Homélie sur Lc 11, 1-4 : le Notre-Père
Voici une homélie de Jean-Marie Martin faite lors d'une retraite à Saint-Jacut. Le texte du jour est celui de Luc sur le Notre Père mais J-M Martin se réfère aussi à la version de Matthieu. Il met en évidence que les trois premières mentions du Notre-Père ont trait au Père, au Fils et à l'Esprit, et propose une structure très intéressantes pour les demandes en les mettant en rapport avec le thème du Bon Pasteur. J-M Martin rassemble ici des choses qu'il a souvent développées sous le thème "éclats du Notre Père en saint Jean" (cela figurera un jour sur le blog). Il a d'ailleurs participé en 1993 à un document de catéchèse édité sous la direction de Jean-Pierre Jung : Pour oser dire : Notre Père paru en Mai 1993 (coéditeur : Centre National de l'Enseignement Religieux).
- Un autre message commente le Notre Père : Le Notre Père en Mt 6, 9-13, lecture à la lumière de saint Jean et saint Paul et il y a une série de rencontre (tag NOTRE PÈRE)
- Pour lire, télécharger, imprimer, c'est ici en fichier pdf : prier_Notre_Pere ;.
Le Notre-Père
Homélie de J-M Martin lors d'une retraite le 3 Octobre 2012 [1]
- Un jour, quelque part, Jésus était en prière.
Quand il eut terminé, un de ses disciples lui demanda :
« Seigneur, apprends-nous à prier, comme Jean Baptiste l’a appris à ses disciples. »
Il leur répondit : « Quand vous priez, dites :
“Père, que ton nom soit sanctifié, que ton règne vienne.
Donne-nous le pain dont nous avons besoin pour chaque jour.
Pardonne-nous nos péchés, car nous-mêmes nous pardonnons à tous ceux qui ont des torts envers nous.
Et ne nous soumets pas à la tentation.” »
Nous venons d'entendre le Notre-Père en saint Luc. Mais quand je dis "le Notre-Père" je ne suis déjà pas fidèle au texte, puisqu'il dit simplement « Père ». Nous connaissons sans doute mieux le Notre-Père qui se trouve en saint Matthieu. Vous avez remarqué que la structure est la même, l'essentiel y est. Cependant il y a de légères différences.
Par ailleurs vous savez qu'il n'y a pas de Notre-Père en saint Jean sauf qu'il m'est arrivé néanmoins de faire des sessions ou même des retraites sur « Les éclats du Notre-Père en saint Jean » car on trouve en saint Jean des bribes qui relèvent du Notre-Père.
Le Notre-Père de Luc est plus court que celui de Matthieu. Est-ce que Luc raccourcit le premier Notre-Père, ou au contraire est-ce que c'est Mathieu qui a quelque peu amplifié un Notre-Père plus originel ? Ceci est très difficile à répondre. Pour ma part je trouverais étonnant que Luc ait tranché dans le Notre-Père originel, d'autant que les suppléments de Matthieu sont assez caractéristiques de son écriture en général. Par exemple au lieu de « Père » il y a « Notre père qui es aux cieux », les cieux qu'on retrouve ensuite dans l'expression « dans le ciel comme aussi sur la terre » qui n'est pas dans l'évangile de Luc. Or ceci correspond assez bien à l'écriture de Matthieu qui par ailleurs ne parle pas de "royaume de Dieu" mais de "royaume des cieux". Donc c'est quelque chose qui relève probablement de son initiative.
Ainsi Jésus dit « Père » mais il pourrait dire « Notre Père ». En effet en saint Jean, après l'apparition à Marie-Madeleine, Jésus lui dit : « Va vers mes frères et dis-leur : “Je monte vers mon Père qui est votre Père, et mon Dieu qui est votre Dieu.” » (Jn 20, 17).
Les trois premières mentions.
Or il faut bien voir que les trois premières mentions du Notre-Père – la première n'est pas une demande mais une invocation – ont trait au Père, au Fils et à l'Esprit :
– « Père » ;
– « que soit consacré ton nom » : le nom désigne le Fils. En effet dans la grande prière de Jn 17 où Jésus s'adresse au Père pour lui demander la résurrection, il lève les yeux vers le ciel et dit : « Père, glorifie ton Fils », or il a déjà élevé auprès du Père une prière de ce genre dans laquelle il disait « Père glorifie ton nom » (Jn 12, 28). Donc le nom c'est le Fils, c'est-à-dire qu'il est l'audible du Père insu et silencieux, il est le visible du Père, il est l'identité profonde du Père : ils sont deux mais ils sont un. Jésus est le nom, le nom étant à la fois chez les anciens le plus intime de l'être (pas simplement une étiquette qu'on met sur quelqu'un), et du même coup le plus ouvert à son proche, donc : le plus propre (le nom propre) et le plus proche.
– « Vienne ton règne ». Le règne c'est le pneuma (l'Esprit). C'est le royaume, l'espace de Dieu. C'est un espace régi, un espace qualifié, un espace qui entre en conflit avec l'espace natif dans lequel nous sommes : ce sont les deux éons, les deux olam dont je vous ai parlés. « Vienne ton règne » : venir est un mot majeur de notre Nouveau Testament, « Je viens (erkhomaï) ». Nous sommes du reste dans cette situation où perdure l'espace de ténèbre mais où simultanément vient l'espace de lumière, comme le dit saint Jean dans sa première lettre.
Tout le monde traduit par « que ton nom soit sanctifié », mais vraiment "sanctifier" ça ne dit pas grand-chose. "Consacrer" dit peut-être moins encore, mais c'est vraiment un de ces mots qu'il faut tenir en réserve parce que ce que veut dire "sacré" est une chose qui, chez nous, est à peu près effacée. Quelquefois on s'en glorifie en disant qu'heureusement le saint a remplacé le sacré, ce qui n'est pas vrai. Le saint est une moralisation par rapport au sacré de l'Évangile. Je parle du sacré de l'Évangile mais pas du sacré des historiens des religions, pas du sacré comme expression courante. C'est quelque chose d'insu, d'extrêmement précieux qu'il faut tenir en réserve. « Soit consacré ton nom » : on a cela également dans la grande prière du Christ : « Consacre-les dans la vérité… Pour eux je me consacre moi-même en sorte qu'ils soient eux aussi consacrés dans la vérité. » (Jn 17, 17-19).
Donc nous avons là les trois premières choses essentielles.
Le dévoilement de l'espace du royaume.
Le Notre-Père de saint Luc ne comporte pas « que ta volonté soit faite dans le ciel comme aussi sur la terre » et pour moi c'est la phrase qui ouvre les demandes qui suivent.
Nous avons expliqué que la volonté de Dieu n'est pas ce que nous entendons couramment, nous avons essayé de pénétrer cela. En quoi réside la volonté de Dieu ? En ce qu'il donne. C'est pourquoi le mot qui vient ensuite c'est « Donne-nous». La gratuité de la donation est le trait caractéristique de ce qui régit les relations dans l'Évangile. C'est-à-dire que la donation se caractérise en écartant ce de quoi elle diffère : elle n'est pas de l'ordre du droit et du devoir, de l'exigence, du salaire… et elle n'est pas non plus de l'ordre de la violence. Ce sont ces deux ordres qui vont être évoqués ensuite dans le Notre-Père, dans leur différence d'avec la donation gratuite. Cela sera repris abondamment par saint Paul par rapport à la loi.
Mais le droit et le devoir c'est le salaire (le gain) et la dette. Or la dette on ne la paye pas. La dette "se lève" comme on lève une hypothèque, ou elle "se laisse tomber" comme disent Luc et Matthieu, les deux expressions s'y trouvent. La dette se lève donc gratuitement.
Il est question abondamment de la dette dans l'Évangile, c'est-à-dire du péché. Le mot péché se trouve chez Luc et pas chez Matthieu à ce propos-là. L'Évangile est la proclamation de la levée des dettes. Et Matthieu insiste sur ce point. En effet, après avoir terminé le récit du Notre- Père, aussitôt il reprend : « Si vous levez leurs dettes aux hommes, le Père céleste vous lèvera aussi les vôtres, mais si vous ne levez pas aux hommes, votre Père ne lèvera pas vos dettes » (Mt 6, 14-15), donc c'est quelque chose de très essentiel pour lui.
Cette gratuité se manifeste dans la demande du don, dans la demande du pardon et enfin dans la demande de ne pas entrer dans l'espace de violence : la tentation, c'est le rapport de force. Et on trouve ici la façon dont se caractérise le bon Pasteur en Jn 10 en ce qu'il donne, qu'il se donne. En cela il se distingue du salarié, donc de celui qui est dans l'ordre du gain et de la dette à payer, du salaire, qui s'enfuie lorsque le loup arrive. En effet il n'est pas de l'essence du royaume de Dieu. Le bon Pasteur se distingue également du voleur et du brigand (v. 8) mais aussi du loup qui vient et veut saisir de force (harpazeïn) et déchiqueter (skorpizeïn) le troupeau et chacune des brebis (v. 12).
Le Notre-Père.
Donc après la séquence Père-Fils-Esprit, on a le dévoilement de ce qu'il en est de l'espace du royaume, à savoir qu'il n'est pas un espace régi par la violence (il faudrait voir de plus près ce que signifie la tentation) : c'est un espace régi non pas par l'exigence de la dette mais par le pardon, et enfin par la donation.
Amen.
Les deux versions du Notre-Père traduites au plus près à partir du grec.
- « Notre Père qui es dans les cieux, soit consacré ton nom, vienne ton royaume. Soit ta volonté comme dans le ciel, ainsi sur terre. Notre pain substantiel donne-nous ce jour. Et laisse tomber nos dettes comme nous avons laissé tomber à ceux qui nous devaient. Et ne nous introduis pas dans le périasmon (tentation, épreuve), mais tire-nous du mauvais. » (Mt 6, 9-13).
- « Père, soit consacré ton nom, vienne ton royaume. Notre pain substantiel donne-nous ce jour. Et laisse tomber nos péchés car, nous aussi, nous laissons tomber à tout homme qui nous doit. Et ne nous introduis pas dans la tentation. » (Lc 11, 2-4).
[1] Cette retraite de sept jours avait lieu à saint Jacut, sur le thème "Si quelqu'un a soif, qu'il vienne à moi et boive" (Jn 7, 37). Au début le texte de Luc est donné dans la traduction de la liturgie.
J-M Martin est concis et suppose connues de ses auditeurs un certain nombre de choses qu'il a dites. Pour ne pas interrompre l'homélie par des notes, voici les repères auxquels il fait allusion et qui se trouvent sur le blog :– À propos des deux espaces régis (des deux éons ou olam), voir "Ce monde-ci" / "le monde qui vient" : espace régi par mort et meurtre / espace régi par vie et agapê ;
– À propos de la volonté du Père voir Caché/dévoilé, semence/fruit, sperma/corps, volonté/œuvre... .
– Par ailleurs il est fait allusion plusieurs fois à la prière de Jésus en Jn 17, elle a été commentée lors de la session sur la prière à Saint-Bernard : 3ème rencontre. Jn 17, 1-5 : la prière de Jésus