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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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2 février 2014

Le déploiement de la parole en Gn 1. Dire, voir, séparer, appeler ; lumière, ténèbre, jour.

J-M Martin étudie le déploiement du dire de Dieu. Ceci est extrait du cycle sur le thème Ciel-terre qui a eu lieu au Forum 104 en 2008-2009 en étant complété par des extraits de la 13ème rencontre sur le thème de La prière[1]. 

 

Le déploiement de la parole en Gn 1

 

 


 Dire, voir, séparer, appeler ; lumière, ténèbre, jour

 

On sait que la Genèse, censée raconter la constitution ou même la création du monde, procède par paroles : Dieu dit. Il faut être très attentif au déploiement de cette parole.

Nous avons d'abord en hébreu : « Vayyomer Elohim » : "et Dieu dit" (amar, c'est la parole). Puis ce que veut dire la parole est développé dans les trois verbes qui suivent :

  • vayyar (et il vit) : « et Dieu vit que la lumière était bonne. » ;
  • vayyavdel (et il sépara) : « et Dieu discerna (sépara) la lumière de la ténèbre » ;
  • vayyiqra (et il appela) : « et Dieu appela la lumière " jour" et la ténèbre "nuit". Il y eut un soir, il y eut un matin, jour un

Le jour un.

Ce jour est le jour de la parole constituante. Or elle se constitue, elle se déploie de façon très complexe et en même temps très précise.

La parole une et le jour un, c'est le Monogénês, ce que les Pères de l'Église lisent dans le Fiat lux : « “Dieu dit : 'Fiat lux', et la lumière fut”, c'est-à-dire le Verbe » (Tertullien, Adversus Praxeas XII)[2].

Le jour un, c'est, comme le Monogénês, le jour ayant en lui la plénitude (le plérôma) d'un certain nombre de choses. Je vous rappelle que nous ne sommes pas loin de Jean, car les premiers versets du Prologue de Jean sont un commentaire très rigoureux, très attentif de ces premiers versets de la Genèse, qui par ailleurs ont été commentés dans le monde biblique, dans le monde talmudique, chez les Pères de l'Église, à l’infini.

La chose que je vais dire ici répond à la question que nous posons à ce texte : quelle est la signification de l'ordre de ces verbes ? Dieu dit contient en lui les trois autres verbes, c'est-à-dire que le plein de la parole se déploie en un voir, en un discerner et en un appeler.  

 

1) Vayyar (Et il vit).

Après "il dit", nous avons donc « Vayyar (et il vit) ».

Dire donne de voir.

Entendre, donc ce qui est de l'ordre de la parole, donne de voir. C'est d'abord une parole donnante.

Dans "donne de voir", il y a donner (donne de voir). Ce n'est pas une parole de loi, c'est une parole qui donne ce qu'elle dit.

Donc dire donne de voir, c'est-à-dire que la parole fait venir et fait voir, la chose vient à être vue. En Gn 1, en plus, il s'agit du dire fondamental qui donne le voir fondamental, le dire de tout dire qui donne le voir de tout voir.

Une des fonctions de la parole : montrer.

Ce n'est pas ici une parole démiurgique au sens de la fabrication. Même s'il y a "fabrication" dans le texte, c'est précédé de quelque chose de plus essentiel qui est de donner, et donner à voir. Donc la parole la plus essentielle, c'est "voici" – vois ici – la parole qui dit de façon donnante ce qui est à voir. En Jn 1, dans la parole de la terre qui est la parole du Baptiste, le mot caractéristique, c'est : « Voici l'agneau de Dieu ».

"Voici", ce devrait être le premier mot puisqu'une des fonctions premières de la parole, c'est de montrer, de donner à voir. D'ailleurs, le mot latin dicere, d'où vient notre mot dire, est lui-même la transcription du deiknumi des Grecs, et le mot deiknumi signifie montrer, donner à voir. C'est la fonction de l'index qui indique. C'est pourquoi, dans l'iconographie, le Baptiste est souvent caractérisé par l'index qui montre. Il y a ici un ensemble premier.

La répartition du bon (du beau) et du mauvais.

Par ailleurs, « Il vit que cela était beau». Le beau ou le bon, par opposition au mauvais ou au mal, est une des répartitions premières aussi. Ce n'est même pas une simple affaire de morale, c'est une affaire de distinction entre le bien ajusté et le désajusté.

Si bien que nous retrouvons comme un rappel ou une anticipation de la distinction entre lumière et ténèbre, la lumière étant ce qui est beau et bon, et la ténèbre, ce qui est mauvais ou mal ; en sachant, je le rappelle toujours, que, dans les capacités symboliques du deux, les mêmes deux peuvent dire le contraire absolu l'un de l'autre mais peuvent aussi dire le corrélatif, et même ce qui est susceptible d'être couplé (syzygie, le couple), ce qui nous conduit vers une autre symbolique, celle du masculin et du féminin. Le couple n'est qu'une des modalités du masculin et du féminin, mais c'en est une éminente. Cela également nous fait mettre en rapport des répartitions premières.

 

2) Vayyavdel (Et il sépara) : le voir donne de séparer.

Le deuxième verbe c'est vayyavdel (et il sépara). La distinction, la krisis, le discernement est une fonction majeure du voir. La parole articule un visible indistinct dans ce qui serait à voir dans sa distinction, dans sa différence.

Ce qui est distingué ici, qui était contenu dans le dire « Lumière soit », c'est lumière et ténèbre : « Il sépara la lumière de la ténèbre ».

L'opposition de lumière et ténèbre.

Lumière et ténèbre sont des opposés et donc ce discernement a la qualité d'un jugement (krisis) qui est un autre mode de discernement.

En effet, Jean fait appel au thème de la lumière et de la ténèbre, à la fin de l'épisode de Nicodème par exemple, quand il s'agit de parler du jugement :« Dieu n'a pas envoyé son Fils pour juger le monde, mais pour que par lui le monde soit sauf (…)  Car c'est ceci la krisis, la lumière est venue vers le monde, et les hommes ont aimé la ténèbre plus que la lumière, car leurs œuvres étaient mauvaises » (Jn 3, 17 et 19). Cependant il y a bien un jugement, car « celui qui entend la parole ne vient pas dans l'espace du jugement au sens de condamnation, et celui qui ne l’entend pas est déjà dans l'espace de condamnation » (d'après Jn 3, 18)[3].

Or dans le Prologue de l'évangile de Jean, lumière et ténèbre sont dans la pure extériorité l'une par rapport à l'autre. Ce sont des contraires irréconciliables.« Ce qui advint en lui était vie, hors de lui advint rien » (v. 3): le rien en question, c'est la première mention des ténèbres.« La lumière luit dans la ténèbre »(v. 5): d'où sort-elle ? C'est le rien qui a été mentionné d'abord. Un rien qui n'est pas "rien" mais qui est "un rien"[4].

La ténèbre est hors de : sa caractéristique est l'extériorité. C'est pourquoi il faut méditer ici sur le rapport dudedans et du dehors. Nous parlons tout le temps d'intériorité et d'extériorité. L'expression qui se trouve chez les Synoptiques, "les ténèbres extérieures", est une redondance, elle dit deux fois la même chose. Or, le discernement qui s'opère ici (Gn 1, 5) est un discernement dans lequel la ténèbre et la lumière ne sont plus des contraires, mais des alternants. Dieu distingue (discerne) la lumière de la ténèbre, mais ainsi distinguées, elles ont l'une et l'autre une vocation.

L'unité de lumière et ténèbre.

Entre lumière et ténèbre la distinction peut donc être depuis une distinction qui oppose lumière et ténèbre jusqu'à une distinction qui est la condition même de l'unité. En effet la grande unité ce n'est pas l'isolement, mais la grande unité c'est l'unité de deux, autrement dit c'est la proximité, le proche et le prochain.

 

3) Vayyikra (il appela).

Dieu appela la lumière jour et la ténèbre nuitEt enfin le troisième verbe vayyikra (et il appela) : « Et il appela la lumière jour et la ténèbre nuit ». Seulement, le verbe qârâ signifie littéralement crier. Et crier est par exemple retenu comme traduction chez Chouraqui : « Il cria le jour »

Le double sens de "appeler".

Donc qârâ est comme la forme extrême du verbe appeler qui a deux sens en français.

– Appeler c'est donner un nom (j'appelle cela jour),

– mais c'est aussi appeler au sens de inviter à venir, comme par exemple, quand Jésus dit à la Samaritaine : « Appelle (phônêson) ton mari » (Jn 4, 16). De même, « Jésus était invité (eklêthê) » (Jn 2, 2) de klêsis (l'appel) aux Noces de Cana.

En grec, klêsis signifie appel, et il s'agit dans l'évangile de Jean comme dans les lettres de Paul de cet appel qui est la vocation, le destinal intime de chaque être, ce qui est séminalement comme son nom propre, son nom insu, le nom qu'il ne sait pas nativement mais qui est le plus propre de lui-même et qui ouvre le chemin à son "venir vers". Venir vers, c'est un mot majeur chez saint Jean aussi. Et enfin vous savez que klêsis, mot fréquent chez Paul, est de la même étymologie que Ekklêsia, entendu au grand sens du terme, qui désigne la convocation, l'appel commun, à la fois propre et commun, qui fait l'humanité, l'appel de l'humanité. L'Ekklêsia c'est la convocation de la totalité de l'humanité.

Garder cette double signification.

Il faut tenir ensemble cette double signification dans le wayyiqra. « La lumière est appelée jour et la ténèbre nuit. » Nous ne sommes pas ici dans une exclusion judiciaire, nous sommes dans une alternance. Et cette alternance comporte en outre un autre mode de dualité, celui d'être éventuellement un mixte, ce qui n'était pas possible dans l'exclusion. En effet, il y a le soir et le matin. Que sont le soir et le matin, sinon précisément un mélange de lumière et ténèbre ? Donc on a alternance et mixte. Il y a de multiples dualités qui se mettent en œuvre dans cette parole : « Et il appela la lumière jour ».

Et même, très curieusement, il appelle la lumière "jour" et la ténèbre "nuit", mais ensuite les deux sont dits : "jour un" : « Dieu appela la lumière " jour" et la ténèbre "nuit" ; il y eut un soir, il y eut un matin ; jour un. » Le mot jour est d'abord prononcé comme la moitié d'un jour, puisque sont distingués la nuit et le jour, mais voici que maintenant le mot jour convient à la reprise de la nuit et du jour, dans le jour un, qui garde en lui la dualité. Mais ce n'est pas du tout une dualité sur le mode de l'opposition, ou même simplement sur le mode de l'alternance, ni même sur le mode du mixte, mais la merveilleuse ou étonnante unité qui consiste dans le repli du dépli, c'est-à-dire la reprise de ce qui a été déployé.

Le jour, dans ce deuxième emploi, indique à la fois ce qui a été appelé jour dans un sens restrictif dans le premier emploi et nuit dans un sens également restrictif, puisque Dieu sépare la lumière de la ténèbre ; et il appelle la lumière "jour" et la ténèbre "nuit". Nous avons donc le jour et la nuit, mais ensuite le jour et la nuit, cela fait "un jour".

 

Cette lecture de Gn 1 est importante parce que dans les premiers versets de la Genèse il s'agit des toutes premières choses qui ont besoin d'être méditées et reméditées.

Nous avons donc ici la source d'un vocabulaire qui est très important dans le Nouveau Testament, et qui se relit ici dans une méditation des caractéristiques premières de la parole, de ce que parler veut dire.

 

La parole de Dieu, parole donnante désoeuvrée.

Dieu dit… Je vous signale que nous ne l'entendons pas parce que, dès l'origine, la parole de Dieu à Adam est falsifiée. Le pseudos, le falsificateur, le serpent, redit la formule qui avait été dite par Dieu (Tu ne mangeras pas etc.) mais l'interprète comme une interdiction jalouse, autrement dit falsifie la parole donnante et, du même coup, elle est, comme dit saint Paul, désœuvrée. Une parole désœuvrée est une parole qui ne donne plus ce qu'elle dit.

En effet la parole de loi n'est pas une parole qui donne, c'est une parole qui enjoint, qui commande, qui dit : tu dois. La parole de Dieu, dans l'Évangile, n'est pas une parole de loi, c'est une parole qui donne. Ça, c'est la grande thématique paulinienne. C'est extraordinaire !



[4] Comme dans le no-thing (rien) anglais qui veut dire littéralement "non-chose", dire qu'il est  "un rien", c'est dire qu'il n'est pas une chose, ce qui est différent de dire qu' "il n'est rien".

 

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