Jn 14, 15-16 : Les quatre formes de la Présence du Ressuscité. Que désigne chacune ?
Les versets 15-16 du chapitre 14 de Jean sont ici travaillés très rigoureusement au niveau du vocabulaire, de la syntaxe, des articulations. J-M Martin récapitule ainsi le trajet parcouru : C'est l'absence qui est la présence même. Les modalités, les noms qui signent cette présence authentique – et non plus la courte présence que les disciples avaient avec Jésus, la présence mortelle, psychique – cette présence sans doute intime, c'est : l'agapê, l'écoute de la parole (la garde de la parole), la prière, le don du pneuma (de l'Esprit). Ensuite ces quatre formes sont approchées à partir de questions des participants.
Ces versets sont également étudiés avec un parcours plus simple dans le message précédent (Jn 14, 15-16: les 4 formes de la Présence du Ressuscité. Écriture musicale de Jn 14-17), et aussi dans la suite de rencontres sur "La prière", en particulier 5ème rencontre. Jn 14, 15-16 : La prière, une des 4 formes de la Présence, et ce thème réapparaît dans plusieurs rencontres ensuite.
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Jn 14, 15-16 : Le thème quadriforme[1]
« Si vous m'aimez, vous garderez mes dispositions (entolas) et moi je prierai le Père et il vous enverra un autre paraclet afin qu'il soit avec vous dans tout l'aiôn. » (Jn 14, 15-16).
Les chapitres 14, 15 et 16 constituent un ensemble appelé « le discours après la Cène ». C'est un discours difficile à lire, qui paraît complexe, mal organisé. Pourtant il a une rigueur de structure extraordinaire qu'il faut découvrir. À ces trois chapitres on peut ajouter le chapitre 17 qui est la grande prière du Christ : « Père, glorifie ton Fils… »
Le départ de Jésus a déjà été annoncé. Chez Marc aussi on a l'annonce de la passion et de la mort, mais ici, c'est énoncé plutôt du point de vue du retentissement sur les auditeurs. En effet la mort est la mort de celui qui meurt, mais c'est aussi une rupture, une absence, un manque pour ceux qui restent. Et ces chapitres sont à lire à un double niveau :
– le niveau de ce qu'ont pu vivre les disciples par rapport à cette annonce,
– le niveau des premières communautés chrétiennes qui souffrent de l'absence de Jésus.
Pour comprendre cette absence, il faut considérer ces deux niveaux de lecture qui interfèrent. Autrement dit, le moment de l'écriture johannique pour sa (ou ses) communautés, est un moment qu'il faut bien prendre en compte, parce que c'est celui qui, d'une certaine façon, nous concerne nous aussi. Nous vivons dans l'absence de ce que nous disons !
1 – L'absence de Jésus est une autre présence qui se dit dans un thème quadriforme.
Pour indiquer la situation, je dirai que Jean vise à montrer en quoi cette absence est une autre présence, en quoi la mort est présence du vivant et résurrection.
Pour dire en quoi consiste cette présence Jean retient quatre mots, peut-être pas ceux que nous aurions retenus. C'est le thème uni-quadriforme qui régit les chapitres 14 à 17.
Nous avons, pour parler dans l'analogie musicale,
– une sorte de prélude qui se trouve au début du chapitre 14 : « Que votre cœur ne se trouble pas. » Il s'agit de prendre acte du trouble (taraxis) suscité par l'annonce de l'absence, ou par l'absence vécue par la première communauté.
– ensuite le thème qui se trouve pour la première fois dans sa totalité aux versets 15-16 : « Si vous m'aimez, vous garderez mes dispositions (entolas) et moi je prierai le Père et il vous enverra un autre paraclet. » Le mot entolê qui est généralement traduit par "commandement" a été traduit ici par "disposition" : c'est la disposition qui me constitue[2]. Nous avons laissé de côté la fin du verset 16, nous le reprendrons ensuite.
Ce thème est composé de quatre membres : une arsis, une thésis, une arsis, une thésis[3], pour parler musicalement :
« Si vous m'aimez, vous garderez mes dispositions
et moi je prierai le Père et il vous enverra un autre paraclet (une autre présence.) »
Et il ne faut pas que nous lisions cela selon nos articulations conditionnelles. C'est une règle générale chez saint Jean : si n'est pas conditionnel, oti (parce que) n'est pas causal et hina (afin que) n'est pas final. Il faut dire :
– vous m'aimez est la même chose que vous gardez mes dispositions ;
– je prierai le Père est la même chose que ma venue sous une autre présence, celle du paraclet.
2 – Le Paraclet est un autre mode de la présence assistante christique.
Une première remarque : « un autre paraclet », ça veut dire que c'est le même, car "autre" chez saint Jean signifie en général que c'est le même. Et "paraclet" est aussi un nom de Jésus. En effet saint Jean dit : « Si nous péchons, nous avons un autre paraclet : Jésus Christ le juste (le bien ajusté) » (1 Jn 2, 1). Le mot paraclet veut dire parole présente et assistante. L'autre paraclet c'est l'autre mode de la présence assistante christique. Ce paraclet est le pneuma de la vérité, comme il est dit aussitôt au verset 17 : l'Esprit (le pneuma), et ici l'Esprit Saint.
Vous me direz qu'il s'agit de deux personnes. Eh bien non ! Ils sont d'autant plus autres qu'ils sont plus même. C'est-à-dire qu'il n'y a jamais de paraclet quelque part si Jésus n'y est pas. Le Christos et le paraclêtos sont un, ce qui n'empêche pas qu'ils soient deux. La dogmatique trinitaire n'aide pas beaucoup parce qu'elle n'est pas exprimée dans le langage johannique ; elle n'est pas fausse par rapport aux questions auxquelles elle répond, mais il faut la mettre de côté pour entendre quelque chose à ces textes.
3 – C'est un thème quadriforme ou tétramorphe.
Une deuxième remarque. Nous avons là l'énoncé d'un thème quadriforme ou tétramorphe. Or cet énoncé à quatre termes ne comporte néanmoins qu'une seule réponse, c'est-à-dire que les quatre termes disent la même chose. Ce principe d'écriture typiquement sémitique, l'écriture hendyadique, consiste à dire une seule chose en deux termes, et ici, elle est redoublée. L'exemple du redoublement est classique, vous l'avez à l'oreille dans tous les psaumes, même quand la vierge Marie reprend la structure psalmique pour dire : « Magnificat anima mea dominum (Ma psychê magnifie (exalte) le Seigneur) et exultavit spiritus meus in Deo salutari meo (mon pneuma exulte en Dieu mon sauveur). » Ma psychê / mon pneuma : c'est deux façons de dire "je" ; exalter / exulter : ce sont deux verbes qui signifient la même chose ; le sauveur et le Seigneur : c'est le même.
La poétique hébraïque est faite essentiellement – indépendamment d'autres structures complexes comme dans toute poétique – sur une rime de sens, pas une rime de son, mais une rime de sens. Dire deux fois le même, presque le même : oui, il y a une raison et cela concerne donc les deux stiques : le premier : « si vous m'aimez, vous garderez mes dispositions » ; et le deuxième : « je prierai le Père, il vous donnera le pneuma ». Les deux disent la même chose, mais parce que, déjà, les deux éléments de chacun des stiques disent la même chose :
– dans le premier stique, l'agapê dit la même chose que la garde de la parole. En effet, la parole essentielle, c'est : « tu aimeras ».
– dans le second stique, « Je prierai le Père, il vous enverra l'Esprit » : la montée du Christ, c'est la même chose que sa descente sous forme de pneuma, sous forme de Ressuscité. Qu'il s'en aille, qu'il vienne à nous, c'est le même. Il s'en va sous un certain aspect signifie qu'il vient sous un aspect plus intime et d'autant plus universel. Nous en avons confirmation par le commentaire qui se trouve au verset 7 du chapitre 16 : « Il vous est bon que je m'en aille car si je ne m'en vais, le paraclet (le pneuma) ne viendra pas. » La mort de Jésus, c'est sa Résurrection. Son absentement n'est pas simplement la condition, mais la vérité de son authentique présence
4 – La teneur sémantique l'emporte sur les articulations syntaxiques.
Troisième remarque. Il faut effacer encore autre chose : le rapport sujet/complément.
– « Vous m'aimez » : vous et me ne sont pas importants.
– « Vous garderez mes dispositions (ou ma parole) » : vous et mes ne sont pas importants.
– « Je prierai » : ce n'est pas Jequi est important.
– « Il vous donnera » : il et vous ne sont pas importants.
Qu'est-ce qui permet de dire cela ? C'est qu'il y a tout un cheminement au long de ces chapitres. On lit, par exemple, à propos de "je prierai", au chapitre 16 : « Je ne dis pas que je prierai, mais vous prierez le Père vous-mêmes, etc. » (d'après le v. 26).
Pour vous aider, je prends un autre exemple. Si vous lisez le chapitre 17 qui n'est pas long, vous compterez que le verbe donner s'y trouve 17 fois. Mais qui donne ? et à qui ? et quoi ? cela change : le Père donne au Fils, le Fils donne au Père, le Fils donne aux hommes, etc. Ces articulations syntaxiques viennent en second par rapport à la tonalité que donne au chapitre l'emploi insistant du verbe donner. La tonalité est justement l'espace intermédiaire entre les différents sujets ou compléments directs ou indirects. C'est la tonalité commune, première, qui fait l'espace entre les éventuels sujets et objets.
Donc nous laissons de côté sujets et compléments, et nous gardons comme épure de ce texte quatre substantifs : agapê (aimer) ; garde de la Parole ; prière ; venue ou présence de l'Esprit.
Qu'est-ce que nous avons fait ? Au fond, nous avons accentué le sémantique par rapport à l'articulaire. Nous avons laissé tomber les articulations grammaticales pour retenir la signification des mots qui parlent par eux-mêmes, selon leur sens du point de vue sémantique, pas du point de vue syntaxique. Ce travail, une fois fait, corrige ensuite notre façon d'entendre la phrase, même si on la relit telle qu'elle est écrite.
CONCLUSION : Les quatre formes de la Présence.
Nous avons gardé les quatre termes : Agapê – garde de la Parole – prière – don du pneuma (de l'Esprit). Bien sûr, ces mots-là demandent à être, en eux-mêmes, examinés. Nous n'entendons pas forcément, à leur simple énoncé, ce qu'ils sont amenés à dire.
5 – Confirmation par la fin du verset 16.
Nous avons laissé tomber la fin du verset 16 : « …afin qu'il soit avec vous dans tout l'aiôn ». Ce qui est en question ici, c'est bien, comme nous le pensions, la réponse à la question de la présence, de l'être-avec. Ce n'est pas gratuitement que je fais état de ce verset pour dire les quatre termes de la présence. « …pour que il soit avec ». Cet "avec", du reste, se précisera dans la suite du texte de Jean.
« Pour l'aiôn » : l'aiôn, c'est la vie neuve, nouvelle, on dit "éternelle". Le mot "éternel" n'est pas très bon, non pas qu'il soit trop fort, mais il n'est pas suffisant. Nous avons une conception trop vaine de l'éternité. L'aiôn dit toute la nouveauté christique.
6 – Le thème quadriforme est une clef de lecture pour les chapitres 14 à 17.
Ce qui est intéressant c'est que ce mode de lecture ouvre à une intelligence de l'ordre des questions et de la façon dont elles sont traitées tout au long des chapitres 14 à 17. L'un des quatre moments du thème vient en avant à chaque fois, mais avec un rappel des autres (ou d'un seul des autres). Ce rappel de la totalité thématique est bref et apparaît souvent sans être justifié et, souvent, c'est aussi l'annonce de ce qui va être mis en avant dans la suite. C'est un mode de développement proprement symphonique, et c'est ce qui constitue la structure de l'ensemble de ces chapitres.
7 – Prendre conscience de l'éloignement du texte.
Apparemment, j'ai fait subir à ce texte une épreuve, un dur travail. Je l'ai manipulé. Mais s'agit-il d'une manipulation ou s'agit-il d'essayer d'entrer plus profondément dans la Parole, plus profondément que ce qu'elle donne à entendre à une oreille qui n'est pas soucieuse du mode d'écriture ?
La lecture que nous faisons ici est soucieuse de prendre distance d'avec une écoute immédiate, une écoute spontanée que la différence, la distance dans le temps qu'il y a entre cette parole et nous ne suffit pas à cautionner.
Par exemple il ne faudrait surtout pas croire qu'il existe du causal, du final, du conditionnel en tout lieu et toute culture. Les quatre causes, c'est le b.a.-ba de la métaphysique d'Aristote, c'est le propre de notre Occident. Mais cela ne constitue pas une écriture de type sémitique. Donc, prendre conscience de la distance du texte…
Je vous dirais même une chose : il vous est bon que le texte s'en aille pour qu'il vienne, pour que nous soyons conscients de son absence, plus exactement de son éloignement, que nous ne le prenions pas pour un texte familier. Il est très étranger. L'Écriture est très étrangère, c'est la condition pour qu'il y ait proximité avec ce qu'il y a d'étranger en nous-mêmes.
8 – Réflexion sur le thème de la prière.
Le mot prière, je le prends parmi les quatre ici pour illustrer un point qui nous concerne particulièrement : on disserte sur l'existence de Dieu, alors que la prière s'adresse à Dieu, elle ne cause pas sur Dieu. La théologie dit "il", la prière dit "tu". Or, nous savons que, dans nos langues, je-tu-il, ce qu'on appelle des pronoms personnels, sont issus d'adverbes de lieu : il, c'est le lointain ; tu, c'est le proche ; je, c'est l'intime.
Il y a nécessairement toute une symbolique du lieu, comme il y a une symbolique du temps, qui est impliquée par le mot de présence. Or nous savons que les questions fondamentales de l'écriture de Jean sont rapportées à la question où ?, donc au lieu. « Où demeures-tu ? », c'est la première question qui est posée à Jésus au chapitre premier. Jésus ne cesse de dire : « D'où je viens et où je vais. » D'où je viens ? est la même chose que De qui je suis fils ? Donc, c'est tout à fait essentiel pour sa détermination. Marie-Madeleine pose la question : « Où l'as-tu posé ? » etc. On n'en finirait pas de mettre cela en évidence.
Que la question essentielle soit une question qui est réputée chez nous circonstancielle, cela change tout. Le "où" n'a pas le même sens. Car, dans notre grammaire – qui est issue de la logique d'Aristote et de sa métaphysique même – dans notre grammaire, la question du lieu est une proposition circonstancielle de lieu. Ici, c'est la question essentielle. Le mot de présence lui-même est un mot qui a trait à la fois au temps et au lieu : au lieu car présent a à voir avec proche ; au temps car présent a à voir avec maintenant ("le présent"). Sans compter que, dans notre langue, il a en plus la grâce de signifier le don : le présent. Donc nous avons ici tout un champ.
Récapitulation.
Maintenant je récapitule. La question était : quoi de l'absence et de la présence ? La réponse est : c'est l'absence qui est la présence même. Les modalités, les noms qui signent cette présence authentique – et non plus la courte présence que les disciples avaient avec Jésus, la présence mortelle, psychique – cette présence sans doute intime, c'est : l'agapê, l'écoute de la parole (la garde de la parole), la prière, le don du pneuma (de l'Esprit).
Ce que nous avons fait est vraiment un exercice. Un exercice, ça se répète, ça se reprend. Un exercice est un élément de l'expérience. Bien sûr, il y a l'expérience unique, mais le rapport de la répétition et de l'expérience est une question intéressante. Cela concerne désormais le temps plus que le lieu, mais ce sont des choses qui se tiennent, qui s'entretiennent. Je ne sais pas si cet exercice a été bien fait, mais j'aurais voulu qu'il fût un pur exercice, qu'on en comprenne bien les articulations. On n'en voit pas nécessairement le profit ou la justification pleine maintenant, mais c'est une première chose. Les fruits, on voit plus tard.
Approfondissement à partir de questions
1 – Le pneuma (l'Esprit) récapitule les trois autres termes.
► Quatre termes désignent la présence du ressuscité, mais l'Esprit n'est-il pas à privilégier ?
J-M M : Tout à fait. Bien sûr les quatre termes restent valides, mais si on va un peu plus loin dans la réflexion, que l'Esprit récapitule les trois autres, et que ceux-ci doivent être pensés en référence à l'Esprit.
Qu'est-ce que cela signifie ? Je dirais que le pneuma (l'Esprit) est le grand présentificateur de la réalité christique. Il est celui qui présentifie la réalité christique auprès de nous et en nous. Du reste, il est indissociable du mystère central de l'Évangile qui est la Résurrection.
Il suffit que je rappelle le mot de saint Paul : « Jésus, déterminé fils de Dieu de par la Résurrection d'entre les morts, dans un pneuma de consécration (l'Esprit Saint). » (Rm 1, 4). La grande théophanie, c'est-à-dire la grande expérience apostolique, la grande monstration de Dieu qui constitue le point fondateur de l'Évangile, c'est la Résurrection en tant qu'elle est manifestation de la dimension ressuscitée de Jésus, donc de sa dimension de Fils, qui, du même coup, manifeste le Père « dans un pneuma de consécration ».
Que veut dire consécration, que veux dire présentifier ? Il y a un mot pour le dire, le mot glorifier. Le terme de gloire est évidemment un terme que nous avons du mal à supporter parce qu'il n'a rien à voir avec l'usage que nous en faisons. La gloire dans l'Ancien Testament, la gloire de Dieu, c'est sa présence au milieu du peuple pendant l'itinérance au désert, cette présence qui se fixe ensuite au temple de Jérusalem. La kavod signifie la gloire comme présence de Dieu au milieu de son peuple, une présence unifiante en même temps, une présence qui constitue le peuple comme peuple de Dieu.
► Dans les quatre termes qui disent la Présence (agapê, garde de la parole, prière, Esprit) pour moi, le plus facile, c'est justement la présence de l'Esprit.
J-M M : Cela me paraît étrange, parce que, pour moi, l'Esprit Saint, c'est peut-être encore plus mystérieux que la prière.
► On voit des manifestations de Dieu, mais peut-être ne faut-il pas se presser pour dire : ça, c'est l'action de l'Esprit Saint aujourd'hui !
J-M M : C'est cela, très bien. Sur le chemin que nous avons à faire, si l'un des termes parle, il faudrait voir comment les autres sont indissociables de lui.
2 – L'agapê et la garde de la Parole.
► Je ne comprends pas en quoi l'agapê et la garde des dispositions (ou la garde de la Parole) sont la même chose.
J-M M : La mort du Christ est quelque chose qui contient en soi l'invitation à entrer dans un espace d'agapê, mais en plus Jésus a donné cette invitation dans une parole : « Aimez-vous les uns les autres ». C'est donc à la fois compris dans la geste du Christ, et en plus le Christ a pris soin de nous le "disposer", non pas d'en faire un précepte mais d'en léguer la disposition de parole : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés ».[4]
« Tenir en garde » ne signifie pas garder pour soi de façon jalouse, ça signifie d'abord quelque chose comme prendre garde, donc être attentif, et aussi garder la garde c'est-à-dire demeurer dans une attention, dans une écoute. Garder la parole « Aimez-vous les uns les autres », c'est la laisser venir en moi comme parole entendue, c'est donc l'entendre, mais c'est aussi la laisser prendre tout l'espace, c'est la laisser habiter la totalité de mon être. C'est par l'oreille qu'on écoute, ce qui est entendu va au cœur, et de là, si c'est gardé, ça part dans la main qui donne et qui reçoit, dans le pied qui marche (marcher est une façon de dire la pratique), dans les lèvres (donc la parole), etc. Il y a une symbolique profonde de l'être humain dans toute la Bible qui parle du cœur, de la bouche, des mains, des pieds pour désigner la totalité de l'homme dans ses différentes acceptions.
Il me semble que l'Évangile n'est pas constitué par une distinction entre une doctrine et une pratique (une morale). Je dis ceci non pas pour effacer ce qui est visé (mal visé peut-être) par la morale, mais c'est pour le retrouver dans une autre lumière.
Là il faut regarder le véritable sens du terme "garder". Par exemple « garder la disposition » pourrait être traduit par « mettre en pratique le précepte » mais cela ne semble pas de la bonne intelligence ; pour autant ça ne veut pas dire que la parole est une parole que j'entends au sens banal et puis je me repose dans le fait de l'entendre.
3 – Sous quelles formes penser que Dieu est présent ?
Permettez-moi maintenant de vous poser une question. Nous avons vu que : agapan (aimer), entendre (ou garder la parole), prier, recevoir le don du Pneuma, sont des noms de ce qui constitue la présence de celui qui est, à d'autres égards, absent. J'imagine que, si je vous avais demandé sous quelle forme vous pensez que Dieu est présent, vous n'auriez peut-être pas dit ces quatre mots-là : agapê ; écoute ou garde de la parole ; prière ; accueil de l'Esprit. Peut-être en auriez-vous dit d'autres.
► J'aurais dit : les frères, la parole et l'eucharistie.
J-M M : C'est cela. Est-ce différent ?
► Non.
J-M M : Les frères sont compris dans agapan. Il faut savoir que agapê ne dit pas une vertu, agapê ne dit pas un sentiment non plus. Agapê dit un événement, le venir de Dieu (c'est le même mot). L'agapê ne consiste pas en ce que nous aimerions Dieu mais en ce que Dieu, le premier, nous a effectivement aimés. Autrement dit, agapan, c'est se savoir aimé – peut-être la chose la plus difficile – et, du même coup, aimer qui nous aime, et du même coup aimer qui est aimé de qui nous aime, c'est-à-dire les frères. C'est ainsi que Jean déploie le mot agapan dans sa première lettre, ce qu'il en est de l'agapê sous ses différents aspects. L'agapê ne désigne pas un sentiment, ni une vertu, mais le venir même de Dieu.
Tu as dit ensuite : "la Parole". Oui ! L'écoute de l'Écriture est une effective présence si je la lis comme Parole de Dieu à moi adressée, et elle est écrite pour cela. Elle veut être lue ainsi. Ce n'est pas ainsi que l'exégèse dominante la lit. Mais c'est ainsi qu'elle veut être lue comme elle le dit explicitement : « Ces choses ont été écrites pour que vous les entendiez, et que, du fait de les entendre, vous viviez. » Les entendre donne que je vive. Ça n'exclut pas qu'on puisse poser des tas de questions. Un historien peut poser des questions, je ne l'exclus pas, mais cependant la lecture qui domine actuellement ne devrait pas être la lecture dominante.
Ensuite : "la prière". La prière, c'est le sens du don. Je demande ce qui ne se prend pas, ce qui ne peut être que donné. Donc il y a quelque chose qui n'est pas de l'ordre de ma prise, mais de l'ordre d'un recevoir. L'autre façon d'avoir le sens du don, c'est rendre grâce, eucharistier. Autrement dit, l'Eucharistie est comprise comme prière, comme l'essence même de la prière, comme sens du don.
Et c'est là qu'intervient autre chose : l'Eucharistie n'est pas "ma" prière car "je ne sais pas prier comme il faut", comme dit saint Paul en Rm 8. L'Eucharistie c'est la prière même du Christ. Car ma prière n'est prière que dans la prière du Christ. Mon eucharistie n'est eucharistie que dans l'Eucharistie du Christ.
L'Eucharistie du Christ est sens du don à tel point qu'il se donne en plénitude. Et le Don est un nom propre du Pneuma. Autrement dit, il y a un rapport étroit entre le don, l'Esprit, la prière et l'Eucharistie. Si je pense ces mots-là, non pas à partir de la répartition qu'ils ont dans le récit théologique ou dans le catéchisme, mais à partir de la proximité qu'ils ont entre eux dans le Nouveau Testament, c'est cela que j'entends. Et je n'entends pas l'Eucharistie comme un des sept sacrements, j'entends l'Eucharistie comme l'essence de la prière.
4 – Dieu semble plutôt absent.
► Vous avez parlé de la Présence sous quatre formes. La parole : le partage en groupe, le partage avec vous… sont des choses qui me laissent entrevoir une présence. Mais concrètement, dans le monde, il y a plus d'absence de Dieu que de présence.
J-M M : Il ne faut peut-être pas mélanger la question de la présence et la question du sentiment de présence. Cela peut paraître difficile à distinguer. Jusqu'ici nous ne nous sommes pas du tout préoccupés de ce qu'il en est, en vérité, de la présence de Dieu. Nous avons écouté ce qu'en dit l'Évangile. Il s'agit bien de gérer une absence apparente, dans l'Évangile, et ces quatre termes sont bien là, précisément. Structurellement, c'est ce que dit la Parole. Alors, que je n'éprouve pas ce sentiment, c'est une autre question. Par ailleurs, est-ce qu'on peut penser à une présence qui ne soit pas du tout sentie ? C'est encore une autre question. Il n'est pas sûr que ce soit satisfaisant pour la signification du mot de présence. Mais cependant, quelle est la place du sentir, ce que j'appelle le sentiment de présence ? Il y a des choses auxquelles il faut que nous nous habituions parce qu'elles ne sont pas de la marche spontanée de notre pensée actuelle.
Voici un exemple pris ailleurs. On a tendance à confondre la culpabilité et le sentiment de culpabilité. Or la culpabilité est une affaire qui, éventuellement, est traitée du point de vue juridique. Le sentiment de culpabilité : vous pouvez avoir un fieffé escroc qui n'a aucun sentiment de culpabilité et, à l'inverse, vous pouvez avoir un saint qui a un profond sentiment de culpabilité – ce n'est pas rare. Donc il ne faut pas confondre culpabilité et sentiment de culpabilité. De la même manière – c'est une analogie, je pensais que c'était un peu plus clair en passant par là – de la même manière, nous nous interrogeons sur ce qu'il en est structurellement de la présence de Dieu telle que la parole de Dieu l'énonce. Nous n'éprouvons pas de sentiment de présence dans ces cas-là… Cela reste une question à traiter, c'est bien de la soulever.
Cette méditation nous donne occasion de mettre en évidence la différence éventuelle – et la signification que ça peut avoir – entre présence et sentiment de présence. Votre question nous rend un grand service. C'est quelque chose que j'avais à dire. Merci.
[1] Ce texte est formé d'un extrait de la session sur la Résurrection (Jn 20-21) en 2003 et de plusieurs extraits de la session Présence/Absence (Jn 14-16) en 2007 à Saint-Jean de Sixt.
[2] « Il est clair que, chez Jean, entolê ne se laisse pas traduire par précepte, mandement ou mandat pas plus que par commandement. Le mot "disposition" traduit littéralement entolê. Nous sommes conduits à cela du fait que le vocabulaire du droit et du devoir est un vocabulaire récusé par le Nouveau Testament comme disant notre rapport constitutif à Dieu. Parfois il est vrai que le mot entolê, quand il est dans la bouche des Judéens qui s'opposent à Jésus, peut être traduit par précepte car c'est ainsi qu'ils l'entendent. » (J-M. Martin, Versailles février 1998).
[3] Termes qui désignent l’alternance des temps dans une mesure : temps fort, temps faible, temps fort, temps faible...
[4] Le "comme" ici n'est pas à prendre au sens où il s'agirait d'imiter ce qu'a fait le Christ. Il est plutôt à entendre au sens générique et génétique comme dans la phrase : « Les yeux de cette fille sont bleus comme ceux de sa mère ». (Réflexion d'un participant lors du groupe de lecture de saint Paul en 2009).