Jn 2, 25. La présence de Jésus au coeur. La question de son humanité
Une des caractéristiques de la parole du Christ c'est qu'elle touche au plus intime du cœur de l'homme, et qu'elle touche non pas pour condamner mais pour libérer. Cette méditation de Jean-Marie Martin qui s'appuie sur Jn 2, 25 est extraite d'une intervention faite à Saint-Bernard de Montparnasse en 1988-89, année où il a lu Jn 2 et Jn 3. Ce message complète le précédent : Jn 2, 13-25 Purification du temple et annonce de la mort-résurrection. Signes et foi.
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La présence de Jésus au coeur
La question de son humanité
« Il (Jésus) n'avait pas besoin que quelqu'un témoignât sur l'homme. En effet, lui connaissait (a toujours déjà connu) ce qu'il y a dans l'homme. » (Jn 2, 25).
Ce texte est sans doute majeur pour désigner la juste place de Jésus, à savoir que Jésus est au plus proche de ce qu'il y a au plus profond de l'homme. Cela doit s'entendre singulièrement et premièrement du lieu de Jésus ressuscité. Cela appartient, disons, à la dimension ressuscitée de Jésus, dimension qui est antérieure aux événements de Pâques.
1) La présence de Jésus au cœur.
a) Le prophète et le rabbi comme étant au cœur de la question.
Cette connaissance de Jésus au cœur n'est pas dite une fois simplement. Nous la retrouvons par exemple au chapitre 4 à propos de cette révélation qui est faite à la Samaritaine lorsqu'il lui demande d'aller quérir son homme. Quand elle répond : « Je n'ai pas d'homme », Jésus lui dit « Tu dis bien, que tu n'as pas d'homme 18car tu as eu cinq hommes, celui que tu as maintenant n'est pas ton homme, en cela tu dis vrai ». C'est alors qu'elle dit : « Je constate que tu es prophète ». Le mot de prophète désigne donc ici celui qui est au plus près du cœur de la question.
Le mot de prophète lui-même est susceptible d'être pris à plusieurs niveaux, bien sûr. Il y a par exemple l'attente samaritaine du prophète, l'idée que l'on peut avoir de ce qu'il en est d'un prophète. Dans le cas de la Samaritaine la confession de Jésus comme prophète est une étape par rapport à une identification plus pleine qui a lieu à la fin : il est reconnu comme « sauveur du monde » qui est son nom propre puisque Jésus (Yeshoua) signifie sauveur[1].
Néanmoins il faut bien voir que le mot prophète, lorsqu'il est ressaisi à partir de la résurrection, peut dire intégralement ce qu'il en est de Jésus. Évidemment à ce moment-là il change de sens. De la même manière que chaque épisode de l'Évangile dit sous un aspect la totalité de ce qui se démontre comme résurrection (sous la dénomination de lumière, de vie etc.), de même le titre de prophète, lorsqu'il est entendu à partir de la résurrection, est susceptible de dire intégralement ce qu'il en est de Jésus..
Il y a un autre mot qui est suggéré par ce que dit Nicodème : il ne dit pas « nous savons que tu es venu comme prophète » mais « nous savons que tu es venu comme didascale » (Jn 3, 2) c'est-à-dire comme rabbi. Comme pour le mot de prophète, le mot de rabbi peut être pris dans un sens insuffisant, et du reste, cela sera dénoncé d'une certaine manière par Jésus lui-même : « Tu es didascale en Israël et tu ne connais pas ces choses ? » (Jn 3, 10)[2]. Jésus n'est pas un rabbi parmi les rabbis, pas plus qu'il n'est prophète selon la mesure de l'attente samaritaine. Cependant, à un autre niveau, chez saint Jean, le titre de rabbi est un titre majeur de Jésus, et il l'est au titre de la résurrection. En effet la première confession de Marie Madeleine c'est « Rabbouni » après la résurrection (Jn 20, 16)), et disant cela elle se reconnaît disciple, elle est la disciple. Et de même que la figure de Jésus comme parole est corrélativement la figure de ceux qui le recueillent, de même la figure de Jésus comme Rabbi est corrélativement la figure de ceux qui sont ses disciples[3]. Et il y a également la figure du disciple par excellence, le disciple que Jésus aimait.
Ici, d'une certaine manière, j'assimile rabbi et prophète, alors que, de façon antécédente, saint Paul les distingue fort bien. Par exemple en 1 Cor 12, 28 il énonce des charismes qui sont dans l'Église : « Et ceux que Dieu a établi dans l'Église sont premièrement des apôtres, secondement des prophètes, troisièmement des didascales ». Ce sont des fonctions diverses pour lui, mais pour saint Jean il semble que ce ne soient pas des fonctions aussi différentes, d'autant plus que le rôle de prophète dans le grand sens du terme est un rôle important chez Jean sous la dénomination de paraclet..
b) Le paraclet comme parole assistante.
On peut traduire le mot paraclet par "parole assistante" parce que ce mot désigne en grec l'avocat. On traduit aussi très couramment paraclet par consolateur, ce qui correspond aussi à une parole assistante. La parole assistante est la parole proche et favorable, c'est la parole qui est au cœur.
Le terme de paraclet est la façon dont Jean dans son évangile désigne celui qui a pour tâche de remémorer au présent ce que les disciples ont éventuellement vécu ou manqué à vivre (« Il vous remémorera la totalité de ce que je vous ai dit » Jn 14, 26), autrement dit c'est la dimension de parole de Jésus ressuscité lui-même. Il ne faut pas que notre imagination nous fasse des difficultés en ce domaine sous prétexte que le Fils et l'Esprit seraient deux personnes ; de toute façon elles ne sont jamais séparées. La fonction paraclétique, la fonction de l'Esprit, s'exerce dans et par la résurrection de Jésus[4].
Je vous parle de paraclet parce que c'est probablement un des traits de la fonction du prophète : susciter la parole assistante. C'est assez intéressant de voir comment dans les Actes des apôtres Pierre en tant qu'apôtre annonce la résurrection de Jésus dans l'Esprit de Pentecôte, car le texte ajoute : « il paracalait » (Ac 2, 40). Parakaleïn est donc un verbe employé dans les Actes, et on le trouve abondamment chez saint Paul.
J'ai dit que la paraclèse était un des traits de la fonction du prophète, c'est aussi la fonction d'enseignement qui est celle du rabbi.
c) La présence de Jésus au cœur de l'homme.
Jésus est au cœur de l’homme et sait ce qui s’y passe, mais il ne faudrait pas penser qu'il s'agit d'une sorte de présence inerte. En effet Jésus est au cœur par la parole assistante qui, en particulier, enseigne, c'est très fortement affirmé par Jean dans sa première lettre : « 20 Et vous, vous avez un chrisma venu du sacré et vous savez tous. (…) 27 Le chrisma que vous avez reçu de lui, qu’il demeure en vous. Et vous n'avez pas besoin que quelqu’un vous enseigne. Mais comme le chrisma vous enseigne au sujet de tout, qu'il est vrai et qu'il n'est pas falsificateur, et selon qu'il vous a enseignés, demeurez en lui. » (1 Jn 2, 20-28). Ce sont des choses évidemment à bien entendre, et peut-être que nous n'avons pas assez l'oreille à cette présence.
L'affirmation de Jean n'est pas simplement une affirmation théorique disant que nous savons ceci ou cela.
« Si quelqu'un m'aime, il gardera ma parole et mon Père l'aimera et nous viendrons auprès de lui, et nous ferons notre demeure auprès de lui» (Jn 14, 23). Il s'agit donc d'une présence, mais d'une présence active, et d'une présence pour laquelle il faudrait progressivement avoir l'oreille.
L'Évangile n'a été écrit que dans la lumière de la résurrection, et très probablement le peu que nous en entendons s'entend en nous en fonction même de cette présence. Et ce n'est pas entendre des voix au sens banal du terme, parce que la voix en question est celle qui est ici écrite. Par ailleurs c'est ce qui donne de quoi entendre mais aussi de quoi parler. Cette proximité-là, il faut y tendre l'oreille.
On pourrait développer encore cela, mais voilà un premier point : Jésus sait ce qu'il y a dans l'homme.
Par parenthèse, en Jn 2, juste avant notre verset 25, il est dit : « 23Tandis qu'ils étaient à Jérusalem pendant la fête de la Pâque, beaucoup crurent en son nom, constatant les signes qu'il faisait. 24Lui, Jésus, ne croyait pas en eux ». Cela pourrait avoir une connotation négative alors qu'il s'agit d'affirmer que Jésus est cette présence proche qui sait ce qu'il en est : il vit l'absence de présence que nous avons pour lui, mais cependant il ne la vit pas de façon négative. Il le sait non pas dans la condamnation mais dans la sauvegarde, il le sait dans le maintien de cette provisoire distance[5].
Donc c'était un premier point en référence au thème johannique du prophète et du rabbi.
2) La question de la prescience de Jésus vis-à-vis de ce qui arrive.
a) Comment entendre la prescience de Jésus ?
Une deuxième chose serait à dire à ce sujet si on pense avec quelle insistance Jean dit et répète que Jésus sait d'avance et sait dedans. On trouve par exemple au début de la Passion : « Jésus donc sachant tout ce qui venait sur lui » (Jn 18, 4). Alors on dit : Dieu sait tout. Mais pour Jean ce n'est pas au titre d'une omniscience ou d'une omnipuissance de Dieu. Jean l'écrit pour dire quelque chose de beaucoup plus précieux, de beaucoup plus secret, et si nous ne prenons pas soin de nous étonner, de nous heurter même éventuellement, jamais nous ne découvrirons ce lieu-là puisque nous allons nous contenter d'une approximation.
Il y a cette affirmation majeure de Jésus lui-même : « Ma vie personne ne me l'enlève mais je la pose de moi-même » (d'après Jn 10, 17-18). Il s'agit ici de rendre possible le don. En effet le don n'est pas quelque chose de hasardeux qui survient, mais il est don en pleine connaissance de cause. Les soldats le prennent apparemment, mais en fait ils ne le prennent pas puisqu'il se donne en pleine connaissance de cause. La pleine connaissance de cause, qui précède le rapport un peu hasardeux de la prise, est la condition pour la plénitude même du don. Ce n'est pas du tout dans le sens d'une gloriole (au sens où nous pourrions le penser) mais pour manifester la possibilité même du don plein.
c) Entre-appartenance du don et du sentiment d'abandon.
Alors en troisième lieu, à propos de cette même question, il reste le soupçon que cette super-connaissance rende Jésus peu apte à une authentique vie humaine et à une sincérité de sa souffrance. Il a l'air ici de se distancer de nous et on pourrait penser qu'il ne souffre pas vraiment. Est-ce de l'intention de Jean de prétendre cela ? Il n'en est rien. En effet le Jésus de la passion n'est pas chez Jean moins affecté que le Jésus des synoptiques.
Nous connaissons un certain nombre de phrases des synoptiques au sujet de Jésus au moment de la Passion : « Mon âme est triste à en mourir » (Mt 26, 38) « Éli, Éli, pourquoi m'as-tu abandonné ? »
Et chez Jean que trouvons-nous ? Chez Jean nous trouvons aussi un mot majeur qui n'est pas situé dans la Passion mais au chapitre 12. Il n'est pas situé dans la Passion parce que chez Jean la Passion est surtout écrite comme résurrection[6]. Cela se passe au chapitre 12 où on lit le mot : « Ma psychê entre en turbulence (en trouble, en taraxis) » et c'est suivi de la question : « Que dis-je ? » c'est-à-dire « que dit la parole ? »[7]. C'est bien probablement au plus profond de ce qu'il en est de Jésus que cela se passe quand Jésus dit : « que dis-je ? », « Quoi de la parole ? » Donc Jean ne néglige nullement cela.
Notre question à nous est maintenant de tenter de penser comment l'une des affirmations n'efface pas l'autre, c'est-à-dire comment la science de l'intime ou du futur qui est en Jésus n'exclut pas l'authenticité de ce trouble majeur, de ce pâtir. Eh bien cela sans doute, nous ne pouvons que très difficilement le conjecturer à partir de notre psychologie. Ce n'est pas notre psychologie qui résoudra cette question.
En effet souvent en lisant le « Jésus fatigué » et le « Donne-moi à boire » de la Samaritaine (Jn 4), on est tout heureux de voir que Jésus était fatigué et avait soif comme nous. Mais chez saint Jean cela désigne une autre fatigue qui est commémorée dans la demande : « J'ai soif » sur la croix. J'ai soif de quoi ? Et je suis fatigué de quoi ? Il serait peut-être bien de ne pas purement et simplement réduire la signification de ces mots, parce qu'il en est dans cette passion-là de quelque chose d'infiniment plus radical que ce que jamais homme ne vécut comme soif et comme fatigue peut-être.
Essayons de penser cela non pas en le rabattant sur la façon dont nous percevons nos émois divers, mais en étant à l'écoute de ce qui est en question. Jésus est la plus haute proximité avec le Père. Or cette plus haute proximité se nomme le don. Il est peut-être de l'authenticité du don qu'il s'éprouve jusque comme le suprême abandon. Peut-être que cette proximité-là est ce qui creuse la plus grande distance. Et du reste cette plus grande distance est probablement ce qui atteste et ce qui ouvre la plus haute présence.
Ce qui importe ici, c'est, à mon avis, de ne pas juger au mètre ou à l'aune de nos propres sentiments, mais peut-être au contraire de percevoir qu'il y a là une exaltation du sentiment dans le double sens. L'entre-appartenance du don et du sentiment d'abandon rejoint du reste quelque chose comme la fameuse phrase de Hölderlin : « Plus s'accroît le péril, et plus s'accroît ce qui sauve ». Autrement dit il est de la signification du sauf que le péril y soit, et sans doute que l'un y est d'autant plus que l'autre y est.
Ce qui est intéressant ici c'est que Jésus est dans la souffrance comme nous, et avec une force qui n'est pas la nôtre, une force dans les deux directions, telle qu'il n'appartient pas à notre psychologie d'en débattre. Ça a l'air d'évacuer l'humanité. C'est peut-être justement ce qui mène Jésus au cœur même de l'humanité. C'est peut-être par là qu'il est ce qui porte radicalement cela que nous ne pouvons pas porter en tant que singuliers.
Les craintes de docétisme, c'est-à-dire de prendre pour une simple apparence ce que Jésus vit, conduisent souvent à projeter ce que nous savons de l'homme sur lui. Au contraire, comme je viens de le montrer, considérer que ce n'est pas une simple apparence, cela n'enlève rien, et même cela ajouterait plutôt : nous avons plutôt à attendre de lui qu'il dise quelque chose de la dimension de l'homme que nous n'avons pas éprouvée encore, et aussi des confins de l'homme et de Dieu, autrement que simplement par le raboutement d'une nature humaine et d'une nature divine en un sens que nous connaîtrions d'avance.
Dans cette coupure s'annonce sans doute la plus haute unité de l'homme et de Dieu, si l'unité n'est pas le caractère inerte et compact de quelque chose qui se tient tout seul. Et si l'unité est dans l'union de la plus haute proximité, de la plus haute relation de l'univers, cela creuse sans doute la plus grande altérité, la plus grande diversité, et c'est même probablement là que ça se joue et là que se trouve l'unité du conflit.
Vous voyez que nos craintes dans ce domaine auraient pu nous faire évacuer quelque chose de très important. Si nous avions dit : « laissez-le, il est trop sûr de lui, il sait tout, ce n'est pas intéressant, le Christ de saint Marc est beaucoup plus sympa : il souffre. », je crois que nous aurions manqué quelque chose de très important.
Ceci pour redire quelle est l'attitude fondamentale à avoir vis-à-vis du texte. Il faut toujours s'affronter au plus rugueux du texte, et surtout ne pas adoucir les choses. Si elles sont adoucies elles ne font pas problème. Ce qui est susceptible de nous rebuter le plus dans un premier temps, c'est cela qui va nous permettre de déceler que nous ne sommes pas au texte, et donc va nous mettre en travail pour que s'instaure en nous un débat, un litige, et même un entêtement, mais dans les deux sens du terme. Et ultimement c'est cela qui augmente le plus en nous la capacité d'écoute.
[1] La rencontre de Jésus et de la Samaritaine est méditée dans La rencontre avec la Samaritaine, Jn 4, 3-42, texte de base..
[3] En hébreu le disciple se dit talmid, il est le corrélatif de rabbi.
[4] Dans l'évangile de Jean c'est le pneuma (esprit) qui est désigné par le terme de paraclet ; dans la première lettre de Jean c'est Jésus lui-même : « Et quand quelqu'un pèche, nous avons un paraclet auprès du Père, Jésus Christ, le juste. » (1 Jn 2, 1).
[5] À propos de la Samaritaine, J-M Martin fait remarquer qu'au début entre Jésus et la Samaritaine il y a la plus grande distance. « Nous avons ici une longue recherche dans laquelle néanmoins, dès le principe, il y a cette présence. Cela est très important parce que je ne sais jamais, d'expérience, quelle est la semence ou l'essence de ce que je vis, de ce que je pense. L'étude rétrospective éclaire ce qui a été un cheminement. Mais je n’ai jamais maîtrise absolue surcela. (…) D'une certaine façon, toute la vie prépascale des disciples est aussi un immense malentendu, elle demeure dans le "non pleinement entendu". Il y a là quelque chose de très précieux car il faut dire que le malentendu n'est pas seulement négatif, le malentendu est notre première façon d'entendre. Entendre c'est toujours chez nous corriger un malentendu. »
[6] Cela se passe aux chapitres 18 et 19 de l'évangile de Jean.
[7] « Maintenant ma psychê (moi-même) entre en turbulence, et que dis-je : "Père sauve-moi de cette heure ?” Mais je suis venu pour cette heure. “Père, glorifie ton nom.”» (Jn 12, 27-28).