L'espace christique comme espace du don par opposition à d'autres espaces (tentation, jugement, droit, devoir)
Il faut voir que l'Évangile est une réponse à une question. La réponse c'est : « Jésus est ressuscité »… et la question c'est : « Qui règne, dans quel espace, dans quel monde sommes-nous ? » Il s'agit de l'avènement du nouveau royaume (règne) qu'est l'espace christique.
Ce message est composé d'extraits des rencontres qui ont eu lieu à Saint-Bernard-de-Montparnasse sur le thème "Éclats du Notre Père en saint Jean", rencontres animées par Jean-Marie Martin (cf. Qui est Jean-Marie Martin ?). Il complète d'autres messages, en particulier : Approches de l'espace christique : L'espace en musique, peinture et poésie et "Ce monde-ci" / "le monde qui vient" : espace régi par mort et meurtre / espace régi par vie et agapê.
L'espace christique
Extraits de réflexions sur le Notre Père
Par Jean-Marie Martin
I – À propos de “Pardonne-nous nos offenses…”
Lorsqu'il s'agit du donner évangélique, le verbe donner n'est pas selon l'acception du donner mondain puisque Jésus lui-même dit : « Je ne donne pas comme le monde donne » dit Jésus. Ce "donner" culmine dans le se donner soi-même qui est le propre du Christ, et en outre le point le plus aigu du "donner" est dans le par-donner… c'est ce qui est en question dans notre demande du pardon des péchés.
Une autre chose que je voulais dire d'entrée c'est que, lorsqu'il s'agit de mettre en évidence ce don, cela se fait par la mention de ce à quoi il s'oppose, et le don s'affirme contre le salaire et la dette (le droit et le devoir) et contre la violence. Qu'il soit contre la violence (ou le rapport de force) cela se dira dans la demande suivante : « Ne nous introduis pas dans l'épreuve de force, mais tire-nous du mauvais », c'est la dernière demande qui est à entendre comme une seule chose. Donc, double opposition.
Bien sûr, on comprend très bien que le don est autre chose que le rapport de force, mais ce qui importe à l'Évangile c'est qu'il soit autre chose que le rapport de droit et de devoir où le droit c'est le salaire, et le devoir c'est la dette. Il est bien question de la dette, non pas pour que la dette soit exigée, mais pour qu'elle soit abandonnée[1].
1) Le bon berger s'oppose au voleur, au violent et au salarié (Jn 10).
Cette triple opposition est particulièrement marquée dans le chapitre du bon berger.
Le bon berger se caractérise en cela qu'il dépose son être pour ses brebis : « Tithêmi tên psychên (je pose ma psychê) ». On pourrait traduire : « je donne ma vie », mais c'est le verbe tithêmi (déposer) qui est l'équivalent du verbe donner bien sûr. Il faudrait voir où il se trouve chez Jean[2] et quelles sont ses significations.
De plus il est difficile de traduire qu'il donne sa vie parce que le mot de "vie", ici, c'est psychê, employé aussi pour la vie des brebis, et ce n'est pas le mot zoê qui désigne la vie au grand sens du terme. Ce n'est pas la même signification, donc la traduction serait dommageable. Je pense que "ma psychê (mon âme)", c'est d'abord une façon de dire "moi-même"[3]. Donc ici il s'agit de se donner soi-même.
Ce bon berger se caractérise en cela… mais il se caractérise aussi en ce qu'il s'oppose, se distingue de deux autres car la violence a deux visages :
- le violent qui a le visage du loup ;
- le violent qui a le visage du voleur, c'est-à-dire de celui qui entre par effraction et non pas par la porte dans la bergerie.
Le loup est l'un des visages de la violence et les verbes qui le caractérisent au verset 12 sont particulièrement johanniques : le loup se saisit des brebis et les déchire (skorpizei). On a ici le verbe skorpizeï, c'est un mot de même racine que le mot dieskorpismena qui caractérise les enfants de Dieu "déchirés" avant qu'ils ne soient rassemblés en une unité[4]. Ce mot vient d'une phrase du prophète Zacharie qui est donnée par Jésus lui-même la veille de la Passion pour annoncer la dispersion des disciples : « Je frapperai le pasteur et les brebis seront déchirées (diaskorpisthêsontai) », cela se trouvedans les Synoptiques[5].
Et ce qui nous intéresse ici, c'est que le bon berger ne se distingue pas seulement du voleur et du violent mais aussi du salarié, celui qui reçoit un salaire, le mercenaire : « 12Le mercenaire (misthôtos)… voit venir le loup, il laisse les brebis et fuit ; et le loup les ravit et les disperse. 13C'est qu'il est mercenaire et n'a pas souci des brebis. »
Avec le mot salaire (misthos) on retrouve le vocabulaire de Paul : ce qui fait que quelque chose est de l'ordre de la grâce, c'est que ce n'est pas de l'ordre du salaire, donc de cette égalité de droit : « À celui qui œuvre, le salaire n'est pas compté selon la grâce (gratuitement) mais selon la dette ; 5et à celui qui n'œuvre pas mais qui croit en celui qui justifie l'impie, c'est sa foi qui lui est comptée pour justification. » (Rm 4, 4-5)
La différence du salarié par rapport au bon berger est marquée aussi en ce que les brebis ne sont pas ses propres : « 12Le mercenaire, lui qui n'est pas berger, et les brebis ne sont pas les siennes (ta idia) » (v. 12). Les propres (ta idia), les miens, les tiens, c'est récurrent chez Jean à plusieurs reprises. Ce serait un bon lieu pour étudier la notion d'appartenance dont j'ai déjà suggéré que c'était une question tout à fait première, car la foi avant d'être une opinion sur quoi que ce soit est une appartenance. L'essence de la foi est dans l'appartenance.
2) Les deux espaces régis.
● Espace de jugement et espace de non-jugement (Jn 3).
Il y a un autre équivalent chez Jean, c'est le fait que ce qui est en question dans le don récuse le jugement. On trouve une première fois ce thème à la fin de l'épisode de Nicodème au chapitre 3 et une seconde fois dans le chapitre 12. Donc c'est un thème qui revient au moins deux fois essentielles dans l'évangile de Jean.
« Le fils de l'homme n'est pas venu pour juger le monde, mais pour que par lui le monde soit sauf. Celui qui entend la parole n'est pas jugé. Celui qui n'entend pas la parole est déjà jugé d'avance.» (Jn 3, 17-18) Nous avions vu que cela signifiait que nativement je suis dans un espace de jugement, et que si je n'entends pas la nouveauté de la parole de Dieu comme parole de don (c'est-à-dire si je l'entends comme parole de jugement), je reste dans l'espace de jugement.Chez Paul, cela correspond en cela que la foi n'est pas selon la loi.
● Région du don et du pardon.
Tout ceci nous permet d'apercevoir négativement la région du don puisqu'elle se caractérise comme ce qui n'est ni de l'ordre de la loi, ni de l'ordre du jugement, ni de l'ordre du salaire, du droit, de la dette exigée. C'est là que nous trouvons la notion de par-don, qui donne par-dessus. Il y a le fait et le par-fait, il y a le don et le par-don. Et ceci, c'est la première impression globale que je veux donner.
Nous savons que tout l'Évangile répond à la question « qui règne ? » : sommes-nous dans la région où règne le don, ou bien dans la région où règnent la violence, la loi, le droit, le jugement, le devoir ? Autrement dit, il n'y a pas trois régions mais deux. Cela suggère que le droit, le devoir, le jugement, la loi sont encore de secrètes violences, des violences moindres mais peut-être pires à un autre niveau parce que secrètes. Je ne vois pas comment on peut lire l'Évangile sans apercevoir cela.
Une telle affirmation, me direz-vous, est invivable, c'est une utopie, ce lieu est un u-topos, il appartient au rêve, il est impraticable. Comment penser une société dans laquelle il n'y aurait pas de loi, de droit, de devoir, de jugement ? Quel regard sévère porté sur les prodigieux efforts qui peuvent être faits dans le domaine d'une certaine justice, dans les tentatives faites pour réguler de bonne manière la vie sociale ? Comment une civilisation, une culture pourraient-elles s'asseoir sur un fondement qui récuse ces données élémentaires ? Réponse : aucune ! Mais justement l'Évangile n'est pas une civilisation, l'Évangile n'a pas pour vocation de constituer une culture. Il n'y a pas de culture chrétienne sinon dans une dénomination abusive, et en tout cas, il n'y a pas de culture christique. Il y a longtemps que je dis cela. Mais il faut bien voir que ça tient de façon indéclinable à la totalité du reste de l'Évangile. Ce n'est pas une opinion qui me passe par la tête comme cela.
Vous pourriez me faire une objection : alors l'Évangile est une pure affaire individuelle ? Pas du tout. Seulement ce qu'il en est de l'homme – c'est-à-dire des hommes et de leur éventuelle unité – n'est pas adéquatement réalisé dans ce que nous appelons des cultures.
On pourrait dire que, du point de vue de la christité, tout homme est "au-dessus de la loi" [mais dans la vie courante, un homme qui est au-dessus de la loi ne peut pas tellement faire autre chose que de se soumettre volontiers à la loi…] Et, que tout homme soit au-dessus de la loi, c'est ce qu'implique le mot de "don" dans l'Évangile ou le mot de charis (grâce, don gracieux, gratuité) chez Paul qui le dit explicitement : « Selon la foi pour que ce soit selon la grâce)» (Rm 4, 16), donc selon la donation gratuite et non pas selon le mérite[6].
J'ai oublié le mot de "mérite" tout à l'heure dans les mots négatifs.
● Parenthèse : Évangile et cultures.
Il est très important de savoir que l'Évangile n'a pas pour vocation de se constituer dans une culture – il n'a du reste pas vocation à se constituer purement et simplement, notamment pas dans une culture – pour la raison qu'il s'adresse à toute culture, et ce qui est intéressant, c'est le dialogue de l'Évangile et des cultures. C'est pour cette raison que toute la théologie occidentale, il faut la relire comme un dialogue entre l'Évangile et la culture d'Occident. Et si vous faites cela, vous verrez que, dans ce que vous croyez proférer comme Évangile, il y a 90% de culture occidentale. 90%, je dis cela au hasard ! Bien sûr, à ce moment-là se pose la question : qu'en est-il des dialogues ? Or les dialogues sont soumis à des vicissitudes. L'Évangile ne peut pas ne pas parler aux cultures, c'est-à-dire aux hommes puisqu'il n'y a pas d'homme qui ne soit dans une culture, et cependant il ne parle jamais qu'au risque de se perdre dans l'écoute d'une culture.
Et, dans ce que nous recevons sous le nom d'Évangile, il est très important d'essayer de discerner ce qui est le propre de l'Évangile et ce qui est la succession des écoutes qu'une culture a véhiculé au cours des siècles. Pour faire ce travail de façon fructueuse, il faut s'interroger, puisqu'il s'agit de notre culture… Actuellement vous posez la question de savoir comment prêcher l'Évangile à une autre culture, seulement vous ne savez pas ce que c'est que l'Évangile ! On ne vous demande pas de prêcher l'Occident. De toute façon, l'évangélisation n'est jamais une chose accomplie.
Cela pose beaucoup de questions concrètes à propos de la dogmatique, des institutions, mais c'est gérable. Moi j'ai passé ma vie sur ce problème-là, c'est ma question.
Si vous voulez, c'est lié au fait que, entendre l'Évangile, c'est naître, c'est venir au monde : « Nul, s'il ne naît du pneuma de résurrection, n'entre dans l'espace (le royaume) de Dieu. » D'où la distinction que nous sommes constamment amenés à faire entre ce qui, en nous, est né de l'Évangile et ce qui persiste en nous de notre naissance selon l'état civil. Or, sur une telle question, il est bon que l'harmonie ne se fasse pas trop vite. Le meilleur dialogue possible dans ce domaine, c'est la prise de conscience du caractère étranger de la parole de Dieu qui est toujours à entendre.
Tout cela m'est familier, tout cela sous-tend tout ce que j'ai à dire. Quand c'est dit comme ça, peut-être que ça heurte ou étonne, peut-être que c'est insatisfaisant, peut-être qu'il y a des critiques sévères qui se sont élevées contre cela. Mais ne confondez pas ceci (la distinction de l'évangile et de notre natif) avec ce qui fait la distinction entre l'esprit grec – et donc occidental – et l'esprit sémitique (hébraïque ou juif). Ce n'est pas le même problème parce que le judaïsme a lu les Écritures comme étant parole de Dieu à un peuple ayant une terre, et comme instituant une langue sacrée et une législation qui fait partie de la révélation divine. Ce que n'est pas l'Évangile. L'Évangile n'a pas de terre, n'a pas de Ville sainte, n'a pas de Temple, n'a pas de langue sacrée. Il n'y a pas d'art sacré chrétien. L'Évangile est en visite. Il se présente. Il ne s'assied pas. Il ne s'institue pas. C'est ce qui ouvre le sens authentique du caractère universel de l'Évangile.
Mais le grand malheur, c'est que chaque culture a son propre sens de l'universel. On pourrait même dire que rien n'est aussi particulier que le sens de l'universel parce qu'il est spécifique à chaque culture. C'est l'universel des Inuits ou l'universel des Grecs. Malheureusement, dans le dialogue, c'est le même mot. Or l'universel évangélique n'est pas l'universel de l'Occident, ni celui de la pensée occidentale – l'universel des universaux des Grecs – ni celui de l'imperium romain. Toute la difficulté, c'est que l'Évangile n'a pas de mots propres. Il ne parle que dans les mots des cultures auxquelles il s'adresse. Il ne parle que dans le grec et dans les traductions du grec, en latin, en anglais, en français et dans d'autres langues éventuellement. D'où l'importance de cette question : l'Évangile parle "dans" les mots et les structures des langues, mais il ne parle pas "à partir des" ressources signifiantes de telle ou telle langue. Les mots, dans l'Évangile, demandent à être entendus comme ressaisis à partir d'une expérience constitutive qui est l'expérience de résurrection.
Bien sûr, un linguiste, un historien peuvent travailler comme ils l'entendent, dans les limites de l'objet construit qui est celui de leur science. Mais l'Évangile demande à être entendu à partir d'où il parle. Et comme on n'entend qu'à partir d'où l'on est, l'Évangile n'est entendu que par ceux qui sont déjà dans l'Évangile. Mais attention ! On ne sait pas là où l'on est. Je veux dire par là que le lieu où je suis n'est pas coextensif à l'idée que je m'en fais. C'est pourquoi l'Évangile est une parole qui est susceptible de révéler que j'étais ailleurs que dans l'enfermement de ma propre culture. La parole de l'Évangile n'est pas une parole qui veut convaincre, ni une parole qui prouve, qui représente ou qui calcule, mais une parole qui révèle, qui dévoile. Or rien ne se dévoile de Dieu qui, simultanément, ne me re-dévoile à moi-même, dévoilement qui fait advenir, dévoilement accomplissant de l'être.
II – À propos de la demande du Notre Père concernant la tentation
Il faudrait nous habituer à penser l'épreuve autrement qu'à partir de la question “Qui tente ?”… parce que la tentation désigne un mode de relation et non pas une initiative de l'un des deux termes en relation : la tentation est un espace de conflit, un espace de rapport de force.
C'est pourquoi dans le Notre Père, je préfère traduire par « Ne nous introduis pas dans la tentation » parce que ça suscite l'idée d'espace, c'est le même verbe qui est utilisé dans “introduire dans le royaume”, et dans le grec on a le mot eïs qui va dans ce sens : être introduit dans, pénétrer dans.
En effet, si on est à Dieu sur le mode du rapport de force, on se fait naturellement un Dieu qui est d'abord en rapport de force avec nous. Cela rejoint ce que je dis souvent : le Dieu que l'on a est comme l'être-à-Dieu que l'on est.
Je vais vous donner un exemple. Dieu a fait l'homme à son image, et Voltaire répond : « L'homme le lui a bien rendu », ce qui peut s'entendre en deux sens. Et en un sens il a raison !
Nous prétendons recevoir Dieu, mais le mode sur lequel nous le recevons est toujours déjà un mode qui le re-fabrique c'est-à-dire que nous en faisons une idée. Bien sûr nous ne pouvons pas penser sans nous faire une idée. Or si c'est nous qui faisons l'idée, cette idée est une idole, c'est le sens même de ce mot. Donc nous avons constamment à démolir notre idée de Dieu. Il n'y a aucun mot qui puisse enserrer Dieu d'une façon dernière et définitive. Les mots valent par le mode de les habiter. C'est la rectitude de notre mode d'habiter qui valide les mots. Tout au long de l'histoire, on n'a cessé de se faire des idées de Dieu, et il est très vrai qu'on ne peut pas faire autrement que de se faire des idoles de Dieu.
C'est pour cette raison que la seule façon valide de penser sur Dieu ou vers Dieu, c'est premièrement de s'en faire une idée et deuxièmement de rayer, de déchirer cette idée. Le premier geste est inévitable puisqu'on ne peut pas penser sans se faire une idée, mais il ne faut pas que nous nous mettions à adorer notre idée de Dieu, donc il faut avoir la capacité de la biffer. […]
Il faudrait essayer de nous déshabituer de penser l'individu comme sujet.
C'est une chose très curieuse que nous égalions la question du moi et la question du sujet. La question du sujet est en plus une question très complexe parce que le mot de sujet correspond au mot de substance, explicitement puisque : «la personne est une substance individuelle de nature rationnelle ». C'est la définition de la personne au Moyen-Âge. La personne est donc définie comme une substance, donc comme ce qui supporte des attributs, c'est ce qui est sujet d'attributs, et là, nous sommes dans le sujet grammatical[7]. D'où l'idée, cette fois tout à fait pertinente, d'un "sujet d'attribution" : le sujet est ce qui est posé comme base, comme ce qui porte la totalité, et on peut lui attribuer des choses, soit de façon essentielle, soit de façon accidentelle[8] etc.
1) Les deux espaces en litige.
Il me semble que l'écriture de Jean, et de tout le Nouveau Testament, a aussi besoin d'un appui, d'une butée. Seulement, la butée, ce n'est pas véritablement un individu. La butée, c'est un des deux espaces qui sont en litige.
Il y a la grande question : « Qui règne ? » et il y a donc deux réponses, deux espaces :
- il y a ho kosmos outos (ce monde-ci) dans lequel nous sommes, et c'est à lui qu'on réfère un certain nombre de qualités, de caractéristiques,
- et il y a un autre espace qui est le monde qui vient.
C'est une problématique hébraïque très classique à l'époque de Jésus que la distinction entre olam ha-zeh (ce monde-ci) et olam ha-bah (le monde qui vient).
Ce sont deux régions et deux régions régies, ayant leur tonalité, leur tension propre… tout ce qui peut caractériser un lieu :
- il y a ce monde-ci qui a pour régissant "le Prince de ce monde", l'expression se trouve abondamment chez Jean,
- et il y a le Royaume qui vient avec le Christos, c'est-à-dire le roi-messie (le roi-oint) qui est une de ses dénominations.
Tout le débat est entre ces deux protagonistes. Et la nouvelle qui constitue l'Évangile est une réponse à cette question « Qui règne ?»[9], cette réponse est « Jésus est ressuscité », c'est-à-dire que la vie est plus forte que la mort, et l'agapê est plus forte que la haine et le meurtre – les mots vie, mort, agapê, haine… étant des mots génériques pour désigner ces régions.
2) Deux exemples johanniques de révélation d'un espace.
Voici deux exemples : un exemple gestuel et un exemple verbal.
● Révélation d'un espace de violence (Jn 2, 13-22).
Un exemple gestuel, c'est, dans le deuxième chapitre de l'évangile de Jean qui ouvre un séjour à Jérusalem, l'épisode des vendeurs chassés du Temple. Voici un lieu violent. Il ne s'agit pas de défi proprement dit mais d'un autre mode de violence. Jésus est-il violent ? Il en a toute la gestuelle. Néanmoins, la fonction de Jésus en cela est sans doute bien plus de révéler l'état de violence dans lequel se trouve le Temple. C'est une violence majeure pour Jean, parce que, pour Jean, la tonalité essentielle de la maison de Dieu, c'est le sens du don ; et le sens du don s'oppose, chez Jean, en premier au droit et au devoir, c'est-à-dire au marché, à ce qui est régi par le contrat du marché.
Donc ici il y a une violence forte, et que ce soit l'intention de Jean, cela se manifeste par le fait qu'en faisant un fouet et en chassant les vendeurs avec, le Christ mime la violence qui lui sera faite à la Passion, dans une pensée que l'on ne peut pas juger provocatrice mais quasi-prophétique – il est du propre du prophète de l'Ancien Testament de mimer. Il mime la flagellation (il sera fouetté), lui qui est le nouveau Temple comme il le dit dans les versets qui suivent immédiatement. Le mime de la flagellation est assez explicite ici.
On sait que, chez Jean, il y a des éléments de la Passion du Christ qui se trouvent disséminés de façon quasi-prophétique dans beaucoup d'épisodes. Par exemple, à propos de la Samaritaine, je citerai la "fatigue" qui annonce la Passion, parce que c'est une fatigue située à la sixième heure : «Jésus fatigué par la dureté du chemin, s'assit ainsi près de la source. Il était comme la sixième heure.» (Jn 4, 6). La sixième heure est donc mentionnée ici et dans le récit de la Passion (Jn 19, 14), et le « Donne-moi à boire » (Jn 4, 7) fait écho au « J'ai soif » de Jn 19, 28.
Donc ce mime anticipé de la flagellation, qui n'est pensable que pour la relecture de celui qui ensuite célèbre l'épisode de la Passion, est bien de l'écriture de Jean.
La question qui se pose est : dans un épisode donné, quel milieu, quel espace est révélé, dévoilé ? Dans les vendeurs chassés du Temple, c'est la révélation prophétique d'un milieu violent, qui est de la violence propre de l'argent qui occupe la place du don.
● Révélation d'un espace de jugement (Jn 3, 17).
Voici en Jn3, 17 un exemple verbal à propos du jugement…
Il y a un espace de jugement où, si je juge, Dieu juge…
Autrement dit : j'ai un dieu-juge pour autant que je me fais le juge de mon frère… ces choses-là s'appartiennent.
« 17Car Dieu n'a pas envoyé son fils vers le monde pour juger le monde mais pour que par lui le monde soit sauf. Celui qui croit en lui (celui qui entend cette ouverture) n'est pas jugé – la seule chose qui retire du jugement, c'est d'entendre la parole qui libère du jugement – mais celui qui ne croit pas est déjà jugé d'avance du fait qu'il n'a pas cru au nom du Fils Monogène de Dieu. » Il n'est pas venu pour juger, mais du fait qu'il vient, il y a du jugement.
Ce qui laisse dans l'espace de jugement, c'est de ne pas entendre la parole qui en libère. Et celui qui entend la parole qui en libère est hors de l'espace de jugement, c'est-à-dire qu'il ne juge pas et, du même coup, n'est pas jugé.
Ceci qui est dit ici dans un langage proprement johannique correspond tout à fait à ce que disent les Synoptiques dans un autre langage très connu : « Ne jugez pas et vous ne serez pas jugés » Cela ne veut pas dire : si vous avez la gentillesse de ne pas juger vos petits camarades, en récompense, plus tard, on ne vous jugera pas. Ce n'est pas du tout ça. C'est que, au fait de juger appartient le fait d'être jugé. Cela s'appartient comme qualité d'espace, et par espace, j'entends ici une qualité d'être "relatif à". Un lieu est un réseau de relations ouvertes. Et c'est là qu'on peut dire aussi justement ma petite phrase : « le dieu qu'on a est comme l'être à dieu que l'on est. »
La dernière demande du Notre Père consisterait à demander d'entendre mieux ce qu'il en est de Dieu : Dieu n'est pas quelqu'un qui nous introduit dans l'espace de la tentation. Le résultat est peut-être trop rapide si on le pose comme cela, mais vous avez vu le chemin que nous avons fait pour essayer d'y entrer. Voilà : c'est à laisser à votre méditation …
* *
*
Le chemin que nous venons de faire passait premièrement par la notion d'espace qui se substitue à la notion de sujet individuel pour la structure du discours, et deuxièmement par la caractérisation de l'espace christique comme espace du don par opposition à l'espace de défi, à l'espace de tentation, à l'espace de jugement, à l'espace de marché. C'était les trois exemples que nous avons retenus. L'ordre est assez clair.
[1] Personne ne paye la dette, même pas le Christ contrairement à certaines théories comme celle de l'expiation. « En français, comme en nombre de langues modernes la notion d'expiation tend à se confondre avec celle de châtiment. Au contraire, pour tous les Anciens, qui dit "expier" dit essentiellement purifier, plus exactement rendre un objet, un lieu, une personne désormais agréables aux dieux, alors qu'auparavant ils ne leur agréaient pas ; L'expiation efface le péché en réunissant de nouveau l'homme à Dieu. (…) L'homme ne guérit pas de son péché du fait qu'un autre satisfait à la justice divine par ses souffrances, de même qu'un homme ne devient pas immortel du fait qu'un autre meurt à sa place. Le péché n'existe pas en lui-même de sorte qu'on puisse l'effacer ou ne plus l'imputer, il existe des hommes pécheurs, morts à la vie éternelle : leur péché est expié lorsque Dieu convertit le pécheur, lui donnant de vivre dans sa vivifiante sainteté » (A Feuillet, Le sacerdoce du Christ).
[2] On retrouve le verbe "déposer" à propos du vêtement au moment du lavement des pieds (Jn 13).
[3] Sur les différences entre les mots, voir Les distinctions "corps / âme / esprit" ou "chair / psychê / pneuma" ; la distinction psychique et pneumatique (spirituel).
[4] Caïphe « prophétisa que Jésus devait mourir pour la nation, 52 mais non pour la nation seulement, mais en sorte que les enfants de Dieu déchirés (ta dieskorpisména, les dispersés) il les rassemble (sunagagê) pour être un. » (Jn 11, 51-52). Cf Jn 11, 49-53 : Mourir pour les déchirés ? La bonne prophétie d'une mauvaise parole. La plus haute unité..
[5] C'est une citation du prophète Zacharie 13, 7 reprise en Mt 26, 31 et en Mc 14, 27.
[6] On est sauvé gratuitement et non pas par nos bonnes œuvres …
[7] L’attribut est ce qu'on attribue, c'est-à-dire ce qu'on affirme d'une substance, par exemple « Jean-Marie est nivernais », et "Jean-Marie" est le sujet, même au niveau grammatical.
[8] Quand je dis que « Jean-Marie est mortel » il s'agit d'un attribut essentiel, et quand je dis que « Jean-Marie est vieux » il s'agit d'un attribut accidentel.
[9] « Il ne s'agit pas d'une transition entre le règne du jugement et celui du pardon :nous sommes dans le septième jour, caractérisé explicitement selon saint Jean en ceci « que la lumière déjà luit et la ténèbre est en train de partir ». Le septième jour, c’est ce qui va de la première humanité jusqu’à la fin de l’humanité. C'est le statut qui est le nôtre aujourd'hui. Ce n’est pas une troisième région, c’est le conflit inachevé entre la mort et la vie, conflit inachevé jusqu’à la fin du septième jour qui est eschatologique.» (J-M Martin)