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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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24 mars 2015

JEAN 20-21. Résurrection. Chapitre I : Approche de Jn 20, 1-18 et approches de la résurrection

 « Nous sommes réunis ici pour faire l'épreuve d'une lecture. Et en ce moment où nous lisons Jean, nous sommes subordonnés, suspendus à la résurrection – mais suspendus provisoirement : lire, ce n'est pas acquiescer tout de suite ; lire, c'est pénétrer dans la cohérence de ce qui est dit. Nous sommes dans ce moment de percevoir ce qui fait cohérence, ce qui fait unité dans le discours johannique comme dans le discours paulinien. Et je dis que c'est le mot résurrection. Par exemple c'est à partir de la résurrection que se comprend la passion. La résurrection éclaire rétrospectivement la mort même de Jésus et par suite sa vie mortelle toute entière. » (Jean-Marie Martin).

 

 

Chapitre I

Approche de Jn 20, 1-18

et approches de la résurrection

 

 

Introduction

 

Cette introduction sera peut-être plus proche d'une conclusion. Nous allons commencer notre lecture modestement. En effet, nous sommes réunis ici pour faire l'épreuve d'une lecture. Les questions qui se poseraient seraient : pourquoi lire ? Que lire ? Pourquoi saint Jean et non pas Sophocle ou Jules Vernes ? Et puis comment lire ? Or, c'est en lisant qu'on devient lecteur.

Nous allons nous baser sur la donnée factive : nous sommes là pour lire saint Jean, essayer d'entrer dans le texte. Ah, le texte serait quelque chose comme ce en quoi on entre ? On serait dehors, il faudrait y rentrer ? Le texte donc comme quelque chose qui est un lieu. On le sait bien : « Si vous demeurez dans ma parole » (Jn 8, 31), donc on habite une parole. Mais on l'habite ou on ne l'habite pas... Un lieu, une qualité d'espace sans doute. Qu'est-ce qu'un lieu ? La parole est un lieu. Le lieu est toujours un lieu-dit. Il n'y a pas de lieu autre que lieu-dit.

Un espace, c'est du spaciement, du près, du loin. Un lieu c'est aussi fait de chemin, on marche, on court peut-être dans le texte. C'est un lieu vide ? Ce qu'on cherche se trouve dans le lieu où l'on cherche ? Le lieu du texte, c'est notre lieu d'entrée, on y marche ou on y court. Pourquoi courir ? Voilà beaucoup de questions qui anticipent déjà sur le contenu même de notre texte. Nous allons lui demander de répondre à ces questions-là. Le texte va nous dire qu'est-ce que lire. Pourquoi lire, pourquoi lire cela ? Pour l'instant, nous ne sommes pas tout à fait prêts à l'entendre. Aussi faut-il nous y préparer.

Nous allons commencer par ce que j'appelle une lecture sauvage, une lecture d'humeur : après une première lecture du début du texte on dira aux autres ce qu'on a entendu, en sachant très bien que, probablement, on n'a pas entendu ce qui est à entendre ; mais on ne craint pas de le dire parce que cela fait prendre conscience de notre distance d'avec le texte. Il faut que cela soit énoncé pour qu'on ait conscience de la marche qui se fait dans la lecture. Entendre, c'est toujours corriger un malentendu. Il faut donc prendre conscience de notre malentendu, il faut l'éprouver.  

Nous avons un texte long : deux chapitres c'est énorme ! Nous n'allons pas lire maintenant ces chapitres en entier parce que notre intention n'est pas de survoler le texte. Le texte, il faut marcher dedans. Il y a des articulations dans ce texte, il y a des épisodes : comment s'articulent-ils les uns aux autres, comment se répondent-ils ? Et il faut avoir tout lu pour avoir le sens du début, il faut être à la dernière ligne pour savoir le sens de la première. Une parole orale est faite pour être entendue, un écrit est fait pour être relu. Nous savons qu'il y a de l'aléatoire, du hasardeux. Nous ne savons même pas pourquoi nous sommes là, pourquoi nous lisons. Le texte va nous le dire. Tout cela il faut tenter de l'entendre.

En plus nous ne sommes pas forcés d'acquiescer à la lecture du texte. Est-ce que nous sommes ici pour interpréter le texte ou est-ce que c'est le texte qui nous interprètera ? Est-ce que nous devons nous laisser interpréter par le texte ? Sait-il mieux que nous ? C'est une belle question. 

 

I – Approche de Jn 20, 1-18

 

Nous prenons du verset 1 au verset 18. Vous avez, j'espère, des traductions diverses, vous allez lire successivement des fragments. Vous aurez des traductions différentes. Vous remarquerez des différences entre le texte entendu et celui que vous avez sous les yeux, et ces différences peuvent susciter des questions : pourquoi celui-ci traduit-il ainsi ? Tout cela est dans le vague, le flou, l'aléatoire, c'est notre première étape. Allez-y

  • Simon-Pierre et Jean au tombeau« 1Le premier de la semaine, Marie la Magdaléenne vient le matin, encore dans les ténèbres, au sépulcre. Elle regarde : la pierre a été enlevée du sépulcre. 2Elle court donc et vient auprès de Simon-Pierre et auprès de l'autre disciple qu'aimait Jésus. Elle leur dit : "Ils ont enlevé le Seigneur du sépulcre, nous ne savons pas où ils l'ont mis". 3Pierre sort donc et l'autre disciple et ils viennent au sépulcre. 4Ils courent les deux ensembles, et l'autre disciple court devant, plus vite que Pierre et il vient le premier au sépulcre. 5 Il se penche et regarde, les linges sont là, à plat, cependant il n'entre pas. » (Sœur Jeanne d'Arc).
    « 6Simon-Pierre, qui le suivait, arriva et entra dans le sépulcre ; il vit les bandes qui étaient à terre, 7et le linge qu`on avait mis sur la tête de Jésus, non pas avec les bandes, mais plié dans un lieu à part. 8Alors l`autre disciple, qui était arrivé le premier au sépulcre, entra aussi ; et il vit, et il crut. 9Car ils ne comprenaient pas encore que, selon l'Écriture, Jésus devait ressusciter des morts.10Et les disciples s'en retournèrent chez eux.» (Bible Segond)
     « 11Marie était restée dehors près du tombeau, et elle pleurait. Tout en pleurant, elle se penche vers le tombeau; 12et elle voit deux anges vêtus de blanc, assis à l'endroit même où le corps de Jésus avait été déposé, l`un à la tête, l`autre aux pieds. » (TOB)
    « 13Ceux-ci lui disent : " Femme, pourquoi pleures-tu ? " " On a enlevé mon Seigneur, leur répond-elle, et je ne sais pas où on l'a mis. " 14En disant cela, elle se retourne, et voit Jésus qui se tenait là, mais sans savoir que c'était lui. » (Bible de Jérusalem)
    « 15Iéshoua' lui dit : "Femme, pourquoi pleures-tu ? Qui cherches-tu ?" Elle, croyant que c'était le jardinier, lui dit : "Adôn, si c'est toi qui l'as retiré de là, dis-moi où tu l'as déposé : je l'enlèverai". 16Iéshoua' lui dit : "Miriâm"! Elle, se tournant, lui dit en hébreu : "Rabbouni !" – c'est-à-dire : "Mon Rabbi !" » (Chouraqui)
    « 17Jésus lui dit : " Ne me touche pas, car je ne suis pas encore monté vers mon Père. Mais va trouver mes frères et dis-leur : je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu." 18Marie de Magdala alla annoncer aux disciples qu'elle avait vu le Seigneur et qu'il lui avait dit ces choses. » (Bible de Jérusalem)

 

Maintenant nous faisons état les uns aux autres de nos premières suggestions d'écoute, de nos questions, de nos embarras tels qu'ils sont.

      ●   Seigneur comme titre du Ressuscité.

► Il y a une chose que je ne comprends pas. J'ai la traduction interlinéaire grec-français, or au v. 15, Marie-Madeleine dit au jardiner "Kyrie", et c'est traduit par Monsieur, mais au v.18 le même mot est traduit par Seigneur.

J-M M : C'est très simple. Au début elle ne s'adresse pas à Jésus comme tel donc la traduction par Seigneur ne peut pas s'imposer. En effet la façon de s'adresser à un homme c'est de lui dire "Kyrie" (kurié), ce qui correspond à notre "Monsieur", donc cette traduction est légitime. C'est une question d'usage de mots et il y a plusieurs niveaux : le mot Kyrie  (kurié) peut être employé pour n'importe qui, n'importe quel individu ; il peut être dit dans le texte à Jésus mais sans la plénitude de son sens ; et il peut être dit en plénitude quand Marie-Madeleine dit “J'ai vu le Seigneur”, c'est-à-dire le Ressuscité. Car la plénitude de sens du mot Seigneur se tire de la résurrection. Il est Seigneur au titre de la résurrection.

      ●   Questions sur la structure du texte (v.1-18).

► Pourquoi y a-t-il un doublet entre deux textes : versets 1 à 10 et versets 11 à 18 ?

J-M M : Ce n'est pas proprement un doublet, seulement ça pose une question très intéressante : pourquoi y a-t-il plusieurs épisodes successifs ? Il y a Marie et le tombeau vide, il y a Pierre et le disciple que Jésus aimait, il y a à nouveau Marie qui peut dire à la fin de l'épisode « J'ai vu le Seigneur », nous verrons qu'il y a ensuite l'épisode des disciples réunis – c'est dans les versets que nous n'avons pas lus encore – nous verrons ensuite l'épisode propre à Thomas. Au chapitre suivant, il y a la rencontre de Jésus et des disciples en pique-nique au bord du lac, etc. Quelle est la signification de ceci ? Ce ne sont pas vraiment des doublets mais ce sont plusieurs lieux d'expérience de résurrection. Pourquoi sont-ils là, pourquoi ceux-ci, pourquoi dans cet ordre, qu'est-ce qu'ils ajoutent les uns aux autres ? C'est en cela que la question est intéressante.

On peut dire aussi que l'épisode de Marie-Madeleine entoure un autre épisode qui est celui des deux disciples. Ce qui est clair, c'est qu'on aperçoit déjà ce qui est propre à l'épisode de Marie-Madeleine : il y a une succession, des étapes, elle change, et non seulement elle change mais elle se retourne, elle se retourne même deux fois, il y a un processus. Quelle est la signification de la figure de Marie-Madeleine dans son rapport à la résurrection ? C'est d'être précisément une expérience à étapes. Nous verrons que l'épisode féminin est caractérisé par les étapes et l'épisode masculin central est caractérisé par la rapidité et même par l'instant (l'instance) « Il vit, il crut » (v.8). Quelle est la signification de cette différence ? Cela nous ouvre à beaucoup de questions. Il faudra y répondre avec plus ou moins de certitude puisqu'il s'agira ultimement de voir la cohérence et l'enchaînement de ce qui se présente ici comme une énumération d'épisodes. Comment s'articulent-ils entre eux ? Pourquoi y en a-t-il plusieurs ? C'est de première importance. On aperçoit dès maintenant que c'est la même question que : y a-t-il plusieurs façons de vivre la même foi, c'est-à-dire la même reconnaissance du Ressuscité ? Connaître le Ressuscité et avoir la foi, c'est la même chose. La foi ne dit rien d'autre que « Jésus est ressuscité », et la résurrection n'est recueillie par rien d'autre que ce qui s'appelle la foi. Il faudra le montrer. Mais cette unique foi présente des modes et des étapes divers. Est-ce qu'il y a plusieurs façons de vivre et plusieurs moments de vivre ce qui s'appelle la foi ? C'est possible. Il semble que ce chapitre ait ce souci. Pour l'instant, nous cherchons.

      ●   Deux météorologies.

► J'ai noté que le début est sombre et qu'il va y avoir la lumière. Marie-Madeleine est peut-être encore dans la nuit, dans la pénombre…

J-M M : Tout à fait. Là vous soulignez quelque chose que nous aurons à regarder de près, qui a à voir avec le temps, puisque le temps a sa place dans ce chapitre, dans les deux sens du terme, à savoir l'heure qu'il est et le temps qu'il fait.

Or quand nous lisons chez saint Jean ce qui relève dans notre discours de propositions circonstancielles de temps et de lieu, chez lui ce ne sont pas des circonstances. Nous distinguons l'essentiel et la circonstance, la principale et la subordonnée circonstancielle. Vous savez que les grammaires sont très indicatrices des moments de pensée. C'est même Aristote qui règne encore chez nous à travers la grammaire, après bien des vicissitudes ; il ne s'y reconnaîtrait peut-être pas, mais ça nous vient tout de même de là. Or chez Jean il n'y a rien de circonstanciel. Toutes les indications qui sont là sont probablement d'égale importance.

Ici la mention qui est une circonstance indique à la fois un moment du jour (« Au petit matin, quand il faisait encore nuit… » (v.1)) et un temps météorologique dans le sens d'une humeur du temps (la ténèbre est une humeur du temps). Il y a une météorologie psychique et une météorologie spirituelle qui sont très importantes. Elles ne se disjoignent pas l'une de l'autre.Je m'arrête ici, ce sont des choses un peu abruptes, posées de façon anticipée. Il faut que nous vérifiions à chaque fois ce qui permet d'énoncer cela.

      ●   Rapport à l'Ancien Testament.

Je suis frappée par la pierre du tombeau (v.1), je l'entends comme la pierre d'angle.

J-M M : Oui, il n'est pas sûr que toutes nos suggestions puissent être consolidées sans être un peu modifiées, cependant il est bon pour l'instant de les dire comme elles viennent. Il y a certainement une signification très importante de la pierre, mais la pierre d'angle n'est pas la pierre de fondement, et la pierre du tombeau n'est peut-être ni la pierre de fondement ni la pierre d'angle ni la pierre qui est source de jaillissement (comme le rocher frappé lors de l'Exode). Dès le premier siècle, on a rassemblé des textes puisés à l'Ancien Testament : tout ce qui touche la pierre, ou tout ce qui touche le bois, ou tout ce qui touche l'eau ; ces textes disparates sont rassemblés dans ce qu'on appelle des Testimonia pour faire sens. C'est d'un maniement délicat mais c'est très intéressant et c'est bien de suggérer la question.

      ●   Différence entre un fait et un événement.

► Ce qui me frappe c'est que c'est un récit avec plein de détails.

J-M M : Ce que nous appelons un détail n'est pas forcément un détail chez saint Jean, mais c'est un détail pour nous. Chez nous, le détail a la fonction de faire réel, chez Jean le détail n'a pas cette fonction-là. Si j'écris : « La marquise sortit à 5 heures », c'est le modèle même du roman, parce que c'est précis et c'est réel. Quand Jean dit : « Il était environ la sixième heure… » (Jn 19, 14), ça n'a pas du tout la même fonction, nous allons le voir.

► Mais par exemple il y en a un qui court plus vite que l'autre.

J-M M : Ce n'est pas parce que Pierre serait un peu plus vieux qu'il courrait moins vite. De cela, saint Jean se fiche complètement. Ce n'est pas parce que ça dépeint mieux l'un que l'autre de fait. Nous verrons quel est le rapport, enfin, nous nous poserons la question.

À travers cette question qui est tout à fait minime apparemment, il y a quelque chose d'immense. C'est-à-dire : qu'est-ce que c'est qu'un fait ? Quelle est cette vénération que nous avons, nous autres modernes, pour le fait, alors que le fait est la chose la plus opaque, la plus brute et la moins fiable ? L'événement n'a rien à voir avec un fait, c'est tout autre chose que ce qui pose le rapport de ce texte avec l'histoire, avec la factualité. Est-ce que la factualité, l'effectivité, l'effectif (pour employer des mots de la racine du verbe faire) sont ce qui décide de la vérité ? Pas du tout dans ce texte. Et c'est très important pour voir le rapport qu'il y a entre la vérité de cette écriture et ce que nous appelons l'effectif, autrement dit le rapport avec ce que nous appelons l'histoire. C'est en se familiarisant avec l'usage, la fonction des mots, les rapports des mots les uns avec les autres, leur articulation dans l'écriture même de saint Jean qu'une question de cette ampleur : « Est-ce que la résurrection est un fait historique ? » peut être répondue. Nous aurons à mettre en cause ce que veut dire le fait, ce que veut dire l'histoire ; et quel est le rapport de notre texte avec ce que nous appelons l'histoire. Est-ce que ceci est de l'histoire à notre manière ? Non. Pourquoi ? Est-ce moins ou est-ce plus ? Voilà des questions immenses, fondamentales, essentielles qui se trouvent touchées indirectement par la question que vous avez posée. Elles sont loin d'être répondues. Pour l'instant je fais l'espace de la question.

      ●   Retournement.

► La première chose, c'est que Jean veut prouver que Jésus est ressuscité.

J-M M : Eh bien je ne crois pas. Mais j'entends bien ce que vous dites, c'est pour ça que c'est intéressant. Et j'anticipe déjà en jetant un soupçon sur ce qui est une première impression. Et si on le découvre, on le découvrira ensemble.

► Ce qui est étrange, c'est qu'elle ne reconnaît pas Jésus, et puis il lui suffit d'un mot et ça y est, elle le reconnaît.

J-M M : Ce n'est pas étrange justement, c'est la clef. Du reste, il ne suffit pas qu'il lui dise un mot parce qu'il lui a dit quelque chose avant. Donc il ne faut pas dire : elle ne l'a pas reconnu à l'aspect mais elle l'a reconnu à la voix, ce qui est le sens banal de cette réflexion, mais ce n'est pas ce sens-là. Que signifie cela ? Vous touchez là à quelque chose de tout à fait décisif dans notre texte

► Il la nomme.

J-M M : Oui, alors pourquoi cela ? En quoi cela retourne non pas simplement Marie mais aussi le texte, et donc notre façon d'être au texte ?

► Pour moi, ce dernier point est un élément rassurant. Le fait que Marie le reconnaisse seulement quand il lui adresse la parole s'ajoute à la liste des fois où on ne le reconnaît pas tout de suite : à Emmaüs il y a ceux qui l'ont reconnu à la fraction du pain, il y a la pêche miraculeuse. En général, on ne le reconnait pas d'emblée.

J-M M : Quelle en est la signification ? C'est très intéressant.

      ●   Tout est suspendu à la résurrection.

► La résurrection c'est tellement incroyable qu'on ne s'imagine pas reconnaître Jésus.

J-M M : C'est non seulement incroyable, mais c'est beaucoup moins incroyable et beaucoup plus incroyable que nous ne le pensons parce que nous ne savons pas très bien ce que veut dire résurrection. Nous sommes ici justement pour fréquenter ces questions fondamentales, pas simplement pour dire des petites choses. Mais c'est peut-être à travers des petites choses que cela peut se décider, en tout cas s'éclairer progressivement.

On peut même dire que tout le discours du Nouveau Testament est articulé à partir du mot résurrection – il faudra revenir là-dessus, ça a besoin d'être bien entendu : c'est le mot central qui éclaire tout le reste et c'est le plus obscur des mots. C'est le plus obscur qui a pour tâche d'éclairer ce qui a la réputation d'être plus clair. C'est vraiment "la" situation. Cela mérite d'être médité comme tel, le fait que le mot le plus essentiel est en même temps le moins possédé de sens.

► Il faudrait parler du mot foi aussi.

J-M M : Justement, l'usage courant du mot de foi au sens de « je suis d'accord avec ce que je crois », et n'importe qui écrit ce qu'il croit, c'est bien si c’est ce qu’on lui demande, mais la foi ce n'est pas cela. La pointe du mot de foi chez Jean, c'est la capacité de dire « Jésus est ressuscité », et tout ce qui s'ensuit, mais "ce qui s'ensuit" n'est pas du même ordre. De même qu'on pourrait dire que penser et être, c'est le même – c'est le célèbre mot de Parménide, le grand penseur d'avant même l'histoire de la philosophie. Mais cela ne signifie pas que penser et être, c'est pareil. Cela veut dire qu'il y a aussi un rapport de mêmeté entre ce que veut dire penser et ce que veut dire être[1].

Ce que veut dire résurrection et ce que veut dire foi, c'est cela. Ces deux mots n'ont de sens que l'un par l'autre dans le Nouveau Testament. La chose intéressante à souligner, c'est que de bonne foi – ce qui n'est pas la foi – des chrétiens aujourd'hui disent : « C'est formidable l'Évangile, mais la résurrection je n'y crois pas trop » Là, évidemment, les choses sont à l'envers, ce qui ne veut pas dire par ailleurs que ces gens n'ont pas la foi, car la foi ne se mesure pas à la conscience que j'en ai. C'est un autre problème. Autrement dit, la foi ne s'épuise pas dans ce que nous appelons le conscientiel au sens psychologique du terme. Notre rapport à la foi est plus mystérieux que nous ne pensons.

► Vous dites : la foi, c'est « Jésus est ressuscité ». Mais est-ce que Jésus n'est pas aussi le Fils de Dieu ?

J-M M : C'est la même chose. Dans le Nouveau Testament, le mot "Fils de Dieu" prend son sens à partir de la résurrection. Le mot "Fils de Dieu" signifie Ressuscité. « Père glorifie ton Fils » (Jn 17, 1) : c'est la demande de résurrection – gloire, c'est un des noms de la résurrection – ça veut dire : « Glorifie-moi comme ton Fils ». C'est la demande de dévoilement accomplissant de Jésus comme Fils. La résurrection est le lieu à partir d'où tous les mots du vocabulaire, même les mots bibliques qui ont des sens antérieurs, sont réassumés. Tout est rééclairé à la résurrection, y compris les mots Fils, Messie, Roi, Christos (Oint), Fils de Dieu, Fils de l'homme etc. Tout est suspendu à la résurrection, même avant que cela ne soit dit clairement. C'est un autre point qui émerge avec clarté à un certain moment de la pensée de Paul. Et cela, Paul est le premier à le penser – le premier dont nous ayons attestation – et ce n'est pas du reste le tout premier Paul, mais c'est ce qui devient progressivement dominant pour l'Écriture, et en particulier pour l'écriture de Jean[2]. Donc en ce moment où nous lisons Jean, nous sommes subordonnés, suspendus à la résurrection – mais suspendus provisoirement : lire, ce n'est pas acquiescer tout de suite ; lire, c'est pénétrer dans la cohérence de ce qui est dit. Nous sommes dans ce moment de percevoir ce qui fait cohérence, ce qui fait unité dans le discours johannique comme dans le discours paulinien. Et je dis que c'est le mot résurrection. À partir de la résurrection se comprend la passion.

L'année dernière, nous avons médité la Passion du Christ, les deux chapitres 18 et 19[3]. Nous avons dit que la Passion était le récit de l'intronisation christique de Jésus, l'intronisation royale de Jésus, que ce que nous lisions comme un récit de passion était en fait un récit de résurrection. Autrement dit, la résurrection éclaire rétrospectivement la mort même de Jésus et par suite sa vie mortelle toute entière. Avant la résurrection, de ce point de vue-là, il n'y a rien, et après la résurrection, il n'y a rien de plus. Je ne vous demande pas d'acquiescer mais d'apercevoir. Ces choses-là, il faut les entendre bien des fois dans le texte, les avoir éprouvées, pour qu'elles prennent leur vigueur, leur consistance, leur signification. Il est certain que ça va à rebours de notre mode premier ou spontané de s'approcher du texte.

►  Paul est parti du récit de la passion ?

J-M M : Il n'y a pas de récit de la passion chez Paul. Il insiste sur le thème de la passion et de la mort christique mais ce n'est pas quelqu'un qui récite ou qui raconte. Vous avez le récit de la Passion dans les Synoptiques et chez Jean, cependant le mot "récit" n'est pas pertinent. Il y a une accentuation sur la passion du Christ chez Paul, c'est vrai, mais le mot de passion n'a pas de sens sans la résurrection et le mot de résurrection n'a pas de sens sans la passion. Ce sont deux choses qui s'entr'appartiennent.

► Il y a une phrase : « Ils n'avaient pas encore compris l'Écriture selon laquelle Jésus devait se relever d'entre les morts. » (v.9).Quelle est cette  « Écriture selon laquelle » ?

J-M M : Voilà une phrase très énigmatique et très essentielle. Il faut voir dans quelle position, dans quelle situation elle est. « Il vit et il crut. Car les disciples n'avaient pas encore entendu l'Écriture selon laquelle il devait ressusciter d'entre les morts. » Le "car", ici, est très intéressant. Quelle est la fonction de l'Écriture, pourquoi ici ?

      ●   Les témoins de la Résurrection.

La Résurrection n'a pas lieu sans témoin.C'est ce qui fait d'elle un événement et non pas un fait, un événement étant l'intrication de protagonistes et de témoins[4]. Or ici, dans le contexte, il n'y a pas de témoignage de Jésus lui-même : il est absent, tout simplement, le tombeau est vide. « Il vit », qu'est-ce que Jean voit ? Il ne voit rien du tout ! Alors qu'est-ce qui témoigne ? Le premier grand témoignage est la Graphê (l'Écriture).

Le thème du témoignage est un thème majeur chez Jean. Le mot de témoignage ne signifie pas exactement ce qu'il signifie dans notre langage. Il suffit d'indiquer par exemple qu'on ne témoigne pas de soi, alors que chez nous témoigner de son expérience, c'est le sens le plus usuel. Chez Jean tout témoignage de soi-même est suspect, on ne peut témoigner que d'un autre. Et puis le mot de témoignage, nous l'utilisons en cas de certitude faible, lorsqu'on n'a pas de plus sûre attestation, alors que dans la Bible c'est le fondement même de ce que veut dire le mot "vérité" puisque « Toute vérité se tient dans le témoignage de deux ou trois. » (Dt 17, 6 ; 19, 15 ; 2 Cor 13, 1…), le mot de vérité ayant une signification très différente de notre usage également. Tout témoigne, chez Jean : le Père témoigne du Fils ; le Fils témoigne du Père ; l'Esprit, c'est le témoin, il témoigne de l'un et de l'autre ; les disciples témoignent ; Jésus témoignera auprès du Père pour les disciples ; Jean le Baptiste est le témoin ; le "nous" de Jean dans la première lettre témoigne (« nous avons vu et nous témoignons ») ; « Moïse a écrit de moi », « Abraham a vu mon jour »…

Pour le Nouveau Testament, l'Écriture (au sens de Graphê)désigne la Torah, mais pas la Loi car il y a une différence dans le vocabulaire chrétien entre les deux traductions grecques du mot Torah : le mot Graphê (Écriture) est choisi et le mot Nomos (Loi) est récusé. Tout le Nouveau Testament est selon la Graphê, et la Graphê est le témoin. Or la Graphê c'est « la loi et les prophètes ». C'est pourquoi, dans une théophanie quelle qu'elle soit, il y a Moïse et Élie qui représentent la loi et les prophètes. Dans la théophanie prépascale de la Transfiguration, il y a les témoins de la Graphê (de l'Écriture), et il y a les témoins auxquels Jésus se montre et « se donne à voir », ça c'est le mot de Paul : « 1Je vous rappelle, frères, l'Évangile… 3Jésus est mort pour nos péchés selon les Écritures, il est ressuscité le troisième jour selon les Écritures et il s'est donné à voir… – là, il y a une énumération – à Pierre, à tous les disciples, à plus de cinq cent frères,… à Jacques et à moi comme à l'avorton. » (1 Cor 15). Donc la Résurrection est entourée du témoignage de l'Écriture – « selon les Écritures » est resté dans le Credo – de l'Écriture et des témoins auxquels Jésus se montre.

Or ici Jésus ne se montre pas, il ne se donne pas à voir. Donc le deuxième témoin – mais il faut entendre ce que veut dire témoin – c'est l'acuité du regard de Jean qui, dans le vide, entend la signification de la Parole, de l'Écriture. Il faudra repréciser cela.

C'est très bien de poser cette question qui ouvre sur l'ensemble de l'écriture johannique.

      ●   Construction du texte par Jean : comparaison avec les Synoptiques.

► J'ai une remarque sur le "nous" dans « Nous ne savons pas où ils l'ont mis » : le "nous" peut renvoyer peut-être aux Synoptiques dans lesquels il y a plusieurs femmes au tombeau. Mais concrètement il me renvoie à moi-même ; je pense ici à la question que nous évoquions des différents moments de la foi. J'ai l'impression que Jean me renvoie à moi et à mes questions sur la résurrection.

J-M M : C'est très intéressant, les deux suggestions ont leur sens. La première renverrait à la question des différences entre Jean et les Synoptiques, elles étaient deux femmes chez Matthieu, trois chez Luc, et ici il n'y a que Marie-Madeleine. Pourquoi Jean choisit-il de mettre en évidence Marie-Madeleine ? Vous savez que toute lecture de ce qui s'est passé est sélective. Il ne faut surtout pas croire qu'il y ait quelque part une lecture qui soit exhaustive. Pourquoi Jean sélectionne-t-il cette figure ? Tu perçois dans le "nous" une trace de fidélité au fait que ces femmes étaient plusieurs.

La deuxième suggestion que tu fais est également intéressante parce qu'on en trouve un équivalent dans le chapitre 3 de Jean. Jésus parle avec Nicodème qui tout d'un coup, alors qu'ils ne sont qu'eux deux, dit « Nous savons que… » Quel est ce "nous" ?

L'écriture de Jean est toujours à lire : au niveau de l'épisode narré ; au niveau du narrateur qui écrit pour la communauté à qui cela est narré ; et aussi, sans doute, au niveau de la totalité de l'humanité. La Samaritaine a la tâche d'être toute l'humanité. On verra le rapport entre la Samaritaine et la Magdaléenne. Ce sont deux femmes, la première n'a pas de nom, elle est désignée par son pays, la Samarie. Mariam a son nom propre et son nom de lieu, et ce nom propre est très important dans le texte. Elles ont en commun d'être femmes, elles sont vouées à une symbolique déterminée. Nous avons déjà indiqué le fait que les étapes appartiennent à la symbolique féminine. Il faudrait voir également que la capacité collectrice (ou collective) est aussi de la symbolique féminine.

      ●   Deuxième comparaison avec les Synoptiques. L'historicité du texte.

► Ce qui me frappe dans ces deux textes, c'est l'absence du doute qui existe dans les Synoptiques où les apôtres rejettent les propos des femmes en disant d’elles : « Ce sont des femmes, elles radotent » (d'après Lc 24, 11) et ils mettent un certain temps avant d'accepter. Ici ils n'envoient pas balader les femmes.

J-M M : Il faut voir. Dans les Synoptiques il y a la peur des femmes et le doute des disciples.

► Il y aura Thomas qui ici va représenter le doute.

J-M M : C'est ça. Alors qu'est-ce que c'est que cette distribution ? Qu'est-ce qui fait la mêmeté fondamentale des récits synoptiques et de Jean ?Pourquoi ces différences ? Il faut situer cela précisément au niveau de l'écriture : pourquoi cette écriture-là ? Pourquoi cela est-il choisi ? Nous allons toujours trop vite au-delà des mots. La réalité n'est pas au-delà des mots mais au creux des mots. Nous lisons ça comme un fait divers et nous ne nous intéressons pas aux termes qui sont choisis, nous essayons de resituer l'épisode, etc. Il faut lire la vérité au creux de la Parole, pas au-delà de la Parole. C'est dans l'intériorité même de la Parole que la chose en question ici se tient.

      ●   Monter / descendre.

Il y a un mot qui me questionne toujours, c'est "monter" (v.17), pourquoi "monter", que veut dire ce terme chez Jean ?

J-M M : C'est très, très intéressant. Juste en quelques mots. Monter et descendre sont des mots fondamentaux chez Jean et même dans tout le Nouveau Testament. On monte à Jérusalem, et on descend toujours en Galilée. Monter, chez Jean, signifie "aller à la mort" et descendre en Galilée, c'est la résurrection, car Jérusalem est la ville qui tue les prophètes. Mais la source la plus fondamentale de cette expression, c'est "monter au ciel" et en descendre. Il y a d'abord la descente. Nous représentons l'incarnation comme une descente mais le mot incarnation n'est pas un mot de l'Écriture. Et nous avons la belle image de l'Ascension : l'Ascension, ça monte ; sans compter "descendre aux enfers" : « …a été enseveli, est descendu aux enfers… », voilà des mots que nous ne méditons plus du tout. Ces mots-là ont une grande importance dans la première écriture chrétienne. Or pour nous, "monter à Jérusalem" c'est réel, et "monter au ciel" c'est une métaphore puisqu'il ne s'agit pas d'un astronaute. Mais c'est beaucoup trop vite dit ! Il n'y a rien de métaphorique dans le Nouveau Testament. Il n'y a métaphore que dans le cas où on distingue un sens propre d'un sens métaphorique (ou figuré). C'est la distinction purement occidentale du concept et de l'image. Or tant que vous gardez la distinction du concept et de l'image, vous ne pouvez pas entendre saint Jean. Il en est de même pour la distinction de l'intelligible et du sensible qui régit toute notre pensée, même si parfois elle est inversée par rapport à ce qu'elle fut à l'origine : elle n'est pas de mise pour la lecture de Jean.

      ●   « Notre Père qui es aux cieux ».

Ce qui est en question ici, c'est « Notre Père qui es aux cieux [5]».Comment le ciel est-il le lieu de Dieu ? « Notre Père qui es au cieux… » c'est la formule la plus élémentaire de la prière exemplaire des chrétiens et c'est doublement insignifiant car deux choses présentent une difficulté considérable : le père, parce que nous l'entendons psychologiquement ; et les cieux parce que nous les entendons cosmologiquement. C'est là la source d'immenses difficultés, la chose la plus simple étant déjà une des plus difficiles à énoncer si on fait véritablement attention. Il faudrait avancer dans l'intelligence de la symbolique ciel-terre. Nous ne pouvons pas avoir de symbolique ciel-terre parce que ciel et terre, chez nous, n'est pas une distinction adéquate.Depuis que la terre est une planète, la distinction du ciel et de la terre n'a plus de sens. Donc il faudrait resituer complètement cette distinction ciel / terre parce que la distinction biblique continue d'être vraie. Il peut se faire que notre conception du ciel et de la terre soit "exacte", mais elle n'est pas "vraie" au sens où on ferait la différence entre le vrai et l'exact ; car il ne faut pas confondre le vrai et l'exact.

En effet l'espace est caractérisé essentiellement par le près / le loin, mais aussi par devant / derrière, à droite / à gauche ; autrement dit, la vérité de l'espace est toujours dans une posture humaine. C'est cela qui est la vérité de l'espace, c'est-à-dire son découvrement à nous-mêmes. Donc ce qui est exact n’est pas ce qui est vrai. Tout ceci c'est à propos de "monter", à propos des directions fondamentales de la symbolique de l'espace qui n'est qu'ouverture à quelque chose.

Ultimement, si la symbolique du haut et du bas est en analogie avec la symbolique du centre et de la circonférence et que le haut est égal au centre, du même coup on pourrait dire : « Notre Père qui es au creux ». Et ce qui vous gênait peut-être dans l'extériorité du haut serait ici complètement renversé dans « Notre Père qui es au creux » Écoutez bien : « 6Quand tu pries […] prie ton Père qui est là, dans le secret. […] 9Vous donc, priez ainsi : "Notre Père qui es dans les cieux." » (Mt 6). Ah ! le ciel, c'est le secret.

      ●   Penser et être pensé.

► J'ai une remarque : quand vous avez dit que penser et être c'est la même chose j'ai entendu à travers le texte "être pensé" et "être" c'est la même chose[6].

J-M M : C'est très intéressant, ça. Alors je ne parlais pas de notre texte, je parlais de ce qui est à l'origine de notre compréhension du verbe être et du verbe penser, enfin plutôt de notre oubli de ce qui devrait être pensé dans ce domaine, peu importe. Mais en revanche ce que vous dites, vous, c'est un thème profondément johannique.En effet, de la même façon que aimer, c'est toujours déjà être aimé, de même chez Jean penser, c'est toujours déjà être pensé. C'est un point qu'il faudrait vérifier surtout dans la lecture de la première lettre de Jean. Je l'indique comme ça en passant, il ne faut pas aller trop vite et trop loin.

 

II – Apprendre à lire

 

      ●   Résurrection et langage.

La résurrection, c'est l'annonce de la mort de la mort et nous n'avons que des mots mortels pour dire cela, des mots puisés à l'expérience de ce que nous appelons la vie, mais qui est la vie mortelle. La nouveauté christique se loge dans un vocabulaire qui, en aucune façon, ne peut lui être adapté. Notre vocabulaire a constamment besoin de mourir pour vivre de la résurrection. Il n'y a pas un bon vocabulaire que je pourrais vous donner pour remplacer un mauvais vocabulaire théologique, ou je ne sais quoi.

Nous ne pouvons pas ne pas énoncer les mots, mais les ayant énoncés, nous devons les laisser périr. C'est le principe que Paul met en œuvre explicitement quand, ayant énoncé quelque chose, il dit : « Mais je viens de parler à l'humain – ou selon la chair, deux expressions équivalentes – et non pas selon le pneuma – c'est-à-dire selon le pneuma de résurrection. » (D'après Rm 6, 19). Il rature, et néanmoins il reprend le mot parce qu'il n'en a pas d'autre.

L'essentiel, mais c'est aussi probablement la vocation des mots, c'est que les mots soient habités, soient dans une habitation. Le verbe habiter est un verbe magnifique !« Si vous demeurez dans ma parole » : la parole est habitable ! Autrement dit, la parole qui est dans nos bouquins, dans nos dictionnaires, est morte. Les dictionnaires sont des tombeaux, les mots sont alignés comme des tombes, inertes, ils sont utiles quand même ! Il n'est de parole que dans la prononciation, dans l'habitation actuelle du mot. Le livre est mortifère, mis à part celui-là (la Bible), parce que ce livre-là ne s'aborde comme il convient que dans l'Esprit de celui qui le dit, et qui est l'Esprit vivant, l'Esprit de résurrection.

      ●   La bonne posture par rapport au texte.

Il ne s'agit pas simplement de lire des choses “sur” la résurrection. Il s'agit de recevoir la résurrection dans la bonne posture à ce texte. Bien sûr, si je dis “je n'ai pas la foi”, ce texte est un livre comme les autres dans l'histoire de l'humanité. Mais l'accomplissement de cette Écriture, c'est d'être entendue ; et d'être entendue par moi fait que je vis. Ce n'est pas moi qui le dis. Lisez le verset 31 de ce chapitre 20 : « Ces choses sont écrites pour que vous croyiez, que vous entendiez que Jésus est le Christos (l'Oint), le Fils de Dieu, et que du fait d'entendre vous ayez vie dans son nom. » Nous avons ici l'indication de ce que ce texte veut, car un texte est pourvu d'une volonté, il ne dit pas n'importe quoi, il ne dit pas ce qui nous chante. Un texte veut quelque chose !.

      ●   Demeurer dans la parole.

Par ailleurs, comme ce n'est pas une parole de morale, ce n'est pas une parole qui me dit comment je dois le lire. C'est un texte qui donne à entendre à qui il donne et quand il donne. C'est un texte à fréquenter, à habiter : il est la demeure même. Nous sommes loin des premières approches de ce que nous appelons lire. Il ne s'agit pas d'en faire une obligation. Il s'agit d'ouvrir une perspective, une possibilité de sens. Le jour où il est donné d'entendre, nous entendons. Il ouvre à une autre chose qui est essentielle, à savoir qu'un des traits les plus fondamentaux de l'Évangile, c'est de ne pas être une parole de loi. L'Évangile n'est pas une loi. La parole de loi est une parole qui dit : tu dois. La parole de l'Évangile est une parole qui donne ce qu'elle dit. Elle le donne quand elle le donne. C'est pourquoi le verbe donner est un verbe majeur chez saint Jean, il est sous-jacent à tout le texte de Jean.

Je vais peut-être un peu loin, d'avance, je cours vite moi aussi. Mais peut-être que je cours en vain. Saint Paul lui-même se pose la question.

► Pourquoi en vain ?

J-M M : C'est-à-dire que je courrais comme ça rapidement sans que vous me suiviez !

      ●   La simplicité évangélique.

► Moi j'ai un peu le vertige. Et j'ai une question toute bête : d'où parlez-vous ? Car je ne vous connais pas du tout. Je suis venu par l'Arc-en-ciel, donc je fais confiance. Et j'ai une autre question un peu plus précise : pour moi tout ce que vous dites, il est impensable que Jean l’ait conscientisé en écrivant.

J-M M : C'est très difficile de décider ce qui est impensable pour quelqu'un.

Définir le possible épuise l'inépuisable des puits.

► Peut-être que je me suis mal exprimé. Jean était dans un contexte culturel et je pense que vous conceptualisez des choses qu'il ne devait pas conceptualiser.

J-M M : Deux choses. D'abord il était dans un certain contexte culturel, et il ne pouvait pas dire les mots que je prononce pour la raison simple que sa tâche n'était pas de comparer la capacité de penser de l'Occident moderne avec lui, c'est sûr. Seulement c'est notre tâche.

► Il écrivait en grec ? J'ai très peu de culture.

J-M M : Il écrit en grec mais son grec est un grec qui est peu grec, ce n'est pas le grec classique, c'est le grec hellénistique de la koïnê, mais c'est en plus le grec de quelqu'un qui a l'habitude d'entendre les structures sémitiques de langage et la signification sémitique de mots ; c'est ce qui en fait un texte d'ailleurs un peu complexe et riche. La structure de pensée de cette écriture est très complexe, on pourrait le montrer dans le détail.

Mais la grande différence n'est pas là, c'est que d'être témoin de la nouveauté christique ne permet pas que je pense Jean dans la limite des capacités historiquement conjecturables de sa situation, de ce qui est possible pour un pêcheur de Galilée. Tu parles d'un pêcheur de Galilée ! Il y a là une grande intelligence. Vous savez, un pêcheur de Galilée tel qu'un de ceux de l'Évangile, c'est quelqu'un ! Il y a une sagesse ! Beaucoup plus que nous ne pourrons l’imaginer.

L'horreur c'est d'avoir pensé que cette écriture était un texte simple pour les simplets, et qu'heureusement la théologie mettrait bon ordre à cela et en ferait quelque chose de cultivé et de digne. La théologie est très au-dessous de l'Écriture, et l'Évangile l'a toujours su. La simplicité évangélique, qui est grande, malheureusement est difficile pour nous parce que c'est nous qui ne sommes pas simples de cette simplicité-là. Nous approcher du simple, c'est ce qu'il y a de plus complexe quand on n'est pas simple.

      ●   Écarter les obstacles.

Par ailleurs, vous me demandez d'où je parle et je vais vous répondre très simplement : je parle de ce que j'ai cru entendre dans ce texte en l'ayant fréquenté lui et ses entours longuement, mais je ne demande pas qu'on me croie. Je ne peux pour chaque mot indiquer ce qui me permet de dire telle ou telle affirmation. Cependant j'essaye de donner des indications pour que vous fassiez vous-même ce travail si vous le désirez. Moi je n'ai pas à parler, j'ai à laisser parler les gens. J'essaye simplement d'écarter des obstacles que nous avons dans l'écriture de Jean. Vous savez, moi je ne suis rien dans cette affaire.

► Vous êtes un guide.

J-M M : C'est-à-dire que j'ai fréquenté un peu plus longtemps et plus assidûment ce texte et avec un certain nombre de ressources et de capacités ; de ressources : je veux dire la connaissance des langues, la connaissance de la littérature contemporaine du texte et puis ce qu'il en est advenu dans le cours des siècles etc. J'ai passé mon temps à ça. Tout le monde n'a pas le loisir de le faire. Je le mets à votre service, mais ce que je dis quand je le dis, moi, n'est pas parole d'Évangile. J'essaye de montrer que c'est parole d'Évangile, mais libre à vous d’acquiescer ou pas ou de lire autrement…

      ●   La volonté du texte.

► Est-ce qu'on ne peut pas dire qu'un grand texte échappe un peu à son auteur, il dit plus que ce qu'il ne dit en fait. Il dit ce que vous y voyez. L'auteur croit se limiter à des mots mais les mots vont bien au-delà de son intention.

J-M M : C'est le propre des textes dans l'histoire de ce qu'on en fait, mais je ne suis pas sûr cependant que ce soit une explication juste pour notre texte. C'est très juif ça et ce n'est pas chrétien. Parce que ce n'est pas pareil, juif et chrétien. Le malheur c'est qu'il n'y a pas beaucoup de chrétiens qui aient l'air de penser en ce moment et les juifs ont l'air de penser davantage, mais ce n'est pas une raison. Il y a différents niveaux d'avancement juif de la pensée, et puis il y a la philosophie proprement dite ; ça va jusqu'à une pensée complexe où interviennent de la psychologie des profondeurs, de la linguistique et du talmud, ceci étant représenté par des noms célèbres comme Ouaknin et d'autres. Mais je n'ai aucune raison d'être intimidé par cela, en tout cas c'est ma perspective. Le concept de "lecture infinie" qui est un concept de Marc-Alain Ouaknin, par exemple, pour moi ne parle pas. Je l'ai dit : un texte a une volonté, il veut quelque chose. Et dire qu'un texte a une volonté c'est la même chose que dire qu'un texte a une semence, puisque volonté et semence c'est le même mot chez Paul et chez Jean. Ce sont des choses que nous aurons à toucher, ça n'apparaît pas à première vue.

Mais dire qu'un texte a une volonté ne permet pas de conclure que les mots de ce texte sont univoques. Je vais vous donner un exemple : un poème a une volonté. Le mode de volonté du poème, c'est-à-dire ce qui est pré-semé en lui, n'est pas le mode de volonté d'une dissertation. Et en cela l'Écriture se rapproche pour nous de ce que nous pourrions appeler poème dans un sens très rigoureux et très exigeant du terme. Il y a de multiples polysémies mais qui ne sont pas infinies, d'autant plus qu'un mot polysémique se trouve déjà suscité et restreint par la présence d'un autre mot à côté de lui : suscité et restreint, les deux à la fois.

C'est peut-être le moment de dire qu'il y a discours occidental quand je dis « il faut et il suffit », et qu'il y a poème quand un mot a plus d'une raison d'être à côté d'un autre mot. « Plus d'une » ce n'est pas « il faut et il suffit ».

Il y a donc un mode d'ouverture de l'Écriture qui la rend déjà moins facilement accessible à notre pensée qui est structurée autrement, mais cela ne permet pas de dire que tout ce que  les siècles vont entendre à la suite de ce texte sont de la volonté du texte. Ce texte comme les autres est un texte soumis à la méprise et au malentendu.                                                                                                                                                                    

Je vais vous dire une chose : personne n'entendra jamais la totalité d'un poème.

      ●   Faire une « lecture sainte » ou une « lecture pieuse ».

► Je pense à une autre chose : il y a une nouvelle expression qui apparaît dans le "Prions en Église" à propos des textes, ils disent : « Vous allez faire une lecture sainte ». On me demande de faire une lecture sainte, mais moi je veux faire une lecture, la mienne.

J-M M : Je comprends ça. Cependant il y avait un ouvrage de Bernaert autrefois dont le premier chapitre s'intitulait : « Méditation non-pieuse », et puis le dernier chapitre : « Méditation pieuse ». C'est-à-dire qu'il y a le moment indispensable d'accès au texte, qui n'est pas pris d'avance dans une adoration ou une bénédiction a priori, et ce n'est pas prendre le texte avec égard car toutes les exigences sont valides ; et cependant ce texte vise à me mettre dans une relation de piété au Père au sens latin du terme – c'est le sens latin du terme de piété, c'est cela la pietas familiale. Et je peux à terme reprendre tous ces efforts dans une parole adressée au Père, afin que tout cela puisse devenir quelque chose comme une prière (c'est peut-être l'essence-même de la prière), cela n'est pas exclu.

Ce qui est terrible, c'est qu'on pense qu'il y a des lectures vraies et exigeantes parce qu'elles sont philologiquement impeccables, ceci quand elles seraient universitaires, et puis d'autres qui sont pieuses pour les gens qui ne savent pas et qui auraient le simple recours d'être pieux à défaut d'être savants. Eh bien non. Il y a une rigueur dans la piété, à condition que je ne prenne pas la piété pour une espèce d'a priori... C'est la piété qui pousse à l'exigence. Il se trouve d'ailleurs que l'exigence à laquelle elle pousse n'est pas forcément celle que peuvent percevoir les universitaires, c'est une exigence encore bien plus grande. Je suis universitaire, mais je n'ai jamais eu aucune vénération particulière, ce mot-là ne me fascine pas. La vérité ne s'est pas logée là de façon indénichable, oh non !

► Vous remplacez le mot saint par le mot pieux. Je préfère le mot pieux, mais dans ma question il s'agissait du mot saint.

J-M M : Le mot saint est un mot qui n'est pas bon en effet. Même dans l'Écriture, en général je ne traduis pas le mot hagios par saint. Le mot sacré est un mot plus important. Lévinas dit « Du sacré au saint » alors que moi je dis qu'il faudrait revenir du saint au sacré. Remarquez que ce n'est pas une opposition aussi simple qu'il y paraît parce que nous ne prenons pas ces deux mots dans leur histoire réciproque de la même manière. La dégradation de l'Évangile intervient lorsque le mot hagios (traduit par saint) est moralisé : le mot saint a été utilisé au Moyen Âge pour moraliser le sacré.[7]

      ●   Faire une tentative de lien entre deux versets.

► J'ai éprouvé un sentiment d'espérance après avoir entendu les deux phrases qui se suivent : « Il vit et il crut » et « Car ils n'avaient pas compris encore l`Écriture… » (v.8-9), le sentiment qu'on peut voir et croire même si on n'a pas bien lu l'Écriture.

J-M M : Je pense que votre position est celle-ci : voir n'exige pas qu'on ait fait de grandes études d'Écriture Sainte. Mais je ne pense pas que ce soit le sens voulu. Cependant il y a de votre part une tentative de gestion d'une question qui est, dans son lieu, très respectable. Il est en effet étonnant que la parole qui devrait être la plus simple du monde ait l'air d'exiger de la technicité, de la complexité comme le suppose la recherche dans les Écritures etc. Cette question-là est bien sûr recevable. Forcément j'en dirai quelque chose. Mais je ne pense pas qu'il y ait un rapprochement à faire ici. Autrement dit la question est bonne, elle a une réponse, peut-être ce serait forcer le texte que de vouloir tirer la réponse du rapprochement entre « Il vit, il crut » et « ils ne savaient pas l`Écriture… ».

Par ailleurs, vous savez, souvent quand j'entends des suggestions, je n'acquiesce pas nécessairement mais ça ne veut pas dire que j'ai raison. On peut encore chercher. Mais je ne serais pas capable de montrer que ce que vous suggérez est de la volonté du texte. Parfois il arrive qu'on me fasse des suggestions, mais parce qu'elles ne sont pas dans le chemin habituel de ma pensée, je ne les reconnais pas ; et puis elles font leur chemin, et huit jours après je me dis : tiens, ce n'était pas si mal.

C'est une bonne occasion pour parler de ce qu'il en est d'écouter et même de s'entendre. Il faut prendre une conscience aiguë de ce que nativement nous n'entendons pas. L'ordinaire de notre rapport est le malentendu. Entendre ne peut jamais être chez nous que le soin apporté pour libérer notre écoute du malentendu premier. Et la première chose pour s'en délivrer, c'est de le reconnaître. C'est vrai pour entendre les mots de l'Écriture mais c'est vrai aussi pour la question de s'entendre mutuellement, c'est la même chose. Et ce que je dis là n'est pas affligeant.

► Moi j'ai fait le lien entre « Je le prendrai » (v.15) qui correspond au je humain enfermé dans la possession, et le « Ne me touche pas » (v.17) qui correspond au Je christique. Est-il possible d'éclairer l'un par l'autre ?

J-M M : Faire le lien d'un verset à un autre verset ou tenter de le faire est toujours important puisque, si ces choses sont dans une certaine proximité, il y a une raison. Maintenant, que ce soit cet aspect de ce verset qui fait lien avec cet autre, il faut le vérifier. Et en outre il faut se demander si c’est un rapport de confirmation ou au contraire un rapport de mise à distance entre l'un et l'autre, donc quelle est la nature de ce rapport. En effet les mots se parlent quand ils consonnent mais aussi quand ils dissonent, qu’il s’agisse des synonymes, des antonymes mais aussi des paronymes (c'est-à-dire des mots qui ne sont ni des contraires ni des synonymes mais qui ont à voir de quelque manière avec, qui sont dans un certain voisinage).

De toute façon un mot qui surgit dans un moment du discours réveille les autres mots d'une certaine manière. Nous sommes habitués surtout aux rapports syntaxiques. Bien sûr un mot par rapport à un autre est dans un rapport syntaxique de sujet, d'objet, de complément etc. mais il y a aussi des rapports de simple proximité. Là nous allons du côté du poème. Qu'un mot soit à côté d'un autre mot réveille un mot précédent d'une certaine manière, détermine certaines de ses possibilités de sens. "Détermine" veut dire que ça en exclut certaines mais aussi que ça en éveille un certain nombre d'autres.

L’important pour nous, c'est que nous allons lire ce texte et puis en apprendre des choses. Mais surtout ce que nous allons essayer de faire, c'est essayer d'apprendre à lire. Donc une réflexion de ce genre est importante.

      ●   Le processus déclenché par l'énigme.

► En général on veut interpréter le texte, chercher le sens, et j'ai entendu ce matin que c'était le texte qui nous parlait, que le Seigneur nous parlait.

J-M M : J'ai dit que c'était le texte qui nous interprétait, c'est tout.J'ai d'abord dit que tout naturellement on s'engage dans un texte avec la volonté de l'interpréter, et j'ai suggéré que peut-être ce serait intéressant de voir de quelle manière un texte nous interprète. C'est ce que j'ai dit et rien de plus. Alors c'est déjà suffisamment énigmatique. C'était même dit d'une façon qui voulait commencer à habituer à un certain nombre d'inversions par rapport à notre mode usuel de penser. Que cela fasse énigme c'est vrai.

Qu'est-ce qu'il faut faire devant l'énigme ? Saint Jean nous le dit au chapitre 16, verset 16 et suivants. Jésus prononce une parole énigmatique et cela ouvre tout un processus : le trouble met en œuvre la recherche (zêtêsis), la recherche se tourne en demande, c'est-à-dire que c'est une recherche qui trouve ses mots pour s'énoncer à une oreille ; et enfin la demande s'accomplit lorsqu'elle devient prière. C’est l’analyse que fait Jean du processus mis en œuvre devant la parole énigmatique.

Donc ça commence par le trouble et je pense que vos tentatives d'intelligence sont troublées et que c'est un bon commencement. Pour l'instant ça ne va pas plus loin. Elles sont troubles aussi, mais c'est très bien.

La question posée ne peut être qu'à un moment postérieur à l'épreuve du trouble même. La question posée peut d'ailleurs être aussi la tentative d'expliquer.

Ce qui est énigmatique peut aussi fermer : « C'est énigmatique, ça n'a pas de sens, laissons de côté ». Voilà qui est mauvais. Mais autrement ça ne peut qu'ouvrir un espace de trouble.

Et d'ailleurs c'est ce qui est mis en œuvre dans notre texte à propos de Marie-Madeleine. Nous allons le retrouver demain de façon très précise comme analyse d'un processus, d'un progressus, d'une attitude devant ce qui déroute. Si nous apprenons à mettre en œuvre cela, c'est là que la parole commence justement à nous interpréter, à nous configurer. Que la parole entendue nous configure, c'est sa fonction.

► Que veut dire que la parole me configure ? Elle me dit qui je suis ?

J-M M : Elle me le dit de façon dévoilante, d'un dévoilement accomplissant. C'est-à-dire que, du fait de le dire, elle le fait. La parole de Dieu entendue est efficace. Elle ne disserte pas sur les choses, elle me reconfigure.

J'ai bien conscience de l’étrangeté de ces paroles quand cela est entendu pour la première fois. J'ai conscience aussi de ce qu'on soit impatient et qu'on essaie de formuler l'étrangeté parce que, de toute façon, il faut tenter de le faire, c'est le chemin.

Je dirai forcément un certain nombre de choses qui sont à première écoute énigmatiques. Mais ce n'est pas parce qu'elles sont énigmatiques qu'elles sont toutes les mêmes. Et néanmoins il est vrai qu'elles nourrissent un rapport entre elles parce qu'il y a une véritable cohérence de présupposés, cohérence de non-dits, des structures non-dites, qui permettent l'écoute d'un texte.

Nous parlons toujours dans des présupposés, à un niveau même un peu extérieur. Je parle à partir d'un certain nombre de présupposés et vous qui m'écoutez, vous ne vivez pas les mêmes bien sûr, vous n'entendez pas exactement ce que je dis. Parce que le dit sort du non-dit. Le dit est l'accomplissement de son propre silence. Et ça, ce n'est pas mystérieux, mais ce sont peut-être des choses auxquelles habituellement nous ne pensons pas.

C'est vrai de deux personnes qui vivent des expériences très différentes et qui se rencontrent ; elles ne parlent pas à partir du même non-dit. Mais ce qui nous intéresse ici c'est que nous avons tous, en tant qu'européens modernes, un non-dit qui nous constitue, et là nous écoutons une parole qui n'est pas une parole européenne moderne, qui est culturellement distincte, et qui par ailleurs est distincte de toute culture. Donc il est tout à fait normal que notre oreille ne soit pas ajustée d'emblée à la parole qui vient. C'est la chose la plus vraisemblable même.

Et que le texte doive m'interpréter, c'est une chose que je n'avais jamais pensée et jamais dite, c'est la première fois que je la dis. Mais c'est dans la ligne, c'est le fruit à un certain moment de tout un cheminement. Ça vient chez moi tout naturellement parce que c'est dans un présupposé, dans un chemin. Il est clair que cela, entendu à l'extérieur, du premier coup, ne peut que susciter de la question.

► Ce n'est pas la même chose que l'interprétation que le psychanalyste fait des rêves de son patient sur un divan ?

J-M M : De toute façon s'il y avait quelque chose de cet ordre, ce serait une simple analogie car le non-dit ici ne correspond pas à l'inconscient. Il s'agit bien d'un négatif – et le négatif n'est pas forcément péjorativement négatif – d'un négatif qui est ici l'insu.

Je dis toujours le mot insu et non pas inconscient car le mot inconscient a du sens lorsque l'homme est pensé comme conscience essentiellement. Or la conscience n'est pas ce qui définit l'homme dans la perspective de Jean, mais c'est le verbe connaître, et ce n'est pas la même chose. Le mot insu, je ne l'ai pas inventé, je l'ai pris chez saint Jean. Il désigne tout ce qui est du pneuma (de l'esprit) : « Le pneuma tu ne sais d'où il vient ni où il va » (Jn 3, 8). Mais chez saint Jean la question : « d'où je viens et où je vais », c'est la question qui identifie l'être. Autrement dit, cette phrase veut dire : « tu ne l'identifies pas », « tu ne le connais pas par mode de prise de savoir et d'identification ». Alors je n'ai pas de rapport avec lui ? Si : « tu entends sa voix » (Jn 3, 8) car entendre est plus grand que comprendre, parce que comprendre c'est toujours avoir compris, c'est-à-dire avoir pris et avoir ramassé ce qui vient pour le poser dans du déjà su. En revanche entendre c'est rester à disposition, ça garde la relation vivante : je n'emporte pas la chose, je reste dans une relation d'écoute qui est la relation première.

► C'est une relation d'altérité. Je ne suis pas dans le même.

J-M M : Oui et non. Je crois l'avoir dit mieux que la traduction que vous en donnez, mais je vais expliquer. De toute façon, qu'on essaie de redire à son mode propre ce qui est entendu, c'est la chose la plus nécessaire, la plus essentielle.

Cette question du même et de l'autre, vous savez je suis très méfiant. On vit sur un romantisme de l'altérité : tout ce qui est même est suspect, tout ce qui est autre est bien. Or il n'y a pas d'autre sans même et il n'y a pas de même sans autre. Ce ne sont pas des mots qu'il faut employer comme si c'était un slogan optionnel d'être pour l'autre ou d'être pour le même. Il importe de penser le même avec l'altérité qu'il comporte : à l'intérieur du même il y a l'altérité constitutive, de même qu'inversement il n'y a pas d'altérité sans mêmeté. Ceci c'est pour prendre ma distance d'avec un langage assez référencié. Et tout ceci demanderait à être médité mais ça ouvre des champs de pensée, et ça invite à sauter les slogans : le slogan est ce qui interdit tout chemin de pensée, et nous avons tendance à cela, ce qui se comprend.

      ●   Faire une lecture libre et fidèle.

► Vous semblez dire qu'avoir une interprétation un peu libre du texte, ce n'est pas chrétien.

J-M M : Que veut dire « une interprétation libre » ? Le mot très important ici est le mot de liberté. Il faudrait savoir si la liberté se définit comme licence de dire ce qui chante ou ce qui plait. Or, ce n'est pas la liberté. Mais, à ce moment-là, il ne faut pas opposer une lecture fidèle et une lecture libre. On n'est libre que fidèle, et du reste on n'est fidèle que si on est libre. Libre et fidèle ne sont pas des choses qui s'opposent, ce sont des choses au contraire, qui se conditionnent mutuellement. Autrement dit, la première tâche n'est pas d'avoir à faire original. Tout mon souci est d'être le plus obéissant possible au texte, c'est peut-être ce qui donne l'impression que j'ai une lecture très libre. Vous ne trouvez pas ? Je n'ai pas d'autre souci que d'être au plus ras, au plus près du texte.

Que veut dire liberté ? Que veut dire lecture libre ? Il y a des familles de lecture (des moments de lecture) dans l'histoire. Il y a par exemple des lectures juives de l'Ancien Testament. Le principe même de la lecture talmudique est le recensement des dits des Pères qui sont souvent contradictoires, différents, et qui sont mis les uns à côté des autres, ce qui a une fonction intéressante (qui est la fonction d'un commentaire) qui est d'ouvrir un champ, un champ de débat, un champ de parole. C'est beaucoup plus important qu'une interprétation stéréotypée imposée de l'extérieur. Ceci ouvre le champ à la recherche. Et la lecture proprement talmudique est une chose, mais la lecture cabalistique en est une autre, et elle est, pour moi, encore plus intéressante. C'est celle qui se rapproche le plus d'ailleurs de l'Évangile.

Et il y a la lecture évangélique. L'Évangile est essentiellement une lecture de l'Écriture. Que faisons-nous quand, pour lire l'évangile, nous empruntons à une autre tradition de lecture sa manière de lire,par exemple quand notre lecture de l'évangile est une lecture talmudique, à savoir que le talmud est une certaine lecture de l'Ancien Testamentalors que nous sommes ignorants de l'attitude de lecture que l'Évangile constitue ? L'Évangile est une lecture de l'Ancien Testament, ce n'est rien d'autre. Ce n'est ni la lecture talmudique, ni la lecture cabalistique, ni la lecture de l'historien.

Si un juif, un chrétien, un catholique, un protestant, sont d'accord pour lire l'Ancien Testament selon la méthode historico-critique, cela n'a rien de remarquable. La lecture historico-critique n'est ni juive, ni chrétienne, ni catholique, ni protestante. La lecture historico-critique est une fabrication de l'Occident. Alors qu'on soit informé des différentes approches, qu'on les regarde avec bienveillance, je suis d'accord, mais que ce ne soit pas au détriment de la lecture qui est pour moi la plus proche. Moi, je témoigne de la lecture de la tradition de la famille qui m'est la plus proche.

D'autre part les conditions de la parole ne sont pas de même structuration dans ce qu'on appelle les différentes religions. Le mot de religion est un mot exécrable, c'est une fabrication de l'Occident, fabrication de la romanité occidentale. C'est un terme commun qui permet d'additionner différentes espèces. Il faut une dénomination commune pour additionner de même qu'il faut un dénominateur commun pour additionner des fractions. C'est commode, mais ça ne fait pas droit au propre. Je ne regarde pas le propre que je rencontre à partir de lui-même, je le regarde comme déjà investi de l'avoir à être que je lui impose qui est d'être une religion. Or le mot religion n'est pas une seule fois dans l'Évangile, et c'est le mot par lequel je le caractérise.

Quelle est l'histoire du mot religion ? Comment se situe-t-il ? L'historien des religions, qu'est-ce qu'il voit ? Il voit dans le cadre du concept qu'il fabrique ! Le bouddhisme n'est pas une religion, ni l'Évangile, bien qu'au cours de son histoire il se soit pensé comme tel sous l'influence de l'Occident.

En cela le monde protestant n'est pas différent du monde catholique puisque le terme de religion est un mot qui a été lancé au XVIe siècle dans un sens nouveau par le protestantisme : le protestant est censé lire l'Écriture de près, mais c'est lui qui lance le mot le plus étranger pour la désigner. C'est une chose quand même étrange [8]

Tout se passe comme si les ressources propres de la tradition catholique étaient inertes. Qu'il y ait écoute attentive de la lecture que font d'autres traditions spirituelles, c'est très important, mais être attentif à l'écoute des autres n'est pas nier son propre. Pour moi ce sont des choses qui me tiennent à cœur, c'est pourquoi parfois je les dis de façon un peu abrupte.

 Vous avez dit que le texte avait une volonté.

J-M M : Le texte a une volonté, il a un vouloir dire[9] . Tout le texte s'entend à partir de son vouloir dire et ce vouloir dire est une question. Bien sûr, on n'écrit que pour résoudre une question, une question dite ou non-dite. On ne parle et on n'écrit que pour répondre, correspondre à une quête, à une question. Or, on ne se demande jamais quelle est la question porteuse qui permet que ces mots-là en soient la réponse, la tentative de réponse. Le texte est porté, supporté par une question. Quelle est la question que porte l'annonce évangélique « Jésus est  ressuscité » ? Cela répond à quelle question ?

Un texte n'a pas le même sens suivant la question à laquelle il est censé répondre. Ainsi, chez Moïse, « Dieu fit le ciel et la terre » (Gn 2, 4) veut dire : le ciel et la terre ne sont pas des dieux ! Aujourd'hui, je lis : « Dieu fit le ciel et la terre », et je dis qu'il y a une cause efficiente qui a fabriqué le monde ! C'est la même phrase, mais elle n'a pas le même sens suivant la question à laquelle elle répond.

La question se reconnaît en recherchant très précisément ce qui rend intelligible le texte pour l'auteur : qu'est-ce qui est la condition d'intelligibilité de ce texte tel qu'il se présente, avec ce vocabulaire, dans ces mots-là, dans ces articulations syntaxiques et autres, et dans la tonalité qui le porte ? Il ne s'agit pas de suivre des modes, il s'agit d'être exigeant avec soi-même quand on est devant une page.

 

III – Approches de la résurrection

 

1) La question de la résurrection : celle de Jésus, la nôtre.

      ●   Résurrection des corps ?

► Marie ne reconnaît pas Jésus, elle le prend pour un jardinier. Je ne comprends pas et je me pose une question sur la résurrection des corps.

J-M M : Le mot "résurrection" suscite chez nous l'idée de réanimation d'un cadavre, quelqu'un qui est mort se met à revivre. La résurrection n'est pas cela, ce n'est pas un retour à ce qui était mais une accession à ce qui avait à être, donc tout autre chose : dans quelle mesure alors le mot de corps prend sens ici, et encore plus difficile peut-être le mot de chair, car il y a « résurrection de la chair » et « résurrection du corps ». Qu'est-ce qu'un « corps de résurrection » ? Dans quelle mesure la chair ressuscite-t-elle, et que veut dire la chair dans le Nouveau Testament et chez Paul en particulier ? Paul dit du reste que la chair ne ressuscite pas puisque « la chair et le sang ne verront pas le royaume de Dieu » (1 Cor 15, 50). Que veut dire Paul à ce moment-là ? Ce n'est pas notre usage du mot de chair. Et il y a une différence entre les mots de corps et de chair par ailleurs. À partir d'où pensons-nous le mot de corps ? Comprenez bien que ce matin je ne parle que par points d'interrogation.

Pourquoi est-ce qui je ne dis pas plus tôt la réponse ? Parce que, d'une part, je ne la sais pas et que, du même coup, il est important pour nous que penser, ce soit venir, ou aller vers, marcher ; autrement dit que trouver, ce soit chercher. C’est une question très importante. Autrement nous oscillons entre un imaginaire de réanimation de cadavre et une sorte de métaphorisation vague qui consiste à dire que tout ce qui met l'homme debout dans la vie, c'est la résurrection ; or ce n'est pas suffisant non plus. Ces deux ressources-là sont toutes les deux insuffisantes : la seconde ne corrige pas la première, et la première ne corrige pas la seconde. Ce qui est à penser reste à penser dans ce qui est ouvert par là. Et comme nous n'avons pas affaire ici à une simple lecture d'anecdote ou d'épisode, mais que ce qui est en question, c'est : ‘‘que veut dire résurrection pour nous’’, c'est très bien que vous ayez posé cette question.

Nous gardons le souci d'essayer de penser cela qui n'ira pas sans le retournement de notre pensée. Il n'y a pas de nouveauté sans retournement. Tout le monde sait qu'accéder à l'Évangile est une conversion, mais on pense hâtivement la conversion toujours comme conversion des mœurs alors que la conversion des mœurs n'a aucun sens. Il n'y a pas d'éthique séparée dans le Nouveau Testament. Le retournement premier, c'est le retournement de la pensée, le retournement de la pensée dans la parole ; c'est donc un retournement des mots. L'homme se définit comme logos, dans toutes les dimensions du terme, et c'est même un des noms de Jésus. La première conversion est la conversion de la parole, la conversion du discours. Elle est telle d'ailleurs que je ne vais pas faire un discours qui sera un discours converti, car la conversion se fait deux fois, c'est-à-dire un nombre multiple de fois. C'est toujours à convertir. Sinon pourquoi Marie-Madeleine se retourne-t-elle deux fois, ce qui la met dans une posture bizarre ? Cela devrait la ramener dans la position initiale, et la deuxième fois elle devrait tourner le dos à Jésus pour l'entendre, or ce n'est pas cela non plus. Alors que veut dire « se retourner » dans notre texte ?

C'est plein de suggestions votre question et surtout d'une très grande variété. Si on dit que le mot de résurrection est au cœur de l'évangile, comment cela a-t-il à voir avec ce que je puis penser, ce que je puis entendre, ce vers quoi je puisse me diriger, avoir comme perspective ? Ça ouvre le mot de résurrection d'une part, mais aussi pourquoi je dis « Il est ressuscité », et quel rapport avec ce qu'il en est de mon advenir. Car la résurrection n'est pas la résurrection singulière de Jésus, elle a à voir avec la totalité de l'humanité. En effet nous verrons que cela répond aussi à la question du sens de « monter » tel qu’il est employé ici quand Jésus dit à Marie-Madeleine : « Je ne suis pas encore monté ». Or, dans le temps du Christianisme, « monter aux cieux » est une façon de dire la résurrection.

 Ici Jésus est ressuscité, pourtant il dit qu'il n'est pas encore monté. Vous, ça ne vous fait pas difficulté parce que vous avez l'idée qu'il y a la Résurrection et puis ensuite l'Ascension mais il s’agit là d’une répartition lucanienne, ce n'est pas une répartition johannique. Alors est-il ressuscité ou n'est-il pas encore ressuscité ? Qu'est-ce qui lui manque ? En quel sens Jésus dit-il "je" ? Dans quelle ampleur ? Est-ce que la Résurrection sera accomplie, est-ce que Jésus sera monté quand les frères auront entendu ? En effet il dit : « 17Je ne suis pas encore monté vers le Père, mais va vers mes frères et dis-leur que je monte vers mon Père qui est désormais votre Père, vers mon Dieu qui sera désormais votre Dieu. » Nous aurons à voir tout cela ici.

      ●   La résurrection du Christ et la nôtre.

► Cette question amène une autre question : on a dit ce que la résurrection n'est pas. Mais en quoi la résurrection du Christ est-elle spécifique ? C'est une énorme question. Est-ce que nous n'avons pas nous tous dans notre vie quelque chose de la résurrection, une vie qui est une autre forme d'existence ? C'est une citation de Malraux : « L'homme mort commence sa vie imprévisible ». Qu'est-ce que nous savons de la résurrection du Christ ?

J-M M : Il y a deux choses ici, que j'ai du reste suggérées, qui se rejoignent et qu'il faudrait peut-être aborder distinctement : il y a la question du corps, du corps de résurrection, et il y a la question de la signification de la résurrection de Jésus par rapport à la nôtre. C'est de la seconde dont il s'agit ici.

Il faut bien voir que, dès l'origine, Jésus n'est pas situé au cœur de l'Évangile comme quelqu'un qui enseigne ce qui sera de nous, ni comme quelqu'un qui est le modèle de ce que nous avons à être. Il n'est pas celui qui disserte sur le salut, ni qui montre comment il faut se sauver. Il est le Sauveur, il sauve.C'est-à-dire qu'il n'est pas un parmi d'autres, ou plus exactement que sa bienheureuse mort est ce par quoi il cesse d'être un parmi d'autres pour être l'unité de la totalité. Ça, c'est au cœur de Jean. C'est le thème des diéskorpisména, des déchirés, des dispersés. Ce que nous appelons "je" n'est qu'un fragment disjoint de quelque chose de plus grand. C'est très difficile et très essentiel pour l'Évangile. Le Je christique n'est pas notre je usuel : quand il dit « Je suis la résurrection », « Je suis la lumière », tous les "Je suis" johanniques, il ne parle pas dans le registre de notre je. Si vous rencontrez quelqu'un qui vous dit : « Je suis la lumière », il faut plutôt vous méfier ! Autrement dit, le Je de christité, le Je de résurrection est un je dont nous n'avons pas tellement l'expérience mais qui nous révèle que, même pour nous, notre je usuel n'est pas notre je identifiant auprès de Dieu, n'est pas notre nom auprès de Dieu.

Il y a des thèmes johanniques qui tournent autour de cette question :

  • le premier c'est le thème des diéskorpisména (des dispersés)
  • l'usage du Je de résurrection
  • le fait que Jésus dise : « Le Père et moi nous sommes un » mais aussi « Je vais vers le Père car le Père est plus grand que moi »

Mais surtout il ne faut pas se servir du subterfuge des notions théologiques de nature et de personne qui sont ineptes pour lire saint Jean, et qui répondent justement aux questions de l'Occident parce que ce sont des questions articulaires de la pensée occidentale. Nature et personne sont des mots qui ne sont pas une seule fois dans saint Jean, et même quand le mot nature se trouve chez Paul, ce n'est pas dans notre sens.

C'est là que la bienheureuse difficulté est double. Il y a une difficulté structurelle (naturelle), mais cette difficulté structurelle est moindre parce que ce qui est énoncé et qui demande à venir au jour ici n'est finalement de l'ordre d'aucune langue et d'aucune culture.

      ●   Un nœud de questions.

► Le fait que le Je christique soit distinct du je personnel, est-ce que c'est à rapprocher de la phrase « penser c'est être pensé » ? Est-ce aussi à rapprocher de la notion de semence et de volonté qui est du texte, pas forcément de nous ?

J-M M : Ce n'est pas la même chose, mais il y a certainement un rapport.C'est très bien d'avoir aperçu qu'il y a :

– une série de questions centrées autour de la mise en question du je clos et atomique ("atomique" est à entendre comme au temps où l'atome était compact), du je indivisible qui est dans notre usage, et puis la question que peut-être il y a je et je. C'est une question, elle a été repérée.

– une autre question, très fréquente chez moi, c'est la question de l'identité des notions de semence et de volonté. On est ici dans une pensée qui est une pensée de l'accomplissement qui va de la semence au fruit, et non pas une pensée de la fabrication selon un plan. C'est très important.

– une troisième, c'est le rapport entre penser et être pensé. C'est très intéressant et ça veut même dire en un certain sens que la signification sémantique de penser est plus importante que l'articulation syntaxique du sujet et de l'objet, ou que le rapport de l'actif et du passif. Vous avez aperçu qu'il y a là quelque chose.

Toutes ces questions ont en commun pour vous d'être toutes les trois mystérieuses. Ça ne veut pas dire que c'est la même chose, ce n'est pas suffisant pour dire que c'est la même chose. Il faut que chacune de ces choses s'avance un peu dans la pensée pour voir quels rapports elles nouent entre elles.

 

2) La symbolique de la femme.

Pietà (détail) Cathédrale d'Evreux► Jean : « Il vit et il crut ». Pourquoi n'a-t-il pas ensuite rassuré ou dit quelque chose à Marie-Madeleine ? Je m'interroge aussi sur le fait que Marie-Madeleine parle en son nom : elle dit "je" (« J'ai vu le Seigneur et voilà ce qu'il m'a dit » (d'après v.18)) alors qu'avant elle disait « Nous ». Et les mouvements de Marie-Madeleine (courir, bouger, se retourner) me font penser à ce qui se passe pour un fœtus avant de sortir : il se retourne, il est prostré avant d'émerger. Ça m'a sauté aux yeux alors que je ne l'avais pas vraiment perçu ainsi auparavant.

J-M M : C'est très intéressant. Ce qui est ressenti ici spontanément en référence à la naissance est à mettre en rapport avec un texte du chapitre 16, verset 16 et suivants qui est la structure à partir de quoi notre récit du chapitre 20 s'articule. Nous allons le voir de près. Jésus y fait référence à l'heure de la femme : « La femme, quand elle enfante, a tristesse de ce que son heure est venue. Mais quand est né le bébé, elle ne mémore plus la constriction à cause de la joie de ce qu'un homme est venu vers le monde. » (v.21) Il s'agit bien d'une naissance. Il y a un rapport explicite, dans tous les points de détail et même de vocabulaire, entre ce passage du chapitre 16 et l'apparition à Marie-Madeleine, et c'est d'une importance première : si la foi est essentiellement la reconnaissance de la résurrection… Il est dit par ailleurs (au chapitre 3) que croire (c'est-à-dire accéder au Royaume) c'est naître. C'est à la fois très référentiel et en même temps d'une certaine complexité de traitement.

Du reste la symbolique de la femme[10] implique plusieurs choses :

– Il est d’abord question de la femme sous le rapport de la maternité. Par parenthèse c'est à Marie-Madeleine qu'il revient d'annoncer aux disciples, ce n’est pas à Jean qu’il reviendrait d'annoncer quelque chose à Marie-Madeleine. Il y a donc un rapport de maternité, et ce qui nait, c'est l'Église : Marie-Madeleine est la mère et elle est ce qui naît.

– Et ça se complexifie encore parce que le texte est en rapport avec une autre symbolique de la femme qui est la symbolique de l'amante ou de l'épouse. Le rapport de ce texte avec le Cantique des Cantiques n'est pas souligné explicitement par Jean – la Tradition y a fait grande référence – mais il apparaît dans le thème de la recherche du bien-aimé. Le mot recherche, que nous n'avons pas mis en évidence, est très évident ici dans la question « Qui cherches-tu ? ». Tout ce qui court ici et qui marche, c'est une recherche, c'est une marche, c'est un chemin.

Voyez ce que donne le souci de laisser venir les suggestions ; la suggestion ici a rapport avec la naissance, c'est bon, c'est bien et en même temps il faut une très grande rigueur dans le mode d'ajustement des suggestions symboliques des mots. Parce que la symbolique féminine est elle-même d'une très grande complexité, d'une très grande capacité de ressources de sens. Donc nous avons beaucoup de liberté dans les tentatives de suggestions, mais ensuite nous aurons le souci, revenant au texte, de vérifier dans quelle mesure nous n'avons pas projeté des imaginaires dans le texte et dans quelle mesure c'est la volonté de l'écriture de Jean. Et ça, c'est un bon critère. Quand vous avez dit tout à l'heure « Pourquoi Jean n'a-t-il pas dit à Marie-Madeleine… ? », ce n'est pas une bonne question. En revanche « Pourquoi Jean écrit-il ou n'écrit-il pas que cela n'a pas été dit à Marie-Madeleine ? », voilà la bonne question. Il ne faut pas psychologiser le texte, mais il faut que la rigueur soit au niveau de ce qui est écrit. Ce qui est intéressant, ce n'est pas ce que nous essayons d'inventer comme sentiments supposés qui auraient dû être ou qui ont eu lieu, mais c'est : pourquoi cela est-il écrit, pourquoi cela est-il retenu, ou bien pourquoi cela n'est-il pas écrit.

 

3) Verbes d'allure et verbes de sensorialité.

      ●   Verbes d'allure.

► J'ai regardé les verbes : ça court beaucoup, ça voit et puis ça dit. Et puis il y a le croire qui arrive en flash.

J-M M : La question sur les verbes est tout à fait intéressante, et on pourrait ajouter le verbe toucher (« Ne me touche pas »). On peut dire que le verbe courir rentre, dans le vocabulaire de Jean, dans ce qu'on peut appeler les verbes d'allure : aller, venir, monter, descendre, entrer, sortir, marcher, courir etc.

J'anticipe de beaucoup, mais le jour serait beau où on apercevrait que le verbe demeurer, profondément johannique, et le verbe venir (« celui qui vient ») sont deux verbes qui disent ce qu'il en est de Dieu. Nous sommes encore loin de voir qu'ils disent la même chose. Or nous héritons, dans notre Occident, d'une idée de Dieu qui est fondée sur l'immobilité. À la rigueur le verbe demeurer pourrait lui convenir si on le prend dans son usage courant, ce qui jette du coup le mouvement dans une sphère sublunaire, dans la sphère des sensibles. Cela suppose donc une articulation qui a des racines philosophiques très lointaines, que nous ne comprenons pas toujours très bien d'ailleurs, mais qui ne correspond pas à l'usage de ces mots dans l'Écriture. Essayer de penser que le verbe venir est un mot aussi essentiel pour dire Dieu que le verbe demeurer, c'est une tâche que nous aurions à exercer, c'est un pro-jet, ce n'est pas fait, il faut marcher cette question. Ceci donc à propos du verbe courir.

Par ailleurs, rapidement, on a indiqué d'autres verbes, des verbes de sensorialité, comme voir, entendre, éventuellement toucher. Nous verrons que ceci doit être regardé de très près car ils ne sont jamais employés de façon hasardeuse, qu'ils soient employés indépendamment ou qu'ils s'emploient en corrélation l'un avec l'autre, et c’est très subtil. Donc nous avons ici une question ouverte.

► C'est à propos de courir, l'importance de ce verbe, tu nous avais déjà alertés là-dessus. Et je n'avais jamais remarqué que Marie-Madeleine courait elle aussi, mais en sens inverse ! Elle va du tombeau aux siens.

J-M M : Oui, c'est très bien. C'est magnifique !

Il y a deux courir ici. Il y a le courir de la peur ou en tout cas de l'incertitude, de la question. C'est très important, la peur n'est pas forcément négative. D'ailleurs courir n'est pas très convenable et encore moins convenable pour une femme, mais comme ce n'est pas une femme très respectable... Et il y a le courir de la rapidité, de la marche rapide. L'Esprit court, « l'Esprit est prompt » (Mt 26, 41). Jean aussi est rapide, plus rapide que Pierre. Tu as dit ‘‘en sens inverse’’ : c'est assez bien…

      ●   Voir et croire.

 ► « Il voit et il croit » : le verbe croire ici n'a pas de complément, qu'est-ce que ça veut dire ?

J-M M : C'est une bonne question. Je réponds d'un mot. « Il croit » quand il n'y a pas de complément, c'est l'état suprême du verbe croire. Et dans le cas présent c'est la résurrection. C'est le sens plein du verbe croire quand il n'a pas de complément, c'est là a fortiori qu'on peut reconnaître la résurrection.

► « Il vit et il crut », ça m'évoque une sorte d'illumination qui me renvoie à quelque chose de l'ordre de l'annonciation. Il y a une sorte de retournement devant le vide, le rien du voir, et ce croire est une sorte de retournement qui donne l'impression d'une dimension autre, d'une mesure autre, un changement radical. Mais c'est une énigme pour moi.

J-M M : Nous allons regarder ça de bien près mais pas maintenant.Quand il y a chez Jean deux verbes accolés comme ici : « il vit et il crut », ou ailleurs deux substantifs (« plein de grâce et vérité », « adorer en esprit et vérité »), comment faut-il comprendre ces deux mots-là ? Il s’agit d’une forme qu'on appelle techniquement hendiadys : deux mots pour dire une seule chose, c'est-à-dire que voir c'est croire. Ainsi « adorer en pneuma et vérité » : pneuma (esprit)  et vérité sont deux dénominations de la même chose. Ici « il vit et il crut » ce sont deux mots pour dire la même attitude. C'est très important pour nous parce que nous aurons à réfléchir sur ce que veut dire voir, sur ce que veut dire entendre, ce que veut dire toucher, ce que veut dire croire, les verbes fondamentaux de Jean.

Mais il y a parfois une façon de poser autrement ces deux mots, c'est-à-dire que l'un est la cause de l'autre : il vit et parce qu'il a vu, il a pu croire. Or tout le texte est à entendre tout entier, et à la fin du chapitre 20 avec Thomas nous avons : « Bienheureux ceux qui n'ont pas vu et qui ont cru » parce que pour saint Jean on ne voit pas pour croire. Voir ne signifie pas ce qui permet de croire mais c'est au contraire croire qui donne de voir. Croire chez saint Jean se pense en premier à partir d'entendre, c'est même le premier synonyme du verbe croire. Et c'est entendre qui donne de voir, qui accommode l'œil pour voir ; et voir ensuite est perspectif et ouvre le champ du proche et du loin, s'accomplit pleinement dans la proximité du toucher.

J'annonce un peu par avance le texte qui va nous occuper demain : « 1Ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et que nos mains ont touché au sujet du logos de la vie (c'est-à-dire au sujet de la résurrection)3cela nous vous l'annonçons » (1Jn 1). Que veulent dire tous ces verbes ? Ont-ils une raison d'être dans cet ordre-là ? Voilà une question qui va se poser. Donc le rapport d'entendre, de voir, de toucher est à regarder de très près.

Du reste, vous l'avez remarqué, tous les verbes de Jean sont des verbes du corps. Nous avons vu des verbes d'allures, des verbes de posture (être debout, être assis ou se tourner, être tourné vers…) et des verbes de la sensorialité. Tous les mots de Jean sont des mots du corps, même le mot esprit : pneuma, c'est le souffle.

 

4) Deux types de corps, deux types de sensorialité. 

    ●   La distinction du spirituel et du corporel mise en cause.

Alors où se trouve la différence entre ce qui est usuel et ce qui est annoncé ? Ce sont les mêmes mots, ce sont les mêmes verbes.

Notre Écriture n'est pas régie par la distinction de l'intelligible et du sensible, ou du spirituel et du matériel, ou du psychique et du corporel, qui sont nos articulations fondamentales, intouchées, inébranlables et contre lesquelles néanmoins il ne faut cesser de procéder par harcèlement. Autre est la distinction fondamentale dans l'Écriture. Quelle est-elle ? La question est posée. Nous dirons quelle elle est.

Vous avez du reste un exemple essentiel avec l'expression de « corps spirituel ». C’est une expression de notre Écriture qui touche à la question de la résurrection que nous avons  évoquée. Ça précise un champ de recherche, un champ d'attention.

Votre question ouvre une attention spéciale à ces verbes, d'abord pour les entendre pour eux-mêmes, et pour entendre le champ dans lequel ils parlent. Quel principe de distinction y a-t-il chez Jean qui ne soit pas la distinction du spirituel et du corporel qui régit notre compréhension et notre comportement ?

Notre distinction se trouve même dans des avatars très éloignés de Platon (qui inaugure d'une certaine manière la distinction de l'intelligible et du sensible) : si nous n'entendons pas, nous allons ou bien chez l'oto-rhino ou bien chez le psychologue ; il y a une non-entente (une mésentente) qui est d'ordre corporel ou il y en a une qui est d'ordre psychique (et le psychique est une autre façon de dire spirituel pour nous aujourd'hui, il n'y a pas de différence dans notre usage banal entre psychique et spirituel, tout ce qui n'est pas le corps). Autrement dit cette articulation existe à tous les niveaux de notre vie quotidienne, et elle est totalement absente d'un texte comme l'Écriture. On comprend que nous ayons des réajustements d'oreille à faire si nous voulons nous avancer un petit peu dans ces textes. Bien sûr, dans son histoire, la théologie a fait des accommodements entre les possibilités d'écoute de l'Occident et la nouveauté christique. C’est la tâche essentielle de la théologie, dans la nécessité où elle est de répondre aux questions que l'Occident pose. Or ces réponses ne sont pas nulles, elles sont même parfois dogmatiques. Seulement la réponse à une mauvaise question, et même une réponse juste à une mauvaise question, ne reconduit pas à la bonne question.

Plus la distance d'avec l'Évangile s'aggrave, plus c'est bénédiction, parce que cela obligera, un jour à venir, à ne pas tout miser sur les accommodements entre l'un et l'autre, et à percevoir la force de dénonciation de l'Évangile, sa force de différence, sa force de nouveauté, sa force d'étrangeté. On a trop l'habitude de considérer que l'Évangile, on connaît, c'est notre affaire, c'est familier, familial, c'est à nous. Tu parles ! C'est ce qu'il y a de plus étranger à quiconque, y compris à nous-mêmes.

Vous voyez les enjeux ? L'Évangile est à entendre, ce n'est jamais une affaire entendue.

Donc ceci c'était à propos de voir et entendre.

      ●   Toucher en manipulant ou bien autrement ?

► Justement j'ai été marqué par ce mot « Ne me touche pas » car j'avais le sentiment de quelque chose qui était dit par Jésus qui révélait qu'on n'était plus du tout dans le champ du connu, de l'homme que Marie-Madeleine inondait de parfum et servait ; en même temps il se présente bien comme un homme, mais il y a quelque chose qui change, et il dit : « Ne me touche pas. »

J-M M : Nous verrons les deux touchers dont il est question dans le chapitre, quels verbes emploie Marie-Madeleine pour parler du sôma (du corps) tout au début. Saint Jean n'emploie le mot sôma, à propos du Christ, que pour le corps mort. Les verbes que Marie-Madeleine emploie c'est : le prendre et le lever, c'est-à-dire que là le corps est considéré comme manipulable, ce qui évidemment se vérifie dans le cas du cadavre d'une façon qui est quasi effrayante : on en fait ce qu'on veut. C'est un toucher et c'est le toucher qui est usuel, et ceci dans toutes les dimensions du toucher, c'est-à-dire que même moi je vous touche. « Ma parole vous touche ? Oh, si elle vous touche il est possible que je veuille vous séduire. » En effet, ma parole peut être manipulatrice, et c'est une question de main (manipulatrice) et de toucher.

Nous verrons qu'un espace nouveau s'ouvre qui permet de dire « J'ai vu » et qui ne permet pas encore de dire « Touche ». Parce que « Ne me touche pas » c'est sans doute : « Ne me touche pas encore », le bon toucher étant l'accomplissement plénier de la proximité. Donc il y aurait un rapport avec voir.

Il y a une différence entre le sens usuel des mots du corps (entendre, voir, toucher, etc.) et le sens évangélique lorsqu'il s'agit de « toucher la chose de la résurrection » (d'après 1Jn 1, 1). Il y a sans doute voir et voir, toucher et toucher, entendre et entendre. Mais où est la ligne de démarcation ? Qu'est-ce qui fait la différence ? Qu'est-ce qui fait la nouveauté de sens de ces mots-là dans l'Évangile ? C'est ça la question. La différence n'est pas que les uns soient des mots de l'âme et les autres du corps. Non, ce sont les mêmes mots mais ils sont traversés par une nouveauté qui dénonce le premier sens et ouvre un espace nouveau de sens. 

      ●   Nous touchons à tout.

► J'ai une autre question à propos de la résurrection. À partir du moment où nous avons l'intuition que l'œuvre de la résurrection déborde largement le cadre chrétien, de ceux qui peuvent reconnaître, nous serions heureux que tu en parles, que tu dises à partir du texte éventuellement ce qu'il en est de l'ampleur de la résurrection dont je crois qu'elle déborde largement la possibilité de dire le Credo à la messe le dimanche.

J-M M : Dieu merci. Tout à fait. Mais comment cela s'entend-il ? Ça m'étonnerait de toute façon qu'on n'y accède pas par un certain biais.

Mais vous vous rendez compte que, de la façon dont nous procédons, nous touchons à tout. Il n'y a pas une question qui soit une question singulière. La moindre des choses à laquelle on touche concerne l’ensemble. Et c'est heureux. Seulement ça invite à la patience parce que c'est un travail considérable qui ne s'accomplit pas par le fait que j'aurais dit une formule qui éclairerait tout, parce que s'il y avait une formule qui éclairerait tout, nous ne serions pas capables de l'entendre. Forcément une formule ne peut éclairer tout que si elle vient sur une longue préparation, sur une longue attente. On croit qu'on peut dire tout, tout d'un coup, et à n'importe qui. Je ne crois pas. Donc d'abord prendre conscience qu'il faut de solides avancées sur un point puis sur un autre point. Et on aperçoit alors des cohérences neuves qui s'établissent. La patience pour moi est un vrai plaisir. Ma joie maintenant c'est surtout de découvrir des espaces nouveaux que je n'ai pas aperçus et qui sont complètement énigmatiques. Le non-savoir devient une bénédiction. D'une certaine manière je sais de moins en moins. Ça ne m'empêche pas de causer, mais… Tout ceci, je ne sais pas si ça vous encourage, mais en tout cas ce n'est pas fait pour décourager.

      ●   La prise ou le don.

► Ce que vous avez dit sur la prétention à vouloir comprendre, j'ai pensé que ça pouvait avoir à voir avec la Genèse, avec l'histoire de ne pas prendre le fruit de l'arbre.

J-M M : Tout à fait et c'est essentiel. Là vous touchez à une chose qui est à méditer, une chose qui est indiquée de façon heureuse. Une des distinctions fondamentales entre l'espace de christité et l'espace du monde au sens johannique du terme, c'est que ce monde est soumis à l'emprise de la prise, et que ce qui caractérise l'espace qui vient et qui s'annonce comme royaume de Dieu, c'est le don et non pas la prise ; c'est le don qui ultimement est don de soi, mais qu'accomplit seul le Christ en plénitude (et il n'y a pas de romantisme du don de soi). Tout se caractérise par cette différence : la prise et le don ; et ici la prise est soit la prise violente, soit la prétention à la prise. Nous verrons que la notion de don s'éclaire par une double opposition, une opposition à la force violente mais aussi une opposition au droit et au devoir. Le plus propre du don, dôrêma (don) chez Jean et charis (kharis) (donation gracieuse, grâce) chez Paul, c'est d’être caractérisé par sa différence d'avec la violence et d'avec le droit et le devoir. Le plus propre de l'Évangile se trouve de ce côté-là. Ce qui ne veut pas dire que droit et devoir soient des choses qui n'aient pas leur sens en leur lieu, mais ils ne sont pas de l'essence de l'Évangile[11].



[1] Voir au II (§ "Penser et être pensé") et à la fin du 1) du III.

[2] L'évangile de Jean est postérieur aux lettres de Paul.

[6] Voir dans la deuxième réponse dans le § "Tout est suspendu à la résurrection", à peu près au milieu du I.

[7] La transcription de la session sur le sacré paraîtra sur le blog.

[8] C’est  au XVIe siècle que le mot s’emploie avec une majuscule pour désigner le protestantisme (1533), d’où ceux de la Religion, les protestants, elliptiquement pour Religion réformée (fin XVIe siècle). (Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d’Alain Rey.)

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