LA PRIÈRE, 2ème rencontre. Exercices avec une phrase ( la prière est un oiseau...) et un texte de Michon près de sa mère morte
Avant d'aborder des textes de saint Jean sur la prière, Jean-Marie Martin propos ici deux exercices, le premier à partir de la phrase « La prière est un oiseau qui vient quelquefois faire son nid dans le cœur des hommes. », le second à partir d'un témoignage de Pierre Michon, auteur rare qui écrit des nouvelles courtes et qui ne se reconnait pas chrétien.
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LA PRIÈRE, deuxième rencontre[1]
Deux exercices étonnants et très intéressants
Avant d'entrer dans le texte de Jean, je voudrais que nous fassions deux exercices. Le premier exercice consistera à examiner une phrase concernant la prière. Je ne la donnerais pas ailleurs, et vous la trouverez sans doute insolite. Elle dit quelque chose, nous essaierons de savoir quoi. Puis le second exercice partira d'un tout petit texte que j'ai trouvé dans un journal, qui dit quelque chose sur la prière à un autre niveau.
Premier exercice : une phrase sur la prière
La phrase que je voudrais voir débattre est celle-ci : « La prière est un oiseau qui vient quelquefois faire son nid dans le cœur des hommes. »Ce n'est pas sérieux, me direz-vous. Mais si, c'est très sérieux. Et il ne faut pas me dire que c'est joli ou que c'est poétique, parce que c'est une façon d'évacuer la question.
« La prière, c'est un oiseau. »
À certains égards ce n'est pas sérieux donc il faut prendre distance par rapport à ça. En effet « Le martin pêcheur est un oiseau » ça se comprend, mais « La prière est un oiseau » ça ne se comprend pas de la même manière.
Si on veut le comprendre, on dit : « Oh c'est une façon poétique de parler » ou bien « C'est très joli ». Or, la première chose qu'il faudrait dire, c'est que la prière n'est pas un oiseau.
► Moi ce qui me gêne, c'est « la prière c'est… » Ça ressemble à une définition.
J-M M : En effet très souvent dans notre langage, « la prière, c'est… » ouvre à une définition, ce qui n'est peut-être pas vrai partout et toujours. Qu'est-ce qu'une définition ? Une définition traditionnellement se fait par l'indication d'un genre et d'une différence spécifique : « L'oiseau est une espèce parmi le genre animal » et à nouveau il y a des différences entre les oiseaux. C'est très précisément ce que nous faisons quand usuellement nous disons « ceci c'est » et suit un déploiement qui est en fait une définition.
Bien sûr ici ça ne veut pas dire non plus que « de même que le martin-pêcheur est un oiseau, de même la prière est un oiseau ».
► On peut le prendre comme une image symbolique ou une parabole.
J-M M : Tous les mots qu'on peut prononcer : métaphore, parabole, figure, sont une bonne façon d'éluder le sérieux de ma phrase. Quand Jésus dit : « Je suis la vérité », il ne donne pas une définition de lui. Par parenthèse on ne sait pas bien ce que veut dire vérité et encore moins ce que veut dire je dans ce cas-là.
► Est-ce que l'oiseau peut être une colombe ?
J-M M : Ce n'est pas vraiment par là qu'il faut commencer parce qu'il s'agit justement d'expliquer peut-être pourquoi une colombe descend. Donc si vous commencez par dire « c'est parce que la colombe descend » c'est l'envers de l'explication.
► Ce que ta phrase me semble supposer, c'est qu'il n'y a pas du tout le rapport que nous mettons entre les choses dites spirituelles et puis par exemple l'animal ; parce qu'il y a une unité des deux choses qui nous est quasiment impraticable et qu'on est toujours dans le « comme », dans le « ça exprime que », dans le « ça veut dire que ». À propos d'une expression comme l'agneau de Dieu, c'est du même genre.
J-M M : C'est ça. Donc c'est très important pour examiner un certain nombre d'expressions qui appartiennent à nos sources et dont on se tire en disant : « c'est une métaphore » ou « c'est une image ». Or ce n'est pas suffisant si nous voulons entendre ces paroles-là comme elles parlent et ne pas les réduire à notre grammaire.
Une première chose à apprendre c'est qu'il n'y a pas de grammaire universelle. Et justement c'est un des problèmes que nous avons. Si l'homme est essentiellement un être de langage et qu'il n'y a pas de grammaire universelle, ceci pose de sérieuses questions pour l'intelligence de l'universel humain. Donc cela pose des questions mais des questions intéressantes. Mais ça c'était une parenthèse.
Pour répondre à ta question : « serait-il possible pour nous de mettre dans la même case quelque chose comme la prière qui est spirituelle et quelque chose comme un oiseau qui est animal, donc matériel ? », je dirais que c'est vrai et que ça fait partie de ce qu'il y a à penser. Cela suppose qu'un discours qui n'est pas construit par la distinction du spirituel et du matériel n'entend pas cela. Par exemple pour ce qui est de l'animal, dans combien de structures traditionnelles n'est-il pas tout à fait autre chose que ce que nous appelons un animal ! Ainsi « les quatre vivants » d'Ézéchiel qu'on appelle en général « les quatre animaux » sont tout à fait autres chose que des bestiaux ou des bestioles !
► Ça fait penser aux fables de La Fontaine.
J-M M : Sauf que les fables de La Fontaine, par rapport à ce que j'évoque ici, c'est un jeu, et un jeu magnifique, et en plus très bien joué. Mais la Fontaine ne s'y trompe pas. En effet il n'est pas reconduit dans la région en deçà de la distinction de l'homme et de l'animal, du spirituel et du corporel etc. Non, je fais allusion à des choses plus originelles, plus fondamentales.
► Dans votre phrase on ne peut séparer oiseau de ce qui suit « oiseau qui vient quelquefois faire son nid dans le cœur de l'homme ».
J-M M : C'est vrai, néanmoins je ne suis pas du tout fâché de ce qu'on passe du temps sur « la prière est un oiseau », point.
► L'oiseau vole entre ciel et terre.
J-M M : Oui, l'aile est le hiéroglyphe de l'air qui indique donc ce qui mesure la distance entre ciel et terre. L'oiseau, c'est cela effectivement. Nous ne sommes pas de cette destinée-là, à première vue.
Une définition classique de la prière.
Il y a une chose qui me paraît beaucoup plus essentielle que de chercher à imaginer comment la prière pourrait être un oiseau, c'est de nous demander ce que c'est, pour nous, que la prière. Si j'essaie de répondre à la définition, je dirai ceci : la prière est d'abord une opération faite par l'homme, ou une disposition du cœur de l'homme.
► C'est ce qui me touche dans la phrase c'est qu'il n'y a pas d'effort, pas de recherche de la part de l'homme.
J-M M : C'est vrai et c'est très important, mais ce n'est pas ce que je vise d'abord. Ce que je vise d'abord, c'est d'inviter à ne pas penser la prière à partir du sentiment de prier, qui est un sentiment, c'est-à-dire une disposition de notre capacité appétitive, alors que j'en fais quelque chose de subsistant, quelque chose qui n'est pas la disposition accidentelle au sens philosophique du terme. Je précise bien "au sens philosophique du terme" puisque par ailleurs c'est quelque chose d'accidentel au sens où l'oiseau vient "quelquefois". Je fais donc de la prière quelque chose qui préexiste en dehors des hommes. Voilà ce qu'il y a de radicalement insolite dans ma phrase si on l'analyse.
Je suis en train de dire pourquoi c'est impossible pour nous de dire : « la prière, c'est un oiseau ». La première raison, c'est que la prière n'est pas un sujet ou un objet, ce n'est pas un sujet vivant, une substance. Pour nous, ce qui compte, ce qui a du poids, c'est la chose. Et en face des choses, ce qui a du poids suprêmement c'est l'homme, c'est-à-dire la sub-stance ou le sub-ject : hupokeïménon. Tout notre discours est attribué à un sujet au sens grammatical du terme. Nous ne faisons qu'attribuer à un sujet, nous posons dessus. C'est le sens du mot épithète : "poser dessus" puisque thésis désigne le fait de poser, et épi signifie dessus. Nous posons dessus, sur un sup-port, une sub-stance (hupokeïménon), sur quelque chose qui porte. Et ce qui porte, chez nous, est toujours un substantif.
La conséquence est considérable. Ce qui pourrait paraître l'essentiel dans la phrase, c'est-à-dire le verbe avec ses compléments, est attribué à un sujet, à une substance : attribut, épithète, sont attribués à ce sujet.
Il faut prendre conscience de la structure de notre pensée, dite ou non-dite. Aristote, le premier, l'a dit mais ce n'est pas lui qui l'a inventé. C'est la structure même de notre pensée et c'est ce qui nous interdit de lire la pensée d'une autre culture et a fortiori la pensée de l'Évangile qui n'est pas structuré par la pensée occidentale. Il faut prendre conscience de cela. Autrement, nous pouvons très bien trouver l'autre très jolie et puis nous évader dans un rêve, mais ça ne touche jamais à nos présupposés.
► Votre phrase vient-elle d'une culture occidentale ? Moi je pensais que c'était plutôt quelque chose qui venait de l'Orient.
J-M M : Elle vient de mon propre Orient !
C'est pour vous faire prendre conscience qu'il y a des choses dont on ne parle jamais, comme celle-là, et que cela va de soi. Il est évident pour nous que « parler c'est dire quelque chose (légeïn ti) » sur quelque chose à partir de quelque chose. C'est ce que dit Aristote et c'est ce que vous ne cessez de mettre en œuvre. C'est ce qu'on apprend comme structure grammaticale de base dans les écoles. Comment voudriez-vous entendre quelqu'un d'autre ? Vous allez fabriquer votre propre universel et alors comment allez-vous entendre une culture qui, même pour les premiers mots, par exemple le verbe être (« ceci est »), ne dit pas la même chose, ne parle pas dans les mêmes présupposés, dans les mêmes évidences ? L'évidence, c'est ce dont il faut suprêmement se méfier : ce qui va de soi dissimule d'où il vient.
Le Christ est essentiellement prière.
Tout ceci était pour que nous apprenions à entendre, avec tout le sérieux que cela mérite, que la prière est un être vivant qui nous précède et qui vient quelquefois habiter en nous et éveiller en nous notre éventuel avoir-à-prier. Si on n'a pas quelque chose comme cela dans l'esprit, on n'arrivera jamais à comprendre le mot de prière chez Jean. Vous n'imaginez pas à quel point nous sommes étrangers au discours de Jean tant que nous l'entendons d'une oreille qui ne s'est pas désencombrée de ses présupposés natifs, culturels. La prière n'est pas un acte posé par l'homme. La prière n'est pas un sentiment de l'homme.
Nous aurons à voir qu'il n'y a qu'une prière qui est la prière du Christ mais de telle sorte que ce n'est pas une prière qui est à penser de la part du Christ comme un acte que tout d'un coup il ferait. La prière, c'est l'être christique, c'est cet être vivant qu'est l'être du Christ. Il est prière. Il n'est pas simplement d'être quelqu'un qui fait des prières ou qui prie. Il est prière.
Supposons que l'homme, dans son essence, soit parole. Je dis bien "dans son essence" parce que d'aucuns pourraient dire "la nature humaine" où il y a une part d'animalité etc. : je ne parle pas de cela et il n'y a pas de nature humaine d'ailleurs.
Donc dans son essence l'homme est parole et peut-être bien que l'essence même de la parole, c'est la prière. C'est à ce niveau-là que nous allons parler de la prière, et pas d'abord c omme d'un acte qu'il nous arrive de faire, tel que nous ne savons pas trop comment nous y prendre, ou dont au contraire nous avons l'habitude, pour lequel on peut se poser des questions : faut-il prier debout ou assis, seul dans sa chambre ou au contraire en commun dans une assemblée ; faut-il chanter ou faut-il murmurer, ou faut-il prier en silence ; une prière est-elle une demande ou plutôt une action de grâce ; est-elle toujours efficace… ? Toutes ces questions ne nous intéressent pas du tout pour commencer. Je ne dis pas qu'elles sont nulles : ces questions ont un sens. Mais nous ne savons pas de quoi nous parlons quand nous prétendons traiter ces questions si nous n'avons pas d'abord tenté de répondre à la question « qu'est-ce que la prière ? » et si nous n'avons pas encore répondu : « la prière, c'est un oiseau ». J'ai l'air de plaisanter, mais j'ai le devoir de plaisanter à la mesure où plaisanter, en ce sens-là, c'est dire le plus profond que l'on puisse dire.
Je voudrais qu'on retienne de cet effort laborieux, de ce retournement, que le Christ c'est la prière, c'est-à-dire le Christ dans sa dimension de Résurrection, c'est-à-dire le pneuma (l'Esprit) qui est évidemment l'élément de l'oiseau. Et c'est pourquoi nous sommes ici dans ce qui mesure le haut et le bas, ciel et terre, choses que nous ne pouvons pas mesurer au sens de le parcourir, sinon avoir perspective[2]. Nous reviendrons sur ce terme de "perspective" pour entendre le verbe voir chez Jean.
Le thème de la colombe.
C'est pour cela que la descente de l'Esprit se dit très bien comme descente de la colombe. Mais en Israël d'où cette "prétendue image"[3] est tirée, la colombe ne désignait pas d'abord l'Esprit de Dieu, la colombe désignait le peuple d'Israël. En effet le thème essentiel concernant la colombe, c'est celui du roucoulement de la colombe qui est la prière constante que murmure, roucoule, le peuple d'Israël, prière qui constitue la gloire de Dieu, c'est-à-dire la présence de Dieu sur terre. Tout cela se réfère explicitement au thème de la colombe comme vous l'aviez pressenti mais pour une raison qui n'est peut-être pas celle à laquelle on pense d'abord. Il y a tout un rapport de consonance, à propos de ce que veut dire la prière, entre l'oiseau, le thème du roucoulement de la colombe et le pneuma (le Saint-Esprit) qui est le nom dont cela s'appelle désormais.
Pourquoi le Saint-Esprit ? J'ai dit d'abord que c'est le Christ, maintenant je dis que c'est le Saint-Esprit. Que ce soit le Christ ou l'Esprit qui prie en nous, c'est dit en toutes lettres :«…nous ne savons pas prier comme il faut, mais le pneuma lui-même intercède pour nous par des gémissement ineffables. » (Rm, 8, 26). C'estle pneuma qui profère des gémissements qui sont alalêtoïs : ce mot, qui est formé de laleïn (parler) avec devant un "a" privatif, cependant ne désigne pas du non-verbal mais plutôt de l'inexprimable, de l'inarticulé, et c'est le terme technique qui désignait les gémissements de la colombe en Israël. Ces gémissements sont probablement l'essence de la parole, comme a-lêthéia est l'essence du découvrement, de la sortie hors de l'oubli.[4]
Sans compter que, mais ceci n'est pas attesté (que je sache) dans l'Écriture, certains Pères de l'Église ont même lu là une symbolique essentielle des premiers versets de la Genèse à laquelle je tiens beaucoup : « L'Esprit de Dieu vole au-dessus des eaux. » C'est primordial. Justement, il est dit, dans la traduction en grec que la Septante fait de la Genèse (qui est écrite en hébreu) que « le pneuma de Dieu se porte au-dessus des eaux », il vient se poser peut-être. Comme le verbe est à l'imparfait en grec, souvent les traductions donnent l'indication d'un va et vient qui ne se repose pas avant que ne soit dite la parole « Lumière soit » et que le monde se constitue. Mais, dans l'hébreu, le mot qui est traduit par se porter dessus ou errer de-ci de-là est un mot qui est réservé à l'oiseau et qui dit précisément la couvaison, la couvaison des semences du monde.
Conclusion du premier exercice.
Alors ma petite phrase innocente a beaucoup d'échos et son intérêt n'est pas seulement qu'elle soit plaisante et jolie.
Et quand je dis : "la prière du Christ", je ne dis pas : "la prière que Jésus a une fois éventuellement récitée", je dis très précisément la prière qui le constitue du fait de la résurrection et du pneuma de résurrection. Car c'est cela le Christ que vénèrent les chrétiens. Ils ne vénèrent pas un homme mort, un homme de jadis, ils vénèrent le vivant, pour autant qu'ils entendent l'Évangile.
La prochaine fois nous étudierons la prière qui est la prière du Christ, comme étant ce qui peut nous être donné par donation, qui peut venir habiter en nous et éveiller la capacité de prière qui est enfouie en nous, et qui constitue peut-être notre être le plus propre. Voilà quel sera l'entrée, le présupposé. C'était là le premier exercice. J'ai voulu prendre quelque chose d'un peu imagé et qui nous fasse tourner autour de la question.
Deuxième exercice : un usage du mot prière
Dans le deuxième exercice,nous allons tout à fait à l'autre bout. L'intérêt est de vous faire comprendre que nous serons d'une terrible exigence pour entrer dans l'intelligence proprement johannique de ce que veut dire prier, mais que nous ne cesserons pas néanmoins de prendre conscience que ce mot a un certain usage dans le quotidien pour nous-mêmes et pour d'autres éventuellement. Du même coup, peut-être que ce que nous lirons chez Jean nous aidera à dire quelque chose sur les usages, quelque chose de pas seulement négatif mais quelque chose peut-être qui inviterait à la correction.
La semaine dernière j'étais en Bretagne pour une session sur la prière, et j'ai pris un "jeudi des livres" qui est un supplément d'un quotidien[5]. Il y avait un extrait d'un livre de Pierre Michon, auteur rare qui écrit des nouvelles courtes.
Il était près de sa mère mourante, et s'est absenté un moment pendant lequel sa mère est morte. Il rentre et est près d'elle. Voici ce qu'il dit.
« L'esprit était tiède, lui aussi, comme il l'est toujours. Je devais prier, appeler le cœur et l'âme que cette femme méritait – vous verrez par la suite que ce n'est pas un paroissien hebdomadaire, ni même annuel probablement– J'essayais une de ces choses apprises au catéchisme, sans doute le Notre-Père, je m'arrêtai très vite. Et puis le texte, la prière, s'imposa, venue de très loin, comme envoyée par un autre, et je la dis haut, pour que la morte l'entende en quelque sorte : « Frères humains qui après nous vivez, n'ayez les cœurs contre nous endurcis, car si pitié de nous pauvres avez, Dieu en aura plus tôt de vous merci. »[6] Le cœur et l'âme accoururent, je dis le poème d'un bout à l'autre comme il doit être dit, dans les larmes. Je me tins debout devant le cadavre de ma mère comme on doit s'y tenir, dans les larmes.
J'ai prié une autre fois, au mois d'octobre, quelques années plus tôt. Un enfant était né dans la nuit, je venais de rentrer chez moi au petit matin. Quelque chose me vint qui était l'envie de prier, de clore, de m'ouvrir. Assis sur mon lit, tranquille, souriant si on souriait quand on est tout seul, j'ai dit d'un bout à l'autre à haute voix Booz endormi. Je l'ai dit comme il doit être dit, dans le calme, l'acceptation de tout, l'espérance contre toute raison, la gloire qui vient toujours. »
Alors le journaliste écrit : « Voilà tout Michon qui prie dans la littérature, un type qui dit la ballade des pendus à sa mère morte, qui aligne rubis sur l'ongle quatre-vingt-huit alexandrins de Victor Hugo au prétexte qu'à cinquante-trois ans une fille au monde lui est venue. Un type qui sait tout par cœur puisque c'est au cœur que la langue touche. Un type qui saurait ne parler que par citation des autres et qui écrirait ses propres textes dans le peu de blanc qui reste entre les lignes des autres. »
Voici un texte magnifique, qui me ravit ! Qu'est-ce que vous pensez d'une pareille prière ?
► Cela vient d'ailleurs,
J-M M : Oui, dans son cas, tout à fait. Ailleurs ici c'est le poète, on est dans le champ de la littérature, ce qui a son intérêt. Mais néanmoins il y a des choses intéressantes dans la littérature mais aussi des choses avec lesquelles il faut se détacher, prendre distance.
Que la prière soit dans l'enchantement des mots, qu'elle soit, dans son cas, littéraire – il faut voir qu'il n'est pas permis à tout le monde de réciter Booz endormi ou la Ballade des pendus –cela ne fait rien, parce que c'est exactement le même problème que celui du garçon qui trouvait que la messe était très efficace parce qu'elle était en rock ou en hard rock, peut-être. C'est la même chose : c'est-à-dire que cela situe les choses au niveau d'un sentiment. Il faut prendre acte de cela. Dans ce texte, les mots : âme, cœur, esprit, sont prononcés avec cette signification floue et peu rigoureuse que ces mots ont dans notre langage. Cela dit quelque chose dans la région du sentiment. Ce n'est pas sous prétexte que ce sentiment est beau et qu'il a en plus la richesse d'être esthétique que cela le justifie comme un acte de prière.
La chose qu'on peut remarquer néanmoins, c'est que cette prière est quelque chose qui lui vient.
► Il a commencé par essayer de dire le Notre Père.
J-M M : Oui mais on voit que le Notre Père qu'il a appris petit passe bien derrière la Ballade des pendus, et on comprend ça.
Prière et sentiment de prière.
Donc il y a quelque chose en quoi le sentiment, le psychisme, a une importance décisive, ici c'est teinté d'un sentiment de la parole belle.
Nous avons donc noté que "cela lui vient". Mais cela ne justifie pas tout non plus parce que "ça me vient" a une signification psychique aussi : cela ne veut pas dire que c'est le Saint Esprit qui l'envoie. Et puis ce qu'il dit vient d'un autre : il ne prie pas avec ses propres mots.
► Il est question d'ouverture.
J-M M : Oui, il y a "clore, ouvrir". Je trouve ça formidable parce que ce sont deux verbes qui veulent dire la même chose dans son esprit et qui sont pour nous des contraires.
Et le sentiment d'apaisement" en soi, n'est aucunement assuré d'être le signe d'une prière authentique. J'insiste parce qu'il nous faudra dé-psychiser la prière si nous voulons qu'elle ait authentiquement sa place même dans notre psyché. Mais il ne faut pas d'abord confondre prière et sentiment de prière. C'est très important. La qualité d'une prière ne se mesure pas au sentiment d'aisance, de plénitude, de ferveur. Des prières plus authentiques que cela peuvent se trouver dans le silence le plus aride. Il faut que nous sachions que la prière n'est pas dans son essence un sentiment.
Il faudra se poser la question ensuite : et cependant, que fait le sentiment par rapport à la prière ? A-t-il une fonction positive ? Et ensuite la question : qui se permet de décider que tel apaisement est une donation authentique de l'Esprit et tel autre est un sentiment illusoire ? Ce n'est pas parce que nous dirons peut-être que nous ne pouvons pas toujours le discerner qu'il ne faut pas tenir avec certitude que la prière n'est pas essentiellement un sentiment au sens psychique et courant du terme. Ce qui nous importe en premier, c'est de ne pas poser l'essence de la prière dans le psychisme. Ce n'est pas son lieu.
La question du lieu-source.
Ceci étant, la question : « Où faut-il prier ? » est une question très importante. C'est même la question que pose la Samaritaine. Elle pose la question qui est la nôtre parfois : faut-il prier dans sa chambre ou faut-il aller dans une église ? Mais ce n'est pas simplement cela le débat de la Samaritaine. C'est vraiment ce qu'elle dit à Jésus en le prenant pour un Judéen : « Faut-il prier sur cette montagne où nos pères ont adoré ou bien à Jérusalem, au temple ? » (d'après Jn 4, 20). Donc il y a débat entre eux, surtout qu'elle commence à être questionnée sur sa propre suffisance, sur ce qu'il en est d'elle-même par rapport à cet interlocuteur qui commence par lui demander à boire. Vous connaissez bien tout le chapitre[7].
Là, nous avons plus qu'une simple question topographique, parce que le lieu en question est un lieu source. C'est un lieu qui, comme le puits, plonge ses racines dans le sol mais aussi dans son histoire, dans sa destinée, dans son histoire constitutive : c'est le puits que Jacob a donné à Joseph, son fils. Les Samaritains vénèrent les patriarches, et singulièrement Jacob et Joseph. La Samaritaine l'interroge : « Vous, les Judéens, vous dites que c'est à Jérusalem. Donc à quelle tradition, à quelle source faut-il se référer ? »
Ce n'est pas une question qui paraît importante aujourd'hui, mais pour moi c'est une question tout à fait première. Aujourd'hui, on prend une bribe de phrase posée n'importe où, et puis on la pose en soi, et puis elle fait ce qu'elle veut ! Et puis on en prend une autre et on se fait son propre système. Non ! Les paroles parlent de bouche. Il faut savoir quelle bouche parle. Vous pourriez me dire qu'elles parlent de l'œil puisque la source, en hébreu, c'estayin, un mot qui signifie à la fois source et œil.
Autrement dit une parole est référée à un lieu et elle a son sens dans ce lieu. Les erreurs sont donc plutôt des errances, c'est-à-dire qu'une erreur est une vérité déplacée, une vérité qui n'est pas dans son lieu et qui peut devenir à la limite même perverse si elle n'est pas dans son lieu.
Donc c'est une belle question que la question : « Où ? » Ce n'est pas une question qu'on se pose facilement aujourd'hui. Notre question est plutôt : « Qu'est-ce que ça dit, est-ce que cela me va ? »
Seulement ce qui m'intéresse, ici, c'est la réponse de Jésus à la Samaritaine : " 21Crois-moi, femme, l'heure vient où ce n'est ni sur cette montagne ni à Jérusalem que vous adorerez le Père…23Mais l'heure vient et c'est maintenant où les véritables adorateurs adoreront le Père – ce n'est ni ici ni là mais où donc ? – dans le pneuma qui est vérité. » C'est le pneuma qui est le lieu de l'Évangile, c'est l'Esprit de résurrection qui est le lieu, le site de la prière.
La donation du pneuma est en tout homme.
Et si cette prière-là peut venir en nous, c'est parce qu'en nous il y a de quoi l'appeler, c'est-à-dire qu'il y a en nous trace de cette christité, semence de pneumatique (de spirituel). Et notre prière est tentée de nous joindre esprit, âme et corps, mais tentée de nous joindre par cet Esprit qui est l'insu de nous-mêmes, et vous ne savez pas quel est l'insu de vous-même. En effet le pneuma (l'Esprit de Dieu), « tu ne sais où il va ni d'où il vient. Ainsi en est-il de tout ce qui est né du pneuma. » (Jn 3, 8). Il s'agit doncde ce pneuma dispersé et non éveillé qui se trouve en tout homme, de cette donation qui se trouve en tout homme.
Cette donation qui se trouve en tout homme, comment peut-elle s'accorder à cette prière ? Tout naturellement, ce qu'il y a en nous de psychique, et même la posture du corps, peuvent avoir référence à la prière. Mais, en premier, ce n'est pas le sentiment qui décide que c'est prière ou que ça ne l'est pas : ceci pour nous aider aussi à situer ce que nous allons chercher.
Donc nous ne faisons pas une histoire du sentiment religieux, même pas une histoire du sentiment chrétien, même pas une histoire du sentiment ou des méthodes de la prière chrétienne au cours des siècles, nous nous questionnons sur ce que veut dire en rigueur dans l'évangile de Jean : prier.
Notre parcours à venir.
Ne vous étonnez pas si cela nous ouvre tout naturellement à ce qui sera notre première lecture : la prière du Christ, la prière que le Christ, au chapitre 17 de Jean, adresse au Père. C'est un texte plutôt difficile, riche, magnifique.
Ensuite, nous verrons comment se situe, dans l'ensemble de l'évangile de Jean, le fait que le Christ prie. Que le Christ ressuscité prie, soit essentiellement prière, cela signifie la même chose que la descente de l'Esprit (la descente du pneuma) en nous. Ceci est en toutes lettres chez Jean.
Puis nous verrons un processus de prière qui prend en compte des phases successives, donc ce sera plus proche d'un parcours que nous connaîtrions mieux dans ses étapes psychiques mêmes. Nous verrons quel est le chemin de prière. Il y a tout cela est dans l'évangile de Jean.
Voyez bien d'où nous allons partir, ce que nous demandons. Bien sûr nous n'oublions pas de penser que la liberté de l'Esprit – liberté étant le premier mot de l'Esprit de Résurrection – la liberté de l'Esprit est telle qu'on peut conjecturer que nous avons dans le texte de Pierre Michon une des prières les plus authentiques peut-être qui aient été prononcées ces derniers temps. Je dis "peut-être", je ne peux pas l'affirmer, et puis ce n'est pas intéressant.
Nous avons à prendre en compte cette présence insue de l'Esprit de résurrection dont je ne peux pas dire qu'il est ici ou là, mais je sais qu'il est et qu'il est dans l'humanité. Ceci donne une dimension à ce que veut dire prière.
Ces deux petits exercices nous aideront à entrer, de bonne façon j'espère, dans les textes que j'ai indiqués.
[1] Vous avez ici la transcription de la deuxième rencontre sur le thème de la prière, qui a eu lieu à saint-Bernard de Montparnasse le 17 octobre 2002.
[2] La mesure qui sépare le ciel de la terre, nous ne pouvons la parcourir que du regard, de l'œil.
[3] C'est une "prétendue-image" au sens où c'est plus qu'une image, bien autre chose.
[4] Le mot a-lêthéia est en général traduit par le mot "vérité".
[5] Libération, édition du jeudi 10 octobre 2002. Le texte complet se trouve dans : « À quoi servent les poèmes », un fragment de "Corps du Roi" - Verdier, octobre 2002.
[6] Villon, la ballade des pendus.