Dieu mais aussi pour proposer des chemins vers une écoute vraie de ce qui nous est donné dans les évangiles, et ce sont des extraits de ce genre qui figurent ici. C'est Jean Sulivan qui a écrit la préface (cf. Jean SULIVAN nous aide à retrouver une sagesse et un souffle, l’esprit qui ressuscite les mots..)

Maurice Bellet était prêtre, théologien, philosophe, écoutant et auteur de très nombreux ouvrages (cf. http://belletmaurice.blogspot.com/p/bibliographie.html). Cela fait deux ans qu'il nous a quittés, d'où ce texte de lui en hommage. Il était ami de Jean-Marie Martin, ils ont co-animé de nombreuses rencontres à Saint-Jacut, et surtout les soirées bi-mensuelles à Saint-Bernard-de-Montparnasse.

 

Voici d'abord un extrait d'une interview de M. Bellet par J.-M. Kohler[1] où il signale le problème du langage si cher à J-M Martin.

  • Dieu, personne ne l'a jamais vu« L'usure du langage chrétien dans notre société soulève un important problème qu'il ne faut pas éluder. À la différence des langages du zen ou du yoga par exemple, attrayants par leur nouveauté, le langage chrétien a trop servi et s'en trouve banalisé, voire pourri (notamment lorsqu'un Dieu pervers, menteur et cruel, se dissimule sous les traits du Dieu d'amour). Ce langage se présuppose toujours lui-même, proposant du déjà connu qui n'intéresse plus nos contemporains. On ne peut donc pas rabâcher et faire rabâcher perpétuellement les mêmes choses, en des termes qui ne signifient plus rien. Personne ne peut plus imaginer Jésus "assis à la droite du Père pour juger les vivants et les morts", et même prétendre que "Dieu nous aime" ne va plus de soi après les atrocités du siècle dernier… Alors, que faire ?

    Comment sortir évangéliquement d'un langage religieux qui a usé le langage de l'Evangile jusqu'à le discréditer ? Je vois deux possibilités. La première fait appel à la création poétique (au sens le plus large du terme) pour réveiller la parole endormie et lui insuffler une force nouvelle. La seconde consiste à recourir à un langage décalé : à dire les vérités de l'Evangile sur un registre inattendu, non piégé par le registre religieux, de manière à susciter une écoute libérée des préjugés habituels. Une jeune femme se disant athée m'a confié avoir été très touchée par un de mes livres issu d'une telle transposition ("La voie") … »

 

Voici également un mot de l'un de ses derniers livres :

  • « Peut-être faut-il tenir en ce paradoxe : plus une parole s’approche de l’extrêmement absolu, plus elle est impuissante. C’est à dire que ce qu’elle porte de vérité (si tel est son cas) ne peut naître qu’en celui à qui elle parle, de son propre fond, hors de prise, de savoir, de méthode, de tout ce qu’on voudra » (Dieu, personne ne l’a jamais vu, p. 244).

 

 

Maurice Bellet, Le Dieu pervers

Paris, Cerf 1987

 

Le Dieu pervers, Maurice bellet1) Trois extraits de la deuxième partie.

p.74-76

L'attitude de Jésus envers les "pécheurs" montre qu'il sait tenir à la fois le respect nécessaire de la loi et le non-jugement : ainsi devant la femme adultère « qu'il ne condamne pas non plus » (Jn 8, 1-11). Ses entretiens par exemple avec Nicodème ou la Samaritaine ne sont pas étrangers à ce que nous nommons psychothérapie : puisque ses interlocuteurs y sont amenés à faire leur propre vérité. Les récits de miracles montrent sa connaissance concrète de l'inconscient [..] Quant à leur "absurdité", par exemple, tous ces porcs habités du diable qui se précipitent dans la mer, elle est seulement le fait de notre méconnaissance d'un langage symbolique qui a sa signification rigoureuse.

La Passion n'a pris une place si exorbitante que par contresens : car Jésus est amoureux de la vie, de la nature, des humains ; sa passion lui est imposée, son angoisse témoigne qu'il ne s'y résigne pas passivement, sa non-violence est en réalité maîtrise, refus de l'agressivité démente où s'est enfoncée l'humanité. Même si l'on estime que la croix est tout à fait centrale, c'est comme passage, où tout le pire de ce qui est en l'homme doit être traversé pour que l'homme vive ; grande initiation, non sans analogie avec l'épreuve que tout homme rencontre à vraiment affronter sa condition : il faut y connaître la mort (par exemple en psychanalyse !).

Même ce qui paraît le plus mythique ou le plus étrange a sens. Ainsi, par exemple, la naissance virginale. Elle ne nie pas du tout la relation sexuée entre Joseph et Marie, elle dit plutôt que l'Enfant est beaucoup plus que le résultat d'un coït parental ; elle dit la primauté du rapport symbolique sur l'organique. Malheureusement, trop de spéculations soi-disant chrétiennes se sont fixées sur l'aspect physique, gynécologique de la virginité de Marie ; obscurcissant tout, oubliant l'essentiel. Car, en sa signification, cette virginité est une vérité première du couple, un dépassement précisément de ce matérialisme où sans cesse il risque de glisser. C'est pourquoi… le couple de Joseph et Marie peut être paradoxalement, exemplaire.

Quant à la résurrection, elle symbolise ce passage vers la vie où se dénoue, pour l'être humain, l'épreuve des séparations nécessaires d'avec père et mère, d'avec l'image fantastique de soi, d'avec la fixation narcissique à son propre moi. Elle est comme la figure extrême, signifiant la fin de l'angoisse de la mort (cf. He 5, 7).

 

Ephata, Ouvre-toi, Berna Lopezp.100-101. Le Christ comme thérapeute

Percevoir le Christ comme thérapeute, c'est aller selon ce principe : tout ce qui vient de lui a pour sens le soin ; il veut la vie. Et cela vaut même des paroles de condamnation : parce qu'elles signifient essentiellement qu'il refuse toute complicité, qu'il veut travailler à fond l'illusion et aller au bout des résistances. Sinon, sa bonté même serait corrompue. Ainsi offre-t-il à qui refuse, le miroir éclairant de la parole dure ; donnant, du même coup, issue. Car déclarer l'impasse, c'est aussi bien, faire que reste ouvert le chemin. (Ainsi faisaient ses prédécesseurs, les prophètes d'Israël). La condamnation ne condamne pas : puisqu'elle est encore parole, c'est-à-dire relation ; et à qui lui ouvre l'oreille, elle signifie qu'il est déjà hors du lieu de mort que, dans sa dureté nécessaire, le thérapeute fait enfin venir au jour. Car c'était là : il n'invente pas nos enfers, il y descend, pour qu'en sortir soit réellement possible.

Bien sûr, nous rêvons toujours du thérapeute complaisant. Mais la complaisance est malhonnêteté ou incompétence ; et l'on sait d'ailleurs, en psychanalyse par exemple, combien au moment décisif le thérapeute peut paraître dur. En revanche, on pressent, là encore, à quel point le processus de perversion pourra trouver prétexte, en cette dureté, à transformer la thérapie en supplice.

Relire, dans cette perspective, les évangiles, c'est y trouver beaucoup plus que des récits, joints à des enseignements. Les figures des divers acteurs n'y sont plus simplement les personnages d'un drame passé. Elles désignent ce qui se débat en nous-mêmes. L'homme, chaque homme, est Pierre, le pharisien, Pilate, Judas, Madeleine, Zachée ; il devient, à sa mesure, le Christ même. Car ces figures sont bien plus qu'anecdotiques, elles composent la description de l'homme, en elles se dit le chemin possible. Habitués à ne penser que par idées, nous avons peine à laisser à ces visages et à ces voix, toute leur force de résonance ; mais alors, toute notre intellectualité nous sert seulement à ne pas comprendre.

En revanche, si cette thérapie peut prendre sens pour nous, ce ne sera pas seulement dans une lecture, même renouvelée, mais par le chemin même. Des difficultés qu'on y rencontre, dont le "Dieu pervers" n'est pas la moindre, il nous faudra parler. Disons du moins ceci : que tout rapport au Christ qui a fonction pour l'homme de thérapie est rapport juste, même s'il met en cause les images et les idées reçues, même s'il va jusqu'à un "abandon" du Christ, au moins d'apparence et provisoire, quand c'est nécessaire, pour défaire le faux Christ, voire "l'idole de terreur".

 

l'Esprit entre le Père et le Filsp. 127-128. L'Esprit comme troisième terme.

La tradition chrétienne, et dès l'origine, nomme le don et elle le nomme Esprit. Mot propre à nous égarer tout à fait puisque pour nous, il se réfère à l'Idée, pur savoir, à ce qui s'oppose à la matière. Or l'esprit (en grec le pneuma) enveloppe le corps et l'âme, il est le souffle qui renvoie encore à la naissance et au mouvement de respiration lié à la vie. Il est le concret même, non ailleurs qu'en cet amour que les hommes peuvent vivre, d'avoir suivi le chemin de "thérapie" jusqu'au point de vérité.

L'esprit est le troisième terme qui, en un sens, achève d'éloigner Dieu du schème sexuel évident : le père, la mère, l'enfant. Pourtant il dit, quant à Dieu même, que la relation du Père et du Fils n'est pas simplement duelle : le troisième (toujours nécessaire) défait pour nous, quant à Dieu, le rêve éternel du mirage ; de nous imaginer seul à seul, dans le miroir complaisant d'un Père, ou de la jouissance du Frère-Époux qui nous dispenserait magiquement de tout. Il signe la différence et l'écart, et « tu ne sais ni d'où il vient ni où il va » (Jn 3, 8). Mais ce n'est pure absence que pour le rêve nécessairement déçu ; c'est au contraire, la bonne présence. Elle est fécondité foisonnante. Il y a… quelque chose de féminin en l'Esprit. Il est en l'Église, cette épouse et mère (non l'appareil ecclésiastique, bien sûr, mais la convocation qui délie et rassemble les vivants).

L'esprit apparaît encore comme la troisième part de l'homme : soma, psyché, pneuma (le corps, l'âme, l'esprit). Il est à la fois réellement en l'homme, et ce qui, en l'homme est plus que lui-même ; il ne se réduit pas au moi, et pourtant pas davantage au sur-moi ou aux pulsions ; par rapport à toute représentation du psychisme, il est l'étrange – aisément suspect et, il faut bien le dire, pas sans motifs ; la perfection de l'Esprit autorise tous les illuminismes, avec leurs répressions sans limites. Pourtant, ce qui est signifié là, c'est que l'homme n'a pas à se comprendre, en ultime instance, à partir de son individualité, fût-ce dans le décentrement qui marque la découverte de l'inconscient ; mais qu'il a plutôt à se connaître lui-même à partir des relations primordiales où il peut être "je" plus que "moi".

Ainsi l'Esprit est l'après-coup, subsistant, du drame divin en l'homme. S'il désigne lui-même  fin ou accomplissement, c'est comme retour au Père. Toutefois, ce retour ne peut pas être l'effacement de toute différence, dans le grand ventre originel ; c'est la très paradoxale réconciliation avec la naissance même, à travers la mort. Puisque le Père donne ce don, être dans le Père c'est sur-affirmer la foisonnante fécondité ; c'est ce que dit l'image, encore pour nous, très étrange, de la "résurrection des morts" irréductible à toute fusion.

L'Esprit est fondamentalement, ce qui met fin en nous aux images de Dieu où nous sommes toujours tentés de glisser. C'est pourquoi l'on peut dire, en toute rigueur, que l'Esprit, venant, est la fin du Dieu pervers. Malheureusement, il est trop clair que tout ce qui est dit de l'Esprit, on agi en son nom, peut être, comme le reste, repris dans cette ombre mortelle.

 

2) Deux extraits de la quatrième partie

 

I – La voie (p. 195-197)

Aime et fais ce que tu veux1. La coïncidence paradoxale

 Il n'est pas de vie humaine sans le don d'une parole qui introduit à la vie. Cette parole dit l'amour, sans quoi I'homme meurt.

Elle est plus vaste que les mots, les précède et les porte.

Elle parle avec plus ou moins de puissance.

Pour qu'elle puisse défaire ou vaincre la force de mort dont le « Dieu pervers » est la figure écrasante, il faut qu'elle parle avec la puissance la plus grande.

Elle dit : tu peux vivre. À travers dons et épreuves, naissances et morts, t'est donnée la vie. Tu le sais à l'entendre, c'est-à-dire à connaître l'amour dont tu viens, mais tu ne le sais pas autrement qu'en ce souffle de vie que tu ne domines pas, vérité jamais prise, qui ne t'est donnée que comme pain quotidien. Tu n'en as jouissance que par l'amour que tu donnes. Alors, aucune emprise ne peut te séparer de la joie d'être né.

La parole qui parle à pleine force est affrontée aux menaces dernières, à ce qui se cache de mensonge et détresse derrière l'ordre des choses et le courant de la vie.

C'est pourquoi cette parole (« l'Évangile ») est l'abrupt : hauteur, arrachement à l'évidence naturelle. Elle annonce, elle exige ce qui est perçu comme l'impossible : vivre par amour, sans être régi par la violence, y compris celle du désir sexuel, sans prendre refuge en l'abstention, mais en changeant le désir même.

Mais cet abrupt est identique, pour qui en entend le son juste, à l'acceptation pleine de lui-même, à l'accueil sans réserve de « qui il est », au pur respect de son chemin singulier.

Ainsi l'affirmation la plus grande de ce qui ouvre à l'homme la vie hors des évidences de la violence est l'acceptation pleine de l'homme, qui ne le lie ni ne l'enferme d'aucune façon. Car il faut bien, pour l'accepter ainsi, justement se défaire de la violence et montrer là la vérité de l'homme. Avant même tout discours sur l'abrupt, cette bonté en est la présence.

Cette identité paradoxale me signifie « l'amour » comme vérité de ma vie. Non pas seulement : ce qui est demandé à l'homme, c'est de donner comme il a reçu. Mais : ce qui est demandé, ce qui est ressenti comme l'abrupt, c'est le don même qui est fait à l'homme de pouvoir enfin s'accepter. En revanche, s'il lui est donné de s'aimer lui-même, puisque totalement accepté, de s'aimer sans enflure ni tristesse, c'est parce que cette paix avec lui-même coïncide avec l'ouverture du grand chemin, qui lui fait perdre ce qu'il croyait être.

L'abrupt m'arrache à toute complaisance mais la haine de soi n'est juste qu'à mettre fin au moi emmuré. Car je ne suis qui je suis que comme porteur et donneur de la vie non possédée : chacun est enfin qui il est dans la fécondité qui l'accomplit.

Ainsi, donner ce qui me donne de vivre est me délier enfin moi-même de moi-même pour être « je », dans ma vérité inédite, hors de l'engluement des tristesses.

La vie n'est donc pas ailleurs que dans le fameux (trop fameux, hélas, usé par l'emploi) :  Aime, et ce que tu veux, fais-le. C’est-à-dire : sois, envers autrui quel qu’il soit : que tu vives. Car tout être humain mérite d’exister, toute parole mérite d’être entendue, et il n’y a faute ou folie qui, venant à lumière, non seulement n’est pas condamnation, mais prend sens. […]

  

II – La loi et le malheur (p.236-241)

 La coïncidence paradoxale élargit la vie : elle donne au désir un espace plus vaste, un temps plus réel, en même temps qu'elle ouvre vers la hauteur; et selon la diversité infinie, incomparable des êtres humains. En chacun, elle rend possible que le plus redouté, le plus obscur des pulsions ait puissance et présence, au lieu symbolique où le don reçu et donné devient vivification, communication, joie. Elle est le chemin des dévouements inouïs, des ascèses par-delà toutes les austérités de l'abstention, dans le fond crucifiant où l'homme traverse, vers sa naissance, tout le pâtir qui est en lui. Et elle est la porte ouverte aux vies emmurées, la dignité de vivre à ceux que la norme et le bon sens mettent hors de l'humanité.

Voilà qui est bien beau – trop beau. La réalité n'est-elle pas constante déception ? Mais c'est qu'alors on y rêve au lieu d'y être. Et y être est s'y avancer, dans la distance de ce qui pourtant anime. Non se transporter magiquement en un terme idéal, mais opérer passage par ce qui délie des peurs, des bassesses, des fausses alternatives, etc.

Toutefois, pour qui a connu quelque chose du Dieu pervers, il en faut un peu plus pour ôter le soupçon persistant. On les connaît trop bien, les ruses de « l'amour » ! N'est-ce pas ce qui délivre, élargit, donne, élève, etc., qui a fonctionné comme piège ? Et que devient ce qui servait d'appui au « Dieu pervers », la puissance écrasante de sa loi, la culpabilité sans issue, l'aliénation dans un rêve (précisément) d'au-delà ?

Est-ce tout bonnement supprimé ? Ou seulement recouvert, en sorte que le paradoxe n'est que masque ? Ou bien transformé ? Mais comment ?

 

interdit,La transformation de l'interdit

 Il y a, comme on sait, une fonction nécessaire de l'interdit : sans lui, chaos, pas seulement dans la vie sociale, mais dans l'intime de l'homme. À qui l'interdit n'a pas été signifié, il ne reste qu'à errer jusqu'à le rencontrer, au besoin par provocation (ainsi en ce qu'on nomme « délinquance juvénile »).

Mais c'est en même temps, très souvent en tout cas, lieu de contestation, amertume, détresse ou fureur. Et sans doute, ici même, m'attend-on sur cette question passionnante : le permis et le défendu. Question inéluctable, mais s'y fixer, c'est réduction massive de ce qui est en cause. Que cette réduction soit si fréquente, et de côtés si divers, n'est pas l'effet du hasard.

Serait-ce l'effet, consciemment ou pas, du « Dieu pervers » ? Il est certain qu'il rend inextricable, inabordable tout ce qui touche à l'interdit, parce que l'interdit même y est corrompu : il n'a plus son rôle de promouvoir l'homme. Il devient cet interdit total, où tout est défendu, où toute la sexualité, comme telle, n'est que faute déjà commise ou imminente (Satan, dans la Genèse : « Il vous a défendu de manger de tout arbre du jardin... » Ce n'est pas vrai).

Interdit fatal : c'est-à-dire qu'on ne peut que le transgresser, pour vivre ; il tourne à l'empêchement d'exister. Ainsi ne sert-il qu'à renforcer, quoi qu'on fasse, la culpabilité sans issue. À qui en a subi sa part et commence à voir clair, évoquer l'interdit, c'est susciter en lui une réaction agressive absolue.

C'est bien pourquoi nous avons commencé par ce qui paraît comme le positif de l'existence, où l'abrupt même coïncide avec le grand possible enfin offert et l'amour enfin vif. Commencer, comme le veut une logique un peu simple, par la morale et ses préceptes, c'est rendre impossible son accès. Aussi bien, de toute façon, le don précède l'interdit, le père aime avant d'imposer sa loi ; sinon l'interdit vire déjà à ce qui le corrompt[2].

Toutefois, ce que j'en dis reste relatif à la situation induite par le « Dieu pervers » et à ce qui en résulte ; à la fois par l'importance accordée à certains problèmes et par le déplacement qu'on y opère.

  

ce qui était loi devient donLe contenu : la loi et le don

 Voici la transformation décisive : la loi porte sans doute une vérité, mais perçue d'abord, quant à nos désirs, négativement, comme limite et bornage ; cette vérité devient elle-même, pour elle-même.

– « Tu ne tueras pas » devient : tous les hommes sont, les uns pour les autres, frères, et la vie bonne est dans la reconnaissance de l'autre, quel qu'il soit, le service, l'amitié, le soin réciproque, le pardon même.

– « Tu ne prendras pas la femme d'autrui » devient : l'homme et la femme, unis, sont une seule chair, une seule vie, et peuvent compter l'un sur l'autre, sans réserves et sans crainte. En somme : tu ne seras pas avide et violent, tirant tout à toi-même, dur et méfiant, usant du corps de l'autre pour ta jouissance, avilissant l'autre par ton pouvoir sur lui : non plus seulement parce que c'est défendu, mais parce que tu veux la relation de justice, et plus que justice, que tu y mets ta joie, que ton désir s'y accomplit.

Élévation du désir, si l'on veut : point par un simple déplacement d'objet, mais par un changement qui fait de l'autre, dans sa distance impossible à combler, l'intime de ma propre vie. Coïncidence impossible et réelle, où la coïncidence paradoxale se justifie : car l'abrupt est l'autre même, m'arrachant à moi selon ma suffisance, et moi, je ne puis le connaître et l'aimer qu'à m'accepter moi-même, en ce désir que je ne puis vraiment vivre, qu'à précisément accueillir l'autre et l'aimer.

C'est bien pourquoi la coïncidence paradoxale est ce qui nous meut, et non notre établissement.

Mais si je voulais atteindre là par force et tension du vouloir, par exercice, par pure pensée, etc., bref, par moi, je resterais justement hors de la vérité qu'annonce l'interdit : que c'est à entendre, accueillir, recevoir, en ce et celui qui nous donne cette vérité en nous donnant à nous-mêmes.

Ce qui était loi devient don.

L'amour n'est pas le devoir de ne pas faire tort à autrui, grossi jusqu'à occuper toute l'existence. Il n'est pas l'obstacle aux appétits, le contrat qui nous maintient dans la dette interminable : il est, toute dette remise, la gratuité où notre goût à vivre est enfin libre du jeu infini, infiniment sérieux, des peurs et des oppressions, de la tristesse à goût de mort et de la rage de rayer la mort par le jouir.

L'amour est l'amour : identité prodigieuse.

 

À qui rêve aux facilités du sublime (ou s'en inquiète) disons que le don est aussi l'épreuve extrême, la fin de toute prétention à s'enclore en soi-même et se faire vivant par la violence, la fin même de toute sublimité de l'âme en son superbe isolement : il y faut le détachement tout à fait premier, qui touche à notre primitif narcissisme ; non certes que ce narcissisme soit détruit (ce serait la mort) mais parce que le rapport premier de moi-même à moi-même cesse de s'identifier avec la clôture qui fait de l'autre le pur ennemi (il nous faudra revenir là-dessus).

Ce détachement est plus dur, de ne pas se borner à diminuer ou éteindre le désir, mais d'en faire transformation. Si l'amour est plus fort que la mort (comme dit le Cantique), c'est aussi qu'il passe par cette mort, où c'en est fait du rêve de me posséder : sinon, carrefour de toutes les illusions.

Y vivre est lutter contre tout ce qui ramène en deçà, et qui n'est pas seulement, ô moralistes, le goût du plaisir, mais le goût de la morale elle-même (car la mort peut jouer de l'un comme de l'autre). C'est sentir l'écart subsistant. Mais ce lieu du combat n'est plus la tristesse de l'impraticable, avec, comme seule issue, la dérision qui y fait face. Le don, c'est la paix.

 

Ici, la loi prend donc fin, bien que ce soit, ou plutôt parce que c'est la loi passant à sa vérité. Le commandement ne commande plus, parce qu'il est au-delà de tout commandement, dans la rigueur libérante de l'abrupt.

Périls évidents, hélas toujours les mêmes. De verser dans un « quiétisme », où n'importe quoi se justifie. Ou bien : que le don redevienne l'interdit, la règle contraignante. Alors « le second état de l'homme est pire que le premier » : cette chute fait de la « loi d'amour » un accablement infini et de la relation une soumission abjecte. L'obéissance elle-même, qui est l'écoute heureuse de la neuve liberté, retourne à ce qu'elle est sous la botte des seigneurs : avilissement. Ce contresens fondamental peut infecter la pensée : il fut, en Occident, au cœur des controverses sur la grâce, origine, pour une forte part, de l'athéisme ; on y oppose grâce et liberté.

Que ce qui était loi devienne don, c'est un retournement très profond, qui n'est vrai qu'en son acte, quand ce qui était ressenti comme obstacle et limite au désir devient le désir même. C’est vraiment « l'impossible », qui n'est réel que dans un franchissement – un pas et un chemin qu’aucun système ne peut produire.



[2] Paul Beauchamp a monré combien dans l'Ancien Testament même, la promesse est première et la loi seconde (Cf. L'un et l'autre Testament, Seuil)

 

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