Le rapport caché / dévoilement (mustêrion / apocalupsis) en 1Cor 2, 6-12 ; Rm 11, 33 ; Rm 16, 25-26 ; Ep 3, 1-11
Déjà dans les grandes épîtres de saint Paul (Romains, Corinthiens), nous voyons se réunir les termes de mustêrion (secret, caché, mystère) et apocalupsis (révélation, dévoilement) ou phanêrosis (manifestation) ; plus encore dans les épîtres de la captivité, surtout Ephésiens que nous trouverons explicitement reprises cette corrélation. Jean-Marie Martin nous aide ici à bien entendre ce dont il s'agit.
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Extrait du cours de J-M Martin à l'ICP en 1971-72
Deuxième partie du chapitre intitulé "Mustêrion"
Le rapport caché / dévoilement (mustêrion / apocalupsis)
Cette deuxième série de textes essaiera de faire mieux saisir le rapport précis qui existe entre le caché et son dévoilement (apocalupsis). La corrélation constante de ces deux termes doit être pour nous éclairante, car l'un éclaire l'autre[1]. Là, nous vous rappelons que le mot apocalupsis est formé de la préposition apo et du mot calumma (voile), et que le latin revelare et les mots français "ré-vélation" et "dé-voilement" sont la transcription littérale de ce mot apo-calupsis. Donc l'idée d'un caché qui va se dévoilant.
Ce que nous allons dire à propos de ces textes sera forcément relativement modeste. Nous n'entreprendrons pas ici une justification plus radicale et plus profonde qui nous intéresse beaucoup en ce moment et qui tourne autour d'une comparaison entre ces textes et ce qui intéresse certains phénoménologues[2] où la notion de apparition et de apparaître, et aussi la notion de dévoilement ou de découvrement prennent beaucoup d'importance. Il ne faut pas se hâter de recouvrir le texte de Paul avec l'intelligence de ces recherches contemporaines ; cependant essayer de les mettre plus attentivement en rapport l'une avec l'autre est une chose très intéressante, mais d'un raffinement qui n'est pas nécessaire pour entrer déjà de quelque manière dans ce qui est en cause dans le texte.
Le premier texte est tiré de 1 Cor. Dans la mesure du possible nous aimerions, comme nous l'avons fait à propos de la première série, voir comment quelque chose se trouve de façon embryonnaire à l'époque des grandes épîtres (Romains, Corinthiens) et se trouve d'une autre façon au moment des épîtres de la captivité (Colossiens, Éphésiens). De même ici nous allons commencer par le texte de 1 Cor, nous aurons à signaler deux autres textes des Romains et nous en viendrons à Éphésiens qui est évidemment un texte important dans l'utilisation paulinienne du mot mustêrion.
Premier texte : 1Cor 2, 6-12.[3]
« 6Pourtant, c’est bien une sagesse que nous enseignons aux chrétiens adultes, sagesse qui n’est pas de ce monde ni des Princes de ce monde, voués à la destruction. 7Nous enseignons la sagesse de Dieu, mystérieuse et demeurée cachée, que Dieu, avant les siècles, avait d’avance destinée à notre gloire. 8Aucun des Princes de ce monde ne l’a connue, car s’ils l’avaient connue, ils n’auraient pas crucifié le Seigneur de gloire. 9Mais, comme il est écrit, c’est ce que l’œil n’a pas vu, ce que l’oreille n’a pas entendu, et ce qui n’est pas monté au cœur de l’homme, tout ce que Dieu a préparé pour ceux qui l’aiment. 10En effet, c’est à nous que Dieu l’a révélé par l’Esprit. Car l’Esprit sonde tout, même les profondeurs de Dieu. 11Qui donc parmi les hommes connaît ce qui est dans l’homme, sinon l’esprit de l’homme qui est en lui ? De même, ce qui est en Dieu, personne ne le connaît, sinon l’Esprit de Dieu. 12Pour nous, nous n’avons pas reçu l’esprit du monde, mais l’Esprit qui vient de Dieu, afin que nous connaissions les dons de la grâce de Dieu. » (TOB)
« 6Nous parlons une sagesse parmi les parfaits, mais non [une sagesse] de ce monde ni des princes de ce monde voués à la destruction 7mais au contraire nous parlons une sagesse de Dieu, celle qui est cachée en secret (en mustêriô), que le Dieu a par avance destinée dès avant les siècles pour notre gloire – la sophia (la sagesse) est aussi un aspect caché par rapport à la parole : on rapproche ici sophia et en mustêrio, autrement dit on entend la "sagesse qui est en mystère". Quelle sagesse ? « Celle qui est cachée (apokékrumménên) - là nous avons explicitement le mot qui correspond au mot "crypté" : apokékrumménên, cryptique - que Dieu a par avance destinée (pro-ôrisen : pré-destinée, pré-déterminée) avant tous les éons (tous les âges) pour notre gloire. » Il y a un rapport entre nous qui sommes à l'âge de la gloire par opposition à l'âge où elle était cachée, c'est-à-dire un rapport entre ce qui est recouvert et ce qui brille ouvertement, ou encore entre ce qui est latent et ce qui est patent.
8[Cette sagesse] qu'aucun des archontes de cet âge (aïon)[4] n'a connue. » Nous avons déjà eu occasion de parler des archontes qui sont les principes d'une époque, et qui peuvent aussi être les princes d'un royaume. Et ici il est fait allusion précisément à ces princes. Du reste princes et principes sont en continuité, c'est ce qui régit les conduites humaines à quelque niveau que ce soit.
« En effet, s'il l'avait connue, ils n'auraient pas crucifié le seigneur de la gloire – s'il avait été dévoilé comme seigneur de la gloire, ils ne l'auraient point crucifié ;
9Mais selon ce qui est écrit – suit alors une citation d'un très beau texte d'Isaïe[5] que certains auteurs, comme Clément d'Alexandrie, citent très souvent avec complaisance – “ce que l'œil n'a pas vu, ce que l'oreille n'a pas entendu – ce que nous appelons l'inouï, au sens d'in-ouï – ce qui n'est pas monté au cœur de l'homme – le cœur étant le principe total de l'être et du connaître humain en langage hébraïque – toutes les choses que Dieu a préparées – la notion de pré-paration est le terme technique de cette détermination des réservoirs, des réserves, de cette richesse réservée que Dieu a "préparée" – pour ceux qu'il aime. 10À nous Dieu l'a dévoilé par son pneuma (son Esprit).
Nous avons là, dans ce texte, la corrélation du mystère qui est cryptique et que Dieu dévoile par le don du pneuma.
Suit un passage intéressant sur le pneuma.
Car le pneuma investigue tout, même les profondeurs de Dieu – les profondeurs (ta bathê) est un terme très important pour désigner aussi cette région cryptique. – 11Qui parmi les hommes sait ce qui est de l'homme sinon le pneuma de l'homme qui est en lui. De la même manière personne n'a connu les choses de Dieu sinon le pneuma de Dieu. 12Nous, nous n'avons pas reçu le pneuma cosmique, mais [nous avons reçu] le pneuma qui est de Dieu afin que nous voyions les choses dont Dieu nous fait don. » Voyez le rapport entre le Christ ressuscité et le pneuma (l'Esprit) : le don de la vie du Christ c'est simultanément le don du pneuma qui nous fait savoir, voir les choses que Dieu a préparées pour nous. Et nous savons quelles sont ces choses préparées, c'est toujours "la réserve". C'est pour cela que la résurrection du Christ est découvrement de ce qu'était l'image cryptique.
Deuxième texte : Rm 11, 33
Nous illustrons simplement, rapidement, ce passage à l'aide de ce texte de Romains parce que c'est un texte que vous avez parfois occasion de rencontrer.
« 33Ô profondeur de la richesse (bathos ploutou) et de la sagesse (sophia) et de la connaissance de Dieu. Comme ses jugements sont ininvestigables et ses chemins impossibles à suivre – l'idée de "chemin" ici, c'est de suivre la trace ; notez que quand il y a un chemin il y a continuité historique, or justement ce qui est dévoilé c'est la trace du chemin insuivable. Et le texte poursuit par une citation – 34car “qui a connu la pensée du seigneur, ou qui est devenu son conseiller ?… »
Ici il y a le mot conseiller (sumboulos). Boulè c'est la délibération : sum-boulos = qui participe à un conseil, à une délibération. Qui est-ce ? C'est là que toute une christologie va se développer sur la base de la sophiologie car la Sagesse est déjà considérée dans l'Ancien Testament (en particulier Pv 8) comme réalité qui délibère avec Dieu avant la création du monde. Et les traits de cette Sagesse seront reversés sur le Christ qui appartient ainsi aux premières choses et qui est conseiller, c'est-à-dire co-délibérant avec Dieu.
Nous avons recueilli là un certain nombre de mots qui se plaisent bien ensemble. Il est important, dans l'apprivoisement d'un texte dans le se-laisser-apprivoiser par un texte, de détecter déjà ces familiarités ou ces affinités de vocabulaire. Ces mots-là ont quelque chose à dire ensemble.
Troisième texte : Rm 16, 25-26.
Toujours dans une illustration du même genre, rapidement, voici les tous derniers mots de l'épître aux Romains.
« 25À celui qui peut vous vous affermir selon mon Évangile et l'annonce de Jésus-Christ – l'annonce (kérygme) est un synonyme du mot "évangile" – selon le dévoilement du secret tenu en silence (apokalupsin mustêriou sésigêménou) – ce qui est intéressant ici, c'est l'emploi du vocabulaire du silence alors que le plus souvent c'est le vocabulaire du caché. Le mot sésigêménou a pour racine sigê (silence), c'est donc "le secret tenu en silence" pendant les siècles antérieurs 26manifesté (phanérôthentos) maintenant – le mot apocalupsis est déjà venu, et ici c'est le verbe qui correspond à phanêrosis (manifestation) : rendre patent. C'est un mot de la racine pha qui est la racine de phanêros (évident), de phôs (lumière), et qui se trouve dans "phénomène" – par les écrits prophétiques – on pourrait croire que c'est "par la résurrection", oui, mais saint Paul lit la résurrection dans le psaume 110, dans Gn 1, 1 etc. – … pour l'audition de la foi…»
Donc déjà dans les grandes épîtres, nous voyons se réunir ces termes de mustêrion et apocalupsis ou phanêrosis.
Un extrait de Col 2, 3.
C'est surtout dans Éphésiens que nous trouverons explicitement reprises, au moment de la captivité, cette corrélation. Signalons cependant en passant ce passage de Colossiens :
« … le Christ en qui sont cachés (apokruphoï) tous les trésors (thêsauroï) – nous avions vu ploutos (richesses) et voici trésors – de la sagesse (sophias) et de la science (gnôseôs)… »
Ces trésors sont encore ces réserves, ces réservoirs de connaissance, mais de connaissance transformante, d'énergéia en même temps.
Quatrième texte : Ep 3, 1-11
«1C’est pourquoi moi, Paul, le prisonnier de Jésus Christ pour vous, les païens… 2si du moins vous avez appris la grâce que Dieu, pour réaliser son plan, m’a accordée à votre intention, 3comment, par révélation, j’ai eu connaissance du mystère, tel que je l’ai esquissé rapidement. 4Vous pouvez constater, en me lisant, quelle intelligence j’ai du mystère du Christ. 5Ce mystère, Dieu ne l’a pas fait connaître aux hommes des générations passées comme il vient de le révéler maintenant par l’Esprit à ses saints apôtres et prophètes : 6les païens sont admis au même héritage, membres du même corps, associés à la même promesse, en Jésus Christ, par le moyen de l’Évangile.
7J’en ai été fait ministre par le don de la grâce que Dieu m’a accordée en déployant sa puissance. 8Moi, qui suis le dernier des derniers de tous les saints, j’ai reçu cette grâce d’annoncer aux païens l’impénétrable richesse du Christ 9et de mettre en lumière comment Dieu réalise le mystère tenu caché depuis toujours en lui, le créateur de l’univers ; 10ainsi désormais les Autorités et Pouvoirs, dans les cieux, connaissent, grâce à l’Église, la sagesse multiple de Dieu, 11selon le projet éternel qu’il a exécuté en Jésus Christ notre Seigneur.» (TOB)
Ce texte est l'un des plus denses dans le vocabulaire du mustêrion[6]:
« 1En grâce de cela, moi, Paul, l'enchaîné du Christ Jésus, pour vous les nations (ethnôn) 2 si du moins vous avez appris l'économie de la grâce que Dieu m'a confiée pour vous : 3il m'a été accordé de connaître le mystère (mustêrion) selon une révélation (kata apokalupsin), selon ce que j'ai écrit en peu de mots auparavant, 4aussi, en me lisant, vous pouvez connaître la pénétration que j'ai du mustêrion du Christ 5qui, dans les générations passées, n'a pas été accordé aux fils des hommes, comme il a été révélé (apekaluphthê) maintenant à ses consacrés apôtres et prophètes dans le Pneuma (dans l'Esprit) : 6les nations sont co-héritières, co-corporées, et co-participantes de la promesse, dans le Christ Jésus, par le moyen de l'Évangile 7dont je suis devenu le serviteur selon la donation de la grâce de Dieu qui m'a été confiée selon l'énergéia (la mise en œuvre qui a lieu dans la Résurrection) de sa dunamis (sa puissance qui s'exerce sur nous et nous fait entendre)[7].
8 À moi, le plus petit de tous les consacrés, a été confiée cette grâce d'évangéliser aux ethnê (aux nations) la richesse infranchissable (ploutos anéxikhniaston) du Christ, 9 et d'éclairer (phôtisaï) l'économie (la croissance) du mystère caché (tou mustêriou tou apokekrummenou) depuis les âges en le Dieu qui a créé[8] la totalité, 10pour que soit connue maintenant aux principautés et aux puissances dans les lieux célestes, par l'Ekklêsia (l'humanité convoquée), la sagesse variée de Dieu, 11 selon la pré-disposition des âges qu'il fit dans le Christ Jésus notre Seigneur »
● Objection éventuelle de l'auditoire.
Cependant ce texte pourrait faire difficulté, et vous pourriez nous dire : « qu'essayez-vous de chercher dans la signification du mot mustêrion alors que saint Paul dit explicitement ici ce que c'est. Qu'est-ce qui était tenu dans le dessein de Dieu qui n'avait pas été révélé auparavant et qui se dévoile maintenant ? C'est que non seulement le peuple juif mais les autres aussi sont appelés à être le peuple de Dieu. C'est bien un dessein que Dieu avait et qui se dévoile en Jésus-Christ. » Faites-nous cette objection parce que sa résolution nous fera avancer[9].
● De quel Israël s'agit-il ?
En effet, ce n'est pas une petite chose qui est en question ici. Nous avons déjà eu occasion de dire qu'Israël - et c'est bien de la vocation des nations par rapport à Israël dont il est question ici – qu'Israël n'est pas le peuple juif. Nous avons dégagé – même en partant de Cerfaux qui n'est pas suspect dans ce domaine[10] – qu'Israël désignerait la réalité mystique à quoi le peuple juif s'accorde parfois mais de quoi aussi parfois il s'éloigne[11]. Or ce qui est en question ici, c'est qu'Israël désigne les promesses c'est-à-dire les trésors, les réserves, c'est-à-dire le peuple de Dieu tenu dans la délibération[12]. Et ta ethnê (les nations) – qui représente ici toute l'humanité – est, en Jésus-Christ, précisément amené à découvrir ce qui était tenu en réserve dans l'Israël de Dieu. Derrière la problématique pratique des rapports géographiques (ou raciaux ou religieux) entre Israël et les nations, la réflexion de Paul présuppose la mystique d'Israël lui-même et nous permet donc de voir que ce qui est en question ici, bien que cela pût au départ nous paraître extrêmement éloigné, c'est encore la même chose que nous avons vu dans les textes précédents, c'est-à-dire le découvrement de l'héritage (ou des trésors, ou de la richesse de Dieu) qui est appelé ici "Israël".
Ainsi, pour Paul Israël ce n'est pas les juifs : Israël est justement ce qui est tenu en réserve de toujours[13], c'est l'Israël mystique. Les prophètes disent aux juifs qu'ils ne sont pas l'Israël de Dieu[14]. La notion culturelle (ou l'histoire) des juifs, et la notion d'Israël sont différentes. Saint Paul dira en substance « c'est nous qui sommes l'Israël de Dieu » avec cette idée qu'Israël appartient aux premières choses. Et l'accession des nations veut dire que l'humanité tout entière accède aux premières choses ; autrement dit, par la résurrection du Christ le dévoilement des secrets de Dieu se fait.
● Le couple mustêrion / apocalupsis.
À propos du couple mustêrion / apocalupsis nous avons lu quelques textes de saint Paul, et, sortant de ces textes, nous éprouvons le besoin de vous aider à l'effort mental de compréhension de ce qui est en cause.
Ce couple du voilé et du dévoilé marque le point de vue originel du christianisme qui est, en ce sens profond, révélation. Nous disons "originel", et nous pourrions dire "original". Et pour marquer l'originalité de ce point de vue qui se caractérisera comme la source de la sacramentalité plus tard, nous voudrions nous servir d'une comparaison que nous avons déjà présentée un grand nombre de fois ici mais qui garde peut-être son utilité. C'est évidemment une distinction approchée[15].
Nous voudrions comparer ce couple du voilé au dévoilé avec un autre couple qui nous est beaucoup plus familier, celui du prévu au réalisé. Ce deuxième couple nous est familier, et depuis très longtemps il a été utilisé à propos de ce fameux "dessein de Dieu" :
Lorsque nous pensons par exemple à une ville, on conçoit qu'il y a d'abord eu le projet ou la prévision de l'architecte, puis la réalisation de ce projet c'est-à-dire la ville elle-même dans sa réalité qui est construite suivant les plans ou le projet de l'architecte.
Lorsqu'au contraire nos sources veulent parler d'une ville – prenons ici l'exemple privilégié de la ville de Jérusalem – l'Écriture ne parle pas d'abord du projet de construction de Jérusalem et ensuite de sa réalisation, mais elle parle d'une Jérusalem qui existe dans le caché, qui est fondée dans le caché auprès de Dieu, et qui descend (qui se manifeste)[16], c'est-à-dire qui passe de son caché à son manifesté.
Cette nuance peut paraître nulle, elle est cependant de très grande importance pour comprendre ce qui est en question dans le rapport du caché au manifesté qui fait le fond de l'idée de sacramentalité.
Autre exemple : "le fils de l'homme"[17]. Pour nous il y a Dieu d'abord, puis l'humanité de Jésus-Christ. Or le fils de l'homme, c'est justement quelqu'un qui est décrit comme existant dans le caché puis paraissant sur les nuées, puis venant[18]. Or cela, du point de vue de la christologie, a une importance considérable.
Cela est peut-être encore un peu simpliste, mais tout de même un bon départ pour vous aider à réfléchir sur ce que nous appelons la différence du double couple du prévu au réalisé, et du caché au manifesté : ils ne se recouvrent pas. Et le fait qu'ils ne se recouvrent pas exactement, c'est ce que nous avons déjà dit, à savoir que le mot mustêrion ne se laisse pas vraiment complètement traduire par le mot "dessein" entendu au sens de prévu ou de projet. Le mot mustêrion désigne le caché et non pas le projet.
caché / manifesté (mustêrion / apocalupsis) et prévu / réalisé
Quelle différence y a-t-il entre ces deux alternances ? Pour parler de façon très approximative encore, disons que, dans la deuxième perspective, le réel se trouve uniquement du côté du réalisé, alors que, dans le premier couple, la chose est déjà dans le caché.
Si vous voulez, le poids du regard ne se situe pas au même niveau dans l'un et l'autre couple. Et être ou ne pas être, ce n'est pas une question dans cette perspective.
Ce couple du caché au manifesté (mustêrion / apocalupsis) serait donc à étudier de façon extrêmement attentive. Il faut bien voir que le dévoilement en un certain sens n'ajoute rien au caché, et que tout ce qu'il est, il le tient du caché ; ceci n'est pas vrai pour le deuxième couple dans la mesure où la réalisation d'un projet ajoute quelque chose au projet.
Nous avons fait état de cette petite distinction, non pas que nous la croyions très décisive, mais nous la croyons susceptible d'intriguer, d'alerter ou de conduire à l'intelligence de ce qui est en question en partant du point où nous sommes spontanément de par notre histoire, pour entendre ce qui est dit lorsque nos sources parlent du mustêrion et de son dévoilement.
[1] Le rapport de ces deux termes est très subtil parce que le dévoilement n'efface pas : en dévoilant, il garde quelque chose ducaché. Tout est affaire d'œil : le sage voit le fruit dans la semence ; et le fruit est "selon la semence", c'est très important. (J-M Martin)
[2] Allusion à Heidegger qui s'est intéressé au mot alèthéia qu'on traduit en général par "vérité". On peut l'entendre comme a-lèthéia, où lanthanein signifie « tenir en secret » et secondairement « oublier », sens qu'on privilégie souvent à cause du fleuve Léthé, le fleuve de l'oubli. Heidegger ne fait pas mention, lui, de ce fleuve. Aléthèia, c’est sortir hors de la garde ou de l’oubli ou de la protection gardée, c’est la non-occultation, le décèlement, le dévoilement, ce qui sort du retrait. Et la chose se décèle d’abord dans la nomination : la "vérité" en ce sens, est ce par quoi la chose se manifeste, se montre, se donne à voir et, en fait, elle se donne aussi à entendre, pour la bonne raison que nous habitons la langue - c’est notre première demeure - et que nous ne voyons rien que à partir de l’entendre.
[3] Ce passage est plus longuement médité dans 1 Co 2, 2-11 : La mystique de la parole. Le rapport caché/manifesté (mustêrion / apocalupsis).
[4] Le mot aïôn est très difficile à traduire. On traduit par "siècle" mais ce n'est pas un siècle de cent ans, c'est un espace-temps, un régime, un règne, un royaume, donc un espace régi.
[5] C'est une combinaison de deux textes : Isaïe 64,3 et Jérémie 3, 16.
[6] Cette traduction de J-M Martin a été ajoutée, elle a été faite lors d'une étude du texte dans les années 2010, elle a été faite oralement, JMM n'ayant devant lui que le texte grec, et même si sa traduction a été légèrement modifiée lors de la transcription, elle ne prétend pas à être exacte.
[7] « Ce qui est essentiellement dévoilement (apocalupsis) c'est la résurrection qui est aussi mise en œuvre de l'activité par quoi nous croyons : croire découle de l'énergie même de la résurrection du Christ, c'est-à-dire que ce dévoilement est simultanément activité. Ceci met en cause notre compréhension spontanée de la connaissance comme distinguée de l'activité. Nous savons que si nous voulons entendre ces textes il faut nous défaire de ces chaînes qui nous constituent. Et c'est à cette seule condition qu'on peut comprendre le mot de Paul selon lequel la foi est le salut. La foi ne parle pas seulement sur le salut, c'est le salut… Pour le dire autrement, se lever, marcher, s'éveiller, connaître, tels sont les mots qui développent le plus souvent la nouvelle naissance ou la résurrection. C'est avec ces mots-là que Paul parle à notre expérience. Egeireïn que nous traduisons par ressusciter, signifie "faire lever" : « Éveille-toi, ô toi qui dors » ; anastasis que l'on traduit par résurrection, désigne le fait de se remettre debout : « Lève-toi et marche », et c'est ce qui donne sens à la nouvelle naissance. Le surgissement du nouveau sur l'ancien, l'émerveillement de la lumière après la ténèbre, le trait de la connaissance après l'ignorance, la liberté après la servitude, tout le vocabulaire de Paul commente la résurrection.» (Annexe 1 de Epître aux Éphésiens chapitre 1. Deux moments : "délibération en Dieu" et "résurrection". Gisement de vocabulaire)
[8] Le mot "créé" ici est à bien entendre, il s'agit de la déposition des semences, voir Jn 5, 17-21: le shabbat en débat. Les 7 jours et les 2 œuvres de Dieu (Gn 1).
[9] Une autre année J-M Martin proposait une autre formulation de l'objection que son auditoire pouvait lui faire après lecture du texte: «Vous seriez fondés à nous faire cette objection : au fond, ce que saint Paul appelle le mystère de Dieu, le secret de Dieu qui se dévoile en Jésus-Christ, c'est simplement cette histoire que le christianisme n'a pas à rester une secte juive mais à s'ouvrir devant l'histoire sur la gentilité. C'est loin de ce que nous sommes en train d'enseigner et de regarder. Or la réponse à cette objection est très intéressante. »
[10] Ce cours date de 1971-72 et il s'agit d'un livre de Lucien Cerfaux (1883-1968) qui était très lu à l'époque, soit La théologie de l’Église suivant saint Paul, Paris 1948, soit Le Christ dans la théologie de saint Paul, Paris, 1954. Sur le thème d'Israël que saint Paul applique au Christ voir le message Par J Pierron : lecture de Rm 1, 8-17 et du Poème des 4 nuits ; sens du mot "justification" d'après Ps 143 et Règle de Qumran, en particulier le 2° c).
[11] Les premiers chrétiens n'étaient pas les seuls à repenser le mot "Israël", et cela n'a rien à voir avec ce qu'on a appelé une substitution. Philon le repense aussi : « La contribution la plus attachante de Philon se situe dans le domaine des conceptions religieuses, et là, il traduit l'idéal des juifs pieux et évolués de la diaspora. Il exprime admirablement la certitude qu'a Israël d'être le peuple privilégié de Dieu et d'avoir un rôle particulier à jouer par rapport aux nations. Cette conviction a conduit Philon à approfondir ce que représente Israël, et l'on peut trouver chez lui – avant le christianisme – une définition du « véritable Israël » : ce sont les hommes qui, en suivant de tout leur cœur les enseignements de Moïse, sont sur la route de la sagesse et de la vertu. Sous la conduite de Moïse, tenu pour hiérophante et mystagogue, ils sont les guides et la lumière des peuples, les prêtres de l'univers.» (www.universalis.fr)
[12] Tout est contenu dans la délibération de Gn 1 : « Faisons l'homme à notre image ». À propos de cette délibération voir ce qui est dit à propos du Christ dans le 2ème texte du présent message, Rm 11, 3.
[13] Le mot Israël ne figure pas dans les listes des premières choses créées et tenues en réserve. C'est Paul qui l'appelle Israël. Un message sur les choses tenues en réserve par Dieu paraîtra ultérieurement.
[14] Par exemple : « Vous n’êtes pas mon peuple, et moi, je ne suis rien pour vous » (Os 1, 9)
[15] Une autre façon d'aborder le couple caché/dévoilé se fait par la notion de semence, voir Caché/dévoilé, semence/fruit, sperma/corps, volonté/œuvre....
[16] « 1Puis je vis un ciel nouveau, une terre nouvelle – car le premier ciel et la première terre ont disparu, et de mer, il n'y en a plus. 2Et je vis la Cité sainte, Jérusalem nouvelle, qui descendait du ciel, de chez Dieu ; elle s'est faite belle, comme une jeune mariée parée pour son époux. 3J'entendis alors une voix clamer, du trône : “Voici la demeure de Dieu avec les hommes. Il aura sa demeure avec eux ; ils seront son peuple…” » (Apocalypse 21)
[17] Expression par laquelle Jésus se désigne assez souvent. Par exemple : «Amen amen, je vous le dis, vous verrez le ciel ouvert et les anges de Dieu monter et descendre au-dessus du Fils de l'homme» (Jn 1, 51)
[18] Cela vient de Daniel 7 : « 13Je contemplais, dans les visions de la nuit : Voici, venant sur les nuées du ciel, comme un Fils d'homme. Il s'avança jusqu'à l'Ancien et fut conduit en sa présence. 14À lui fut conféré empire, honneur et royaume, et tous peuples, nations et langues le servirent. Son empire est un empire éternel qui ne passera point, et son royaume ne sera point détruit. »