Jn 10, 1-10 et 11-18, le bon Berger. Lecture suivie avec des réflexions sur le verbe connaître
C'est dans ce chapitre 10 qu'on trouve par exemple l'expression : « Je suis le bon berger, je connais les miens et les miens me connaissent selon que le Père me connaît et que je connais le Père » (v. 14-15). Mais tout ce qui précède recèle des thèmes majeurs de l'évangile de Jean, sans compter les versets 17-18 qui sont des repères essentiels.
Cette méditation de Jean-Marie Martin est extraite d'une séance à Saint-Bernard-de-Montparnasse en 2010-2011, année où il a traité du verbe "connaître", c'est même la première séance de l'année. Cette transcription est publiée sur le blog La christité.
D'autres méditations du même texte complètent celle-ci en donnant d'autres éclairages :
- Jean 10, 1-10 : "Je suis la porte des brebis" dit Jésus après la parabole du bon berger ;
- Jn 10, 11-18 Le bon berger et les brebis. Le Je christique et les dispersés ;
Jn 10, 1-18, le bon Berger
Lecture suivie avec des réflexions sur le verbe connaître
Le verbe "connaître" en saint Jean sera le fil de nos entretiens de cette année. Nous allons aujourd'hui nous borner à prendre un premier contact avec un texte.
Il y a une question que nous pourrions nous poser, c'est de savoir si nous traduisons bien le verbe johannique gignôskeïn par notre verbe "connaître". Par exemple dans une certaine Bible[1], le traducteur a systématiquement mis le verbe "pénétrer". Est-ce pertinent ? Nous aurons occasion de regarder cela en connaissant mieux d'une part le texte de Jean, et d'autre part les ressources et les risques que comporte notre propre usage du vocabulaire cognitif. Nous aurons de toute façon à nous affronter à notre propre conception du connaître.
Nous entrons donc dans un espace… et j'ai choisi comme espace à habiter aujourd'hui le chapitre 10 du bon Berger. En effet c'est là qu'on trouve par exemple l'expression : « Je connais les miens et les miens me connaissent. » C'est intéressant parce que sujet et complément s'échangent. Il y a aussi un autre passage qui fera difficulté avec l'usage même du verbe connaître,… et nous trouverons des verbes de proximité sans compter que nous trouverons aussi un rappel de thèmes majeurs de l'évangile de Jean…
Dans ce chapitre 10 nous avons trois petits récits qui forment une unité parce qu'ils sont tous en rapport aux brebis : dans le premier moment (v. 1-10) Jésus dit « Je suis la porte », dans le deuxième moment (v. 11-18) il dira à deux reprises « Je suis le bon berger »,et il y a un troisième moment que nous ne lirons pas (v. 27-30) : « Les brebis entendent ma voix ». Il aurait été bon de regarder les "Je suis…" chez saint Jean mais nous n'aurons pas le temps.
1) Premier récit : Jn 10, 1-10
a) Parabole (v. 1-5)
« 1Amen, amen, je vous dis, celui qui n'entre pas par la porte dans la bergerie des brebis, mais qui monte à partir d'ailleurs, celui-là est un voleur et un brigand. 2Mais celui qui entre par la porte, c'est le berger des brebis. 3À celui-ci, le portier ouvre – nous avons sans doute les troupeaux de différents propriétaires qui sont rassemblés dans cet enclos qui est gardé, et l'un des propriétaires vient quérir ses brebis, et ici j'ai choisi le mot "propriétaire" parce qu'il est de même racine que "mes propres" – et les brebis entendent sa voix – "entendre" est un des verbes de la connaissance, c'est même un verbe essentiel : je ne pourrais rien exprimer de ce que je connais si je n'avais pas entendu. Nous, nous avons une répartition de la connaissance selon laquelle le verbe "entendre" est surtout un des verbes de la sensorialité (entendre, voir, toucher etc. les cinq sens), mais dans son acception plus fondamentale il dit aussi ce que nous appelons intelliger (“Vous m'entendez ?”), et c'est pour cela qu'il est précieux dans notre langue si on veut bien sentir son sens dans toute sa largeur. Ici il est question d'entendre la voix, et tout à l'heure nous allons trouver l'expression « Je suis la porte », or ici Jésus dit en quelque sorte « Je suis la voix » et dans les deux cas, il y a quelque chose d'un peu semblable – et il appelle ses propres brebis par leur nom – Le verbe "entendre" implique la voix, et nous pensons prioritairement à la voix que nos oreilles entendent, mais ce sens n'est pas premier. Dans nos Écritures il y a le couple “le nom et la voix” (ou “le nom et l'appel”); ici il s'agit justement d'une voix qui appelle : “il les appelle par leur nom”. Vous savez aussi que le nom a une signification éminente non seulement chez saint Jean mais dans le monde sémitique en général – et il les conduit dehors.
Je reviens sur la signification de “entendre sa voix”. Est-ce que c'est discerner le timbre de sa voix ? Non, ce n'est pas ça qui vient en premier. Nous avons l'exemple de Marie-Madeleine au tombeau, quand elle entend la voix de Jésus qui lui dit « Que cherches-tu ? », elle ne le reconnaît pas, donc ce n'est pas le timbre de la voix qui la fait le reconnaître comme étant son propre, ce n'est que quand il l'appelle par son nom “Mariam” qu'elle le reconnaît.
Vous vous rappelez qu'en Genèse 1 : « Dieu dit : "lumière soit", lumière est.. » puis « il vit que cela était bon » donc entendre donne de voir… Puis « il sépara la lumière des ténèbres » car la fonction éminente de la parole est de distinguer, nous ne voyons pas comme un animal voit, nous voyons dans la distinction des choses, et ce sont notre intellect et notre langue qui nous ont appris à distinguer ces choses. On a donc entendre qui donne de voir, et ensuite « il appela la lumière jour… », donc le troisième verbe c'est "appeler". Appeler c'est d'une part donner un nom (donner le propre) et d'autre part c'est héler, inviter. Notez que le mot vox correspond au mot français vocation (en latin vocatio).
4Quand il a fait sortir toutes les siennes (ses propres, ta idia), il marche devant elles, et ses brebis le suivent – suivre (akolouteïn)est un mode de l'écoute, en effet le disciple entend et il suit (il marche avec), nous disons être "l'acolyte" de quelqu'un – puisqu'elles savent sa voix. – Ici on a le verbe "savoir" qui chez nous désigne plutôt une connaissance scientifique, et pourtant son étymologie est sensorielle, c'est "la saveur", donc cette fois le goût. Chez saint Jean le verbe "savoir" a plusieurs acceptions suivant le mot auquel il s'appose ou s'oppose éventuellement. Il peut arriver que "savoir" signifie la même chose que "connaître" ; mais il y a des moments où "savoir" s'oppose à "connaître", ce sont les moments où savoir manque le but, les moments où savoir c'est prétendre savoir quelque chose qui ne se sait pas.
5Mais elles ne suivront pas un étranger – c'est-à-dire celui dont les brebis ne sont pas le propre – elles le fuiront puisqu'elles ne savent pas la voix des étrangers.
b) Commentaire de Jésus (v. 6-10)
6Jésus leur dit cette énigme (paroïmia) – on a ici la même chose que le mot "parabole". Saint Jean dit toujours paroïmia, mot qui désigne une petite parabole, il y en a sept ou huit chez Jean. Elles ne sont pas traitées exactement sur le mode de la parabole au sens où nous l'entendons, car elles ne sont pas faites pour rendre intelligible, bien au contraire : « il parle en paraboles pour qu'ils ne comprennent pas » et le "pour" n'est pas une bonne traduction, c'est « de telle sorte qu'ils ne comprennent pas », car la condition d'entendre une parabole est très particulière – et eux ne connurent pas ce qu'il leur disait. – et en effet cette parabole laisse les interlocuteurs de Jésus dans l'opacité.
L'intérêt de la parabole c'est qu'elle garde en elle une réserve de sens, mais il faut une disposition et un chemin pour que cette parole énigmatique devienne une parole entendue, une parole familière. Ici justement nous assistons à un épaississement de l'écoute, une opacité qui ne cessera de croître puisque Jésus s'adresse à ceux qui cherchent à le mettre à mort, cela surtout depuis le chapitre 7, et ici on est au chapitre 10. Et ça ira en croissant jusqu'à la Passion. Donc nous avons ici une parole qui pour une part sera dévoilée à ceux qui ont en eux la disposition de l'entendre, mais qui ne fera qu'opacifier l'écoute des adversaires, jusqu'à la mise à mort de Jésus.
On a donc ce statut de la parole de Jésus : elle donne à voir à qui est en mesure de l'entendre, et par suite de voir, mais elle enténèbre les autres - non pas du tout que ce soit sa fonction première qui est de garder ou de préserver un sens -, mais dans ce cas elle est l'occasion éventuellement d'une méprise ou d'un refus, d'une incapacité d'entendre. Ce statut de la parole est examiné de façon très attentive dans l'évangile de Jean et donne lieu à des échanges en particulier au chapitre 16.
7Jésus leur dit donc : « Amen, amen, je vous dis, je suis la porte des brebis, 8tous ceux qui sont venus avant moi étaient voleurs et brigands, – les interlocuteurs de Jésus sont visés ici puisqu'ils se prétendent être les porte-paroles de Dieu – et les brebis ne les ont pas entendus. 9Je suis la porte – et Jésus explique ensuite ce que cela veut dire – Si quelqu'un entre par moi, il sera sauf, – c'est la même signification fondamentale que quand Jésus dit « Je suis le chemin » et « Nul ne va au Père sinon par moi » – et il entrera et sortira – le sauf c'est d'être libre d'entrer et de sortir. En un sens entrer et sortir c'est la même chose, je veux dire par là que si j'entre en un lieu, c'est que je sors d'un autre, un peu comme Héraclite qui dit : « C'est la même route qui monte et qui descend »… Ici c'est la donation d'une liberté de mouvement (entrer et sortir).
Et c'est ce qu'il faut faire constamment quand on ouvre l'Écriture et qu'on tente d'entendre la parole (ou même la voix) : il faut y entrer et en sortir. C'est ce que nous tentons de faire ; nous tâchons d'y entrer et nous en sortons quand nous examinons par exemple l'acception d'un mot qui n'est pas la même dans le texte et chez nous, c'est-à-dire quand nous sommes attentifs à une problématique qui serait la nôtre et qui ne serait pas celle de cette époque. Quelques chapitres auparavant, au chapitre 5, Jésus a donné libre mouvement au paralytique – et trouvera pacage – c'est-à-dire qu'il trouvera sa prairie. C'est un vieux thème biblique qui se trouve dans les Psaumes, à savoir la thématique de la nourriture qui concerne aussi bien l'aliment de "la vie au sens banal du terme" que l'aliment de "la vie christique", le mot "vie" ayant alors le sens plénier qu'il a quand Jésus dit « Je suis la vie ».
10Le voleur ne vient que pour saisir et tuer et mettre à mort. Moi je suis venu pour qu'ils aient la vie et qu'ils l'aient en abondance – Le mot "abondance" est plus familier à Paul où tout abonde, coule mais il se trouve donc ici aussi.
2) Deuxième récit : Jn 10, 11-18.
11Je suis le bon berger – voici un autre "Je suis…" qui n'est pas cohérent avec le précédent (la porte), mais ça n'a aucune importance dans le mode d'écriture parabolique – le bon berger pose sa vie (sa psychè, son être) pour les brebis – il pose sa psychè c'est-à-dire qu'il donne sa vie en faisant attention qu'ici cette vie n'est pas la vie (zoê) qui désigne chez Jean la vie éternelle.
Le bon berger va être comparé à un autre personnage qui intervient maintenant, le salarié (ou mercenaire) –12Le salarié, celui qui n'est pas berger, de qui les brebis ne sont pas les propres, voit venir le loup, et laisse les brebis et fuit. Et le loup les arrache et les déchire, 13puisqu'il est salarié et qu'il n'a pas cure des brebis.
Nous avons ici un exemple très important d'un thème qui est fondamental chez Jean, et qui déploie ici plusieurs de ses articulations que je vais commenter.
- Parenthèse : Différents niveaux du verbe "donner".
Première indication : le bon berger est caractérisé en cela qu' "il se donne pour". Même si nous ne comprenons pas comment et en quoi, ni de quelle donation il s'agit, nous faisons ce repérage. Le verbe "donner" est éminent chez Jean – « Si tu savais le don de Dieu » ; « Je ne donne pas comme le monde donne ». Ce verbe "donner" recèle toute la nouveauté christique.
Deuxième indication. Nous savons que le don parfait est le don de soi-même… ce qui m'amène à commémorer une autre caractéristique : de même que le par-fait est la perfection du fait, le par-don est la perfection du don. Le pardon est probablement le thème premier de l'Évangile, c'est une des dénominations de l'œuvre christique. La demande du pardon et la demande d'avoir la capacité de pardonner se trouvent dans le Notre Père : « Pardonne-nous nos dettes comme tu nous donnes de pardonner à ceux qui nous doivent ». Et dans son évangile, à la suite du Notre Père, Matthieu ne commente qu'une seule chose, et c'est celle-là. Lever la dette (ou laisser tomber la dette) introduit une qualité d'espace particulière qui caractérise l'espace nouveau qui est induit par la venue christique.
Troisième indication. Le don se caractérise enfin par ce à quoi il s'oppose. Or d'après notre texte, il s'oppose à deux choses : 1/ il s'oppose à la prise violente qui était figurée par le voleur et le brigand – deux termes qui sont souvent accolés – en effet l'essentiel est quelque chose qui ne se prend pas par force ; 2/il s'oppose aussi au salarié comme nous sommes en train de le voir.
Je vais développer ce thème du salaire. Le salaire est une façon de dire l'égalité de droit et du devoir, et par exemple en Romains 4 Paul utilise ce mot pour dire qu'Abraham ne peut pas recevoir de gloire personnelle en ce qu'il n'est pas justifié par salaire mais par don gratuit. Cela rejoint une autre thématique de Paul qui est équivalente, à savoir que le salut ne tient pas au mérite. Le mérite, le droit, le devoir… pour Jean, ne sont pas de l'essence de l'Évangile. Bien sûr, nous ne pouvons pas vivre, constituer des cultures et des sociétés sans droit, sans devoir, sans jugement, sans lois… cependant l'Évangile ouvre un autre espace que cela qui est "l'espace du don".
Cet espace n'est donc pas réductible à la prise violente, il n'est pas réductible non plus à la revendication du droit et à l'accomplissement du devoir. C'est un point essentiel chez Paul et chez Jean.
b) Début du commentaire de Jésus (v. 14-16)
D'après notre texte le salarié se manifeste en cela aussi que les brebis ne sont pas "ses propres" et que par suite il n'en a pas cure, en tout cas il n'en a pas cure au point de se donner pour ses brebis.
14Je suis le bon berger, et je connais les miens, et les miens me connaissent – quelle est la profondeur de ce connaître-là ? Nous avons des indications tout autour qui nous permettent de déterminer parmi les vastes possibilités du terme connaître.
Ici « je connais » et « je suis connu », mais je ne suis pas connu en ce sens que je serai épié et surveillé, je suis connu en mon propre, mon propre que moi-même je ne sais pas, qui est en moi. Nous avons ici une notion d'appartenance qui module un des aspects de notre rapport à Dieu. Ce connaître-là est justement un connaître plus profond que ce que dit couramment le verbe connaître. Même le verbe connaître au sens usuel sera mis en rapport avec celui-là : « À ceci nous connaissons que nous l'avons connu…»(1 Jn 2, 3), il faut connaître qu'on l'a connu, et “on l'a connu” ne se réduit pas à un connaître dont nous sommes conscient puisque nous avons besoin de connaître - peut-être en un autre sens - que nous l'avons connu.
Voilà une profondeur du verbe connaître qui est en train de s'indiquer. Le chemin qui va suivre sera là pour fréquenter, habiter, porter plus loin ce que nous apercevons ici comme nous questionnant.
… 15selon que le Père me connaît et que je connais le Pèreje pose ma psyché pour mes brebis – ici le verbe "connaître" dit la relation du Fils au Père ; ce n'est pas que l'un ait des informations sur l'autre… Le verbe "connaître" dit ici une chose éminente : la mêmeté du Père et du Fils dans leur différence même. Et ceci est l'exemplaire premier de ce qui est dit de notre rapport à Dieu.
16Et j'ai d'autres brebis qui ne sont pas de cette bergerieet il me faut les conduire, elles entendront ma voix et seront un seul troupeau, un seul berger – nous trouvons ici la problématique des brebis, c'est-à-dire des premiers chrétiens qui sont pour les uns de l'ancienne bergerie c'est-à-dire du peuple juif ; mais « j'ai d'autres brebis » c'est les nations, l'univers entier. Ça, c'est un thème paulinien, nous en trouvons ici la trace chez saint Jean.
c) Le cœur de l'Évangile (v. 17-18)
Les versets 17 et 18 que nous allons lire sont probablement les deux versets les plus essentiels pour entendre quelque chose à ce qui est le cœur même de l'Évangile, c'est-à-dire le cœur de l'annonce de la mort et de la résurrection de Jésus. Il y a tout l'Évangile si je dis cela, et si je dis tout le reste mais pas ça, il n'y a rien… Autrement dit, tous les énoncés de l'Évangile sont dans le tenant de cette première donnée fondamentale. Même si je ne comprends pas ce que ça veut dire, ça n'a pas d'importance, je le repère comme étant ce qui constitue l'unité secrète de la totalité de ce qui est écrit. Donc si je veux lire ce qui est écrit, je me réfère à ce point pour en percevoir la cohérence même si la cohérence ne se donne pas immédiatement.
Que Jésus soit mort, je peux le dire, mais si je ne dis que cela je ne professe aucune foi ; par contre, si je professe que Jésus est ressuscité, si j'emploie le mot "ressuscité", je professe du même coup que je crois qu'il est mort. La foi intègre l'unité de ces deux choses, mort et résurrection. Pour Jean la mort et la résurrection du Christ sont indissociables, et souvent ce n'est pas notre cas : nous professons la mort le vendredi saint et nous pleurons, puis nous professons la résurrection le dimanche et nous rions… alors que mort et résurrection pour Jean sont indissociables. Le secret de cette unité se révèle dans le mode d'écriture de Jean, dans sa façon de narrer. En effet, lors de la mort du Christ sur la croix il met non seulement la résurrection, mais même la Pentecôte qui est le déversement de l'Esprit à partir de la résurrection : c'est à la croix qu'il remet le Pneuma, et qu'eau et sang qui désignent l'Esprit coulent sur le monde. C'est ce qui s'indique comme lieu focal, comme foyer de la totalité. Et inversement, quand Jésus apparaît ressuscité à ses disciples au soir du premier jour, il porte les stigmates de sa crucifixion et du coup de lance. Mort et résurrection : l'un n'est pas pensable sans l'autre. Quelle est donc l'intelligibilité de cela qui s'exprime par des figures ? C'est là qu'il y a le secret de ce qui est au cœur de l'Évangile.
17Le Père m'aime pour cela que je pose ma psyché en sorte qu'en retour (palin) je la reçoive. – Ce n'est pas un retour après coup, c'est le palin johannique qu'on traduit souvent par "à nouveau" mais qui dit ici les deux faces de la même monnaie (avers et revers) : c'est parce que je donne que je peux recevoir ; si je ne donne pas, je suis plein de moi-même, je ne suis pas capable de recevoir. C'est là d'ailleurs l'unité secrète du Père et du Fils, paradigme de toute relation. Il faut expirer pour pouvoir inspirer : si je suis plein de mon souffle, je ne peux rien recevoir. Or l'essentiel est dans cette respiration, dans cette donation qui est plus que la condition, qui est l'autre sens du recevoir.
18Personne ne me l'enlève mais moi, je la pose de moi-même – apparemment on lui enlève sa vie, on le met à mort mais en fait, non, on ne peut le prendre puisqu'il est déjà donné, et que ce qui est donné on ne peut le prendre de force – J'ai capacité de la poser et capacité de la recevoir en retour (palin) ; j'ai reçu cette disposition[ (entolê) d'auprès de mon Père. – Autrement dit, "mourir pour" c'est l'être propre du Christ qui lui est donné par le Père.
D'où la situation éminente du Christ qui est cela de l'humanité, ce fin fond de l'humanité qui est capable d'opérer le salut pour la totalité de l'humanité, parce qu'il est au cœur de l'humanité. Il est ce point de l'humanité qui est seul capable d'agir…
C'est là que viendrait un thème que nous n'avons fait qu'effleurer et que nous n'avons même pas relevé dans le texte, à savoir la question de l'unité par rapport à la multitude. Notre rapport au Christ est un rapport d'un autre à un autre, mais pas sur le mode sur lequel nous sommes en rapport entre nous. Il est le Monogenês, le Fils un et unifiant, il est plein en lui de la multitude des enfants de Dieu. Ceux-ci sont des déchirures d'Homme, des fragments d'humanité, et chaque fragment n'a pas la capacité de s'auto-restituer. Seul celui qui garde l'unité profonde de l'être-homme est capable d'accomplir le salut même des membres dispersés.
[1] Allusion à Chouraqui, car en hébreu le verbe yada' (connaître) désigne aussi l'acte sexuel : Par exemple « L’homme connu Ève sa femme. Elle devint enceinte, enfanta Caïn… » (Gn 4,1) On parle de "connaître au sens biblique".
[2] Pour la traduction de entolê, qui d'habitude est traduit par "commandement", voir Comment entendre le mot "commandement" dans le NT ? Exemples chez saint Jean