JEAN 18-19. La Passion. Chapitre III : Jn18, 12-27. Jésus devant les autorités juives
Le but poursuivi dans la Passion, c'est de mettre la vie à mort puisque Jésus dit « Je suis la vie » ; mais c'est du Logos (de la Parole) qu'il s'agit : il faut le rendre au silence. Jean veut marquer qu'en dépit de tous ces efforts, la vie vit (c'est la résurrection) et la parole se dit tout au long de ce parcours.
C'est cela, entre autres, que Jean-Marie Martin met en évidence dans ce chapitre III de la session qu'il a animée sur la Passion.
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Chapitre III
JEAN 18, 12-27
Jésus devant les autorités juives
Hier nous lisions ce qu'on est convenu d'appeler l'épisode de l'arrestation. C'est une indication, ça ne dit pas le contenu total de ce que nous avons perçu dans cette lecture. De façon sommaire, nous savons que la page que nous ouvrons aujourd'hui est la page de la comparution de Jésus devant les autorités juives, et demain nous passerons de chez Caïphe au prétoire, donc ce sera devant Pilate.
« 12La cohorte avec son commandant et les gardes des Juifs saisirent donc Jésus, et ils le ligotèrent.
13Ils le conduisirent tout d'abord chez Hanne. Celui-ci était le beau-père de Caïphe, qui était le Grand Prêtre cette année-là ; 14c'est ce même Caïphe qui avait suggéré aux Juifs : il est avantageux qu'un seul homme meure pour le peuple.
15Simon-Pierre et un autre disciple avaient suivi Jésus. Comme ce disciple était connu du Grand Prêtre, il entra avec Jésus dans le palais du Grand Prêtre. 16Pierre se tenait à l'extérieur, près de la porte ; l'autre disciple, celui qui était connu du Grand Prêtre, sortit, s'adressa à la femme qui gardait la porte et fit entrer Pierre. 17La servante qui gardait la porte lui dit : « N'es-tu pas, toi aussi, un des disciples de cet homme ? » Pierre répondit : « Je n'en suis pas ! » 18Les serviteurs et les gardes avaient fait un feu de braise car il faisait froid et ils se chauffaient ; Pierre se tenait avec eux et se chauffait aussi.
19Le Grand Prêtre se mit à interroger Jésus sur ses disciples et sur son enseignement. 20Jésus lui répondit : « J'ai parlé ouvertement au monde, j'ai toujours enseigné dans les synagogues et dans le temple où tous les Juifs se rassemblent, et je n'ai rien dit en secret. 21Pourquoi est-ce moi que tu interroges ? Ce que j'ai dit, demande-le à ceux qui m'ont écouté : ils savent bien ce que j'ai dit. » 22A ces mots, un des gardes qui se trouvait là gifla Jésus en disant : « C'est ainsi que tu réponds au Grand Prêtre ? » 23Jésus lui répondit : « Si j'ai mal parlé, montre en quoi ; si j'ai bien parlé, pourquoi me frappes-tu ? » 24Là-dessus, Hanne envoya Jésus ligoté à Caïphe, le Grand Prêtre.
25Cependant Simon-Pierre était là qui se chauffait. On lui dit : « N'es-tu pas, toi aussi, l'un de ses disciples ? » Pierre nia en disant : « Je n'en suis pas ! » 26Un des serviteurs du Grand Prêtre, parent de celui auquel Pierre avait tranché l'oreille, lui dit : « Ne t'ai-je pas vu dans le jardin avec lui ? » 27A nouveau Pierre le nia, et au même moment un coq chanta.
28Cependant on avait emmené Jésus de chez Caïphe à la résidence du gouverneur. C'était le point du jour. Ceux qui l'avaient amené n'entrèrent pas dans la résidence pour ne pas se souiller et pouvoir manger la Pâque. »
(Traduction TOB).
1) Arrestation et venue vers Caïphe (v. 12-14)
« 12Alors la troupe (la cohorte), l'officier et les serviteurs (gardes) des Juifs s'emparèrent de Jésus et le lièrent. » Nous avons vu à l'épisode précédent que Jésus sort librement[1]. La différence, ici, c'est qu'il sort, mais on le sort ; seulement on ne peut pas le sortir parce qu'il a déjà accepté intérieurement la sortie
« 13 Ils l'emmenèrent chez Hanne d'abord : car il était beau-père de Caïphe, qui était grand-prêtre cette année-là.» Hanne est le beau-père de Caïphe, et c'est Caïphe le grand-prêtre.
Cet épisode se trouve seulement chez Jean. Pour quelle raison ? Je ne sais pas.La seule chose que je peux dire, c'est que nous avons à chaque fois une sorte de dédoublement. Nous verrons que tout va par deux. Nous avons déjà aperçu que le deux joue un grand rôle. Il y a l'autorité juive et l'autorité romaine. Mais à l'intérieur de l'autorité juive, voici qu'il y a aussi un dédoublement, deux figures. Si je voulais répondre à ça, je chercherais dans cette direction…
Vous me dites qu'il n'est pas vraisemblable que le sanhédrin se soit réuni de nuit. En effet c'est contre la législation. Seulement je ferai remarquer que notre texte ne dit pas du tout qu'il s'agit du sanhédrin. Les convocations chez Hanne et chez Caïphe ne sont pas nommées comme impliquant le sanhédrin. Les Synoptiques, eux, parlent du sanhédrin. Ici il n'est pas mentionné. Il en est fait mention auparavant, quand le conseil s'est réuni pour savoir ce qu'il faut faire de cet homme, et que Caïphe prononce la fameuse parole qui se trouve à la fin du chapitre 11 et qui est rappelée ici. Mais justement, cette réunion-là n'est pas nocturne. Donc pour ce qui est de notre texte proprement dit, la question tombe.
« 14Caïphe était celui qui avait conseillé aux Judéens : Il y a intérêt à ce qu'un seul homme meure pour le peuple. » Ce verset reprend les versets 49 et 50 du chapitre 11, à la fin de l'épisode de Lazare. C'est repris à quel titre ? D'abord par mode d'identification du personnage.
Les personnages sont souvent identifiés par un trait : Judas est celui qui livre, Nicodème est celui qui était venu voir Jésus de nuit. Et Caïphe (son nom est rappelé), c'est celui qui avait dit …, donc il est caractérisé par une parole.
2) Prophétie de Caïphe (Jn 11, 49-53), lecture sacrificielle.
Nous allons lire ce passage auquel il est fait référence dans notre texte même.
● La prophétie de Caïphe (Jn 11, 49-53).
« 49Or l'un d'entre eux, Caïphe, étant grand prêtre de cette année-là, dit : “Vous ne savez rien, 50ne calculez-vous pas – nous sommes dans une pensée, un savoir calculant – qu'il vous est bon qu'un seul homme meure pour tout le peuple et que toute la nation ne soit pas détruite (ne périsse pas)”. » Nous avons ici une formule de pensée calculante. C'est stratégique et même d'une stratégie cynique, c'est-à-dire : supprimons celui qui est cause de trouble et la nation sera en paix.
Nous pourrions avoir l'oreille alertée à un sens un peu différent, si on se rappelle que Jésus le dit de lui-même au début du chapitre 16. Il emploie les mêmes mots : « Il vous est bon que je m'en aille, car si je ne m'en vais, le pneuma ne viendra pas » (je ne viendrai pas dans ma dimension de Ressuscité). Or c'est ainsi que Jean l'interprète. Après la citation de la phrase, Jean en fait l'exégèse, et une exégèse sur un autre plan : c'est le deuxième sens de la phrase. Les mots majeurs ont une existence plus forte que ceux qui les prononcent sans savoir ce qu'ils disent. Nous aurons le cas pour Pilate lui-même qui déclare : « Il est le roi des Juifs »… Les autres : « Mais il ne l'est pas »… Mais Pilate : « C'est écrit » : ça se dit à un autre niveau.
« 51Il dit cela non pas de lui-même, mais étant grand-prêtre de cette année-là, il prophétisa – une expression qui a un sens cynique et calculateur peut être entendue d'une autre oreille dans un sens prophétique. Caïphe a une parole, une parole qui a deux sens, celui qui relève de sa petite personne (de son individualité conjecturante, calculante et politique) et l'autre qui vient de ce que « il est grand prêtre de cette année-là », et, de par sa fonction, il prophétise. La même parole a un sens en fonction de sa personne et un autre sens en raison de sa fonction – que Jésus devait mourir pour la nation, – et Jean ajoute – 52et non pour la nation seulement, mais en sorte que les enfants de Dieu, ceux qui sont les déchirés (ta dieskorpisména), il les rassemble (sunagagê) pour être un ». Nous avons ici cette opposition entre les multiples d'une multiplicité négative, excluante, déchirés à l'intérieur d'eux-mêmes et déchirés entre eux comme multitude, et les enfants de Dieu qu'ils sont appelés à devenir. Et quand ils sont enfants de Dieu, ils sont enfants réconciliés, enfants non plus déchirés mais rassemblés pour être un.
« 53À partir de ce jour ils délibéraient pour le tuer. »
Cette distinction, cette opposition des multiples déchirés, qui peuvent être aussi les enfants, et de l'Un (du seul, du monos) a déjà structuré, dès la première page du Prologue, l'écriture de Jean. Il entend l'expression Fils de Dieu dans le « Tu es mon fils » de l'ouverture du Baptême comme une parole adressée à la fois à Jésus et à toute l'humanité. C'est pourquoi il module l'expression « Tu es mon fils » qu'il connaît et qui viendra plus loin, en deux expressions : le Monogenês (le Fils un) et ta tekna (les enfants de Dieu). Cette parole « Tu es mon fils » est adressée simultanément au Fils Un et aux multiples, c'est-à-dire au Fils unifiant et aux fils unifiés (les tekna sont les fils unifiés).
Nous disions il y a deux ans que c'était très facile à entendre pour les contemporains parce que l'expression fils de Dieu désignait aussi bien le roi que le peuple : « J'ai appelé mon fils d'Égypte » (Os 11, 1 ; Mt 2, 15) signifie « J'ai appelé le peuple d'Israël ». Le mot fils avait en lui cette capacité de désigner, dans un rapport, l'unité unifiante qui est le roi et l'unité unifiée qui est le peuple.
Ceci n'est pas du tout un thème en passant, il court au long de l'évangile de Jean puisqu'il est le sujet même du chapitre 10 sur le bon berger : « 11Moi, je suis le bon berger : le bon berger pose son être pour les brebis. 12Le salarié, celui qui n'est pas berger, de qui ne sont pas les brebis – elles ne lui appartiennent pas – constate le loup venir, et il abandonne les brebis et fuit. Et le loup se saisit (harpazeï) d'elles et les déchire (skorpizeï) ». C'est ce que nous trouvions dans « Je frapperai le berger et les brebis seront dispersées (déchirées) » (Mt 26, 31). Ce mot nous permet d'entendre, dans le passage que nous lisons ici, un écho de la figure du berger comme anticipant la dénomination royale qui aura lieu dans la page à venir.
Il est bon de faire allusion à d'autres passages, mais il est meilleur de retourner les voir. Ils sont toujours plus pleins que la mémoire qu'on en a gardée.
Donc tout ceci à propos de « Caïphe était celui qui avait conseillé aux Judéens : “Il y a intérêt à ce qu'un seul homme meure pour le peuple”. » (Jn 18,14).
► Comment une mauvaise parole peut-elle prophétiser bien ?
J-M M : Caïphe ne prophétise pas ce qu'il entend, il prophétise ce qu'il n'entend pas ! Même les ânesses prophétisent : Balaam[2] !
● La vie vit, et la parole n'est pas réduite au silence.
Cela signifie que les dires et activités humaines tels qu'ils sont dans leurs lieux et leurs calculs propres, peuvent assumer, à l'insu de ceux qui les profèrent, une parole qui veut se faire entendre en dépit de la volonté de la faire taire.
Car le but poursuivi dans la Passion, c'est de mettre la vie à mort : « Je suis la vie » ; mais c'est du Logos qu'il s'agit : il faut le rendre au silence. Jean veut marquer qu'en dépit de tous ces efforts, la vie vit (c'est la résurrection) et la parole se dit tout au long de ce parcours.
Cela suppose bien sûr la relecture de celui à qui il est donné d'entendre ce sens. C'est à partir de la résurrection que Jean peut se permettre de dire que c'est audible de cette façon.
● Lecture sacrificielle de la Passion
Donc nous avons ouvert cet aspect qui est une lecture, on pourrait dire sacrificielle, de la Passion. Pour entendre quels rapports il y a entre la mort du Christ et notre vie, les évangélistes ont à leur disposition la pratique sacrificielle qui nous est tout à fait inaudible.
C'est toute la thématique de l'agneau qui est annoncée depuis le début, quand la voix du ciel dit « Tu es mon fils bien-aimé », et que la voix de la terre lui répond en écho[3] : « Voici l'agneau de Dieu qui lève le péché du monde », c'est l'agneau sacrificiel. Le thème du sang, le thème de la chair : « Le Verbe fut chair » signifie : le Logos fut fait chair sacrificielle. Ce n'est pas l'Incarnation, c'est la Passion qui est indiquée ici.
Le thème de la chair du Christ est un thème johannique ; ce n'est pas un thème paulinien, Paul dit toujours le corps et non pas la chair. Dans la première lettre de Jean, la chair et le sang jouent un grand rôle. Cette lettre, on la considère habituellement comme étant très aisée à lire, parlant des sentiments, de l'amour, dans un langage accessible. Il faut bien voir que le langage du sacrifice et celui du combat, de la victoire, y sont très présents[4]. Il ne faut pas déchirer le texte pour ne retenir que ce qui sonne bien à notre oreille.
Le thème du sacrifice fait problème si nous continuons à l'entendre au sens caïphien : « Il est bon qu'un seul homme meure pour le peuple ». Le langage sacrificiel est indissociable de cette Écriture, mais nous sommes avertis de ne pas entendre sacrifice pour les multiples connotations que ce mot a pris au cours des siècles. Donc il faut le tenir à distance comme quelque chose qui reste pour nous provisoirement inaudible et qui néanmoins est signifiant. C'est ainsi qu'il faut lire. Lire ne consiste pas à choisir, à piquer dans un texte.
Ce langage sacrificiel, nous le retrouvons avec la thématique pascale qui a des indices nombreux dans les derniers moments de notre chapitre. Nous retenons de ce que nous avons lu jusqu'ici le mot de Caïphe qui donne aux événements la lecture johannique qui n'est pas la simple pensée des actants (des gens qui sont à l'œuvre dans le texte). Nous avons ici un moment de lecture, une proposition de lecture.
Je vous rappelle que la lecture n'est pas laissée à notre conjecture. La Révélation ne consiste pas dans l'annonce d'événements que nous aurions nous, la tâche ensuite éventuellement d'expliquer. Le fait brut ou le fait pur, ça n'existe pas, et ce n'est pas ce qui est à chercher derrière, tâche que se donnent souvent les historiens : qu'est-ce qui a eu lieu, et qu'est-ce qui relève de l'interprétation ?
L'interprétation est la part majeure de la Révélation. L'Évangile est un événement énoncé et annoncé, il est même l'annonce et l'énonciation de l'événement, une énonciation qui, du reste, de façon paradoxale, constitue l'événement comme événement, comme venir. C'est pourquoi la résurrection qui est énoncée n'a pas fini d'être constituée, elle se constitue pour autant qu'elle s'entend.
La résurrection christique n'est pas pleinement accomplie tant que l'humanité entière ne l'a pas entendue et n'en vit pas : « Ces paroles sont écrites pour que vous les entendiez, et que du fait de les entendre, vous viviez » (d'après Jn 20, 31). Et que nous vivions, c'est l'accomplissement de l'œuvre de Dieu au sens où nous en parlions hier.
3) Le reniement de Pierre (Jn 18, 15-27).
Nous abordons maintenant le thème du reniement.
● Versets 15-18 : Première partie de l'épisode de Simon-Pierre.
« 15Simon Pierre suivait Jésus, et aussi un autre disciple. Ce disciple-là était connu du grand-prêtre, et il entra en même temps (il co-entra) que Jésus dans la cour du grand-prêtre. 16Pierre se tenait près de la porte, à l'extérieur. L'autre disciple, celui [qui était] connu du grand-prêtre, sortit donc et parla à la gardienne (la portière) : elle fit entrer Pierre. 17La jeune fille gardienne dit donc à Pierre : « N'es-tu pas, toi aussi, des disciples de cet homme ? » Celui-ci dit : « Je ne suis pas (ouk éimi) » 18Les serviteurs et les gardes ayant fait un feu de braise se tenaient et se chauffaient car il faisait froid ; Pierre aussi était avec eux se tenant et se chauffant. »
Le feu de braise est un feu faible par rapport à la lumière du “Je suis” christique. Nous sommes à la fois dans la lumière faible et dans le froid et dans la nuit. Plus loin, on aura : « c'était le matin » (v. 28). On dirait vraiment un récit historique et c'est le meilleur piège car souvent plus ça paraît anecdotique, plus c'est rempli de symbolique. Ces notations, qui sont du reste recensées par d'autres, peuvent être des données anecdotiques, et néanmoins elles accèdent au droit d'être mentionnées et de prendre place dans le texte pour une autre raison. Ce n'est pas ou bien symbolique ou bien réel, c'est d'autant plus l'un que c'est l'autre quand c'est écrit par Jean ; c'est-à-dire qu'il assume de l'événement pas seulement ce qui serait un élément de curiosité, mais ce qui est susceptible d'avoir une consonance avec la symbolique générale du moment et du lieu.
« Pierre aussi était avec eux se tenant et se chauffant. » Je décalque à dessein pour marquer que la reprise du thème de Pierre au verset 25 commencera par « Simon-Pierre se tenant et se chauffant. » Nous verrons donc la reprise après l'intermède de l'interrogatoire par le grand prêtre.
● Versets 19-24 : Jésus devant le grand prêtre.
« 19Le grand-prêtre donc interrogea Jésus sur ses disciples et sur son enseignement. »
Vous avez à la mémoire des échos des différents interrogatoires qui se trouvent dans les Synoptiques. Les thèmes majeurs sont : le faux témoignage, « je détruirai le temple » « cet homme se fait égal à Dieu », etc. Ici il s'agit « des disciples et de l'enseignement ».
Le Temple n'est pas évoqué ici chez saint Jean, mais il en a été question ailleurs. Au chapitre 2, après l'épisode des vendeurs chassés du temple, se trouve la prophétie : « 19Détruisez ce temple et je le rebâtirai en trois jours … 21Mais lui parlait du temple qui est son corps. » Ces mots ne furent compris que lorsque Jésus fut ressuscité : « 22Quand donc il fut ressuscité des morts, les disciples se souvinrent qu'il avait dit cela et ils crurent à l'Écriture et à la parole que Jésus avait dite.»[5]
Vous voyez qu'il y a ici une distribution de mots remarquables, distribution libre en fonction de la composition dans le but de mettre chaque fois en évidence la totalité de l'Évangile. Jean peut en user ainsi librement parce qu'il ne raconte pas une biographie. Il célèbre à chaque fois la totalité du mystère christique, à propos de chaque épisode, à chaque page de son évangile, depuis le début jusqu'à la fin. C'est pourquoi chaque page de Jean demande à être lue à partir du point de résurrection qui s'y trouve.
Occasion pour dire qu'il y a des verbes de réception multiples chez Jean : voir, entendre, aller vers, etc. Ces verbes correspondent à des dénominations christiques, à des “je suis” : « Je suis la lumière », « Je suis le berger »… Et ces dénominations particulières sont en rapport avec les verbes de réception : dans l'épisode de l'aveugle-né, épisode où il s'agit de voir, se trouve l'expression « Je suis la lumière » ; quand il s'agit de nourriture, au chapitre de la multiplication des pains, on a « Je suis le pain » etc.
Vous avez donc ce Nom éclaté dans les multiples “Je suis”. Mais, si chacune des dénominations est pensée à partir de la saturation d'elle-même, à partir de son plein, elle dit la totalité. Et si chacune des dénominations dit la résurrection (« Je suis le pain de la vie », « Je suis la lumière », …), il y a une égalisation des dénominations. Si bien que la totalité de l'Évangile se trouve dans un épisode si l'épisode est lu et entendu à partir de la résurrection, avec l'Écriture comme témoin : « Quand donc il fut ressuscité des morts, les disciples se souvinrent qu'il avait dit cela et ils crurent à l'Écriture et à la parole que Jésus avait dite. »(Jn 2, 22) – l'Écriture ancienne comme témoin, c'est une expression qui revient à plusieurs reprises chez Jean. Il est important de noter ce trait caractéristique de l'écriture de l'évangile. Quelqu'un qui passerait toute sa vie à ne lire que l'aveugle-né, surtout s'il a largement conscience de son aveuglement, celui-là aurait tout l'Évangile. Pas besoin de lire une autre page s'il lit celle-là en plénitude. La petite nuance c'est que, pour bien lire le chapitre 9 en question, il est bon d'avoir lu le chapitre 11 aussi par exemple, mais ce n'est pas quelque chose qui s'ajoute. L'évangile de Jean est d'une extrême simplicité.
Ici ce qui est mis en évidence, c'est un interrogatoire sur l'enseignement de Jésus. Mais il est bien précisé les disciples et l'enseignement, ce qui déjà nous fait tourner le regard vers ce que dira Pierre. Jésus n'a encore rien dit, il n'a pas encore provoqué à questionner ses témoins, mais déjà le choix de l'expression « ses disciples et son enseignement » est caractéristique.
« 20Jésus lui répondit : “J'ai parlé de parole ouverte (parrhêsia, ouvertement) au monde, j'ai toujours enseigné en synagogue – nous en avons des exemples (la synagogue de Capharnaüm, etc.) – et dans le temple, – au chapitre 7 Jésus parle dans le Temple, il fait même des proclamations le dernier jour – là où tous les Judéens se rassemblent; je n'ai rien dit en crupto (en caché, en secret). 21Pourquoi m'interroges-tu ? Questionne donc ceux qui m'ont entendu (mes auditeurs), [demande] ce que je leur ai dit : voici, eux savent ce que j'ai dit” – cette réponse tourne le regard du côté de ce que fera Pierre dans les versets 25 à 27, mais elle est d'abord entendue comme une insolence.
22Lui, disant cela, un des serviteurs (des gardes) qui se trouvaient là donna une gifle à Jésus en disant : “C'est ainsi que tu réponds au grand-prêtre ? ” 23Jésus lui répondit : “Si j'ai mal parlé, témoigne à propos du mal. – c'est-à-dire montre ou atteste en quoi ce que j'ai dit est mal – Si par contre bien, pourquoi me frappes-tu ?” » Voilà une parole distante à laquelle il n'y a pas de réponse.
« 24Alors Hanne l'envoya enchaîné auprès de Caïphe, le grand-prêtre. »
► Pourquoi est-ce Jésus qui est questionné ?
J-M M : Si on ne l'interroge pas, qui doit-on interroger ? Des témoins ! Jésus renvoie aux témoins : il faut faire appel à des témoins. C'est tout le thème du témoignage chez Jean. Mais ceci est placé ici de façon tout à fait opportune parce que le témoin qui a tout entendu, il est là et il se dérobe, il nie. Pourquoi l'épisode du triple reniement de Pierre est-il scindé en deux fractions chez Jean ? Vous avez d'abord les deux premières négations, ensuite Jésus est interrogé, et puis on revient à Pierre : chez Marc vous avez les trois à la suite. Pourquoi cette rupture dans le texte ? C'est pour préparer la dérobade du témoin que Jésus serait susceptible d'invoquer. C'est pour marquer la force de la négation de Pierre puisque implicitement Jésus a renvoyé sa défense à ceux qui l'ont entendu. Lui-même ne se défend pas. Il dit : « Appelle des témoins ». Le témoin est là et il se dérobe. Cela n'est perceptible que si la dérobade ultime de Pierre est située après l'épisode où Jésus convoque le témoin, enfin, souhaite la réponse du témoin. C'est important, même comme structure d'écriture.
Nous renouons maintenant avec ce qui était dit au verset 18.
● Versets 25-27 : Fin de l'épisode de Simon-Pierre.
« 25Était Simon-Pierre se tenant et se chauffant. Ils lui dirent donc : “N'es-tu pas toi aussi de ses disciples ? ” Celui-ci nia et dit : “Je ne suis pas (ouk éimi) ” – c'est le deuxième ouk éimi – 26Un des serviteurs du grand-prêtre qui était compatriote – de même race, ou parent – de celui à qui Pierre coupa un bout de l'oreille, dit : “Est-ce que moi je ne t'ai pas vu dans le jardin avec lui ?” – Ici quelque chose provisoirement se boucle. Nous en arrivons au rappel de la première scène : le jardin, puis l'épisode de Pierre, par mode circulaire de retour de la parole.
27De nouveau Pierre nia – il ne dit plus ouk éimi, mais c'est le même verbe “il nia” – et aussitôt un coq chanta. » C'est une mise en rapport avec la fin du chapitre 13, quand Jésus annonce à Pierre : « Amen, je te dis, le coq n'aura pas chanté que tu ne m'aies renié trois fois » (Jn 13, 38). Le coq qui joue ainsi fait partie du bestiaire élémentaire de notre évangile. Celui-ci n'est pas très fourni. Il y a un ânon et une ânesse, des brebis, des poissons, l'agneau, le loup, la colombe. Le coq, je pense, est l'annonciateur du jour : c'est l'indice du passage de la nuit au jour, celui qui annonce le jour. Chez Jean il ne chante qu'une fois. Autrement dit, c'est un animal qui annonce la résurrection puisque “le jour”, c'est la résurrection, donc l'indice dans ce chapitre même de la présence de la résurrection annoncée.
Pour suivre ce thème du triple reniement de Pierre, il faut trois lieux :
- Jn 13, 38 « Jésus répond : “Tu poseras ta vie pour moi ? Amen, amen, je te le dis, le coq n'aura pas encore chanté que tu m'auras renié trois fois”. »
- le triple reniement,
- et la triple collation[6] de la primauté : « Pais mes agneaux, pais mes brebis » (Jn 21), à propos de Pierre, qui a une grande importance dans l'évangile de Jean.
Les deux figures de Pierre et du “disciple” viennent en premier et de façon privilégiée dans l'évangile de Jean. Tout se passe même comme si, d'attribuer les places respectives des communautés pétrine et johannique était un souci de l'écriture de cet évangile écrit dans la mouvance johannique, ce qui fait que le nom de Jean est peu prononcé et qu'il est désigné comme « le disciple qui… »
Pourquoi trois ? Le trois est un signe de plénitude, c'est ainsi que la plénitude de la gloire s'exprime dans le « Hagios, hagios, hagios (Saint, saint, saint) »… La structure “trois” est une structure qui est importante dans ce sens-là. Ce n'est pas le seul chiffre. Ils ont tous des significations qualitatives déterminées.
Nous avons d'ailleurs à remarquer ici que le trois chez Pierre n'est justement pas complet parce que c'est un trois de négation. Il renie bien trois fois mais il ne dit que deux fois « Je ne suis pas » alors que Jésus a dit trois fois « Je suis » dans le passage précédent : ça peut être une subtilité de l'écriture. Vous avez bien noté les trois « Je suis (égô éimi) » avec la signification plénière et puis la signification seconde qui ont toutes les deux leur intérêt dans le texte ; pour Pierre c'est « Je ne suis pas (Ouk éimi) ». Si on lit le grec, il est patent que le rapport est fait. Or il dit « Ouk éimi » à la jeune portière (la gardienne), il le dit ensuite verset 25 « “N'es-tu pas de ses disciples ?” Il nia en disant “Ouk éimi” » et enfin il renie à propos du parent de celui qui a été blessé à l'oreille (v. 27), mais le « Ouk éimi » n'apparaît pas la troisième fois. Mettre en opposition aux trois “égô éimi” les deux “Ouk éimi” est peut-être une subtilité parce que le deux est un chiffre déficient, alors que le trois est un chiffre de plénitude.
4) Questions-Réponses.
► Faut-il traduire “Je n'en suis pas” ou “Je ne suis pas” ?
J-M M : Le décalque du grec est “je ne suis pas”. C'est toujours la même problématique : si on veut insister sur la vraisemblance psychologique, il faut traduire par “je n'en suis pas”, et si on veut entendre “Ouk éimi”comme la négative de la proclamation essentielle christique “Je suis” dont elle serait le pendant, il faut préférer “je ne suis pas”. Le grec supporte les deux traductions, c'est ça le problème. Mais justement, cette capacité de porter les deux traductions fait partie du texte. Il n'y en a pas une qui est bonne et l'autre qui est mauvaise.
J'ai beaucoup de liberté dans ma façon de lire, vous l'avez remarqué, par rapport aux usages, mais j'essaye de n'avoir jamais de licence, de liberté gratuite. Je cherche toujours que ce que je suggère soit, de manière au moins plausible, attesté dans le texte. Les deux choses : avoir un esprit très libre et une grande exigence
► Le reniement ne se fait pas devant n'importe qui. Il y a deux scènes dans un même espace, une qui se passe dans le palais de Caïphe avec les grands acteurs, et une dans la cour, avec les serviteurs, les petites personnes. Pierre est dans un certain espace.
J-M M : Pour Pierre tout est dans la cour où il y a des serviteurs, peut-être des gardes et puis la portière (la servante) : c'est devant le petit peuple que Pierre est interrogé. Vous accentuez la distinction entre l'espace de pouvoir et l'espace de la cour, mais cela accentue quelque chose que peut-être je ne séparerais pas tant. J'aimerais même penser que c'est tellement proche, la cour et l'antichambre éventuelle dans laquelle on se trouve, que Pierre aurait pu entendre la demande de Jésus de questionner les témoins. Ça obligerait à raccourcir l'espace et à raccourcir la différence.
Par ailleurs, les autorités n'interrogent que Jésus mais pas Pierre. Jésus voudrait inverser. C'est probablement écrit de cette façon-là pour révéler la négation de Pierre à la question même du grand prêtre. Je vais dire le mot que Jean aurait employé : « Il dit cela pour le tenter », tenter au sens d'éprouver, mettre à l'épreuve. Il s'agit, pour Jésus, de révéler le cœur de l'interlocuteur, dans une perspective qui ne soit pas de le faire trébucher, surtout si c'est le mauvais cœur, mais qui permette la prise de conscience dans un espace d'accueil et fasse progresser la réflexion…
● Parenthèse : Jésus tente Philippe (Jn 6) ; la tentation dans le Notre Père.
La question était au début du chapitre 6 : « 5Jésus dit à Philippe : “Où achèterions-nous des pains pour que ceux-ci (tant de gens) mangent ?” ». Et l'évangéliste prend la parole et dit : « 6Il dit cela pour le tenter, lui savait en effet ce qu'il allait faire ». Donc Jésus sait ce qu'il veut faire. Il prononce le mot acheter car pour tout le monde (Philippe et les autres), du pain ça s'achète. Or Jésus veut faire comprendre dans ce chapitre que le véritable pain (le pain qui entretient la vie authentique), ça se donne. Il veut faire voir qu'on a au cœur la question de l'achat, et donc marquer la distance et préparer la révélation de la donation, car « 51le pain que je donnerai, c'est moi-même pour la vie du monde », comme il est dit ensuite au milieu de ce chapitre 6. C'est pourquoi le verbe donner est en évidence et préparé par la prise de conscience de ce que pour nous le pain ça s'achète.
La méthode employée ici par Jésus peut être rapprochée de l'ironie socratique. Ironie vient du mot érotao (je questionne). C'est en ce sens-là qu'on parle de l'ironie socratique, qui fait semblant de ne pas savoir, ou éventuellement ne sait pas, mais pose des questions et fait éventuellement se contredire pour faire faire un chemin. En ce sens-là on peut parler de l'ironie christique, et on peut même ajouter une pointe d'ironie souriante dans un certain nombre de réponses de Jésus.
► Mais alors, dans le Notre Père, au lieu de dire : « Ne nous soumets pas à la tentation », on devrait dire : “Soumets-nous”.
J-M M : On vient de voir un usage du mot tenter. Mais tenter a une histoire complexe : dans certaines de ses acceptions, Dieu tente, dans d'autres au contraire il ne tente pas. Il y a des cas où Dieu tente par l'intermédiaire d'un adversaire, et des cas où c'est par l'intermédiaire d'un bon serviteur : le Satan de Job est plutôt un bon serviteur de Dieu. Etc.
La fin de la réponse à ta question n'est pas là. Il faudrait entendre que la tentation n'est pas d'abord un acte mais un espace, un espace d'épreuve de force. C'est pourquoi le texte dit : « Ne nous introduis pas dans la tentation » car on est introduit dans un espace. Le lieu du Royaume est le lieu du don, ce n'est donc pas le lieu du droit, c'est pourquoi il faut lever les dettes : « Lève-nous nos dettes comme nous les levons à ceux qui nous doivent » (pardonne-nous nos péchés …) et ce n'est pas non plus un espace de force : « Ne nous laisse pas entrer dans l'espace de force ». Ici encore il ne faut pas penser à partir du sujet qui tente ou qui est tenté, mais à partir de l'espace commun. Ceci révèle que l'espace de notre habitation est l'espace du don (« Donne-nous notre pain ») ; donc que ce n'est pas un espace de droit et de devoir (« Lève-nous nos dettes ») ; c'est pourquoi nous demandons « Ne nous introduis pas dans l'espace du rapport de force ». Voilà les trois demandes : être dans l'espace du don, et ne pas être dans l'espace du droit et du devoir, ni dans l'espace du rapport de forces. C'est ça le sens du texte.
Ce qui est en question dans la phrase qui est traduite en français par : « Ne nous introduis pas dans la tentation », ce n'est pas que Dieu tente ou que l'homme tente, mais c'est qu'on soit ou non dans un espace de rapport de forces. C'est un espace “entre”. C'est parce que nous pensons de façon impénitente à partir de je que nous posons la question : qui tente et qui est tenté ?[7]
Par exemple il y a un usage ancien où on pouvait dire “tenter Dieu” : « Tu ne tenteras pas le Seigneur ton Dieu » (Dt 6, 16). D'habitude on ne tente pas Dieu, de même qu'on espère que Dieu ne tente pas. Mais ce n'est pas la question. La question n'est pas : qui est la cause, qui est le sujet de la cause ?
● La question de la cause.
Vous allez voir ce qu'est un procès, qui n'est même pas un procès d'ailleurs, c'est un faux procès. Pilate posera la question : « Quelle catégorie [8](quelle cause) portez-vous contre cet homme ? » (Jn 18, 29). Catégorie et cause sont deux mots du droit, ce sont deux mots qui cherchent la cause et qui ont été assumés par la métaphysique et la logique ; car les catégories relèvent de la logique et les quatre causes relèvent de la métaphysique. Il y a une attitude causale qui nous est propre. Il y a du reste un rapport sournois entre métaphysique et logique. La recherche de la cause, c'est scientifique, tout le monde cherche la cause, et ça a une origine juridique. La dénonciation du droit dénonce la métaphysique elle-même d'une certaine manière que nous n'avons pas encore entendue.
L'innocente question « Qui est la cause ? », y compris « Qui a créé le monde ? », c'est la même question que « qui a fait ça ? », « Qui est responsable de tout ça ? » et c'est une question du cœur mauvais, c'est une question de vindicatif, de vengeance. Je suis en marge de notre lecture !
► Moi je suis parti sur le combat de Jacob avec Dieu.
J-M M : Cette question du combat avec Dieu est une question pour laquelle j'ai beaucoup de difficultés. Il y a de beaux textes de Jean-Louis Chrétien par exemple là-dessus, mais je suis prudent pour ce qu'il en est de l'usage de “se mesurer” à Dieu. L'intérêt c'est de penser que le bon rapport avec quelqu'un n'est pas nécessairement un rapport lénifiant, mais qu'un rapport de force peut être tout à fait positif et avoir sens : en ce sens-là, d'accord. Quand je vitupère la force ici, c'est la force pour tuer, pour anéantir, la force qui écrase.
● « Le disciple que Jésus aimait » et Pierre en Jn 21.
► En plus de Pierre comme témoin, il y a un autre disciple (v 15) qui ne dit rien.
J-M M : Oui, seulement ce disciple-là, c'est le disciple infiniment mystérieux. Il n'est pas convoqué, on ne lui demande pas de témoigner. Il n'a pas de nom. Il est quand même assez bizarre parce qu'en même temps il connaît très bien le grand prêtre. Il a d'autres noms, d'autres dénominations parfois, mais jamais un nom propre : c'est « le disciple que Jésus aimait », etc. Souvent, quand ils sont deux, c'est « l'autre disciple ». Ce disciple sans nom a une grande importance puisque, tout à fait à la fin de l'évangile, la préoccupation qui apparaît, c'est : qu'advient-il de Pierre et qu'advient-il de l'autre disciple ? Et nous avons le triple « Pais mes agneaux, pais mes brebis » qui a rapport au triple reniement.
Retenez bien le thème agneaux-brebis parce que, d'un certain côté, dans cet ensemble-là, nous sommes dans la thématique du berger et de l'agneau. Cette thématique appartient à double titre à la Passion dont l'ouverture est : « Je frapperai le berger et les brebis seront dispersées » (Mt 26, 31). Pasteur, brebis dispersées, agneau pascal : pour cette raison, j'ai voulu que la mention « manger la Pâque » (v 28), la mention du moment pascal, soit indiquée dans le passage qui nous occupe ici. Le reniement de Pierre est corrigé ensuite par la référence à paître les agneaux, paître les brebis. Donc c'est un fil très ténu, ce n'est pas le thème dominant mais c'est peut-être le thème par lequel nous passerons au thème central avec Pilate, le thème du roi.
Il ne faut pas oublier que toutes ces choses-là ont des connotations subtiles de par le rapport du thème du berger et du roi : le roi David est berger. La thématique royale et la thématique pastorale sont en rapport.
D'autre part il y a dans cette même perspective le renversement de situation du berger qui donne sa vie pour les agneaux, alors que normalement ce sont les agneaux qui nourrissent le berger, renversement qui nous ouvre la thématique de l'agneau, donc une thématique sacrificielle en perspective pascale.
Ce thème ténu va se retrouver par exemple lors du « il ne lui sera brisé aucun os » (Jn 19, 36) comme c'est le cas pour l'agneau pascal ; l'heure de l'immolation des agneaux est l'heure de la mort du Christ, etc. Il y a un thème très subtil qui n'est jamais absent mais qui n'est pas mis en avant. Nous aurons à voir que ce thème est conforté en particulier par le mot de Caïphe tel que Jean le lit.
● Pneuma, royaume, vérité.
► Est-ce qu'il y a un lien entre les témoins et la vérité dont on parlera à la fin du chapitre 18 ?
J-M M : La question est intéressante… pour la poser de façon un peu déployée, pas pour y répondre maintenant.
Nous verrons quel rapport il y a entre le thème central qui est le thème de la royauté (du royaume), qui est l'essentiel du dialogue avec Pilate, et la vérité : royaume et vérité. Vous m'avez sans doute entendu dire que pour lire saint Jean, il fallait penser que pneuma (esprit), royaume et vérité sont des synonymes, ce qui paraît très étranger à première écoute. Le pneuma est d'abord un espace, un espace régi, un espace de vie : « Où faut-il adorer ? … Dans le pneuma » ; « adorer en pneuma et vérité (en pneuma qui est vérité) ». Vérité chez Jean désigne l'ouvert de ce qui vient, l'espace ouvert. L'espace régi, c'est le royaume. Le royaume c'est l'aïôn qui vient, c'est l'espace-durée qui vient, c'est la résurrection, c'est la nouveauté christique.
Tu posais la question non pas en ce sens-là, mais au sens de témoignage. J'anticipe. Je comprends la question parce que la vérité chez Jean est pensée à partir du témoignage : ce qui constitue la vérité, c'est le témoignage de deux ou trois. On verra si c'est pertinent par rapport à ici, mais c'est pour demain.
● Lire l'Évangile dans un contexte ecclésial
► Nous pensons que cet autre disciple qui connaît très bien le nom du serviteur du grand-prêtre (v. 10), c'est saint Jean.
J-M M : On pourrait dire que celui qui est appelé “l'autre disciple” (l'autre que Pierre), et celui qui est appelé “le disciple que Jésus aimait”, ces deux-là sont le même ; et traditionnellement on dit que c'est saint Jean. C'est bien, mais il y a certainement une différence entre Jean l'apôtre, fils de Zébédée, et Jean l'écrivain, auteur de cet évangile.
Concernant l'évangile de Jean, il y a plus de 100 conjectures, mais la plus connue est celle de Marie-Émile Boismard, selon laquelle un texte primitif se serait développé en incorporant des matériaux divers, les auteurs successifs appartenant à un même milieu qu'on appelle le milieu johannique[9]. C'est une question qui peut être intéressante pour un historien. Mais c'est une question qui est nulle pour nous. “Pour nous” : J'appelle nous ici ceux qui lisent l'évangile dans un contexte ecclésial.
L'évangile n'a pas été écrit pour les bibliothèques, mais pour les assemblées ecclésiales. C'est-à-dire qu'on est en bonne posture de lecture selon la volonté du texte[10] quand on l'entend en Église et non selon les questions que peut se poser un historien qui trouve ce même livre en bibliothèque. (Même moi, je peux être tantôt historien en bibliothèque et tantôt dans un contexte ecclésial) Cela signifie qu'il faudrait préciser le statut ecclésial de l'Écriture parce que cela entraîne des conséquences pour la lecture.
Que ce texte soit lu comme document historique (on ne peut évidemment pas critiquer), ou qu'il soit lu comme proclamation liturgique de la foi, cela change un certain nombre de choses dans les conditions d'écoute, en particulier ça ne suscite pas le même type de questions par rapport au texte. Ceci ne me fait pas dire qu'il est nul et non avenu de prendre ce texte comme un document historique. Je pense même que ce serait dommage que cela n'eut pas été fait dans les derniers siècles. Il était utile de le faire. Je m'empresse de dire cependant que, pour les raisons que je vais indiquer plus tard, si j'en ai la possibilité, cela n'est pas absolument nécessaire. On peut considérer que c'est opportunément nécessaire en fonction de ce qu'il en est de l'oreille occidentale qui est de se poser en historien par rapport aux choses anciennes. C'est possible, ce n'est pas nécessaire, de toute façon ce n'est pas suffisant, cela ne rend pas compte du pourquoi du texte.
Le prochain texte est plus long (18, 28 à 19, 16a). Il sera facile de rythmer ce texte par les entrées et sorties qu'il faudra interpréter. Il y a un dedans et un dehors, en quel sens ? Surtout quel est le thème qui deviendra dominant ? Pourquoi ce thème dominant qui désormais prend la place du débat ?
[1] Voir chapitre I, à la fin du I, Interpréter la prescience de Jésus, et Jn 2, 25. La présence de Jésus au coeur. La question de son humanité.
[2]Balaam : Célèbre prophète ou devin. Envoyé par Balak, roi de Moab, pour maudire les Israélites qui, après avoir traversé le désert, traversaient ses territoires vers le pays de Canaan. Alors qu'ils approchaient, le devin, monté sur une ânesse, s'en alla à leur rencontre ; mais pendant qu'il était en chemin, un ange, tenant une épée nue à la main, se présenta devant l'ânesse, qui s'enfuit à travers champs et, douée tout à coup de la parole, reprocha à son maître sa dureté (Nb 22, 22-30). Dieu ouvrit alors les yeux de Balaam ; il bénit le peuple qu'il avait pour mission de maudire.
[3] Voix du ciel, voix de la terre, puisque toute vérité se tient entre le témoignage de deux.
[4] La transcription d'une session sur la première lettre de Jean, "Connaître et aimer", paraîtra un jour sur le blog .
[5] Cf. Jn 2, 13-22 : Jésus révélateur de violence cachée ; Transfert du Temple sur le Corps de Résurrection .
[6] Collation : même racine et même sens que le verbe conférer (du latin conferre). Le Christ a conféré à Pierre la primauté pour le soin du “troupeau”.
[8] Le sens propre du mot catégorie, c'est : chef d'accusation. (J-M Martin).
[9] « Avant de connaître sa forme définitive, l'évangile de Jean a subi une évolution assez complexe. Presque tous les commentateurs modernes le reconnaissent, même s'ils sont en désaccord sur la façon de concevoir cette évolution. Selon les uns, l'auteur aurait fusionné, en les remaniant plus ou moins, un certain nombre de sources. Selon d'autres auteurs un texte primitif, beaucoup plus court que l'évangile actuel, se serait développée à la façon d'une boule de neige, en incorporant des matériaux divers mais liés entre eux par le fait qu'ils émaneraient d'un même milieu johannique. Quelle que soit la solution adoptée, on se trouve devant le fait suivant : l'Évangile de Jean est composé de couches rédactionnelles diverses, appartenant à des époques différentes, voire à des milieux de pensée non homogènes » (M-E Boismard, revue Lumière et Vie n° 149, 1980, p 65). On admet en général que l'évangile de Jean finit d'être rédigé à la fin du Ier siècle ou au début du IIe siècle, le Temple de Jérusalem étant détruit en l'an 70.