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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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15 mars 2015

JEAN 18-19. La Passion. Chapitre VI : Jean 19, 30-37 et 1 Jean 5, 3-9. La transfixion et le découlement des humeurs

 L'épisode de Jésus en Croix se termine par la manifestation de la vie donnée, de la vie répandue : « inclinant la tête, il livra le pneuma (l'esprit) » (v. 30) ; « un des soldats de sa lance lui ouvrit le côté et aussitôt il sortit sang et eau » (v. 33). Ceci contribue à marquer qu'il s'agit là de l'arbre de vie d'où sort la vie. La thématique du pneuma, du sang et de l'eau répandue se retrouve en 1 Jn 5, 3-9.

Aussi dans ce chapitre VI de la session sur "la Passion selon saint Jean" animée par Jean-Marie Martin, vous trouvez la lecture de la transfixion et aussi une lecture de 1 Jn 5, 3-9. D'autres textes sont également convoqués à propos du symbolisme de eau, sang et pneuma en saint Jean.

 

 

Chapitre VI

Jean 19, 30-37 et 1 Jean 5, 3-9

La transfixion et le découlement des humeurs

 

Croix, Evangile de Rabula, 586

Il nous reste un passage double après la mort de Jésus : une première partie qui comporte essentiellement la transfixion et le découlement des humeurs (des liquides, des fluides) et une deuxième partie qui est l'ensevelissement où nous trouvons à nouveau de façon double deux personnages qu'il faudra essayer de situer. Aujourd'hui nous prenons la première partie.

« 30Quand il eut pris le vinaigre, Jésus dit : « Tout est accompli. » Puis, inclinant la tête, il remit l'esprit.

31Comme c'était le vendredi, il ne fallait pas laisser des corps en croix durant le sabbat (d'autant plus que ce sabbat était le grand jour de la Pâque). Aussi les Juifs demandèrent à Pilate qu'on enlève les corps après leur avoir brisé les jambes. 32Des soldats allèrent donc briser les jambes du premier, puis du deuxième des condamnés que l'on avait crucifiés avec Jésus. 33Quand ils arrivèrent à celui-ci, voyant qu'il était déjà mort, ils ne lui brisèrent pas les jambes. 34mais un des soldats avec sa lance lui perça le côté ; et aussitôt, il en sortit du sang et de l'eau. 35 Celui qui a vu rend témoignage, afin que vous croyiez vous aussi. (Son témoignage est véridique et le Seigneur sait qu'il dit vrai.). 36Tout cela est arrivé afin que cette parole de l'Écriture s'accomplisse : Aucun de ses os ne sera brisé 37Et un autre passage dit encore : Ils lèveront les yeux vers celui qu'ils ont transpercé. »

 (Traduction Bible de la liturgie, AELF)

 

I – Conversation à bâtons rompus

 

      ●   Inclusion des versets 31 et 42.

► « Car c'était le grand jour, le sabbat » (v 31) : il semblerait que cette année-là, le sabbat ait coïncidé avec la Pâque. Est-ce l'annonce de la résurrection, ici ?

J-M M : Oui, il y a certainement là un sens qui est même tracé dans le texte par la répétition : verset 31 « c'était la Préparation… le sabbat – ce jour-là était en effet le grand sabbat  », c'était donc le grand sabbat qui coïncide avec la Pâque. Et nous avons au verset 42 : « …à cause de la Préparation des Judéens, puisque le tombeau était proche, ils posèrent Jésus ». Cette double mention de la Préparation nous indique qu'il y a une inclusion, quelque chose qui fait tenir ensemble un passage, qui permet de détecter un paragraphe. Pour l'instant, pas plus. Il est de l'intention de Jean de souligner cette Préparation, cette vigile de la Pâque.

      ●   L'écoulement du sang et de l'eau.

► Je ressens le contraste entre la violence de la brisure des jambes et du coup de lance, et le don du sang et de l'eau. Le don est fait dans cette violence-là.

J-M M : Certainement. C'est ce paradoxe que la donation la plus gratuite ait lieu dans un moment pointu de violence. C'est la double signification de la transfixion qui est évidemment un geste à symbolique meurtrière (puisque le Christ est déjà mort), et en même temps l'ouverture par quoi coule la donation.

► Et les mouvements : la lance monte, le flux descend.

J-M M : Je ne sais pas. Il est vrai que matériellement c'est ainsi. On pourrait peut-être aller plus loin dans cette direction, mais avec prudence. Il est vrai aussi qu'une blessure infligée à un corps mort donne lieu à écoulement de sang, du moins au début.

► Ce qui coule, c'est la donation.

J-M M : Oui. Un bon point de repère ici, c'est que les verbes les plus usités à propos du pneuma sont les verbes donner et répandre (ou verser), habiter, emplir…  Emplir et répandre ont rapport avec l'écoulement, avec le liquide en tout cas, donc avec la diffusion.

Le même thème se trouvait également dans la diffusion du parfum. Il est dit à propos du parfum : « Et l'odeur du parfum emplit toute la maison » (Jn 12, 3) de même que chez Luc « Le pneuma emplit le lieu où ils étaient assis » (Ac 2, 2) à la Pentecôte. Donc nous avons des traits de Pentecôte à l'intérieur de tout ce processus.

► Ce côté transpercé, ça m'évoque la côte d'Adam.

J-M M : Oui. La signification du côté a été entendue par ailleurs comme transfixion du cœur, mais tardivement. Tout le thème du Sacré-Cœur a rapport avec la transfixion. D'autre part la transfixion, qui ne se trouve que chez Jean, aura des échos également dans la réaction de Thomas. On pourrait s'attendre à ce que Thomas parle des pieds et des mains pour la bonne raison que la symbolique du rapport pieds/mains est fondamentale chez Jean, de même que celle du rapport tête/pieds. Or il laisse tomber les pieds pour garder les mains et le côté (cf Jn 20, 25-27). Alors que la symbolique du pied est capitale chez Jean, cela m'a toujours étonné, mais je pense maintenant que justement, ça souligne l'importance de ce thème de la blessure au flanc.

      ●   Le témoin, la référence à l'Écriture (Jn 20, 8-9).

► Le verbe voir : « Ils voient qu'il était déjà mort » (v 33), « Ils verront celui qu'ils ont transpercé » (v 37).

J-M M : Le verbe voir qui est employé dans ces deux versets (oraô en grec) est un verbe défectif aux significations différentes. Il y a quatre ou cinq verbes pour dire voir en saint Jean. Quand ils sont mis en rapport l'un avec l'autre, ils jouent sur leur différence. Quand ce souci de comparaison n'est pas là, ils sont employés aussi bien l'un que l'autre. Donc ils se spécialisent en fonction d'une problématique, et parfois de façon très importante.

► Moi, j'ai une question à propos des versets 35-37 : le témoignage de celui qui a vu, qui parle pour qu'il y ait la foi (“…pour que vous croyez”), et la référence à “ce qui est écrit” et qui s'accomplit.

J-M M : Le verset 35 pose une question que tu viens d'évoquer et le verset 36 nous ramène à une autre question, c'est-à-dire nous fait revenir à la fois sur la non-fracture et sur l'accomplissement de l'Écriture.

► Mais je suis frappé par le témoin qui renvoie à l'Écriture.

J-M M : Effectivement, ceci se réfère à la structure qui est mise en évidence par Jean : « Ils crurent à l'Écriture et à la parole que Jésus avait dite » (Jn 2, 22). On a l'équivalent ici : ils crurent à l'Écriture et au geste qui fut fait sur Jésus, et à la parole qu'atteste désormais le témoin, Jésus étant mort.

► Le témoin est à la fois celui qui a vu et celui qui a lu.

J-M M : Tout à fait. C’est le même qui a lu en vérité et qui a vu, et celui qui a vu c'est justement le disciple par excellence.

Écoutez bien ce mot qui se trouve dans le chapitre suivant : « 8Alors entra l'autre disciple – celui qui n'a pas de nom et est toujours caractérisé par des attributs ou des épithètes – celui qui était arrivé le premier au tombeau, et il vit et il crut. – ce qui ne veut surtout pas dire : il crut parce qu'il vit. Nous avons ici un hendiadys, c'est-à-dire une seule chose en deux mots : il voit de ce voir qui est la foi, car pour saint Jean la foi est essentiellement un voir (un entendre mais un entendre qui donne de voir). Et c'est la phrase suivante qui nous intéresse – 9car ils ne savaient pas encore l'Écriture, selon laquelle il devait ressusciter d'entre les morts. » (Jn 20).

Donc ici référence à l'Écriture, mais vous vous rendez bien compte que ce qui leur permet de lire l'Écriture, c'est de voir le Ressuscité. C'est ce que nous disions l'autre jour au sujet de « selon les Écritures » : il faut lire à l'envers, c'est-à-dire du fait vers l'Écriture, et non pas de l'Écriture vers le fait. C'est la donation du fait qui ouvre le sens rétrospectivement, le sens caché des Écritures. Vous avez là la structure que j'indiquais en toutes lettres.

►  « Celui qui a vu a témoigné » Il témoigne et il dit.

J-M M : Il y a une insistance sur ce point – est-ce que cette phrase porte sur tout l'ensemble de ce qui s'est passé, ou est-ce qu'elle porte sur l'émission de sang et d'eau ? – mais il est clair que sa valeur de témoignage est soulignée. « 35Celui qui a vu a témoigné, et vrai est son témoignage. Et celui-ci sait qu'il dit vrai en sorte que vous aussi vous croyiez. »

      ●   Entendre, voir, toucher. Les 5 sens.

► Je me pose des questions sur le lien entre témoignage, paroles ou actes : on témoigne par la parole mais aussi par la façon de vivre. Est-ce qu'ici dire est équivalent à témoigner ?

J-M M : Dans la perspective johannique, le témoignage se pense prioritairement (et peut-être même exclusivement) dans le champ de la parole. Ça n'épuise pas les possibilités de sens du mot témoignage, parce que, pour saint Jean, c'est la parole qui ouvre tout.

Vous vous rappelez le texte référentiel : « Ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu, ce que nous avons contemplé de nos yeux et  que nos mains ont palpé au sujet du logos de la vie (de l'affaire de la résurrection)… cela nous l'annonçons. » (1 Jn 1, 1-2). Tout commence par entendre, car c'est entendre qui donne de voir, voir qui s'accomplit dans la proximité du toucher (ou qui ne s'accomplit pas encore, mais qui a à s'accomplir) – dans la proximité, c'est-à-dire un voir qui soit une présence. Le trait caractéristique de l'entendre, c'est de faire que le regard ne soit pas un regard de voyeur.

La parole première qui est entendue est une parole qui dit « Voi-ci ». C'est une parole apophantique, monstrative, c'est une parole qui me donne d'avoir en vue – avoir en vue d'une façon reçue, donc donnée, et non pas d'une façon rapine. Cependant le voir ouvre la distance, voir est un sens dans la distance. Et chez Jean cette distance appelle la proximité qui est à la fois accomplissement de la bonne distance et exclusion du loin dans le mauvais sens du terme – parce que l'éloignement est l'essence même de la proximité, vu que sans éloignement il n'y a pas d'approche ou de proximité possible. Ce n'est pas le contraire dans ce cas-là. Mais dans un autre sens, loin et près sont des contraires. Si vous voulez, la distance est de l'essence de la proximité.

Ce troisième terme qui est le terme de la perfection, de l'accomplissement plénier, peut se dire dans le langage du toucher, du manger, peut se dire dans le langage de s'approcher ou venir vers, ou contempler. Étant entendu que ce verbe du voir se distingue du pur et simple voir dont nous avons parlé tout à l'heure. Ce voir-ci est celui de la proximité. « Et nous avons contemplé sa gloire » (Jn 1, 14) : c'est un voir de proximité qui est indiqué ici.

Vous avez toujours cette structure : entendre est premier, la foi vient par l'oreille – alors, que veut dire entendre ? – entendre est premier ; entendre donne de voir, un voir qui me laisse dans une perspective, s'accomplit et se précise dans l'approche, dans la proximité. Le troisième terme est multiple chez Jean – les deux premiers sont toujours les mêmes, entendre et voir – le troisième, suivant les lieux, s'appellera toucher, manger, s'approcher, contempler… C'est là la structure de la sensorialité symbolique, puisqu'il s'agit d'appliquer ces verbes, normalement appliqués au corps grossier, à ce qu'il en est d'entendre, voir et toucher la chose de la vie, le Logos de la résurrection. Il s'agit d'une sensorialité adaptée à ce qui est à voir. Quand ils disent : « ce que nous avons entendu », ça ne signifie pas les paroles que nous avons entendues de nos oreilles, parce que justement ils ont mal entendu. Quand ils disent “voir”, il ne s'agit pas du voir de Jean qui serait le même que le voir de Pilate, parce que celui-là, il est nul : Pilate ne voit rien, il ne voit pas ce qui est à voir.

À propos du toucher, il y a une chose intéressante. C'est le toucher qui accomplit et nous avons déjà vu qu'il est dit à Marie-Madeleine de ne pas toucher, et nous avons expliqué que ce n'était pas pleinement accompli, que ce n'était pas le moment eschatologique de l'accomplissement final. Alors vous me direz : pourquoi est-ce qu'il donne à toucher à Thomas un instant après ? Ce n'est pas un instant après, mais c'est le jour octave ; et le jour octave célèbre l'eschatologie dans la symbolique du masculin, alors que les symboliques par étapes, par mouvements, par progression, sont des symboliques féminines chez Jean. Le masculin est le point qui récapitule en un les différentes étapes, là où les étapes se retrouvent dans leurs repos. Thomas, c'est le frère jumeau, c'est dit explicitement : Didyme est son nom, Thomas en hébreu, et didumos, c'est jumeau. Il y a donc la symbolique de la fratrie pleinement accomplie qui est distincte ici de la symbolique nuptiale (parce que Marie-Madeleine est dans la symbolique nuptiale).

C'est trop vite dit, mais on aperçoit des possibilités de méditation, de recherche de sens.

► Il ne manque qu'un sens dans ceux que vous avez énumérés : l'odorat.

J-M M : Il en manque deux.

► Goûter ce n'est pas dans manger ?

J-M M : Oui et non. Le thème de l'odorat se trouve chez Jean au chapitre 12 auquel je viens de faire allusion, le parfum. Quant au manger, il pourrait être pris comme quelque chose qui ne concerne pas la sensorialité, mais qui est de l'ordre du nutritif. Dans manger il y a une fonction mécanique qui n'a rien à voir avec le goût en soi. Or il y a du goût chez Jean au chapitre 2, dans les Noces de Cana. Ce n'est pas à propos du manger, mais à propos du boire. Et du vin, il y en a du bon et du pas bon ! « Tu as gardé le bon vin jusqu'à maintenant » (Jn 2, 10). Ceci dit, c'est une question de méthode. Nous venons de questionner Jean pour savoir s'il connaît l'organisation des cinq sens. Réponse : non – car nous avons puisé ici ou là des choses – mais il connaît l'articulation de trois sens fondamentaux parce qu'il les articule de cette façon : premièrement, deuxièmement, troisièmement. Il ne suffit pas de piquer n'importe où des textes, puis de les ajouter et de dire : voyez bien, il connaît… Non, ça ne fait pas sens chez lui.

Si bien que la symbolique, qui sera très développée par les Pères de l'Église du cinq comme désignant la sensorialité, ne peut pas être chez Jean, parce qu'il ne connumère pas les cinq sens même s'il les connaît. Le cinq chez lui c'est plutôt la symbolique de la Loi, c'est-à-dire du Pentateuque. Vous voyez bien que, quand on passe des cinq pains à la nourriture qui rassasie le monde entier, on passe de la Loi à une autre nourriture. Et quand les Pères de l'Église lisent cela, ils jouent le même jeu, mais avec des présupposés qui ne sont pas ceux de Jean, parce qu'ils sont dans le monde hellénistique : donc ils passent du sensoriel à l'intelligible. Nous observons là à la fois une fidélité de structure et un glissement en fonction des présupposés entendus.

C'est intéressant de voir que l'Évangile, à l'intérieur d'une culture,  garde quelque chose de ce qui lui est propre, et cependant, il est toujours en risque de perte, parce que les présupposés à partir desquels il est écrit ne sont pas les présupposés à partir desquels l'oreille spontanément entend. 

      ●   À propos du corps de Jésus.

► Je suis très sensible à la façon dont on parle de Jésus dans le texte. Cela me rappelle la difficulté qu'on a de parler de quelqu'un qui est mort. Ici on parle de Jésus mort à cinq reprises : d'abord ils voient qu'il est déjà mort (v. 33) ; puis on parle du corps à deux reprises : enlever le corps de Jésus deux fois (v. 38) et prendre le corps de Jésus (v. 41)…

J-M M : Le corps (sôma) de Jésus ici désigne le cadavre. C'est le même mot pour désigner un corps vivant, seulement Jean n'emploie pas sôma pour désigner le corps de quelqu'un de vivant.

► Au verset 42 ils ne mettent plus “corps de Jésus”, mais “Jésus”, comme si c'était une annonce de la résurrection.

J-M M : C'est bien. Cet ensevelissement a donc des aspects négatifs (de non-résurrection comme on sait), seulement il ne faut pas oublier qu'il est lu aussi comme le grain jeté en terre, et donc il garde en lui la semence de résurrection.

Nous avons fait référence à plusieurs lieux et il y en a d'autres qu'il nous faudra voir également. Dans la deuxième partie je prendrai la lecture de 30 à 37 à propos du thème de la transfixion et plus précisément de l'écoulement. Cela nous emmènera vers la première lettre de Jean (où sont énumérés le pneuma, l'eau et le sang), et plusieurs lieux importants pour savoir ce qu'il en est du pneuma, de l'eau et du sang.

 

II – Jean 19, 30–37 et textes complémentaires

 

Je lis la péricope elle-même au verset 30. Comme souvent chez Jean, ce verset termine ce qui précède, mais ouvre aussi ce qui suit. Vous verrez pourquoi.

1) Première lecture de Jn 19, 30-37.

a)  Versets 30-34a : il sortit sang et eau.

« 30Quand il eut pris du vinaigre, Jésus dit c'est achevé” – ce verbe a déjà été employé mais il a en propre ici d'être au parfait, donc il dit le plein accomplissement – et inclinant la tête, il livra le pneuma.

31Les Juifs, puisque c'était la Préparation, pour que ne demeurassent point sur la croix les corps pendant le shabbat – car c'était un grand jour que ce shabbat-là –, demandèrent à Pilate de leur briser les jambes et de les enlever. 32Vinrent donc les soldats ; du premier ils brisèrent les jambes, ainsi que de l'autre qui avait été co-crucifié avec lui. 33Venant vers Jésus, comme ils virent qu'il était déjà mort, ils ne brisèrent pas ses jambes, 34mais un des soldats, de sa lance, ouvrit son côté. Et il sortit aussitôt sang et eau. »

Le thème de la fracture des jambes s'explique anecdotiquement par le fait que cela implique l'affaissement du corps, et du même coup, la mort certaine ; mais Jean relève que cela n'est pas fait à Jésus, et cela en fonction de l'Écriture : « Ils ne lui brisèrent pas l'os ». Ceci pour noter que nous sommes à ce point de vue dans une thématique d'agneau pascal. La citation : « Vous ne briserez pas l'os » (Ex. 12, 46) est une écriture référentielle, elle atteste qu'il s'agit ici de l'agneau pascal. Cette parole se dit de la façon de préparer et de manger l'agneau pascal, ce qui se fait selon des règles très précises (Cuisine du sacrifice, ouvrage de Jean-Pierre Vernant). Et la caractéristique, c'est que l'os n'est pas brisé. La référence pascale est très importante parce que nous avons ici le retour de “Voici l'agneau de Dieu” que nous avons trouvé dans le Baptême. D'autre part, on peut méditer sur la signification de l'os qui désigne ce qu'il y a de ferme, c'est-à-dire la totalité de l'homme dans ce qu'il a de ferme par opposition à la chair : mon os, c'est moi dans ma solidité. C'est même l'attestation de ce que l'acharnement ou le décharnement ne touche pas à quelque chose d'essentiel. Ce qu'il faut retenir surtout pour nous ici, c'est la référence pascale.

De même le sang nous met également dans cette thématique que nous avons appelée sacrificielle mais que nous n'avons pas encore expliquée. Le thème du sang est donc lié au coup de lance – par parenthèse, lance se dit ici logchê et c'est l'origine du nom de ce soldat dans le Graal, qui s'appelle Longin – Le soldat« ouvrit son côté. Aussitôt sortit sang et eau » : l'expression “sang et eau” est sans article. Il faut y ajouter le flux de pneuma, qui atteste la vie sur l'arbre de vie.

Nous avons donc ce rapport à l'arbre de vie (que je soupçonne) et au flux quadruple de l'eau dans le jardin du paradis de Gn 2, étant entendu que ces flux sont des thèmes johanniques pour dire la présence du Ressuscité parmi les croyants, aussi bien avec la signification que nous appellerions sacramentelle ou baptismale ou eucharistique qu'avec la signification profonde derrière ou dans cette symbolique sacramentelle.

b) Versets 35-37 : Double témoignage.

« 35Celui qui a vu a témoigné(un témoignage définitif, donc au parfait), et vrai est son témoignage. Celui-là sait qu'il dit vrai en sorte que vous aussi vous croyiez. » Témoigner pour donner à entendre, c'est la structure qui est constante dans l'évangile de Jean.

« 36Ces choses advinrent, en sorte que soit accomplie l'Écriture : Ils ne lui brisèrent pas un os”. 37Et palin (encore) une autre Écriture dit : “ Ils regarderont vers celui qu'ils ont transpercé (transfixé).” »

Nous avons donc comme structure fondamentale évangélique un récit qui est attesté par le témoin et par l'Écriture (deux choses). Un des lieux référentiels pour cette structure, c'est déjà Paul dans ses premières épîtres, la grande première épître aux Corinthiens chapitres 15, 1-5 : « Je vous rappelle, frères, l'Évangile que je vous ai annoncé et que vous avez reçu, dans lequel vous vous tenez […] que Christ est mort pour nos péchés selon les Écritures, qu'il a été enseveli et qu'il est ressuscité le troisième jour selon les Écritures, et qu'il s'est donné à voir à Képhas puis aux Douze... » Donc “selon les Écritures” se trouve déjà dans le tout premier Credo – car nous avons là le cœur du Credo. C'est donc l'attestation de la mort/résurrection à la fois selon  les Écritures et selon que « il s'est donné à voir à des témoins » (Paul en énumère un certain nombre et s'ajoute ultimement lui-même : « en dernier comme à l'avorton »). Le témoignage a une importance considérable chez Jean, et l'Écriture est convoquée comme témoin.

Autre éclat de cette structure, la Transfiguration où il y a Pierre, Jacques et Jean, mais aussi Moïse et Élie, c'est-à-dire “la Loi et les prophètes”, ce qui semble dire l'Écriture. Dans la lecture du Prologue : Jean convoque un Moïse dans les premiers versets puisqu'il cite le début de la Genèse, lui qui dira au chapitre 5 : « Moïse a écrit de moi. », donc Moïse est un témoin ; le Baptiste est un témoin, donc Élie car le Baptiste est dans la figure d'Élie ; « Nous avons contemplé sa gloire », donc le “nous” du témoignage ; à nouveau le Baptiste, donc Élie ; et enfin Moïse (« la loi fut donnée par Moïse, la grâce et la vérité furent par Jésus Christ »)[1]. Nous avons là la structure iconographique de la Transfiguration.

Dans le grand passage de convocation des témoins qui se trouve au chapitre 5 (v. 31-47), Jésus est obligé de répondre à l'accusation selon laquelle il se fait Dieu. « Non, c'est le Père qui témoigne de moi », et il convoque le Baptiste et il convoque Moïse : « Moïse a écrit de moi », qui font partie des figures évoquées comme témoins chez Jean.

Tout ceci nous aide à préciser le rapport de l'Écriture et du discours johannique.

 

2) Textes complémentaires concernant"sang et eau" et témoins.

a) Eau, sang et pneuma en 1 Jn 5, 3-9.

Notre texte avec « eau et sang » nous renvoie au fameux texte de la première lettre de Jean, chapitre 5, qui va nous retenir un certain temps.

      ●  Première lecture de 1 Jn 5, 3-9.

« 3Car c'est ceci l'agapê de Dieu que nous gardions ses dispositions. Et ses dispositions ne sont pas dures 4puisque tout ce qui est né de Dieu a vaincu le monde. – Ici nous sommes dans le discours de la victoire, de la victoire sur la mort, c'est-à-dire sur le prince (ou le principe) de ce monde – Et c'est ceci la victoire qui a vaincu le monde, notre foi. – Le mot foi ne se trouve pas une autre fois chez Jean, le substantif foi (pistis) n'est pas un mot johannique. Il emploie abondamment le verbe croire (pisteuein). Ici “foi” veut dire sans doute le contenu de notre foi, c'est-à-dire la résurrection : ce qui a vaincu le monde c'est la résurrection du Christ. – 5Qui est celui qui a vaincu le monde, sinon celui qui croit que Jésus est le Fils de Dieu. »

Fils de Dieu est un des titres de Jésus. C'est intéressant de voir quels sont, dans cette épître, les différents titres de Jésus. Mais nous savons que tous ces titres essentiels s'égalisent : Fils de Dieu signifie Ressuscité dans l'incipit de l'épître aux Romains : « Déterminé Fils de Dieu de par la résurrection d'entre les morts dans un pneuma de consécration » ; de même dans le discours de Paul à Antioche de Pisidie, “Tu es mon Fils” signifie ressuscité : « Dieu a pleinement accompli sa promesse pour nous ses enfants quand il a ressuscité Jésus comme il est écrit dans le psaume 2 : “Tu es mon fils, moi aujourd'hui je t'engendre” (dans l'aujourd'hui de Dieu) » (Ac 13, 33). Cela rejoint cette idée que tous les titres fondamentaux sont repensés et relus à partir de l'expérience de la résurrection. Mais ce qui nous intéresse, c'est ce qui suit.

« 6C'est lui qui est venu par eau et sang Jésus Christos, non pas dans l'eau seulement mais aussi dans l'eau et dans le sang. Et le pneuma est le témoignant, puisque le pneuma est la vérité. 7Car trois sont les témoignants : 8le pneuma et l'eau et le sang, et les trois sont vers un. 9Si nous recevons le témoignage des hommes, le témoignage de Dieu est plus grand. Car c'est ceci le témoignage de Dieu, qu’il a témoigné au sujet de son Fils. »

Nous avons ici cette énumération des trois, mais dans un discours qu'il faut regarder de près. Pneuma, eau et sang, nous pourrions les appeler des éléments, mais ces éléments ne sont pas considérés comme des choses de la nature, ils sont considérés en référence à des événements. Les éléments sont ici des désignations d'événements, ils sont pris dans l'événement. À quel événement correspond cette mention de “venir par eau et sang” – le mot venir est important, c'est la racine de événement ?

      ●  Textes de saint Jean concernant "eau et pneuma" ou "eau et sang".

Le thème “pneuma et eau” se trouve :

  • au Baptême comme événement ;
  • dans un lieu référentiel intéressant qu'est le discours avec Nicodème (“naître d'eau et pneuma” Jn 3, 5).
  • en Jn 7, 37-39 qui est le lieu le plus fondamental, le plus sourciel : « De son sein couleront des fleuves d'eau vive. Il dit cela du pneuma… »

Quels sont les événements par eau et sang ? C'est le Baptême (on va voir après pour le sang) et la croix (c'est le texte que nous sommes en train de lire) :

  • Explicitement l'expression “eau et sang” se réfère à la croix, mais nous allons avoir à y joindre le pneuma.
  • Cette double mention se trouve également au Baptême, parce que le Baptême est porté par deux voix, la voix du ciel et la voix de la terre : la voix du ciel dit « Tu es mon Fils », et la voix de la terre, Jean-Baptiste, proclame : «  Voici l'agneau de Dieu qui lève le péché du monde ».  C'est le thème sacrificiel du sang de l'agneau qui est la voix de la terre, égale à la voix du ciel, voix de la terre répondant à la voix du Père, comme étant le témoignage croisé du ciel et de la terre. Nous avons un ensemble référentiel ici qu'il faut avoir bien aperçu.

Voilà un certain nombre de lieux que nous avons ici rassemblés dans une évocation rapide mais sur lesquels nous pourrions revenir.

      ●  La progression de 1 Jn 5, 6-8  par rapport à eau, sang et pneuma.

Or, dans notre texte, il faut marquer une progression importante.

    1/ Eau et sang comme une seule chose.

« C'est celui qui vient par eau et sang » comporte un hendiadys, donc une seule chose en deux mots, il s'agit donc de cette eau qui est sang. “Eau et sang” désigne une seule chose de même que nous verrons que “pneuma et eau” désigne une seule chose, c'est ce que nous allons montrer maintenant.

    2/ Eau et sang comme deux choses.

Mais je préviens qu'un problème va se poser puisque ensuite ils sont explicitement distingués dans la formule «non seulement dans l'eau mais aussi dans l'eau et dans le sang ». Nous avons là deux fois la préposition et deux fois les articles. Nous avons donc ici une accentuation sur la dualité de ce que nous avons considéré comme une seule chose.

    3/ Eau, sang et pneuma : les trois vont vers un.

Le texte lui-même introduit le pneuma. Et nous nous acheminons vers la découverte initiale que non seulement les deux, mais les trois sont un. Donc nous traversons l'affirmation d'une dualité étant partis d'une unité pour arriver à nouveau à une unité. Nous avons ici l'exemple même de la méditation du même qui inclut de l'altérité.

Quel est l'intérêt de cela ? Pourquoi a-t-il soudain besoin d'accentuer la différence de ce dont, au début et à la fin, il atteste l'unité ? Parce qu'il faut que ça fasse deux et même trois, parce que « toute vérité se tient dans le témoignage de deux ou trois ». D'un point de vue, c'est trois, mais fondamentalement c'est fait pour être un.

      ●  Flash sur 1 Jn 5, 6 : le sang avec la référence sacrificielle.

Au verset 6 on a la mention du sang en plus de l'eau. Le sang a toujours la signification sacrificielle, de même que le terme de chair chez Jean a toujours la signification sacrificielle. Quand saint Jean dit « Et le verbe fut chair » (Jn 1, 14), il ne désigne pas l'incarnation, mais le mot chair est à comprendre au sens de chair sacrificielle.

« 6C'est lui qui est venu par eau et sang Jésus Christos non pas dans l'eau seulement mais aussi dans l'eau et dans le sang». Ainsi la mention de l'eau seule ne suffit pas, il faut aussi celle du sang, et nous sommes invités à entendre que les deux disent la même chose : on ne lit pas l'Écriture simplement à partir de l'idée qu'on se fait de l'eau et du baptême. En effet un thème essentiel de la première lettre de Jean concerne « celui qui ne croit pas Jésus venu en chair » : ça ne désigne pas quelqu'un qui ne croirait pas à l'incarnation (comprise comme la venue en chair) puisque le mot chair chez Jean signifie la chair sacrificielle. C'est donc le thème du sacrificiel qui intervient ici.

      ●  Flash sur 1 Jn 5, 7 : le pneuma ; le témoignage comme trace attestée.

Au verset 7 apparaît le pneuma avec la notion de témoignage. « 7Et le pneuma est le témoignant – c'est le pneuma de résurrection : la résurrection témoigne de Jésus – puisque le pneuma est la vérité – c'est-à-dire l'ouverture, la monstration de l'espace nouveau, ce qui est le sens du mot vérité – car trois sont les témoignants… » Les deux autres participent de la fonction de témoignage : l'action du pneuma qui ressuscite Jésus, la thématique de l'eau, la thématique du sang.

Des éléments et des événements sont ainsi invoqués pour être témoins. Ceci nous aide à caractériser la signification du témoignage chez Jean, car le témoignage n'est jamais une preuve, le témoignage est l'indication d'une trace attestée.

Or les premiers chrétiens collectionnent dans l'Ancien Testament les lieux où il est question d'eau, où il est question de bois (pour la croix), où il est question de sang, où il est question de roc (de pierre). C'est ce qu'ils appellent des testimonia : mot qui désigne les lieux où il y a des traces de l'intervention divine dans l'Ancien Testament, comme des traces de pas, donc des vestiges qui sont autant de présages. Le témoignage est dans ces traces et avec cette idée que c'est là la démarche – pour garder le mot de trace ou de vestige au sens de trace de marche – la démarche ou la manière de Dieu. Il y a démarche ou manière de Dieu dans les symboliques de l'eau, celles du sang, celles du bois… Ce ne sont pas des preuves, ce sont des traces, et donc en ce sens-là des signes, et des signes perceptibles, des signes qui ne prouvent rien à partir d'eux-mêmes, mais qui ont la fonction de signes, la fonction de traces divines pour celui qui entend à partir du témoignage du pneuma, donc à partir de la résurrection. Voilà explicité encore davantage le fonctionnement à la fois du témoignage, mais aussi de la référence à l'Écriture comme témoignage chez Jean.

Les traces, les vestiges, les manières, les démarches de Dieu. Celui qui a l'œil préparé par l'écoute, celui qui peut dire « Jésus est ressuscité », sait détecter ces traces. Bien sûr, à partir de là, une symbolique va se dire et même se gestuer, une symbolique des traces de Dieu. Elle va se gestuer dans l'eau baptismale, dans le sang de la Cène. Ce n'est pas que ce texte soit explicitement sacramentaire car il est bien plus que cela, il est la source de toute sacramentalité ecclésiale, il ouvre la sacramentalité fondamentale de l'eau, du sang et du pneuma (du souffle). Autrement dit il s'agit pour nous, dans des gestuations avec un événement d'eau, ou un événement de sang, de détecter éventuellement la trace, le passage, les vestiges, la marque du talon.

b) Deux textes sur "eau et pneuma" : Jn 7, 37-39 et Jn 3, 5.

      ●  Eau et pneuma en Jn 7, 37-39.

Tout cela ouvre un ensemble très complexe, mais nous nous approchons de ce qui va être une des structures fondamentales de la symbolique christique. C'est une méditation sur cette symbolique christique. J'ai dit qu'il fallait entendre le double “eau et pneuma” d'abord comme un hendiadys, comme une façon de dire en deux mots une totalité. La différence entre les deux mots est importante mais il s'agit à chaque fois du même.  J'ouvre le lieu qui atteste cela : Jn 7, 37-39.

Nous sommes dans la fête de Soukkot (v.2) qu'on appelle des tabernacles ou des tentes ou des cabanes suivant les différentes traductions. C'est une fête d'automne qui dure huit jours, elle est dans la proximité de Kippour et de Roch Hachana, ces grandes fêtes d'automne. C'est une fête de l'eau. Avant nous avons : Jésus monte à la fête (v.10) après avoir dit d'abord qu'il n'y monterait pas (v.8) ; au milieu de la fête (v.14) il est dans le Temple et il parle. Et là nous sommes le dernier jour de la fête. 

« 37Dans le dernier jour qui est le grand jour de la fête Jésus se tint debout – posture : Jésus se tient au beau milieu du Temple. Il faudra se demander ce qu'il advient de la symbolique du Temple dans nos textes, car elle court tout au long de l'évangile de Jean, et le nouveau Temple c'est le corps ressuscité de Jésus – et cria disant : “Si quelqu'un a soif, qu'il vienne près de moi, et qu'il boive, 38celui qui croit en moi, selon que le dit l'Écriture, des fleuves d'eau vivante couleront de son sein (de son ventre)” ». Il y a ici la fusion de plusieurs textes d'Écriture : Ézéchiel au chapitre 47 pour une part mais jamais formellement (à partir du Temple coulent des ruisseaux dans les quatre directions pour abreuver la terre et assainir la mer) ; il y a probablement aussi une référence au rocher frappé lors de l'Exode[2]. Nous avons là un exemple de ces testimonia qui mettent ensemble des textes qui ont des consonances symboliques[3]. Jean les connaît « 39Il dit ceci à propos du pneuma – quand Jésus dit “eau”, il faut entendre pneuma. Ici Jean lui-même fait l'exégèse des paroles de Jésus car Jésus dit “des ruisseaux d'eau couleront” et Jean dit “ça désigne le Pneuma”. L'eau désigne le Pneuma que devraient recevoir ceux qui croiraient en lui –et ensuite il nous explique à partir d'où il faut entendre le mot pneuma – car il n'y avait pas encore de pneuma puisque Jésus n'avait pas encore été glorifié. » Le pneuma vient de la glorification de Jésus, il est même la diffusion de la résurrection, il s'agit donc du Pneuma de résurrection. La résurrection est principe vivificateur versé sur l'humanité. S'il n'y avait qu'un seul texte à lire pour comprendre ce que dit Jean, c'est celui-ci. Tout y est, même les principes exégétiques de Jean : quand Jésus dit eau, entendez pneuma ; et pneuma, qu'est-ce que c'est ? La diffusion de la résurrection, c'est-à-dire de l'essentiel même de l'Évangile. C'est normal : il est debout au milieu du Temple, il crie, et c'est le grand jour de la fête. Vous avez ici une posture, une stature, une parole, une localisation, un moment, tout converge à solenniser cette parole essentielle que Jean prend soin de nous aider à lire. Ces trois versets sont la prunelle de l'évangile de Jean.

► Oui mais il est dit que « Jésus n'avait pas encore été glorifié », or tout l'Évangile parle de sa mort, la gloire est déjà là ?

J-M M : La résurrection de Jésus n'est pas un moment ponctuel, elle est d'abord une dimension de Jésus. Cette dimension va s'accomplir. Dans le langage de l'accomplissement, elle ne pourrait pas s'accomplir si elle n'était déjà là, puisque ne s'accomplit que ce qui est déjà. Or elle est déjà là sous la modalité de son mode de vivre la Passion, la vie prépascale. Elle est là cachée et du même coup révélée. « Jésus n'avait pas encore été glorifié » car glorifié signifie l'accomplissement manifesté de la dimension de résurrection. Et ceci n'a pas lieu avant la Résurrection. Et c'est de l'accomplissement manifesté, donc de cette glorification,  que découle sur l'humanité ce principe animateur, ce principe de vie qui est le pneuma de celui qui ressuscite Jésus d'entre les morts, et qui par là re-suscite la totalité de l'humanité.

► Quand le Christ parle à ses apôtres et dit : il vous est bon que je m'en aille, un autre viendra et vous dira toutes ces choses (cf Jn 16, 7) ; ça fait penser un peu à la glorification qui n'est pas encore là.

J-M M : Oui, tu fais un rapprochement positif. Mais tu aurais pu d'abord faire une objection puisque : il est bon que je m'en aille pour qu'un autre vienne ! Seulement il s'agit là de l'altérité qui est la mêmeté. L'altérité du saint Esprit par rapport au Christ n'est pas une altérité compétitive, il n'y a pas d'Esprit sans qu'il n'y ait le Christ avec lui. Le mot Christos lui-même signifie enduit de pneuma (d'Esprit), oint. C'est du reste une sorte de couple, Pneuma et Christos car Pneuma est féminin en hébreu et il reste dans la symbolique du féminin ; et Jésus est appelé Christos en fonction de son onction, en fonction de son rapport au Pneuma. Alors quand il dit qu'un autre viendra, ça veut dire moi-même dans une autre dimension.

Car le Pneuma et le Christos sont deux, mais ils sont un. Ils ne sont pas deux comme deux pareils ou deux à côté l'un de l'autre, ils sont deux sur un mode d'union qui a été médité de bonne heure dans la symbolique du sponsal, donc ils sont un. C'est le fameux thème paulinien : « de deux qu'ils sont, ils sont un » – j'ai traduit longtemps : « de deux qu'ils étaient, qu'ils soient un », mais pas du tout : « de deux, qu'ils demeurent un », parce que le un en question, l'unité des deux, n'est pas ce qui efface l'altérité, mais au contraire ce qui promeut la bonne altérité. C'est pourquoi l'expression ici  « pour être un (eïs to en éinaï) » (1 Jn 5, 7), c'est la formule de Genèse : « L'homme quittera son père et sa mère […] et de deux qu'ils étaient ils seront un (dans la visée de l'un)» (Gn 2, 24) : c'est la même formule.

      ●  Eau et pneuma en Jn 3, 5.

Ceci atteste donc une lecture de l'eau comme désignation du pneuma, ce qui nous aide à lire par exemple le verset 5 du chapitre 3 : « Amen amen, je te dis, si quelqu'un ne naît pas d'eau et pneuma, il ne peut entrer dans le royaume de Dieu. » Nous avons là un verset qui a donné lieu à beaucoup de méprises parce qu'il faut tout corriger pour l'entendre : les mots, leurs rapports et la structure d'ensemble des deux stiques. Pour ce qui est de cette structure, nous avons apparemment une proposition conditionnelle : si quelqu'un ne naît pas d'eau et d'esprit, alors il n'entrera pas dans le royaume des cieux. Or ces deux moments ne sont pas dans un rapport de condition et de conséquence parce que “si” chez saint Jean n'est pas conditionnel, pas plus que “parce que” n'est causal, et “afin que” final. Donc nous avons deux stiques qui disent la même chose ; en le mettant à l'infinitif et sans le conditionnel : naître d'eau et de pneuma, c'est la même chose que d'entrer dans le royaume de Dieu. Quand nous avons supprimé le conditionnel, nous avons vu la répétition de deux choses sous deux stiques. Il faut maintenant comprendre à l'intérieur de chacun des deux stiques : naître d'eau et esprit, ce n'est pas d'abord ce que nous appelons le baptême, il ne s'agit pas du baptême dans ce texte. Si on comprend bien ce texte, il peut éclairer ce qu'il devrait en être du baptême, mais ce n'est pas à partir de notre idée du baptême qu'il faut entendre ce texte, c'est le contraire. Que veut dire naître d'eau et Esprit ? Ce n'est pas un sacrement, il n'y a pas d'eau puisqu'il faut entendre : naître de cette eau-là qui est le pneuma.

Qu'est-ce que c'est que naître du pneuma ou naître d'en haut ? C'est la foi : à ceux qui croient il est donné de devenir enfants de Dieu, de naître (c'est dit dans le Prologue).  C'est intéressant cela, car il y a beaucoup de gens qui ont été étonnés, surtout dans le monde protestant, qu'il soit fait mention du baptême comme composé de deux éléments, un élément sensible (qui est l'eau) et un élément spirituel, ce qui est la définition tardive du sacrement. Alors ils corrigent et ils enlèvent l'eau en ajoutant par ailleurs qu'il n'en est plus question ensuite dans le texte ; cela aurait été un ajout, donc ils l'enlèvent ! Ce n'est pas nécessaire de l'enlever, il suffit de l'entendre comme disant la même chose que pneuma en fonction du principe hendyadique que nous avons mis en évidence. Il n'y a pas besoin de corriger, de charcuter le texte. Donc croire, c'est-à-dire naître, venir au monde à partir du pneuma de résurrection (nouvelle façon de venir au monde), c'est déjà être entré dans l'espace de Dieu, dans le royaume. Vous voyez à quel point la façon dont nous lisons ce texte est une caricature, à que point nous sommes loin de la bonne lecture. Si je le caricature ainsi : si un petit bébé n'a pas la chance d'être baptisé, la conséquence c'est que plus tard, il n'ira pas au ciel, je glose là ce qui a été largement entendu au cours des siècles. Et, ici, maintenant, j'entends quoi ? Entendre la parole, croire, c'est naître, c'est naître à partir du pneuma de résurrection, car la parole dit résurrection et fait résurrection. Et naître à partir du pneuma de résurrection, c'est déjà être entré dans l'espace du royaume, il ne s'agit pas du royaume plus tard, ou seulement. Nous avons là, opportunément, une proposition de correction de notre oreille pour les textes que nous lisons et qui sont de toute première importance. 

      ●  Clin d'œil à 1 Jn 5.

Alors nous comprenons que ce qui a été dit à plusieurs reprises sur pneuma et vérité se conforte du texte que nous sommes en train de lire dans la première lettre de Jean.

c) Eau, sang, pneuma au Baptême de Jésus.

Avec la Passion, l'autre “lieu éléments-événement”, c'est le Baptême.

      1/   Eau et pneuma au Baptême.

  • Nous avons le pneuma qui descend sur Jésus. Dans des textes un peu marginaux comme l'Évangile des Égyptiens, c'est le pneuma qui dit « Tu es mon fils », il témoigne ; et il le dit même comme étant, lui, la mère qui dit « Tu es mon fils ». Cette version a disparu, mais de toute façon le pneuma témoigne par sa venue, sa présence, par le fait qu'il descend et demeure sur Jésus qui est oint de pneuma, et qui est donc le réceptacle du pneuma.
  • Nous avons l'eau, mais ici l'eau est double. Il y a la distinction de l'eau du Baptiste (c'est-à-dire de l'eau seulement prophétique, de l'eau juive) et du pneuma (c'est-à-dire de cette eau autre qui est le pneuma).

Il y a un "partage des eaux" tout au long des premiers chapitres de Jean où le pneuma est l'une des deux eaux :

  • au Baptême c'est la distinction de l'eau du Baptiste et du pneuma, donc eau et eau ;
  • au chapitre 2 c'est la distinction de l'eau des jarres juives et du vin qui est une dénomination du pneuma ;
  • au chapitre 3 on a le mot « naître de cette eau-là qui est le pneuma » ;
  • au chapitre 4 on a la distinction de la source de la Samaritaine… et du lieu nouveau où il faut adorer, le pneuma qui est vérité ». La nouvelle source, c'est le pneuma. Mais “en pneuma et vérité” ne veut pas dire : vous êtes ritualistes, il faut faire ça mentalement dans l'esprit, en vérité, et non pas dans les simagrées, les mensonges et l'hypocrisie des rites. C'est souvent ainsi qu'on entend cette phrase, et ça n'a rien à voir ! Le débat est entre deux lieux : le lieu de la source est-il le lieu de la source-tradition de Jacob (près de la terre qu'il a donnée à son fils Joseph) qui est au pied du mont Garizim, à Sychar, ou est-il à Jérusalem ? « Vous, Judéens, vous dites que c'est à Jérusalem », dit la Samaritaine à Jésus, mais « où faut-il adorer ? ». Et il annonce un autre lieu où il faut adorer, un autre lieu de source qui est le pneuma : « L'heure vient et c'est maintenant que ni ici, ni là, vous n'adorerez le Père mais dans le pneuma qui est vérité » (Jn 4, 21-23).

Il faut faire attention aux hendiadys (deux mots pour un seul), de même que tout à l'heure nous avions deux stiques pour une seule chose, nous avions la rime de sens qui est de l'écriture johannique. C'est d'une grande fécondité pour la lecture de Jean.

      2/  Le sang au Baptême.

Nous venons d'identifier au Baptême les deux “éléments” que sont eau et pneuma. Vous ne trouvez pas la mention du sang, mais j'ai déjà dit que la voix de la terre est égale à la voix du ciel. Or cette voix de la terre dit : « Voici l'agneau de Dieu qui lève le péché » c'est-à-dire l'agneau sacrificiel d'où le sang, puisque le sang fait signe vers le sacrificiel.

Encore une fois, le mot sacrificiel ne signifie rien pour nous, et même il suggère des choses qui ne sont pas à entendre, et néanmoins nous le gardons comme repère d'un langage qui ne peut pas être déchiré, retiré du texte du Nouveau Testament, et qu'il faudra bien un jour méditer, examiner et entendre à partir d'où il parle. Il faut avoir cette prudence. Même si tout de suite le mot sacrifice vous hérisse à cause de l'usage qu'il a pris. Moi, il ne me hérisse peut-être pas pour la même raison, mais parce qu'il dit quelque chose de totalement dérisoire et insuffisant par rapport à ce que je sens bien qu'il a pu vouloir dire dans les premiers temps.

d) Les “traces” de sang au Baptême, et d'eau à la Croix.

Voici que nous sommes en mesure de préparer le concept de témoignage (v. 7), donc de marquer les deux événements par les traces attestées :

– l'événement du Baptême est quand même marqué premièrement par l'eau, et l'événement de la Croix est marqué premièrement par le sang.

– mais de même qu'il y a trace du sang au Baptême par « Voici l'agneau de Dieu » dans l'eau, de même il y a trace de l'eau à la Croix (il sortit sang et eau) là où on n'attendrait que l'écoulement du sang. L'identité d'eau et sang se marque par la nécessité de rappeler la trace de l'un dans l'autre. Ainsi :

  • dans le Baptême qui est dans la symbolique de l'eau, le sang a sa trace marquée par « Voici l'agneau de Dieu ».
  • dans la crucifixion où on n'attend que du sang, pourquoi la mention de l'eau ? Parce qu'il faut qu'il y ait trace de la symbolique de l'eau.

e) La question des témoins en 1 Jn 5, 8 puis en Jn 19, 34-37.

      ●  Eau, sang, pneuma : trois témoins qui ne sont qu'un (1 Jn 5).

En 1 Jn 5, 7 apparaît en plus le pneuma comme témoin, et trois sont désormais les témoignants, « 8le pneuma et l'eau et le sang », mais ce n'est pas fini car « les trois vont vers un (eïs to en eisin) » : ils ne sont trois que pour être un et parce que fondamentalement ils sont un. C'est exactement ce que dit le texte : nous sommes bien partis de un dans la lecture hendyadique de eau et sang (v. 6a), nous arrivons à un par “eis to en eisin” (pour être un), et nous sommes passés par le deux et par le trois. 

      ●  Dieu témoigne par eau et sang ; témoin et Écritures témoignent (Jn 19).

Et c'est cela le témoignage que Dieu rend et dont le témoin témoigne à la Croix :

 « 34Mais un des soldats, de sa lance, lui ouvrit le côté. Et sortit aussitôt sang et eau. 35Celui qui a vu a témoigné, et vrai est son témoignage. Et lui sait qu'il dit vrai en sorte que vous croyiez. »

Enfin, à ce témoignage du témoin s'ajoutaient des traces d'Écriture comme nous le disions : « 36Ces choses furent, en sorte que s'accomplit l'Écriture : Aucun de ses os ne sera brisé. 37Et palin une autre Écriture dit : Ils regarderont vers celui qu'ils ont transpercé.»

 

III – Approfondissement de thèmes

 

      ●   Le saint suaire. Les reliques.

► Que faut-il penser du saint suaire ?

J-M M : D'abord, premièrement, le saint suaire ça ne m'intéresse pas. Deuxièmement je ne dénie à quiconque le droit de s'y intéresser. La question de traces et vestiges ne s'applique pas du tout ici. Quand je parlais de traces et de vestiges, il s'agit du moment de la constitution de la symbolique christique. Or c'est dans l'Ancien Testament que se trouvent les traces et vestiges du Nouveau Testament, et non pas dans la suite de l'histoire. La révélation est close, c'est la structure propre de l'Église, ce n'est pas la structure d'Israël. Il ne faut pas comparer pièce à pièce.

Il y a autre chose qui venait ici parce qu'on ouvrait également la question des reliques. C'est un peu la même chose : Les reliques, ou reliquiae, seraient donc des traces aussi. J'ai été convié il y a cinq ou six ans à faire une conférence à Nevers, à la maison du diocèse, sur les reliques parce que c'était le je ne sais quel centenaire des saints fondateurs, saint Cyr et sainte Juliette, qui sont les patrons de la cathédrale. Très embarrassé parce que, aussi loin que je cherchais, de toutes mes études de théologie, à Nevers, à Rome, de mon enseignement à Paris, je n'avais jamais lu de traité des reliques. Je suis allé voir chez saint Thomas d'Aquin : il n'y a qu'une ou deux mentions dans toute la Somme Théologique, simplement pour dire qu'il ne faut pas les vendre, autrement dit contre le Simonisme. C'est plutôt du côté des historiens qu'il faudrait rechercher. Le fait est qu'elles ont joué un très grand rôle dans le haut Moyen Âge et même au-delà.

Toutes ces choses : reliques, pèlerinages, heures d'adoration du Saint-Sacrement, je ne les méprise pas du tout. Elles sont des expressions de la sensibilité d'un moment de l'histoire de l'Église, elles peuvent être des créativités ayant sens. Simplement, elles n'ont jamais la valeur universelle et pour tout le temps de l'Église que nous trouvons dans les Écritures qui, elles, sont pour tout le temps de l'Église.

Néanmoins j'avais tenu à essayer de penser ce qu'il pourrait y avoir de positif, même de notre point de vue, dans l'usage des reliques ; non pas pour en conseiller l'usage, mais pour comprendre ce qui nous manquerait à nous de n'avoir pas quelque chose qui soit un peu égal à cela. Eh bien c'est que les reliques ont fondamentalement à voir avec le toucher : les reliques, ça se touche, et nous, nous ne touchons plus, sauf pour appuyer sur quelques touches d'ordinateurs. On pouvait échanger des objets, on a remplacé le troc par le symbole de l'or – l'or, ce n'était pas la chose, mais encore ça se touchait. On a remplacé l'or par les billets ; les billets, on les touche encore un petit peu ; il y a les cartes… C'est-à-dire qu'on ne porte plus rien, on ne touche plus l'équivalence des choses.        

      ●   Le lieu sacramentaire comme lieu du toucher.

Ceci n'était pas fait pour réveiller le culte des reliques à Nevers. C'était pour dire qu'il y a un lieu où la gestualité et le toucher sont essentiels dans l'Évangile, c'est le lieu sacramentaire.

Voilà, les traces et vestiges, ce sont les sacrements. Les sacrements donnent lieu à manger ou être baigné, être imposé de la main (ou des mains) parce que les mains, ça touche. C'est cela la sacramentalité et probablement aussi le soin qui est un autre nom de l'agapê, le soin effectif d'autrui. C'est plus que les reliques, probablement et rien ne fait plus défaut à l'Église aujourd'hui que la sacramentalité.

Le sacramentel est une chose qui n'est pas pensée, donc qui survit. Du reste on ne peut pas penser la sacramentalité si on n'entre pas dans la symbolique de la parole, car c'est la symbolique de la parole qui permet d'entendre la symbolique gestuelle. La main et le pied, qui touche ou qui marche, sont mis en mouvement ; or ils peuvent l'être par un mimétisme insignifiant, et cela nous le savons aussi, parce qu'on dit qu'il faut le faire, donc nous allons au sacrement par obligation. Mais aller aux sacrements, c'est entendre le mouvement de la main et le mouvement du pied à partir du mouvement du cœur, c'est-à-dire à partir de l'oreille, à partir de la parole.

Nous avons une parole qui est entièrement symbolique, nous ne voulons pas en garder le caractère symbolique, et l'Église veut quand même garder la gestualité. Elle n'a alors pas d'autre ressource que de dire : « C'est obligatoire ». Il n'y a pas d'autre raison, il n'y a pas d'intelligibilité.

► Cela me fait penser à une homélie faite un vendredi saint, et le prêtre a parlé du lavement des pieds dans ce sens-là.

J-M M : C'est bien, sauf que c'est à l'intersection de deux choses que j'ai dites. Le lavement des pieds, je le situerai plutôt du côté du soin effectif – c'est d'aller effectivement laver les pieds là où ils sont véritablement sales, plutôt que dans la représentation qui a tendance à être théâtralisée parce que ce n'est pas un rite proprement sacramentel. Mais je ne l'exclue pas non plus.

► Du temps où il y avait des processions, ce n'était quand même pas nul !

J-M M : Je n'ai jamais dit ça.

► Mais on a bazardé pas mal de choses...

J-M M : Il faut bien vous rendre compte que la procession ou le pèlerinage (ce sont deux choses différentes) sont nécessairement de conditions diverses aujourd'hui et dans le Moyen Âge puisqu'au Moyen Âge il n'y avait pas de TGV et encore moins de Concorde (au sens aéronautique). Le pèlerinage est d'autant plus intéressant que nous avons aujourd'hui une tentative de redécouverte de la marche à pied de Compostelle. C'est ce que c'est, et pourquoi pas. Mais, pour moi, il faudrait quand même en premier rechercher quelle est la gestuelle la plus fondamentale. Or la gestuelle qui consiste à marcher, entrer, sortir, aller, a un sens, c'est évident, mais n'a pas donné lieu à un sacrement qui aurait besoin d'être repensé. Je crois qu'il faudrait commencer par plus important ou plus essentiel que le pèlerinage ou les processions, me semble-t-il. Encore une fois, ce que je dis n'écarte rien et je souhaite que ça donne à penser pour essayer de situer les choses qui nous sont suggérées, qui nous viennent à l'esprit. Avoir un principe de discernement, c'est ce à quoi je m'essaie.

► Et le plus fondamental, qu'est-ce que c'est ?

 J-M M : Ce n'est pas moi qui choisis : le plus grand, c'est le repas eucharistique, et le plus fondamental, c'est le baptême. J'admire beaucoup les pasteurs qui font tout pour donner à cela une intelligibilité, une authenticité… Cependant je pense qu'il devrait y avoir un travail de réflexion plus originel, à plus grande distance, sur l'avenir de la sacramentalité et sur les enjeux qui y sont. Encore une fois, une réflexion à long terme n'exclut pas, mais au contraire appelle qu'à court terme soit fait ce qui peut être fait. Pour moi, redonner un sens à la gestuelle passe par retrouver le sens de la parole. Tant qu'on n'aura pas la symbolique authentique de la parole, on aura toujours une gestuelle surajoutée et non fondée en sens.

      ●   Les signes sur la peau.

► Comment penser les clous par rapport au transpercé ?

J-M M : Le mot clous (ta hêla) est explicitement dans l'épisode de Thomas (Jn 20; 25). Il y a même ton tupon ton hêlon : tupos c'est la marque – tupos peut être la marque comme celle d'un sceau, mais ici c'est la marque creusée. Ce qui est joli dans ce passage, c'est l'insistance sur ce creusement, ce tupon, cette marque. Ça veut dire que le Christ ressuscité a en lui la marque de sa mort, autre mode d'attestation.

De même que la résurrection est présente et est marquée par l'écoulement de la vie à partir de sa mort, de même la mort reste présente en trace et en marque (en tupon) dans son corps de résurrection. Le principe, je l'ai énoncé c'est l'identité ou la non-séparabilité de la mort et de la résurrection : c'est à tous ces traits, à tous ces indices, qu'il se confirme dans l'évangile de Jean. Il est aberrant de méditer la mort du Christ sans la résurrection, et vice et versa. On peut chanter la gloire le vendredi saint, et garder mémoire de la mort le jour de Pâques (pour le dire en images).

La marque des clous est une "écriture" sur le corps, car aussitôt après il est dit que ce sont des signes que fit Jésus, des signes qui sont aussi des traces, et il y a d'autres signes « qui ne sont pas écrits (gégramména) dans ce livre, ceux-ci ont été écrits pour que.. » (Jn 20, 30-31). C'est une graphie, la graphie du tupos. Cela me plaît de parler de la typographie de l'Écriture sur le corps du Christ.

       Sur la peau du dieu palimpseste,
       écrire lisse laisserait
       encore en trace de fouet
       l'acharnement de notre geste.

Le palimpseste, c'est une peau sur laquelle on écrit, mais sur laquelle on a écrit et on efface pour réécrire. Le dieu palimpseste, c'est la peau du Ressuscité.

Écrire lisse – c'est-à-dire essayer même respectueusement d'y toucher – laisserait encore en trace de fouet – ici nous sommes à la flagellation, c'est-à-dire que toute notre tentative d'approche est souvent en fait une tentative de prise ; et même la plus lisse de nos tentatives d'écrire serait encore une sorte de flagellation – l'acharnement de notre geste ; et pourtant il nous incombe de détenir [c'est la suite du poème] : et pourtant nous ne pouvons pas ne pas prendre, etc.

      ●   Le sacrifice et la dolorisation.

Pour ce qui est de la question du sacrifice, il faudrait le repenser à frais nouveaux, ce qui implique, si on prend en garde la configuration même du mot sacrifice en latin et en français, une méditation à partir du sacré. Or méditer sur le sacré ne peut être rien d'autre, pour nous, que méditer sur l'absence du sacré aujourd'hui. Le sacré authentique, notre monde n'en a pas, n'en porte pas, n'en a pas besoin, notre monde l'exclut. Nous sommes un monde où le sacré n'a pas de sens authentique. Donc s'il fallait méditer sur le sacré, il faudrait commencer par  méditer sur l'absence du sacré.

Le mot sacré touche toute une région qui est en régression comme l'indiquent les mots sacre-ment, sacri-fice, sacer-doce (à chaque fois c'est la racine sacer) : quand ces choses-là subsistent, elles subsistent réduites. Je sais bien que le mot sacerdoce est un mot qu'il faut prendre avec précautions, mais il a fait sa place à côté des mots sacrificium et sacramentum. Or il serait intéressant de montrer que le mot sacrifice est imprononçable, nous l'avons vu, et le sacrement est en désuétude. Pour ce qui est du sacerdoce, il est dans une telle interrogation sur son identité… et de toute façon il ne fait que regarder son amenuisement et sa quasi-disparition. Mais tout cela est précédé par des réductions. Tout ne disparaît qu'à force d'être réduit, et la réduction qui est arrivée au sacré a commencé de fort longtemps en Occident, et même au cours du Moyen Âge dans la grande théologie.

Quand Saint Thomas d'Aquin dit : “Sacrum id est sanctum”, le sacré est réduit à la sainteté. Ça ne serait pas grave à plusieurs titres : d'abord parce qu'en latin, les mots sacrum et sanctum disent le sacré d'une façon qui nous échappe : sacramentum, par exemple, donne lieu au serment. Le lieu d'émergence de tout cela, c'est ce qu'on appelle aujourd'hui le pré-juridique. Nous aurions tort de penser que ces choses-là sont juridiques, elles ne le sont surtout pas, mais elles appartiennent à ce moment où le juridique n'était pas distingué d'un ontologique, d'une éthique. Ce sont des choses très intéressantes à considérer dans leur source, dans le pré-juridique. Cela devient grave quand saint Thomas d'Aquin dit “Sacrum id est sanctum” pour expliquer ce que veut dire le mot sacrement, puisqu'il veut arriver à dire que c'est ce qui produit la sainteté.

Le mot de sanctum en lui-même n'est pas méchant, n'est pas forcément mauvais, mais il est employé dans une moralisation, c'est-à-dire que le sanctum est pensé à partir du traité des vertus, dans l'éthique au sens d'Aristote et parmi les vertus cardinales. Donc le sacrum est énoncé dans le langage de l'éthique, ce qui est pour moi une déperdition prodigieuse contrairement à ce qui se dit souvent. Alors la notion de sainteté subit une dégradation. Voyez bien en quoi : que le langage du sacré se dise dans le langage de l'éthique d'Aristote, ça ne veut pas dire que saint Thomas d'Aquin considère ce qui relève du saint comme étant d'un ordre naturel pour la bonne raison qu'il distingue les quatre vertus cardinales que tout le monde connaît (prudence, tempérance, force et justice) des vertus théologales qui sont le lieu de la véritable sainteté. Donc il ne se méprend pas totalement, mais le simple fait d'appeler le théologal une vertu fait que progressivement, par la puissance du langage, le sacré d'abord, et le saint ensuite se penseront dans les catégories de l'éthique.

Donc on arrive à une moralisation du sacré et c'est pour moi la pire chose qui puisse arriver. Et la moralisation, parce qu'elle n'est pas satisfaisante, laisse place pour l'imaginaire, et laisse place pour une dolorisation. Le mot de sacrifice subit, à l'intérieur de l'histoire de la théologie et depuis bien des siècles, le double déficit d'être moralisé et dolorisé. Vous pourriez suivre cela pièce à pièce. Je ne sais si on l'évoquera, parce que c'est une question qui concerne l'histoire des sensibilités auxquelles donne lieu la foi chrétienne dans les temps. Il faudrait voir les processus de dolorisation dans l'histoire de la peinture, dans la représentation de la croix ou de la Passion : à chaque fois c'est sur une génération ou deux que les choses surgissent – mais je n'en ai pas le déroulement précis à l'esprit.

      ●   Représentations de la croix dans l'histoire.

Orante catacombe IIIe siecle

Tout cela est à regarder comme le déroulement de l'histoire de la représentation de la croix. On l'aperçoit d'abord dans les peintures des catacombes, puis dans le premier Christ en croix d'Occident qui est à Sainte-Sabine, sur l'Aventin. Les Christs byzantins sont une variante de cette histoire.

Les premières représentation du Christ sont des Christ orants, représentés debout et les mains étendues. C'est le premier signe qui est à la fois signe de la croix et signe de résurrection. Ce sont les toutes premières peintures, les peintures des catacombes. Il n'y a pas de croix dans les catacombes.

Sur la grande porte de Sainte-Sabine, pour la première fois, le Christ reste orant, mais il a derrière lui, en bas-relief, la dimension de la croix, donc il reste le Christ glorieux orant mais il y a la croix qui se profile. Ensuite on sait que les byzantins continuent à représentent le Christ glorieux sur la croix sans jamais le moindre indice de souffrance, car la croix est le lieu de triomphe du Christ. Elle est toujours célébrée comme l'instrument de triomphe. Donc depuis un Christ byzantin ou le Christ de Sainte-Sabine jusqu'au Christ de Grünewald qui est tel que la croix en ploie, qui est piqué de lèpre[4] – ce n'est pas insignifiant tout ça, ça a un sens, c'est d'un douloureux, pathétique – il y a un chemin qui est un chemin de dolorisation. Il n'est pas négatif à tous égards ce chemin, parce que, par les temps de grande peste, qu'on ait recours au Christ pestiféré qui est semblable à nous et donc susceptible de sauver, ça se comprend très bien dans l'histoire de la sensibilité. Et cependant par rapport à l'intelligence de ce que signifie la crucifixion chez Jean dans le premier art chrétien, il y a une dolorisation, il y a une primauté du sentiment.

Ces remarques sont faites à grands traits. Je ne suis pas spécialiste, mais j'ai bien regardé, donc je donne des indications pour inciter quelqu'un qui voudrait travailler cela à le faire avec  minutie.

► Pour moi ce qui reste aujourd'hui de plus sacré, c'est la musique sacrée.

J-M M : Attendez, je vais vous dire une chose : il n'y a pas de musique sacrée, il n'y a pas d'art sacré. Il n'y a pas de droit sacré dans l'Église. Nous parlions des structures d'ensemble des différentes formes religieuses : il peut y avoir un lieu où le droit lui-même est sacré, c'est-à-dire appartient à la révélation, c'est le cas de l'Islam et c'est le cas d'Israël, ce n'est pas le cas de l'Église, elle n'a pas de droit sacré. Elle s'est fabriqué un droit canonique qui a été emprunté tout entier au droit romain parce qu'elle avait besoin d'un droit, mais le droit canonique ne fait pas partie du corpus essentiel de la Révélation. C'est pourquoi il est très important – nous y avons touché à plusieurs reprises – de bien savoir où se tient le référent révélé dans l'ordre de l'écrit. Ce n'est pas de même structure dans telle et telle forme religieuse, chacune s'est constituée à chaque fois son organisation structurelle, à la fois en conformité sans doute avec l'esprit de sa révélation, mais aussi avec les propositions de l'histoire qu'elle traverse.

      ●   Langage du sacré, langage du droit.

Par exemple la primauté de Pierre et de ses successeurs s'est formulée dans le langage du droit canonique. Si l'Église était tombée ailleurs que dans l'Occident, cette primauté, c'est-à-dire ce service de garde, se serait nécessairement dit parce qu'il est dans notre Écriture, mais les formes de fonctionnement et l'énoncé ne sont pas dans l'Écriture. Il faut bien qu'elle s'interprète, alors elle s'interprète en fonction du lieu dans lequel on est. Vous ne savez pas la place que, dans notre prétendue foi, il y a pour la pensée (la pensée philosophique post-platonicienne),  et pour les institutions (les institutions de droit romain). Ceci n'est pas illégitime et cependant ça ne constitue pas ces choses comme étant de l'essence de la Révélation, pour tous les temps et pour tous les lieux. Il faut prendre ces dimensions-là. Ceci n'a rien de révolutionnaire, au contraire, c'est très respectueux, mais souvent, chez les chrétiens, il y a amplification d'une pseudo sacralisation.

Du reste c'était limite, Vatican II a presque tendu à sacraliser le pouvoir de juridiction, qui toujours s'est exprimé en langage de droit et non pas en langage de sacré. Parce qu'il y a cumul dans l'évêque – l'évêque de Rome à fortiori – il y a cumul de plusieurs choses : que le même ait fait des études de théologie donc soit un petit peu théologien – mais on n'est pas consacré théologien, ça se fait à l'école – qu'il soit célibataire, qu'il ait la capacité de faire les sacrements, qu'il ait la capacité de prêcher, qu'il ait la capacité d'avoir la garde juridictionnellement instituée des différents discours dans l'Église, tout cela c'est sur la même tête. Ah bon ! Mais ça ne veut pas dire qu'il faut que je confonde tout cela et que je sacralise globalement tout cela. 

Chez Tertullien, que Pierre baptise, que Judas baptise, c'est Jésus qui baptise.  Dans l'ordre de la sacramentalité, celui qui agit n'est qu'instrument, c'est le Christ qui est la cause de ce qui se passe. Quand le Pape dit la messe et quand moi je dis la messe, c'est la même, c'est le Christ qui célèbre l'Eucharistie. Mais quand le pape enseigne, et quand moi j'enseigne, ce n'est pas tout à fait la même chose, je n'ai pas le pouvoir de garde, j'ai le pouvoir de créer, il ne l'a pas nécessairement, il l'a sans doute au titre de tout chrétien, au titre de la foi – bien sûr c'est soumis à la garde. Quand le pape dit qu'il faut célébrer l'eucharistie de telle façon, il ne célèbre pas l'Eucharistie. C'est un autre travail.

La capacité juridictionnelle (même de dire comment il faut célébrer l'Eucharistie) et la capacité sacramentaire doivent être distinguées car il y en a une qui a toujours été pensée dans l'histoire de l'Église à l'aide de concepts juridiques et l'autre jamais : la sacramentalité au sens authentique a toujours  été pensée dans le langage le plus ontologique qu'on avait à disposition. Or cela s'estompe à Vatican II et je trouve que c'est infiniment dommageable. Loin d'être une approche de la fonction pastorale, c'est une pseudo-sacralisation de ce qui n'est pas sacré. Car le pouvoir de juridiction, le pouvoir de décision, le pouvoir de garde ne sont pas de l'ordre du sacré. Je trouve que cela est très important, car il faut lire l'Évangile mais vous n'en sortirez pas grand-chose si vous n'avez pas latéralement une documentation qui vous instruit sur l'histoire de la façon dont on l'a entendu au cours des siècles, et pourquoi et comment. Non pas que j'ai un rapport médiatisé à l'Évangile par les siècles, non, je peux l'ouvrir et le lire, mais j'ai une documentation latérale. Les siècles ne sont pas un intermédiaire, mais il m'importe de savoir comment cet Évangile a été entendu par les Pères et gardé, qu'est-ce qui, dans leur garde, était la fidélité fondamentale à l'Évangile, et ce qui revenait, dans leur garde, à la libre interprétation que leur capacité d'entendre d'époque leur suggérait, leur ouvrait. Tout cela, c'est à propos de “sacrifice”.

J'avais dit un mot indirectement de la dolorisation en disant que si l'interprétation du serviteur souffrant et de l'homme de douleurs se mêlait à l'aspect sacrificiel, cependant cela ne disait pas que le sacrifice en lui-même devait se penser à partir de la douleur : c'est un point à retenir. La chose qu'il faudrait ajouter, c'est que, si moralisation et dolorisation il y a, cela ne s'est pas passé à l'intérieur même de l'Église. En effet, où est-ce qu'on parle du sacré et du sacrifice aujourd'hui ? Dans l'histoire des religions, dans la psycho-sociologie du religieux, et éventuellement dans la phénoménologie du sacré. Mais prétendre définir un sacré universel dans une science qui survole la totalité des religions est une œuvre vaine. Il faut aller à chaque fois à la source parce que, quand nous faisons cela, nous pensons le sacré à partir de l'Occident car même le concept de religion est un concept occidental. Alors évidemment nous ne trouverons que ce que nous mettons dans le concept de base ! Si nous ouvrons un champ, nous lui donnons des dimensions, un objet, et nous n'allons jamais trouver que ce que nous mettons dans ce champ. Ouvrir la question du sacré à partir de ces sciences-là, c'est les ouvrir à partir de l'Occident et non pas à partir d'où, chaque fois, le sacré peut s'entendre. Mais le sacré m'intéresse… “Hagios, hagios, hagios” (Sacré, sacré, sacré) qu'on traduit par “Saint, saint, saint”.

Alors à partir d'où penser le sacré ? Eh bien à partir de nulle part ailleurs que de la résurrection : « Déterminé Fils de Dieu de par la résurrection d'entre les morts, dans un pneuma de consécration ». Le pneuma de consécration c'estle Souffle sacré, l'Esprit sacré, ce qu'on traduit par Esprit Saint. Le Souffle sacré prend sa source à la résurrection de Jésus et c'est le lieu sacré à partir de quoi peut se penser le sacré en tant qu'il a sens dans la christité ; je dis la christité… j'aurais pu dire le christianisme, j'aurais pu dire la chrétienté, c'est encore moins bien. Ce qui est traité dans ces choses-là, c'est le sentiment du sacré ou la sociologie du sacré – le sentiment ou le social, ce qui n'est pas l'essence du sacré. Ce n'est pas à partir du sentiment du sacré que le sacré s'entend.[5]

      ●   Témoignage et Vérité.

► Jean répète plusieurs fois qu'il est un témoin et qu'il atteste de ce qu'il a vu et entendu et on relève souvent la fragilité du témoignage…

J-M M : Il est très important de voir en effet que le témoignage est, dans notre conception occidentale de la vérité, ce qu'il y a de moins fiable et ce à quoi on recourt quand on n'a pas de meilleur moyen d'accéder à la vérité, en particulier dans les sciences humaines et parmi elles l'histoire. L'histoire n'a pas de meilleur moyen que de recenser des témoignages, quitte à les critiquer, à en peser la vraisemblance, la validité… et justement l'histoire a la réputation de n'être pas une science dans un sens aussi rigoureux que les sciences dures. Le témoignage, chez nous, prend dans le champ de la vérité une place inférieure. Or nous lisons chez saint Jean que le témoignage est ce qui fonde la vérité : « Toute vérité se tient entre le témoignage de deux ou de trois ». Nous avons d'ailleurs ici un exemple de recours à un texte de l'Ancien Testament qui est un texte juridique ; il explique  que, dans un procès, il ne faut pas se fier à un seul témoin, il en faut deux ou trois pour que ce soit valide, ce qui est tout à fait du bon sens. Cependant cela est assumé par Jean, et en ce sens-là il retrouve quelque chose de la signification pré-juridique de choses qui sont devenues juridiques au cours de l'histoire, et pour lui le témoignage est le sens fondateur de la vérité, de toute vérité. Il faut le repérer et ensuite s'interroger sur les conséquences de cela pour la signification du mot vérité.

J'ai déjà dit que le mot de vérité avait des acceptions très diverses au cours des temps de notre propre culture. Par rapport aux Présocratiques, chez Aristote et à partir de lui, c'est un nouveau sens : il est pensé comme conformité de la chose au dire, à la prémice. Il a encore pris un sens nouveau avec Descartes où vérité est pensé à partir de certitude. Dans notre Écriture le mot vérité (alêtheia) hérite à la fois de la symbolique hébraïque de 'emet, (et de amen) qui veut dire solide, le mot 'èmoûnâh (vérité) est de même racine ; et puis hérite aussi du grec, mais pas du grec contemporain, du grec plus archaïque, parce qu'il garde le sens de dévoilement. Il faut avoir présent à l'esprit que toute la structure du Nouveau Testament est une structure de dévoilement de la semence au fruit, du secret par rapport au manifesté, tandis que nous comprenons, depuis Descartes, la vérité à partir de la certitude. Or la vérité n'est pas la certitude, la certitude est un sentiment subjectif qui peut accompagner la vérité ou qui, du reste, peut ne pas l'accompagner.

Donc le témoignage n'est pas ce qu'il y a de plus fiable chez nous. Or, en plus, il y a là quelque chose qui n'est pas du tout insignifiant par rapport au nouveau sens de la vérité. De même que la véritable force c'est la faiblesse, de même la véritable fiabilité c'est la parole faible, le témoignage : tout est assis sur un croisement de paroles, même pas sur le fait qui fonde, le fait que l'historien pourrait prouver comme fondant l'idée qu'il en a eu ; c'est la parole de celui qui témoigne qui est le fondement, c'est le témoin. Cela pourrait nous permettre de méditer sur la notion même d'événement.

L'événement n'est pas un fait, c'est un venir, donc aussi un recevoir. L'événement est une relation, un rapport, une intrication de protagonistes et de témoins – autrement dit, l'événement est un en tant qu'il est plein d'altérités. Ce n'est pas l'opacité d'un fait, c'est plein d'altérités, de relations. Cette définition de l'événement est de moi, je l'ai sortie il y a une bonne vingtaine d'années, je n'ai pas encore trouvé mieux, mais je ne désespère pas : une intrication de protagonistes et de témoins, et les témoins sont parties prenantes de l'événement, ils ne causent pas sur l'événement, ils sont constituants de l'événement[6]. Cela mériterait d'être médité, peut-être d'être corrigé.

Si on veut étudier le mot témoin chez saint Jean, il faut d'abord se dire qu'il n'a pas le même sens que chez nous ; un des indices, c'est que pour nous un témoignage est d'autant plus authentique qu'il sort de l'expérience propre, alors que pour Jean, si je témoigne de moi-même et à partir de moi-même, mon témoignage est faux, je ne peux témoigner que de ce que j'ai entendu (c'est en toutes lettres). Je ne dis pas que je résous quoi que ce soit, mais je mets le doigt sur le fait que, entendre le témoignage au sens johannique nécessite que nous prenions distance d'avec la signification usuelle du mot. Alors que veut dire témoin chez Jean ? Il ne signifie pas exactement ce qu'il signifie chez nous. Pour nous, à première vue, il signifierait moins, mais en fait il signifie beaucoup plus ; il faut essayer de le découvrir. C'est une incitation à aller chercher la différence. 



[2] « Tu frapperas le rocher et il en sortira de l'eau et le peuple boira » (Ex 17, 6).

[3] On trouve des testimonia par exemple dans l'épître de Barnabé, dans le dialogue de Justin avec le Juif Tryphon, dans "L'Exégèse de l'âme", les figures féminines en st Jean), et dans la note du chapitre précédent sur “Il régna du haut du bois”.

[4] Il est atteint, comme les malades de l'hospice où ils sont soignés, de la maladie de l'ergot de seigle (ou feu de saint Antoine) qui donne lieu, entre autres, à des pustules purulentes. Il s'agit, en effet, de permettre aux malades de s'identifier au Christ. Ils sont invités à un cheminement qui va de leur corps martyrisé par la maladie (crucifixion) à la béatitude avec le Christ glorieux surgissant du tombeau (volet du retable).

[5] La transcription de la session sur le sacré dans l'Évangile : tag SACRÉ.

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