LA PRIÈRE : 6ème rencontre. Le rapport du Christ et de l'humanité.
Pour la rencontre de fin de premier trimestre, Jean-Marie Martin a proposé aux participants de revenir sur l'un ou l'autre point abordé auparavant. C'est donc une succession d'approfondissements de choses remarquées comme importantes : « Il n'y a que Dieu qui parle à Dieu. » ; « On est prié (quelqu'un prie en nous). »...
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Le rapport du Christ et de l'humanité
Pour cette dernière rencontre de l'année 2002[1] j'aimerais que nous fassions une sorte de rétrospective sur le chemin parcouru pendant ce trimestre. Nous avions une question initiale qui était quelque chose comme : «Qu'est-ce que la prière ? » Le thème de prière avait été choisi par vous. La question sur la prière n'était pas plus déterminée que : « Qu'en est-il de prier, qu'en est-il de la prière ? »
Nous avons suivi un chemin et il peut se faire qu'il y ait un écart entre ce qui s'entendait dans la question et ce que nous avons effectivement visité et rencontré. Nous avions d'emblée écarté le possible de la question en évoquant une prière qui nous avait parue authentique et même belle et qui cependant n'avait rien de canonique. Nous l'avions tirée d'un auteur profane. Et puis d'autre part nous avions entrepris une lecture chez saint Jean de laquelle ce que nous avons tiré peut paraître très éloigné de la question initiale sur la prière.
Est-ce que vous pourriez maintenant exprimer éventuellement des regrets, parce que nous serions allés sur un chemin qui ne vous semblerait pas répondre à la question initiale, ou bien au contraire y aurait-il des points qui vous paraîtraient essentiels pour avancer dans notre recherche ?
« Il n'y a que Dieu qui parle à Dieu. »
► Moi je suis resté en arrêt sur une phrase que tu as dite à la fin d'une séance précédente, qui me paraît à la fois fondamentale et en même temps très difficile à avaler : « Il n'y a que Dieu qui parle à Dieu. » Il y a comme un mouvement qui donne l'impression d'être en boucle (mais je ne suis pas sûr que la boucle soit une bonne image) dans laquelle nous sommes pris. Mais surtout j'ai une espèce de résonance de contestations, de remarques qu'on pourrait me faire, par rapport auxquelles je me sens complètement démuni, que je pourrais résumer par : « Oui, on est complètement autistes », mais je sens bien que ce n'est pas ça.
J-M M : Ce n'est justement pas ça. Je vais faire deux remarques à ce propos :
– une remarque sur la mêmeté et l'altérité. Il y a du même et de l'autre mais comment entendre ce rapport du même et de l'autre ? Je ne l'entends jamais si je subordonne l'autre au même ou si je subordonne le même à l'autre, c'est-à-dire si je sacrifie l'un des deux.
– La deuxième remarque concerne ce qui nous guette beaucoup plus dans ce domaine, lorsqu'on parle de "je", c'est d'entendre ce discours psychologiquement. Le correspondant ou le répondant psychologique à ce que nous sommes en train de dire serait quelque chose comme le risque de fusion.
Par ailleurs pressentir qu'il y a quelque chose d'authentique dans une formule comme celle-là, et être réticent par rapport à des conséquences perverses qu'elle pourrait avoir, c'est la position parfaite !
« On est prié. »
► Moi j'ai découvert qu'en fait on ne prie pas mais que « on est prié ». Et c'est une expression qu'on dit même dans la vie quotidienne. Et le fait d'être prié a beaucoup changé de choses pour moi.
J-M M : L'expression est très intéressante quoiqu'elle ait deux sens possibles : « Vous êtes priés » c'est-à-dire que quelqu'un me prie ; ou bien ça signifie « Je crois que j'opère la prière mais en réalité c'est la prière qui opère en moi. » Je ne sais pas quel est le sens que vous accentuez.
► « La prière opère » pourquoi pas. On a parlé du "Je christique". On est priés comme…
J-M M : Comme on peut dire que nous sommes parlés ?
► Oui, c'est ça.
J-M M : Donc c'est le second sens.
Nous pensons que nous parlons alors qu'en réalité nous sommes parlés, ça parle en nous. C'est d'ailleurs une expression qui mériterait d'être examinée : est-ce qu'elle est purement et simplement paradoxale pour le plaisir, ou est-ce qu'elle a un fondement ? Cela revient à la question : « Qui parle ? » Cette question « Qui parle ? » est de toute première importance, y compris en ce qu'elle comporte : « À partir d'où je parle ? » C'est pourquoi, pour moi, il est très important que je dise : « Je parle ici à partir de mon écoute de l'Évangile » et je n'ai aucun autre titre à le dire et vous n'avez aucun autre titre à l'entendre. D'autres fois je dirais : « je parle à partir de mon expérience » ou « je parle à partir de ce que je sais de l'histoire de la pensée occidentale » ou « je parle en tant que philosophe ». C'est donc lié à la question : « Qui parle ? »
► C'est lié aussi à « celui à qui je parle ».
J-M M : Oui : « Qui parle en moi et à qui ? »
On va arriver bientôt à la question des pronoms fluides. Les pronoms pour nous sont des choses fermes : je, tu et il, ce n'est pas du tout la même chose, c'est évident !
► Je reviens à la lecture du chapitre 17 qui est en « Je ». Ça permet d'avoir une armature. C'est quand même la prière christique, et en fait ça passe par nous.
J-M M : Peut-être que nous sommes précisément parce qu'il passe par nous.
► Ce que fait le Christ est assez curieux parce qu'il s'adresse à son Père mais en même temps ça nous concerne. Dans le dogme on dit qu'ils sont trois mais que ça ne fait pas trois. Donc l'ensemble prie en nous ! Et nous ne serions pas sans ça. Ça ne veut rien dire ce que je dis…
J-M M : Si, je crois percevoir ici que ce qu'on appelle couramment le mystère de la Trinité nous invite à réfléchir avec un peu plus d'attention sur le rapport de trois et de un par exemple, et cela par rapport à notre discours natif. Nous pourrions dire très bien : ça concerne la Trinité et ça ne nous concerne pas. Mais le Christ dit qu'il prie précisément pour que « nous soyons un comme lui et le Père sont un ». Donc le mode d'être à autrui, pour les hommes, est affecté par cette unité et par cette question sur la tri-unité. Nous sommes donc invités à repenser, de façon radicalement neuve par rapport à toute capacité de pensée, à partir de ce qui est entendu et dit là, sur « Le Père et moi nous somme un », sur ce qu'il en est de je, de tu etc.
Le Je christique qui dit « Je suis » ou bien « Je suis ceci, cela » n'est pas notre "je" usuel. Quel est ce Je de résurrection (ce Je de christité) ? Et quelles sont les retombées de cela sur notre mode d'être et de dire « je » ?
Le rapport entre la prière du Christ et la prière de l'humanité.
► J'ai une question qui concerne le fait de savoir si on est essentiels dans la relation Père-Fils. Tu as dit que la prière du Christ nous précède mais que se passerait-il si on n'était pas tous assemblés en tant qu'être priants ?
J-M M : C'est une question très intéressante. La théologie classique a une réponse très nette : le rapport du Père et du Fils relève de l'éternité, donc de la Trinité en soi, et les vicissitudes de notre vie relèvent de l'économie, du dessein de Dieu en tant que créateur, et ne sont donc pas nécessaires pour son éternité. C'est dommage ! Il faudrait que nous puissions être dans un autre site car cette distinction de la théologie n'est pas une distinction scripturaire. Bien sûr si la question est posée de cette façon-là (« Est-ce qu'on est essentiels dans la relation Père-Fils ? »), seule la réponse qui distingue radicalement la Trinité en soi et son rapport à nous est valide. Alors il faut nous demander : est-ce la bonne question, faut-il poser la question comme cela ? Et justement l'Écriture ne pose pas la question comme cela. Alors ce que je viens de dire est purement négatif mais cela désencombre et permet d'aller voir comment la question se pose dans l'Écriture.
► Quand on dit « Dieu seul parle à Dieu », quand on dit « Ça prie en moi » ou « La prière me précède » est-ce qu'on ne dit pas des choses très proches ?
J-M M : Mais oui, exactement.
J'en profite pour revenir sur cette expression « Dieu seul parle à Dieu » qui était venue la dernière fois après la lecture de la prière de Jésus en Jn 17. Tout à l'heure quelqu'un faisait la remarque que ça ressemblait à une boucle. Or Jésus commence par dire : « Père, glorifie ton Fils, ce qui est que le Fils te glorifie » c'est-à-dire que la manifestation de Jésus comme Fils atteste le Père comme Père puisque, s'il n'y a pas fils, il n'y a pas père, et Jésus ajoute « selon que tu lui as donné d'être l'accomplissement de la totalité de l'humanité » ; donc lorsqu'ensuite il dit « Père, glorifie-moi auprès de toi de la gloire que j'avais avant que le monde fut », et ce n'est pas une boucle puisqu'il est maintenant plein de la totalité de l'humanité.
Lorsque saint Jean parle de la relation du Christ au Père, il parle toujours du fait que c'est une relation dans laquelle le Christ est en charge de la totalité de l'humanité. Le Christ est ce jet (ou ce trajet) de l'humanité vers le Père :
– c'est ce qu'il est : il est parole (prière) tournée vers le Père (Jn 1, 1) ;
– c'est ce qu'il fait : « Je vais vers le Père » ;
– c'est ce qu'il dit dans ce trajet de la prière : « Levant les yeux vers le ciel il dit : "Père". »
Ce sont de multiples modes d'expression de la fondamentale relation constitutive du Père et du Fils.
► Quand j'ai la conscience de désirer prier, est-ce que je suis déjà dans le "Je" christique ?
J-M M : En un sens oui, à condition qu'on fasse une différence entre le simple sentiment psychologique de ce désir et la qualité effective de ce désir.
Il ne faut pas vous inquiéter de ce que je viens de dire, car l'identité de votre désir est bien mieux posée dans les mains de Dieu que dans les mains de votre propre conscience ! En effet sur cela vous n'avez pas maîtrise. Vous ne savez jamais avec une certitude apodictique que maintenant vous êtes dans un authentique rapport avec Dieu, mais Dieu, lui, le sait, et c'est beaucoup mieux. Ceci peut paraître affligeant et inquiétant, mais pas du tout : Dieu est un bien meilleur gardien que moi.
► Mon rapport à Dieu ne m'appartient pas, donc je ne le sais pas.
J-M M : Et c'est ce qui est dit en toutes lettres par Jésus : « Le pneuma, tu ne sais d'où il vient ni où il va. » Or « D'où je viens et où je vais », c'est la question identifiante chez Jean. Cela veut donc dire que je suis incapable de l'identifier. Et cela ne signifie pas pour autant que je n'ai pas de rapport avec le pneuma : « Tu entends sa voix. » Entendre est beaucoup plus que savoir parce que notre savoir est toujours préhensif. Or si quelque chose a pour essence d'être donné, toute prise est une méprise. Et en revanche entendre ouvre et conserve l'espace de relation, parce que ce n'est jamais une affaire entendue. En effet entendre c'est savoir que je ne sais pas, donc savoir qu'il y a encore à entendre. C'est pourquoi la vertu essentielle d'entendre, c'est la patience. Et c'est pourquoi la vertu essentielle du dialogue est aussi probablement la patience. Et le mode de tenir les contradictions fondamentales qui peuvent se manifester dans le dialogue, c'est ce pâtir-là, c'est ce beau mode de pâtir l'apparemment irréconciliable. Les mots durée (diamonê), garder (têreïn), demeurer (méneïn), tous ces mots johanniques sont de toute première importance.
Le micron de différence entre la garde de la parole et l'agapê.
► Dans le dernier cours vous avez dit que la garde de la parole (ou la foi) et l'agapê étaient la même chose à une petite différence près. Et je n'ai pas su percevoir la petite différence.
J-M M : J'espère bien ! C'était à propos de la phrase : « Si vous m'aimez, vous garderez mes dispositions (ma parole) » (Jn 14, 15) et nous savons qu'aimer n'est autre que l'agapê et que garder la parole, c'est ce qu'on appelle couramment la foi. Ces deux choses ne sont pas dans un rapport conditionnel, puisque nous avons vu que dans « si… alors.. » le si n'est pas à lire comme un conditionnel, de même que "afin que" n'est pas à lire comme désignant une proposition finale.
Donc nous avons une juxtaposition qui dit deux fois la même et unique chose. Pourquoi deux fois ? Parce qu'entre les deux il y a un micron.
Nous allons aborder la question du micron lors de notre prochaine rencontre puisque nous allons ouvrir Jn 16, 16 sq, texte qui nous conduit aussi à la mention de la prière. Nous cherchons non seulement les versets où se trouve le mot de prière, mais nous regardons ce qui y conduit, ce qui fait qu'on arrive à ce mot de prière.
C'est le texte dans lequel il y a une énigme répétée trois fois, une énigme initiale qui ouvre une recherche (zêtêsis). L'énigme est l'équivalent du trouble (taraxis) que nous avons vu au début du chapitre 14 de l'évangile de Jean dans un chemin qui conduisait à la prière: le trouble provoque la recherche (même si elle n'est pas mentionnée au chapitre 14), la recherche se tourne en question (érôtaô, je questionne) et la question s'accomplit lorsqu'elle se change en aïtêsis (prière). Ce chemin, Jean le fait plusieurs fois et il l'articule même dans une scène que nous verrons plus tard.
L'énigme du chapitre 16 c'est « Un peu et vous ne me constaterez plus, ce qui est qu'un peu inversement vous me verrez. » (v. 16). Donc "ne pas constater" et "voir" c'est la même chose au sens johannique, cela lorsque les deux mots sont mis en concurrence l'un avec l'autre.
Alors inutile de vous dire que cela n'est pas dans la plupart des traductions où vous avez : « Un peu de temps vous ne me verrez plus et un peu de temps après vous me verrez. » Or la phrase traduite ainsi n'est pas énigmatique donc il ne s'agit pas du tout de cela puisqu'elle est répétée par trois fois intégralement et que les disciples se posent la question : « Nous ne savons pas ce qu'il dit, qu'appelle-t-il micron ? » C'est votre question.
► Dans le texte il n'y a pas marqué : « un peu de temps » ?
J-M M : Non, pas à cet endroit-là. Il y a des lieux parallèles où le mot temps (khronos) est prononcé mais pas ici. Si ce n'est pas employé ici il y a une raison. Du reste, dans les autres lieux la différence entre constater et voir n'est pas accentuée, il s'agit d'autre chose.
Nous avons au chapitre 16 une lecture de ce qui fait l'essence, ou le sens le plus profond, de ce qui est indiqué de façon sommaire aux Juifs auparavant : « Comme je l'ai déjà dit aux Juifs, vous ne pouvez venir là où je vais. » Donc pour les Juifs la phrase est sans méditation.
Cette même phrase est donc reprise au chapitre 16 dans la méditation sur la signification d'une identité. Je le dis en effet par avance, ceci commente la phrase : « Il vous est bon que je m'en aille car si je ne m'en vais le pneuma ne viendra pas » (d'après Jn 16, 7). C'est-à-dire : « Si je ne meurs pas au mode sur lequel je suis avec vous, je ne viendrai pas sur le mode de pneuma, le mode de présence de résurrection. »
Alors quelle différence y a-t-il entre cet espace du constat et cet espace de résurrection ? Le mot "je" ici est déjà dans une fluidité intéressante parce que le texte lui-même ne dit pas : « je ne viendrai pas » mais « le pneuma ne viendra pas ». Alors c'est un autre ? Non, pas du tout, c'est lui-même. Donc quel rapport ?
Le rapport du Christ et de l'humanité.
► Il me semble que le "Je christique" c'est l'ensemble de nous tous réunis ressuscités.
J-M M : Toute la question est : que veut dire "ensemble" ?
► L'accomplissement suppose la résurrection de ce qui en nous n'est pas notre "je natif", qui est un "je que nous ne connaissons pas".
J-M M : C'est l'insu de nous-même.
► Cet insu on va le retrouver dans l'ensemble du "Je christique" qui est là sous forme de pneuma dans l'humanité. On peut penser aussi cela sous l'angle de ce qu'on appelle la communion des saints…
J-M M : C'est cela. Le thème que nous évoquons ici a ses lieux chez Jean, des lieux où le méditer. Par exemple dans les chapitres 14 à 16, on trouve au début du chapitre 15 le thème suivant : « Je suis la vigne, vous êtes les sarments. » Ceci ne signifie pas « Je suis le cep et vous les branches. »
Donc comment se pense le rapport des dieskorpisména, c'est-à-dire des déchirés-dispersés que nous sommes et du Monogénês (du Fils un) ? C'est le rapport des multiples enfants (tekna) et du Fils un. Ce thème du dieskorpizeïn est le mode sur lequel il faut lire la pluralité.
Pour nous, si les hommes nombreux c'est comme ça, et on pense en général que c'est plutôt bien, ou en tout cas que c'est neutre, que ce n'est ni bien ni mal. Or tout se passe dans l'Évangile comme si l'humanité était nativement une humanité déchirée. En effet le mode sur lequel nous appréhendons nativement (selon notre naissance empirique) "je" et autrui est un mode déchiré. C'est le mode ouvert par la figure fratricide de Caïn par rapport à Abel, où c'est : « ou l'un ou l'autre ». Et la question se pose : qu'en serait-il d'un lieu dans lequel ce serait « d'autant plus l'un que c'est plus l'autre » ? Voilà la question fondamentale.
Bien sûr cette récollection, cette sunagogê – sunagageïn (rassembler) est le verbe employé chez Jean – n'est pas ramasser des choses pour faire une totalité au sens de notre imaginaire de l'entassement. Ce n'est pas une unification qui supprime la persistance d'une certaine altérité, mais c'est l'invitation à ce que l'altérité du même ne soit pas l'altérité adverse. Or nous pensons l'altérité comme adverse.
Voilà un point tout à fait décisif qui place la signification de l'humanité dans la perspective d'une union indéchirable avec la christité. En sorte que le Christ qui est un parmi d'autres, un en plus, par sa mort donnée cesse d'être un en plus pour devenir l'unité unifiante. C'est ce qui donne à la mort christique son sens vital.
Nous avons étudié ici l'expression "vie éternelle" pendant trois ans. Le plus souvent le mot de mort a un sens absolument négatif dans l'Écriture, c'est même un nom propre de Satan : il est la mort. On peut dire aussi qu'il est le péché, car mort et péché c'est la même chose, étant donné que la mort est pensée à partir du meurtre. Et le mot de mort subit ce retournement de sens qui est la bienheureuse mort de Notre Seigneur Jésus Christ. Le même mot "mort" signifie à la fois le Satan en lui-même, donc son essence, et le salut même de l'humanité. Il y a quelque chose qui s'est passé dans le vocabulaire du mot "mort", parce que ça s'est passé effectivement dans la mort christique.
Autrement dit nous n'avons pas à notre disposition de quoi penser ce qu'il en est de l'humain dans les ressources de notre Occident, et sans doute aussi, j'imagine, dans les ressources de nombreuses autres cultures. Le mot humanité pour nous n'est qu'un terme abstrait utilisé pour dire ce qu'il y a d'essentiel à l'homme dans tous les hommes et dans chacun, ou bien c'est un mot collectif qui désigne la totalité des existants. Or ici il ne s'agit ni d'un mot qui dit un tas d'individualités, ni quelque chose qui dit simplement l'essence abstraite et commune à chacun. Qu'est-ce que c'est que cela ? Ça n'existe pas dans notre ressource de pensée.
Le Christ est le plus universel en étant précisément le plus concret, alors que cela s'oppose chez nous puisque l'universel est abstrait. Or le Christ identifié dans sa dimension de résurrection n'est pas un individu concret puisqu'il est précisément un individu concret mort : il meurt d'un mode de mourir qui inverse le sens de la mort, si bien que toute la résurrection est incluse dans son mode de mourir. Et le terme abstrait d'humanité n'est pas non plus suffisant pour lui.
Si bien qu'il faut être très attentif parce que les ressources de langage qui sont à notre disposition de par notre propre culture ne nous permettent pas d'envisager précisément cela : que veut dire homme et quel est le rapport du mot homme au mot Christ ?
On le perçoit dès les premiers écrits de Paul lorsqu'il traite du Christ en adamologie, c'est-à-dire dans une méditation de la figure d'Adam.
Il y a deux Adam :
– Adam de Gn 1 : « Faisons l'homme comme notre image », c'est-à-dire « Faisons le Christ ressuscité. » Ça concerne l'humanité puisque « Mâle et femelle il les fit » : le mâle c'est le Christ et la femelle c'est la totalité de l'humanité convoquée (l'Ekklêsia). Vous retrouvez ici deux thèmes de Paul.
– Adam de Gn 3 : « c'est un autre », comme dit Philon d'Alexandrie contemporain de Jésus. Au début de son commentaire de Gn 3, à propos et d'Adam il dit : « Il s'agit d'un autre ». Pour Paul aussi il s'agit d'un autre.
Cela nous paraît aberrant parce que nous pensons à partir du concept de nature, et de nature humaine. Or il n'y a pas de nature humaine pour l'Écriture où le mot homme porte de façon équivoque deux postures constitutives : la posture christique, et la posture adamique de Gn 3. Et nous sommes les fils d'Adam de Gn 3, mais d'être cela ne dit pas notre ultime avoir-à-être car est semé en nous le « Faisons l'homme à notre image et ressemblance », et nous sommes dans la femelle, c'est-à-dire la totalité.
La prochaine fois nous prendrons donc le texte de Jn 16, 16 sq. Et plus tard il y aura tout un ensemble sur le Nom.
[1] Nous en sommes à la sixième rencontre sur le thème de la prière, à Saint-Bernard de Montparnasse le 18 décembre 2002.