NOTRE PÈRE. Chapitre VI. Soit ta volonté comme au ciel de même aussi sur terre
En 2003-2004, dans le cadre des soirées de l'Arbre à Saint-Bernard-de-Montparnasse, Jean-Marie Martin a fait une étude du Notre Père à la lumière de saint Jean, c'est-à-dire qu'il a recherché dans l'évangile de saint Jean des éclats ou des échos du Notre Père. Lors de la première rencontre il avait approché globalement le Notre Père tout en faisant l'étude des différentes versions, lors de la deuxième rencontre il avait lu un extrait du Traité sur la prière de Tertullien, et lors de la troisième rencontre il avait commencé l'étude pas à pas des différentes invocations du Notre Père, la première étant “Notre Père qui es aux cieux”. Voici la suite.
Cela correspond à la formule liturgique : "Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel".
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- La rencontre précédente : Chapitre V. Vienne ton règne.
- La rencontre suivante : Chapitre VII. Le verbe donner est la source insue du Notre Père.
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Chapitre VI
Soit ta volonté comme au ciel de même aussi sur terre
Nous méditons ce soir cette demande du Pater : « Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel », littéralement : « Soit ta volonté comme au ciel, de même aussi sur terre ». Nous aurons à parler de la tonalité dans laquelle onentend une expression de ce genre. Nous aurons à examiner la teneur du mot volonté et les tenants les plus usuels de ce mot, mais aussi le tenant de cette phrase dans l'ensemble du Notre Père. Nous allons commencer par là. Ce sont des indications provisoires.
I – Réflexions générales
1) Écouter cette phrase à la lumière de Jn 4, 34.
a) Rattacher cette mention au don de la nourriture.
Nous avons remarqué que cette phrase du Notre Père se trouve chez saint Matthieu, mais pas chez saint Luc où la demande du pain intervient aussitôt après le règne. Cependant, cette notion de volonté a une grande importance.
En un certain sens, on est tenté de référer cette demande aux demandes précédentes : Soit consacré ton nom, vienne ton règne, qui présentent une structure analogue à soit ta volonté ; et en revanche les demandes suivantes : Notre pain substantiel donne-nous ce jour, et lève nos dettes comme nous les levons à ceux qui nous doivent, semblent relever d'une autre structure.
D’un autre point de vue, pour le sens et surtout pour une lecture johannique du texte matthéen, il semblerait que « Soit ta volonté faite…» soit plutôt à rapprocher de « Donne-nous notre pain ». Cette phrase qui est peut-être une addition matthéenne, préparerait la demande « donne-nous notre pain » plutôt qu'elle ne conclurait les trois premières demandes.
Nous n'allons pas en décider maintenant, d'autant moins qu'il faut se garder de décider de façon surplombante du plan d'un texte avant de l'avoir parcouru.
b) Le rapport nourriture / volonté du Père (Jn 4, 31-34).
Pour attester ce que je viens de dire, nous allons prendre un texte de Jean, au chapitre 4. À la fin de l'épisode de la Samaritaine, lorsque celle-ci est partie à la ville pour inviter les autres à "venir voir," les disciples, de retour s'adressent à Jésus.
« Les disciples le questionnaient en disant : “Rabbi, mange.” 32Celui-ci leur dit : “J'ai à manger une nourriture que vous ne savez pas.” 33Les disciples se disaient donc les uns aux autres : “Est-ce que quelqu'un lui a apporté à manger ?” – Nous avons ici une structure classique chez Jean pour préparer l'intelligence de la parole qui suit.
34Jésus leur dit : “Ma nourriture est que je fasse la volonté de celui qui m'a envoyé et que j'achève son œuvre.” » Cette expression est étrange, on pourrait penser qu'il s'agit d'une figure de style. En réalité, elle signifie que la nourriture est un des autres noms de la vie : ce qui me tient en vie, ce qui garde l'essence de ma vie. Nous disons parfois : moi, ma vie, c'est de faire ceci ou cela. Ici : « ma nourriture est que je fasse la volonté de celui qui m'a envoyé ».
Cette phrase risque d'être entendue dans une sorte de crispation : « faire la volonté d’un autre c'est cela qui me tient en vie ». Bien sûr nous aurons à entendre cela, à mettre en leur lieu et place ces mots de nourriture et de volonté.
c) "Faire" la volonté ?
L'expression faire la volonté n'est du reste pas dans le Notre Père. Nous traduisons « genêthêthô to thélêma sou » par« que ta volonté soit faite », mais le verbe faire ne s'y trouve pas. De toute façon dans le Nouveau Testament le verbe faire n'a jamais le sens de fabriquer, il signifie : laisser venir ce qui a à être. L'allemand lassen est pour cela très intéressant : il signifie laisser dans le sens positif du terme et également faire. Il faudrait penser le laisser-faire (le grand, le vrai) comme la plus haute pointe de l'activité possible pour l'homme.
d) Le rapport volonté / œuvre accomplie.
«Ma nourriture est que je fasse la volonté de celui qui m'a envoyé et que j'achève son œuvre. » Ici nous avons une indication sur le rapport œuvre / volonté : faire la volonté, c'est achever l'œuvre. En effet l'œuvre du Père n'est pas achevée, il est donné au Christ de l'achever. Telle est sa "nourriture" : faire l'œuvre du Père, c'est ce qui tient en vie le Fils comme Fils. Et accueillir l'œuvre, laisser qu'elle s'accomplisse en nous (autrement dit la foi), telle est la nourriture qui tient en vie l'homme.
Le mot œuvre, chez Jean, signifie toujours la Mort-Résurrection du Christet simultanément l'accomplissement de la totalité de l'humanité. Il faut repérer ces deux sens du mot œuvre, quitte à méditer longuement comment ces deux expressions peuvent dire la même chose.
Ce petit passage de Jn 4 a apporté en propre les mots de volonté et d'œuvre accomplie : la volonté n'est pas quelque chose d'extérieur à l'œuvre, elle est la semence de l'œuvre. Accomplir l'œuvre c'est faire venir cette semence à fruit, et le fruit c'est que l'homme vive. Nous trouvons ici une structure de pensée qui est une des plus fondamentales, c'est celle qui conduit de de la semence au fruit, ou de la volonté à l'œuvre accomplie, ou du mustêrion c'est-à-dire du caché, tenu en secret, à l'apocalupsis, au dévoilement accomplissant. J'ai souvent indiqué ces choses[1].
e) Bien entendre Que ta volonté soit faite.
Cette structure semence / fruit est une structure de base car, dans cette perspective, le fruit est selon la semence.
Voyez l'insistance avec laquelle la Genèse prend soin de dire : « la semence selon l'espèce (kata to génos)[2] ». Le mot selon est le mot décisif. D'une certaine manière, c'est la semence qui précède, mais nous ne connaissons la semence que par le fruit.
Et, comme pour le Nouveau Testament, l'œuvre accomplie c'est la résurrection, la résurrection est donc selon la semence, c'est-à-dire selon la volonté insue de Dieu qui n'est sue que par la résurrection. Ainsi toutes les demandes suivantes signifient la même chose : « que ta volonté soit faite », « que la résurrection s'accomplisse », « que ton règne vienne », « que ton nom soit consacré ». Tous ces termes s'éclairent mutuellement. Et là il faudrait mettre en évidence la signification du caché (du mustêrion) c'est-à-dire de l'insu.
Et justement, dans la première mention « Notre Père qui es aux cieux », les cieux désignent ce que nous ne fréquentons pas, ce que nous ne connaissons pas ; ils désignent le bienheureux insu. C'est quelque chose qui n'est pas su, mais cela ne veut pas dire que nous n'avons par rapport avec lui. L'orientation même déjà est une façon de se rapporter.
Le mot de Père lui-même tel qu'il est employé ici est quasiment comme l'aspiration, il n'est rien d'autre que d'attirer : « Personne ne vient vers moi si le Père qui m'a envoyé ne le tire » (Jn 6), le Père étant insu puisque « Philippe, qui me voit, voit le Père », c'est-à-dire qu'il n'y a rien d'autre à voir que le Christ, et pourtant le Père et le Christ sont deux.
Le caractère de vection, de tournure vers, d'approche de je ne sais quoi, c'est ce qui est essentiel à la prière. Et la prière entendue en ce sens est ce qui est essentiel à la parole. Bien sûr, nous pensons la parole à partir d'autres lieux. Ce que l'Occident a privilégié dans la parole c'est le jugement prédicatif – « ceci est cela » –, et l'essentiel de la parole est par là manqué. La parole a le trait de l'adresse, de la "tournure vers".
D'autre part cette tournure vers le Père n'est qu'une réponse car nul ne peut dire « Notre Père » s'il n'a pas entendu, le sachant ou ne le sachant pas, « Tu es mon fils » qui est l'annonce d'ouverture de l'Évangile, annonce adressée au Christ un, mais en lui à la totalité des enfants dispersés. C'est donc une tournure qui est une réponse à un appel. Entendez bien qu'il ne s'agit pas d'entendre d'abord l'appel et ensuite de répondre. Cela signifie que structurellement nul ne peut dire « Notre Père » si je ne présume secrètement en lui d'avoir entendu « Tu es mon fils », car c'est la même chose.
f) Comme au ciel de même aussi sur terre[3].
La volonté appartient donc au moment du caché, à l'insu qui est lui-même une des significations du ciel. Donc « que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel » signifie que le secret de mon être vienne à jour sur terre comme cela est dans le secret déjà au ciel, au ciel en tant qu'il est l'insu ».
Il faut bien voir que le "comme" n'implique pas de soi que l'un soit le modèle de l'autre, nous reverrons ça à propos du pardon des péchés[4].
Par ailleurs il y a une sorte d'équivalence qui a été pensée entre d'une part le haut et le bas, et d'autre part l'intérieur (le centre) et la circonférence. Effectivement, ce sont des choses qui s'égalent en un certain sens. Souvent j'ai dit : si vous avez des difficultés à dire « Notre Père qui êtes aux cieux », dites « Notre Père qui êtes au creux ». Le ciel peut absolument se refléter dans le plus intime.
Mais attention, les mots de ciel et de terre ne sont pas univoques : il y a terre et terre comme il y a ciel et ciel, comme il y a bas et bas. Le bas peut être entendu comme vil mais il peut être l'égal du haut, c'est ce qu'on peut lire dans une des Odes de Salomon, l'Ode 34 que je cite dans la traduction de Marie-Joseph Pierre à laquelle j'ai participé.
« 3Où atourne de partout le Beau, rien là qui soit séparé.
4Sa semblance, c'est l'en bas, lui est en haut.
5Lors toute chose est en haut, en bas n'est rien sinon mécompte
pour tels en qui n'est pas la connaissance. »[5]
Autrement dit ce qui est en bas est semblance de ce qui est en haut, mais, pour celui qui connaît, tout est en haut. C'est magnifique.
Je vous ai souvent parlé des premières dualités. Or dans les premiers deux, il y a ciel et terre qui sont généralement traités comme mâle et femelle : le ciel est mâle et la terre et femelle, le mâle étant la semence, la semence invisible, et la femelle étant soit quelque chose qui comporte une déficience si elle est toute seule, soit la fécondité-même et d'une certaine façon quasiment le fils si elle est accomplie et vue à partir de la semence, à partir d'en haut.
En effet dès qu'il y a deux, il y a quatre.
- Si je vois la terre à partir du ciel, c'est une nouvelle terre, c'est la terre en haut ;
- et si je vois la terre à partir de la terre, c'est la terre en bas.
De même pour voir le ciel. Nous sommes là dans les quatre premières choses. C'est le lieu le plus habituel de ma méditation, ciel et terre qui sont quatre.
N'ayez pas peur, ce n'est pas un principe mécanique qu'on fera fonctionner à la manivelle comme la dialectique hégélienne. Pas du tout. Une méditation de ces deux premières choses donne de l'ouverture sur l'ensemble, sur la totalité, sur l'Un et sur les multiples. Mais en même temps cela ne permet pas de tout résoudre par une formule. C'est une invitation à habiter les multiples dualités.
2) Le don comme ce qui structure le Notre Père.
a) La parole de Dieu comme parole donnante.
« Que ta volonté soit faite… » signifie : donne-nous que ta volonté soit faite, donne-nous le pain, la nourriture. Il s'agit d'une demande, et le verbe donner est déjà entendu dans le mot volonté, de même que le mot de pain.
Pour illustrer cela on peut repartir de ce qui est l'essentiel de l'Évangile : la parole de Dieu est une parole donnante, c'est une parole qui donne ce qu'elle dit, ce qui fait qu'elle se distingue d'une parole de loi, c'est-à-dire d'une parole de droit et de devoir, comme aussi bien elle se distingue d'une parole de violence.
b) Le droit et la violence récusés au profit du don.
Quand je dis cela j'esquisse par avance ce que nous allons méditer au troisième trimestre : « pardonne-nous nos péchés » qui, en saint Matthieu se lit ainsi : « n'exige pas la dette », donc « sors de la sphère du devoir ». On trouve ici la critique paulinienne de la loi qui chez saint Jean est une critique de l'exigence de la dette, et de la revendication du droit. Dans notre Écriture il est parlé beaucoup de la dette, et dans le Notre Père le mot péché lui-même désigne également une dette, puisque c'est le mot qui, chez Luc, correspond au mot dette chez Matthieu. Or il est question de la dette (du péché) dans l'Écriture non pas pour que la dette soit exigée mais pour que cette dette soit levée.
Plusieurs termes sont ainsi récusés : le droit, le devoir, la loi, la parole de jugement… Cette parole de jugement, il en est traité au chapitre 3 donc au chapitre qui précède celui de la Samaritaine : « 17Dieu n'a pas envoyé son Fils vers le monde pour qu'il juge le monde, mais pour que par lui le monde soit sauf – le monde ici ce sont les siens qui sont dans le monde – 18Qui croit en lui (qui l'entend) n'est pas jugé, qui ne croit pas (qui n'entend pas), est déjà jugé d'avance du fait qu'il n'a pas cru dans (pas entendu) le nom du Fils Monogène de Dieu. » Il y a donc apparemment quand même du jugement, et cela semble contradictoire, mais c'est dû au fait que nous sommes nativement dans une parole de jugement et que, si je n'entends pas la nouveauté de la parole de Dieu comme parole de don et non pas parole de jugement, je reste dans l'espace de jugement.
Ça correspond à ce que disent les synoptiques : « Ne jugez pas et vous ne serez pas jugés », ce qui ne signifie pas : « si vous avez la gentillesse de ne pas juger vos camarades, en récompense plus tard, Dieu ne vous jugera pas ». Ça signifie : l'espace de jugement je suis dedans pour autant que je juge, et pour autant que je juge je suis jugé puisque je suis dans la qualité d'espace de jugement.
Donc voilà des termes qui sont donc d'une certaine façon récusés : la loi, le droit, le devoir, le jugement. Il faudrait bien voir ce que cela signifie. Tout l'Évangile est fait pour dire que la parole de Dieu n'est pas une parole de ce genre, mais que c'est une parole qui donne, et c'est pourquoi on peut lui dire : « Donne-nous ».
Alors nous avons beaucoup de mal à entendre cela parce que nous pouvons l'affirmer et être constitués de telle façon que tout cela soit par notre oreille sourdement perverti : la parole donnante est impérieuse dans le moment même qu'elle donne.
Et ce n'est pas par hasard que cette parole est difficile à entendre, puisque le verbe donner qui est ici en question est un verbe que nous n'entendons pas au sens où il est dit. C'est Jésus en saint Jean qui nous le précise au chapitre 14 : « Je ne donne pas comme le monde donne » c'est-à-dire que le concept mondain de don, celui dont nous héritons dans notre langue et qui est issu de nos usages, ne rend pas compte de ce que veut dire donner quand Jésus dit « Je vous donne ». Et il vient de dire juste avant « Je vous donne ma paix ».
Ce que j'ai voulu marquer ici c'est donc ceci : la parole de Dieu est une parole donnante, mais nous l'avons toujours entendue comme une parole de loi.
Si bien que Paul se pose la question : d'où cela vient-il ? La parole de Dieu est une parole efficace puisque quand elle dit « Lumière soit » la lumière est. Mais quand elle dit « Tu ne mangeras pas du fruit », ça mange : qu'est-ce qui se passe ? La façon mythique de rendre compte de cette situation, c'est de dire qu'il y a entre la parole de Dieu et l'oreille d'Adam la réinterprétation du falsificateur. En effet le serpent reprend la parole de Dieu et la redit presque dans les termes où Dieu l'a dite, mais dans une tonalité telle que cette parole devient une parole jalouse, une parole de propriétaire qui veut se garder pour soi et donc qui interdit. D'où ce thème du falsificateur qui est la première chose pour caractériser le fait que nous ne sommes pas dans l'espace de Dieu.
Le monde, chez Jean, c'est le monde régi par le prince de ce monde qui est premièrement le falsificateur, ensuite le meurtrier puis l'adultère, vous avez ces titres en Jn 8.
La garde de la parole authentique et l'agapê du frère sont deux choses qui se tiennent ensemble, dans l'évangile de Jean en général, mais tout particulièrement dans sa première lettre. Nous verrons, quand nous serons dans ces demandes du Notre Père que j'ai un peu anticipées, comment par exemple Jean, quand il veut caractériser le bon berger qui donne sa vie, il le caractérise négativement par opposition au salarié (au mercenaire) et par opposition au violent. Cela veut dire que la loi, le droit, le devoir appartiennent à la région non proprement christique et sont des violences, mais de moindres violences ; pour autant cela ne les constitue nullement sauveurs de l'essence humaine. La violence sera mise ensuite dans le Notre Père sous le thème de l'épreuve de force qu'on traduit par "tentation" et qui, elle, est de l'ordre de la violence proprement dite.
Cette définition du propre de la parole par opposition aux différentes paroles qui structurent notre natif, notre vie courante, cette distinction court au long de l'évangile de Jean, ne serait-ce que dans le passage du chapitre 4 que nous avons lu : les disciples arrivent et ils viennent d'acheter des nourritures, ce qui prépare le chapitre 6 où c'est Jésus qui pose la question à Philippe pour le tenter, donc pour l'éprouver : « Où achèterons-nous des pains ? » Et cette question prépare à comprendre que le pain véritable ne s'achète pas, et donc n'est pas de l'ordre du droit et du devoir, de la justice distributive, mais il se donne : « Le pain que je donnerai c'est moi-même pour la vie du monde ». C'est au cœur du chapitre 6.
Nous avons là un ensemble tenant très précis, très rigoureux auquel il faut faire attention. Il y a une grande consonance entre Paul et Jean sur ce point, dans un vocabulaire différent : saint Paul est surtout dans la critique de la loi, pas simplement de la loi mosaïque, mais du concept même de loi (nomos), et saint Jean est plutôt dans la critique de la dette, du salaire, du jugement, autant de choses qui appartiennent à notre mode d'être.
Ne vous inquiétez pas, le droit a le bénéfice d'être une violence moindre, donc c'est très précieux et très important, mais ce n'est pas à partir de cela que peut s'entendre le rapport le plus intime de l'homme à Dieu ni de l'homme à l'homme. Le rapport le plus intime de l'homme à l'homme et de l'homme à Dieu n'est pas de l'ordre de la loi, ni du jugement, ni du droit ou du devoir, pas plus que de la violence déclarée comme telle.
● Petit résumé sur ce qui a été aperçu de la structure du Notre Père.
Voilà un regard sur l'ensemble du Notre Père. Nous avions vu Père, Fils, Esprit. La volonté intervient ici pour introduire la demande du pain, la demande du pain elle-même atteste la notion de don, et la notion de don se précise en opposition à la dette (donc au devoir) et à la violence (à l'épreuve de force ou tentation). Voilà une structure. Elle n'est pas la seule, elle n'est pas définitive, elle n'est pas absolue. Tous ces mots jouent les uns avec les autres, ce n'est pas un plan, mais nous venons d'apercevoir des lignes de correspondance, des résonances entre différents aspects de ce Notre Père. Ce qui devrait nous requérir maintenant, c'est le terme de volonté.
3) Où entendre le mot volonté ?
a) Petite histoire du mot "volonté".
Ceci nous amène à nous interroger sur le mot de volonté : thélêma. Nous avons dit beaucoup de choses sur ce mot au cours des dernières années. Il faut que nous prenions la peine de les resituer parce que cela n'est pas de notre usage et donc nous échappe. Chez nous le mot de volonté dit plutôt une faculté de l'homme. Elle a longtemps été, dans notre Occident, connumérée seconde dans la distinction de l'intellect et de la volonté. À partir de Leibniz, au XVIIe, siècle elle prend le premier pas – mais cela ne change pas fondamentalement la situation – et chez Nietzsche c'est la volonté de volonté ou volonté de puissance qui est l'extrême de la notion de volonté ; elle n'est plus subordonnée à la vérité mais elle est la libre imposition de valeurs par l'homme. Du même coup le mot de volonté qui est de la définition du sujet, de l'ego et en particulier de l'égoïté – « je fais qu'est-ce que je veux » – est dans les temps modernes perçue plutôt comme une force en rapport de force avec une autre force, une autre volonté. Et de ce fait, que ce soit non pas ma volonté mais la volonté de quelqu'un d'autre qui se fasse, c'est dépité ou c'est résigné, souvent, dans des circonstances malheureuses ou asservissantes qui nous conduisent à dire : « après tout, fais comme tu veux, que ta volonté soit faite !». C'est ce que j'appelle la tonalité dans laquelle nous sommes tentés d'entendre cette phrase.
Par ailleurs, tous les mots qui appartiennent à ce que nous appellerions le champ de la psychologie, même dans le sens ancien du terme, sont sujets à des différences de sens : nous disons "l'intelligence" lorsque nous devrions dire "l'intellect", celui-ci étant la faculté et l'intelligence (intelligentia) étant l'acte de mettre en œuvre cette faculté ; l'intellect pourrait être aussi la chose intelligée. De même pour le mot volonté qui peut désigner une faculté, ou le vouloir qui est l'acte de mettre en œuvre cette faculté, ou encore le voulu. Là nous sommes déjà posés dans des répartitions imposées par notre grammaire.
La première chose à faire est alors de mettre en évidence l'aspect sémantique avant l'aspect syntaxique. Autrement dit, ce qui est en question c'est le champ de la volonté ou le champ de l'intellect, comme je vous le disais à propos du verbe donner : quand il est d'un emploi multiple, par exemple au chapitre 17 où il se trouve 17 fois, il faut méditer la nature du don avant de se demander qui donne et qui reçoit. En effet, dans ce chapitre 17, nous avons 17 fois le verbe, mais jamais avec le même sujet ni les mêmes compléments, directs ou indirects. Autrement dit, la qualité d'espace est de l'ordre de la donation et non pas d'un autre ordre de rapport, mais il faut prendre distance. Vous n'imaginez pas à quel point nous sommes peu conscients de la distance qu'il faut prendre par rapport à nos usages pour entendre une écriture, même une écriture quelconque, et encore plus pour entendre l'Écriture.
b) Entendre le mot volonté dans la structure volonté/œuvre.
J'en viens maintenant à essayer de dire positivement le champ dans lequel, de façon préférentielle, le mot de volonté est employé dans nos Écritures, en particulier chez Paul, mais aussi chez Jean. Nous lirons une page de Paul pour en montrer l'enjeu et vous verrez combien nous sommes décalés par rapport à son intelligence.
Le mot de volonté, il faut l'entendre dans la structure fondamentale de dévoilement, la volonté disant le moment séminal où la chose est présente séminalement, en rapport à son dévoilement accomplissant qui s'appelle l'œuvre. Nous avons trouvé chez Jean lui-même que "faire la volonté" c'était la même chose que "conduire à son terme l'œuvre" : « Ma nourriture est que je fasse la volonté de celui qui m'a envoyé et que j'achève son œuvre. ». Cette structure a de multiples noms mais elle est fondamentale, c'est la structure qui va du caché (mustêrion) au manifesté (apocalupsis), qui va du sperma (de la semence) au fruit (ou à la moisson), qui va du sperma (pris au sens humain) au corps. Là le mot de corps prend un sens qui est en rapport avec le mot sperma qui l'appelle, et donc il n'a pas le même sens que lorsqu'il est pris dans la structure âme-corps ; car dans la structure semence-corps le mot corps dit la totalité de l'être, et même l'accomplissement plénier de ce qui était en semence, et non pas une partie composante.
c) Pourquoi l'entendre dans la structure du dévoilement accomplissant ?
Je voudrais montrer l'enjeu de cela et combien nous sommes décalés par rapport à cette intelligence. Nous sommes dans une pensée qui va du prévu au réalisé. Tant que la chose est prévue, elle n'est pas, elle est seulement quand elle est réalisée, alors que ce qui est en semence est déjà mais séminalement. Nous sommes dans une pensée de la fabrication alors que la symbolique fondamentale dans ce domaine est une symbolique végétale. Le rapport de la construction et du végétal est d'ailleurs très intéressant dans nos Écritures, mais la construction elle-même est pensée à partir du végétal. On connaît ces métaphores apparemment incohérentes pour nous que sont la croissance et la construction du corps. On trouve ces thèmes, chez Paul, la construction avec les pierres, le thème du temple[6]. Alors que chez nous, même le végétal est probablement pensé comme une fabrication.
La différence fondamentale, il faut le rappeler, est que, dans une pensée de l'accom- plissement, on ne peut accomplir que ce qui est, et dans une pensée de la fabrication, on ne peut faire que ce qui n'est pas. Nous disons couramment qu'on ne peut pas être et avoir été, or, dans la pensée qui nous occupe, au contraire, on ne peut être que si on a de toujours été.
d) Entendre "volonté de Dieu" en rapport avec notre naissance d'en haut.
Ce qui est en question ici (dans le Notre Père), c'est notre moment séminal dans la volonté de Dieu. N'oublions pas que l'œuvre des six jours est l'œuvre de la déposition des semences, et que le septième jour, dans lequel se tient toute l'histoire de l'humanité, est celui de la croissance des semences. Nous enavons l'équivalent au chapitre 5 de saint Jean puisque le Christ œuvre le jour du sabbat, œuvre le septième jour. Tel est le sens de ce texte[7]. Au septième jour cesse l'œuvre de la déposition des semences et commence l'œuvre de la croissance. Nous sommes dans le septième jour qui est du reste le dernier jour.
Je dis un certain nombre de choses pour qu'elles convergent vers une appréhension de ce que je vise. Nous sommes nés de père et mère – ça c'est Nicodème (Jn 3) – mais il nous faut naître d'en haut, et naître d'en haut n'est pas quelque chose qui s'ajoute. Il faut naître de plus originaire. Nous sommes de plus originaire que notre naissance et "de plus originaire", cela signifie "dans la région de l'insu de nous-mêmes". La volonté de Dieu c'est l'insu de nous-mêmes, insu qui est un avoir-à-être. C'est tout ce moment-là que Paul traite dans les nombreux verbes ou substantifs qui sont préfixées en "pré". Par exemple nous sommes "prédéterminés à" : nous sommes destinés, nous sommes pré-destinés. Accomplir notre avoir à être, c'est être pleinement, c'est ne pas manquer son être.
Voilà qui est très étranger à nos modes usuels de pensée où nous pensons que nous sommes sans destin. Pour nous l'homme est sans destin nativement et il a la tâche de se fabriquer lui-même, tâche totalement illusoire et qui sans doute est une visée qui n'est pas en retour sans conséquence néfaste sur notre mode de vivre. Il faut bien entendre ce que je dis en son lieu parce qu'en même temps les choses que j'indique ici peuvent être entendues dans des régions qui ne sont pas celles où il faut les entendre. Mais ce n'est pas parce que ce sont des paroles risquées qu'il faut les éviter. Il faut les enseigner en essayant d'éviter les risques, parce que c'est en même temps le plus précieux de l'Évangile.
Je vais maintenant illustrer cela par des textes de Paul.
e) La structure caché/dévoilé en Ep 1, 5-11 et Ep 3, 4-5.
Le gisement de vocabulaire relatif à cette question se trouve au premier chapitre des Éphésiens[8]. Mais ce n'est pas propre à ce texte particulier et ce n'est pas propre à Paul puisque nous avons l'équivalent chez Jean. Le concept de thélêma (volonté), le concept de sperma (semence), dans leur rapport avec l'œuvre ou avec le fruit, sont constants chez l'un et l'autre et chez d'autres auteurs..
« 5Nous ayant prédéterminés à être fils à travers Jésus Christ, selon l'agrément de sa volonté (eudokia tou thélêmatos autou)… 9Nous ayant fait connaître le secret qui est sa volonté (mustêrion tou thélêmatos autou)... 10En vue de l'économie de l'accomplissement des temps (des saisons, kaïrôn)...
11Lui en qui nous sommes héritiers, prédéterminés selon la prédisposition de celui qui œuvre la totalité, selon le conseil de sa volonté…– C'est le lieu du conseil délibérant de Genèse 1, 26 : « Faisons l'homme à notre image », c'est le moment du thélêma (de la volonté), le moment où nous sommes séminalement "disposés".
Passons au chapitre 3 : « 4En me lisant, vous pouvez connaître la pénétration que j'ai du secret du Christ (mustêrion tou Christou) 5qui n'a pas été communiqué aux fils des hommes dans les générations passées, comme il a été dévoilé maintenant à ses apôtres consacrés [c'est-à-dire] ses prophètes dans le pneuma. »
Ce dévoilement n'est pas simplement une information sur, c'est un dévoilement accomplissant. Vous avez un ensemble de textes qui est plutôt dans le langage du donné à connaître, et un autre plutôt dans le langage de l'accomplir avec des mots comme dunamis, energeia, kratos (force)…
Ce texte des Éphésiens est incroyable. Pourtant c'est un enchaînement des mots qui, en eux-mêmes, peuvent paraître convenus ou pieux – par exemple la volonté de Dieu, c'est pieux – et surtout ils ne sont pas pensés dans leur structure et dans leurs rapports. Il faut une longue méditation pour bien entendre le mot volonté de Dieu.
f) Volonté de Dieu et liberté de l'homme.
Quand je demande que soit la volonté de Dieu, je demande que moi-même, dans mon insu, je sois accompli selon l'insu de moi-même, selon mon avoir-à-être que je ne connais pas. Mon "je"ne se réduit pas au "je empirique", à ce que je sais de moi, "je" vient de plus loin – le loin ici est une façon de nommer l'insu, de même que le ciel est une façon de nommer l'insu – et la visée est d'être proche du loin en tant que loin.
Alors, quand je demande « Que ta volonté soit faite », je demande que soit accomplie ma semence (mon avoir-à-être), je demande la liberté. La liberté ne consiste pas à faire ce que mon "je empirique" veut ici ou là. La liberté est d'être libéré pour l'accomplissement de mon être profond, de mon être insu. C'est une grande chose que cette demande. C'est même quelque chose qui, d'une certaine façon, résume ce qu'il en est de la prière.
Nous lisons en saint Jean, au chapitre 5 de sa première lettre, une phrase qui, à première écoute, peut sembler une espèce de tautologie, d'évidence : « Car telle est l'aisance que nous avons auprès de lui – parrêsia (aisance, familiarité) : la prière devrait être parole familière, parole aisée – que si nous demandons selon sa volonté, il nous entend ». (1 Jn 5, 14). Évidemment, en langage banal : si je te demande ce que tu veux, tu me le donnes. Or la signification profonde de cette phrase va dans la direction que j'indique simplement : la prière elle-même n'est pas de notre initiative, elle est un don de Dieu, elle est même peut-être un des dons les plus essentiels de Dieu. Or le fait que nous nous mettions en prière présuppose que nous soyons dans l'ordre du don et non pas dans l'ordre du droit, donc que nous entendions la parole de Dieu dans son identité première non encore falsifiée par la réinterprétation du tentateur. Et alors, si je demande, c'est que j'ai le sens du don, or justement je n'ai rien d'autre à demander que d'émerger à la région du don.
Autrement dit il y a là une sorte de circulation. Et fréquemment les choses essentielles paraissent ne pouvoir se dire qu'en mode de cercle vicieux alors qu'il s'agit dans ce cas du plus vertueux possible des cercles. Bien évidemment cela reste à montrer, développer. Quand je dis que c'est à montrer… c'est à indiquer parce que justement cette apparente tautologie interdit ou récuse l'explication par une causalité. Cela ne s'explique pas par quelque chose d'autre que soi-même.
g) La prière de Jésus à Gethsémani (Mt 26, 39-42 et parallèles).
À propos de la volonté de Dieu il y a un cas que nous n'avons pas commémoré, sur lequel on pourrait revenir. Il est très complexe, il a sans doute une signification essentielle, c'est le cas de Jésus lui-même quand il dit : « Père, que ce calice s'éloigne de moi, pourtant non pas comme je veux, mais comme tu veux » (Mt 26, 39 et parallèles). Nous savons que « le Fils ne peut rien faire sinon ce qu'il voit faire au Père » (Jn 5, 19), mais il y a "je" et "je", "je veux" et "tu veux" ? Et c'est chez Matthieu, dans la scène de Gethsémani au jardin des Oliviers, qu'ultimement le Christ dit : « Mon Père, si cela ne peut passer sans que je le boive, soit ta volonté (génêthêtô to thélêma sou) » (Mt 26, 42). C'est exactement la phrase du Notre Père : « Soit ta volonté ».
Or, rappelez-vous que cette phrase du Notre Père ne se trouve qu'en Matthieu. Nous avons deux versions du Notre Père dans l'Évangile : une en Matthieu, une en Luc. Celle de Luc est plus courte et présente quelques autres modifications légères, mais précisément ce membre « que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel » ne s'y trouve pas. Nous disions qu'il était probable que Luc garde la forme la plus archaïque, la plus fondamentale parce qu'il est peu probable qu'il ait amputé cette prière d'un membre important alors qu'il est plus plausible que Matthieu ait commenté cette prière.
Ceci ouvre une magnifique question christologique. Elle a été répondue sans problème par la dogmatique dans la problématique du monothélisme[9], la question étant : dans le Christ y a-t-il une seule volonté ou deux ? La dogmatique n'a pas eu de mal à répondre qu'il y a deux natures : la nature divine a sa volonté, la nature humaine a sa volonté. Seulement d'une part le concept de nature humaine n'existe pas dans l'Évangile, donc je ne peux pas me servir de cet élément de la dogmatique pour répondre à la question. D'autre part, si je dis deux "je", cela paraît suspect parce qu'un autre élément de la dogmatique dit que, dans le Christ, il y a deux natures mais "une" personne. Seulement le malheur en ces questions, c'est que nous croyons faire droit à la signification de "je" quand nous disons le mot de personne.
Notre question comme telle est donc insoluble, mais elle a l'immense avantage d'ouvrir une question beaucoup plus essentielle qui n'est pas habituellement fréquentée, c'est : qu'en est-il de "je" et de "tu" quand je dis : « Que ta volonté soit faite », donc précisément le moment de la prière où Dieu n'est pas simplement un sujet sur lequel on cause, mais celui à qui on s'adresse. Ce moment essentiel est donc révélateur de la question : à quel titre et comment puis-je dire "tu" à Dieu par rapport au "je" que je suis.
Là, il faut laisser tomber les notions de personne et de sujet (ou de subjectivité). Voilà que presque de façon ingénue se pose la question : mais qu'est-ce que je fais quand je dis "tu", alors qu'il n'y a pas d'interlocuteur apparent. C'est la question fondamentale de la prière et c'est donc une question fondamentale pour l'homme si la parole est constituée fondamentalement par la prière – pas par la demande au voisin –, par la prière à Dieu.
Ceci invite à reméditer ce qu'il en est de "je" et de "tu". Nous héritons nativement d'un rapport entre "je" et "tu" qui est un rapport excluant – je l'ai dit vingt fois mais je n'ai pas de meilleure formule pour résumer –, c'est le rapport de la fratrie, celui d'Abel et de Caïn. Si j'applique à Dieu ma connaissance de ce rapport, si je dis "tu" à Dieu comme Caïn dit "tu" à Abel, il suit de là que, éventuellement, Dieu me met à mort parce que c'est ou lui ou moi, dans le cas d'un rapport excluant (ou bien… ou bien…). Il est arrivé que, de cette façon-là, Dieu mette à mort ; je veux dire par là que la façon d'entendre Dieu sur le mode de cette altérité-là a été mortel pour l'homme. Alors à partir de quelle expérience de l'altérité est-ce que je m'adresse à Dieu ? En effet j'aurais tendance à entendre « que ta volonté soit faite et non pas la mienne » si c'est "ou bien la tienne ou bien la mienne", ce qui est sans doute faux dans notre cas, mais en tout cas très difficile dans la question christologique.
Ce que nous sommes là en train de dire est à considérer comme un chemin de méditation.
Je n'ai du rapport de "tu" et de "je" qu'une expérience nativement excluante – le terme "excluant" n'est pas forcément sanguinolent au sens mortel comme pour Caïn et Abel qui en est l'archétype. Par exemple : ce que je mange, vous ne le mangez pas, donc c'est "ou bien vous ou bien moi", et même si on partage, la part que je mange, vous, vous ne la mangez pas...
Alors Dieu est autre que moi, mais pas sur le mode sur lequel Maurice et moi nous sommes autres. L'altérité même de Dieu est insue. Il faut maintenir l'altérité de Dieu, et néanmoins mon mode de penser l'altérité tel que j'en hérite nativement ne me permet pas de penser mon rapport à Dieu sur le mode sur lequel je pense mon rapport natif à autrui. C'est pourquoi, du reste, la découverte de la signification autre du rapport "je" et "tu" est un indice majeur pour dire mon rapport à Dieu, et du même coup c'est un indice majeur pour dire un rapport à autrui qui soit plus originaire, plus sourciel mais plus tardivement venu que mon rapport natif. C'est en ce sens-là que je nais de façon non-caïnite une seconde fois : « Si quelqu'un ne nait pas de l'Esprit de Résurrection, il n'entre pas dans le Royaume » dont nous disons : « Que ton Royaume vienne ».
Ce qui serait à méditer, mais il y a peu de mots pour le déployer, c'est dans quelle mesure la relation peut être telle qu'au lieu de "d'autant plus toi que c'est moins moi", nous soyons dans une relation telle que ce serait "d'autant plus moi que c'est toi" et "d'autant plus toi que c'est moi". Je sais bien qu'il ne suffit pas de proférer une formule de ce genre. Je la garde et la redis souvent parce qu'elle est pour moi le résumé d'un certain nombre de choses et une invitation à un chemin de pensée. Évidemment par elle-même elle paraît énigmatique.
Si bien que si on reprend la question insoluble qui était celle du rapport entre la liberté humaine et la donation divine, le fait qu'elle soit insoluble a sa raison en cela. Et du même coup c'est une occasion de dévoiler quelque chose de tout à fait essentiel quand il s'agit de dire quelque chose sur Dieu et encore plus quand il s'agit de s'adresser à Dieu[10].
h) Dernières remarques sur la volonté de Dieu.
Vous vous rappelez qu'à propos de la volonté j'ai dit que c'était éventuellement la volonté comme faculté, ou le vouloir comme acte, ou le voulu. Ici il faut garder cette proximité et cette indécision. Nous sommes la volonté de Dieu, le voulu de Dieu peut-être, mais il n'est pas sûr que la claire distinction de l'actif et du passif, de la faculté et de l'acte qui sont de notre familiarité, soient de bon conseil.
Nous sommes la volonté de Dieu. Et lorsque cet insu de nous s'accomplit, c'est alors que s'achève et se termine l'œuvre. C'est ainsi que nous rejoignons la première citation de Jn 4.
M B : Tout cela défait complètement l'idée d'une volonté aliénante de Dieu qui est tellement inscrite en nous : la volonté de Dieu c'est ce qui s'impose à moi contre mes envies !
J-M M : C'est cela d'autant plus que, curieusement, « que ta volonté soit faite » n'est pas une phrase que l'on dit quand on a un événement heureux, on la dit quand ça ne va pas !
II – Volonté, semence, pneuma
Je voudrais mettre en rapport trois mots :
- le mot pneuma que je ne traduis pas,
- le mot thélêma qui se traduit par volonté,
- et enfin sperma qui signifie littéralement semence.
1) Les mots sperma (semence) et thélêma (volonté).
a) L'identité de sens entre sperma et thélêma.
Nous avons vu dans le premier passage de l'épître aux Éphésiens le rapport entre volonté et semence, qui est un rapport d'identité de sens dans cette structure qui est celle du rapport entre le mustêrion (ce qui est tenu en secret) et l'apocalupsis (le dévoilement du secret). C'est la structure de base de toute l'Écriture néo-testamentaire. Elle correspond, dans la symbolique, au rapport de la semence et du fruit : secret / dévoilement ; semence / venue à fruit. Cela correspond à thélêma (la volonté) / venue à œuvre, ou venue à corps s'il s'agit de semence spermatique. Nous avons donc un mouvement et dans ce mouvement il y a une identité de sens qui se propose entre sperma et thélêma, volonté et semence[11].
La même chose se trouve de façon générale chez Jean, et en particulier au chapitre 4, quand le Christ dit : « 34Ma nourriture est que je fasse la volonté de celui qui m'a envoyé – c'est-à-dire que je laisse advenir sa volonté – et que je mène à son terme son œuvre ». C’estdonc un rapport volonté / œuvre. Cela modifie complètement le sens du mot volonté par rapport à notre usage puisque chez nous il n'a aucun rapport avec la semence. Dans notre usage la volonté s'oppose, se distingue de l'intellect ou bien, en tant que liberté individuelle, elle s'oppose à une autre volonté ; elle est alors entendue dans le registre du conflit de volontés. Tout ceci est hors champ de l’Évangile.
b) Le fils est selon le père (Jn 5, 19 ; Jn 8, 41-44).
Il faut entendre que le fruit est selon la semence, autrement dit que le Fils est selon le Père. Ce n'est pas simplement le proverbe « tel père, tel fils », il y va de tout autre chose. Le Fils est le déploiement en visibilité de ce qui demeure tenu en secret dans le Père, dans la semence.
Ce mot sperma signifie à la fois semence et descendance, de même le mot patria que nous avions rencontré en Ep 3 signifie à la fois paternité et descendance[12]. Ceci explique un certain nombre de formules chez saint Jean.
● Jean 5, 19. Semence de christité.
« Le Fils ne peut rien faire de lui-même sinon ce qu'il voit faire au Père» (Jn 5, 19). Si je pense cette expression à partir de mes conceptions psychologiques du rapport père-fils, je suis hors champ ! C'est même très suspect. En fait c'est une application de ce que le Fils est selon le Père.
● Jean 8, 41-44. Semence de diabolos.
Ce qui vaut pour le Christ vaut aussi pour ceux que le Christ vitupère et qui sont d'une autre semence. Par exemple, au chapitre 8 de Jean, lorsque Jésus se propose de les libérer, les Judéens répondent « 33Nous sommes semence d'Abraham (descendance d'Abraham) et nous n'avons jamais été esclaves de quiconque". Comment dis-tu que vous deviendrez libres ?»Ils considèrent qu'ils n'ont jamais été esclaves, et puisqu'ils sont de la descendance d'Abraham, cela signifie qu'ils ne sont pas nés de l'esclave, Agar, mais de la femme libre, Sara.
Jésus leur dit : « 44Vous êtes semence du diabolos – vous avez pour père le diabolos, l'adversaire – et vous voulez faire les désirs (épithumias) de votre père. – Le mot thélêma et le mot désir (épithumia) disent la même chose, sauf qu'on choisit plutôt le mot thélêma, quand c'est en bonne part, et quand c'est en mauvaise part, plutôt le mot désir. Mais structurellement, ils se situent au même endroit. – Or votre père était homicide aparkhês (depuis l'arkhê) et il ne s'est pas tenu dans la vérité», caril est le pseudos, le falsificateur.
Il avait dit avant : « 40Maintenant vous cherchez à me tuer. » En effet ce qui est selon une semence ne peut agir que selon cette semence.
c) Double semence en quiconque.
Voici une structure de pensée devant laquelle facilement nous reculons parce qu'elle nous paraît relever d'une espèce de déterminisme ou de pré-destination insoutenable. Mais il ne s'agit pas de cela, chez Jean, parce que les pronoms personnels, je, tu, il, n'ont pas la rigidité substantialisée qu'ils ont chez nous. Ce sont des pro-noms mais ils ne remplacent pas simplement des noms et pas davantage des substantifs ou même des sujets.
Il y a en tout homme semence de Dieu et semence de l'adversaire[13]. Ce qui rejoint la thématique du je et Je, que nous avons par ailleurs rencontrée chez saint Paul[14]. Je répète cela, parce que la crainte de cette apparente prédestination serait rebutante si elle n'était pas soignée d'entrée et cela nous empêcherait donc de lire ces textes. Je me demande d'ailleurs si on les a lus… parce que c'est constant et essentiel chez Jean.
d) Les premières invocations du Notre Père.
Ceci déjà donne un écho aux premières expressions que nous avons entendues.
– Nous disons : « Notre Père », c'est-à-dire que nous nous tournons vers celui dont nous sommes la descendance.
– « Que ton Nom soit consacré » : le Nom, c'est le Fils. Donc c'est l'éminente descendance, le Fils un (Monogénês) puisque, chez Jean, nous lisons dans la prière du Christ : « Père glorifie ton Fils » ou « Père glorifie ton Nom », ce qui est la même chose dans la demande de Résurrection de Jésus.
« Que ta volonté soit faite » est donc une sorte de reprise implicite de la thématique du Père et du Fils, mais dans le vocabulaire de la volonté.
e) Étincelle (ou semence) de christité (Extraits de Théodote).
Il y aurait ici beaucoup à méditer. Que signifie, par exemple, que nous sommes semence de Dieu ? Ne serions-nous pas des créatures ? La notion de création telle que nous l'entendons n'est pas décisive dans le Nouveau Testament. Mais cela ne veut pas dire du tout que nous serions purement et simplement la même chose que Dieu. Il faut voir que c'est différent, mais peut-être pas de la différence que nous avons développée en théologie.
La considération d'une semence de Dieu présente en tout homme est assez traditionnelle dans la patristique et même dans la toute première patristique. Un mot me vient à l'esprit, il se trouve dans un petit opuscule de Clément d'Alexandrie qui s'intitule Extraits de Théodote.
Théodote est un gnostique, disciple de Valentin, au tout début du IIe siècle. Et au début du IIIe siècle Clément d'Alexandrie récollecte des extraits de ses œuvres, et il y glisse quelquefois des réflexions personnelles.
On trouve une citation de Théodote qui parle de la semence dans un langage proprement gnostique, mais l'idée de semence n'y fait pas problème. Il est suivi d’une petite note de saint Clément d'Alexandrie qui dit : « La semence élue, nous l'appelons aussi étincelle ranimée par le Logos, pupille de l'œil, grain de sénevé » et il ajoute un peu plus loin : « Le Sauveur après sa résurrection, a insufflé son pneuma dans les apôtres, de son souffle, il chassait le limon comme cendre et le séparait, tandis qu'il enflammait l'étincelle et la vivifiait».[15] »
Il y a en tout homme une étincelle de christité qui nativement est recouverte, c'est comme une semence dans son état hivernal. D'autres gnostiques disent : ce monde-ci est l'hiver, le monde qui est en train de venir est l'été[16].
Le rapport de la semaille et de la moisson se trouve également chez Jean à la suite du texte que je citais tout à l'heure sur faire la volonté du Père (Jn 4, 34-39). Toutes ces choses sont constantes et se recoupent, si l'on y a l'oreille.
f) Conclusion. Être la volonté de Dieu.
Nous sommes semence de Dieu, nous sommes volonté de Dieu puisque j'ai dit que semence et volonté étaient identiques. Nous abordons là un thème très important : comment entendre ces mots qui disent la volonté (thélêma), le conseil (boulê), la sagesse (sophia), l'intellect (noûs),termes qui désignent pour nous des facultés de l'âme humaine qui sont mises au compte de Dieu ? Ces mots-là désignent-ils des facultés ? non ; à la rigueur, on pourrait dire des attributs proprement théologiques en précisant que les attributs ne sont pas réellement distincts de la substance de Dieu, pour citer la théologie classique. Mais ce n'est pas un bon chemin.
Par parenthèse je vous signale que dans les toutes premières réflexions sur la Trinité, la distinction n'est pas faite entre les différentes personnes et les différents attributs. Elle se fera progressivement dans l'élaboration de la doctrine trinitaire qui est pertinente en son lieu, à sa façon.
Seulement, ce sur quoi je veux porter l'attention, c'est que le mot de volonté peut dire la faculté de vouloir, ou l'effectif vouloir, ou le voulu comme dans l'expression française "les dernières volontés de quelqu'un" : ce ne sont pas les dernières facultés mais les dernières choses qu'il veut, le dernier voulu. Je dis ceci pour nous aider, car ces articulations qui s'imposent à nous du fait de notre logique ne sont pas de l'ordre de la pensée néo-testamentaire. Et si cela vous aide provisoirement, c'est déjà un bon chemin de penser que être la volonté de Dieu, c'est être voulu de Dieu, et c'est la même chose que naître de Dieu.
2) La volonté et le pneuma insu.
a) Être né de Dieu (Jn 3, 3-8).
C'est ici qu'intervient la référence tout à fait essentielle qui va nous conduire au mot de pneuma qu'on traduit couramment par esprit (ou Esprit), souffle, vent. Elle se trouve au chapitre 3, dans la discussion nocturne avec Nicodème.
● Versets 2-3.
« 3Si quelqu'un ne naît pas d'en haut – c'est la première formulation – il ne peut voir le royaume de Dieu». Ce qui suscite chez Nicodème la réflexion : « 4Comment quelqu'un, s'il est vieux, peut-il naître à nouveau ? Peut-il rentrer dans le ventre de sa mère une deuxième fois et naître ? » Cela l'a fait prendre longtemps pour un benêt, mais il est intéressant de constater qu'en essayant de penser la résurrection sur le mode d'un retour à ce que nous appelons maintenant la vie, nous sommes comme Nicodème, aussi nigaud-dèmes. Ce n'est pas de moi, c'est le Moyen Âge lui-même qui l'appelle ainsi.
Jésus reprend la phrase sous une forme légèrement différente : « 5Si quelqu'un ne naît pas d'eau et pneuma – c'est-à-dire de cette eau-là qui est le pneuma de résurrection – il n'entre pas dans le royaume ». Autrement dit, naître à partir du pneuma – et le pneuma est toujours le pneuma de celui qui ressuscite Jésus d'entre les morts, le pneuma de résurrection – naître du pneuma de résurrection, c'est être déjà en train d'entrer dans le royaume. Ce n'est pas nécessairement l'affaire d'une fois. Nous avons dans l'esprit que cela désigne le baptême. Non, cela désigne premièrement la foi. C'est pourquoi j'ai traduit : naître d'eau et pneuma par : de cette eau-là qui est le pneuma. Il n'est pas exclu que le baptême tire un sens authentique de cette phrase. Mais si nous, nous pensons cette phrase à partir de notre idée du baptême, nous la manquons, car c'est l'inverse. Il s'agit de naître, de naître du pneuma de résurrection – c'est très précisément la christité – et c'est la même chose que d'entrer dans le royaume.
● Les deux naissances.
Je reviens au Notre Père : « Notre Père qui es aux cieux, soit consacré ton nom (ton Fils), vienne ton royaume ». Nous avons affaire ici à deux symboliques fondamentales qui pour une part se recoupent : la symbolique du rapport père-fils et la symbolique du rapport roi-royaume.
Le royaume désigne la région régie, et le royaume de Dieu est en opposition à ce monde-ci (ho kosmos outos) qui est une région présentement régie par le meurtre et la mort, par le prince de ce monde. Cette distinction-là est le commencement de l'Évangile. L'Évangile est une annonce heureuse, l'annonce de la victoire du prince de la vie sur la mort : Jésus est ressuscité. Tout se tient dans cet ensemble. Il ne faut pas le perdre de vue. Il faut méditer ce lieu fondamental.
Il s'agit donc d'une chose très importante, à savoir que notre naissance biologique, civile, culturelle, tout ce qui nous fait venir dans "ce monde" n'est pas notre ultime identité. J'ai à naître encore et à naître de plus originaire. Cette naissance est seconde parce que la semence est première, comme il est dit à propos du Baptiste : « Il vient après, parce que avant moi il était ». Du point de vue de la conception du temps chez Jean, il y alà quelque chose d'essentiel, assez loin d'ailleurs des choses que l'on dit couramment sur le temps biblique.
En ce sens, tout homme est radicalement voulu. Il est né du vouloir de Dieu, du désir de Dieu. Il est conçu de "toute éternité" – pour reprendre cette expression – c'est-à-dire qu'il est conçu dans quelque chose qui pour nous n'est pas encore un moment du temps, et il ne cesse de naître. C'est en ce sens que l'idée ponctuelle du baptême serait néfaste pour comprendre de quoi il s'agit : il ne cesse de naître à chaque fois qu'il est à partir du Pneuma de Résurrection, à chaque acte de foi, si vous voulez ; il ne cesse de s'accomplir. Si bien que nous avons ici deux champs, deux royaumes, deux régions.
Il faudrait savoir en quoi cela consiste, comment comprendre deux et comment ne pas comprendre ce deux sur le mode sur lequel les deux structurants de l'Occident sont compris… par exemple ne pas le comprendre comme la différence entre l'intelligible et le sensible, ni comme la différence entre le corps et l'âme etc. La parole chrétienne a été soumise à des séquelles de pensées qui ont leur origine à Athènes dans le platonisme et ce de très bonne heure. D'où la nécessité de restituer le premier deux sur lequel est construit l'Évangile.
● Verset 8. Le pneuma.
Nous arrivons à : naître du pneuma de résurrection. Qu'est-ce que ce pneuma ? Vous avez la phrase impérissable qui suit : « 8Le pneuma souffle (pneï) et tu entends sa voix, mais tu ne sais ni d'où il vient ni où il va. Ainsi en est-il de tout ce qui est né du pneuma». Ceci nous dit quelque chose sur le Fils unique de Dieu, né du pneuma. Le mot pneuma a des acceptions diverses. Il se dit du Fils, il se dit du Père, car « Dieu est pneuma ». Il se dit du Pneuma troisième : le Pneuma de Consécration (l'Esprit Saint).
b) Conséquences pour le Notre Père.
« Le pneuma, tu ne sais » : le pneuma, c'est l'insu. « Notre Père qui es aux cieux »: Père, cieux sont deux autres noms de l'insu. En effet le Père est dans le silence hivernal de la semence et ne se manifeste pas sinon par le Fils qui est précisément le Fils ou le fruit de cette semence qu'est le Père.
Le mot "insu" est dit ici de façon tout à fait explicite : « Tu ne sais d'où il vient, ni où il va ». Ceci est décisif : tu ne sais absolument rien de lui ! Pourquoi ? Parce que, chez Jean, ce qui est identifiant, c'est d'où je suis qui est précisément là où je vais. Et d'où je viens, c'est la même chose que de qui je suis fils. Ces choses-là circulent entre elles si on les pense dans la structure dans laquelle ils sont employés.
● La volonté de Dieu et l'insu de chacun.
Autrement dit prier Notre Père, c'est être tourné vers l'insu de Dieu à partir de l'insu de moi-même. Je prie qui je ne sais pas. La prière authentique ne sait pas qui elle prie. Quand la prière sait à qui elle s'adresse, elle s'adresse à une idole. Le mouvement de la prière n'est pas un mouvement qui se termine à mon idée de Dieu, mais qui se termine à Dieu plus grand que l'idée que j'en ai. Ce n'est pas une prière qui se termine à l'obtention de mon désir, mais c'est une prière qui se termine au désir et à la volonté de Dieu, plus grands et plus essentiels que le désir et la volonté que je peux avoir. C'est pourquoi nous avons trouvé ces textes qui disent : « Si quelqu'un demande selon la volonté de Dieu, Dieu lui accorde » (D'après 1 Jn 5, 14).
« Tu ne sais. »Alors je n'ai aucun rapport avec ? Si ! « Tu entends sa voix » : entendre est le mot premier, c'est le mot qui dit l'essence même de la foi. La foi, c'est d'abord et nécessairement entendre une parole. Et s'orienter à partir de cette parole vers plus grand que ce que je prends de cette parole, c'est cela, la prière. Autrement dit, la prière est d'abord une tournure vers je ne sais, cela me ré-identifie en dévoilant que mon identité profonde, je ne la sais pas, que je ne me réduis pas à être ce que je sais de moi.
C’est difficile à entendre dans notre modernité où l'être et la conscience d'être sont identifiés. C'est pourquoi nous sommes tout plats, nous sommes dans la dimension de la conscience que nous avons de nous-même. Les dimensions insues qui sont essentielles ne sont pas perçues.
M B : Il y a l'inconscient quand même.
J-M M : C'est là qu'il ne faut pas confondre l'inconscient et l'insu.
M B : Ne pas confondre mais…
J-M M : Oui, tu as raison, ne pas confondre mais... Quand je dis de ne pas confondre l'inconscient et l'insu, je parle à partir d'un lieu où le savoir ne se confond pas avec la conscience de, ce qui est le cas dans la modernité, du même coup la part non sue par rapport à la conscience s'appelle in-conscient, et la part non sue par rapport à la connaissance de Dieu s'appelle in-sue. C'est pourquoi je garde deux termes. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y ait pas homologie, rapport et, plus important encore, qu'il n'y ait pas mélange, que l'un ne soit pas dans l'autre, ça peut tout à fait être l'un dans l'autre. Si je prends soin de les distinguer, ce n'est pas pour les séparer et dire n'y touchez pas. Néanmoins, ils ne se pensent pas à partir du même, radicalement, et ne s'entendent pas à partir de la même parole.
Seulement une autre conséquence c'est que je ne sais pas qui parle, mais j'entends qui parle et je reconnais la voix[17]. C'est le fameux thème du nom et de la voix que nous avons esquissé l'année dernière[18], et qu'il faudrait travailler plus profondément. Le thème entendre la voix se trouve surtout au chapitre 10 à propos du berger et des brebis : elles entendent la voix qui les appelle par leur nom. Nous avons étudié la klêsis (l'appel).
Et saint Jean dit : « Nul ne vient vers moi, si le Père ne le tire » (Jn 6, 45). Le Père ne dit rien, il n'est pas la parole. Le Père est le silence, il est l'insu. Mais il tire, précisément parce qu'insu. Savoir que c'est insu ne peut avoir pour réponse que chercher où se tourner par rapport à cela. Ceci ne signifie pas qu'il faut d'abord entendre une voix et ensuite, l'ayant entendue, aller vers Jésus. Cela signifie que tout homme qui va authentiquement vers Jésus a, qu'il le sache ou non, entendu la voix. C'est très important : la voix, et non une voix.
Autrement dit tout homme qui, de fait, se tourne vers le je ne sais quoi répond à un appel fondamental, à une voix, et se tourner vers la voix – cet entendre-là qui est plus grand que savoir puisque j'entends dans ce cas-là que c'est plus grand que savoir –, tout homme qui accomplit cela est au cœur de la foi dans son sens le plus fondamental. Il est à présumer qu'il y a étincelle de cela au cœur de tout homme, autrement dit semence de christité au cœur de tout homme[19].
Conclusion. Semence, pneuma et volonté.
Vous voyez l'importance qu'il y a à bien entendre ces choses, à mettre en rapport les trois termes de sperma, de pneuma et de thélêma. Du reste, ce n'est pas inouï. Dans la médecine des premiers siècles, chez Galien ou même dans le stoïcisme, pneuma et sperma (souffle et semence) sont des mots qui s'emploient l'un pour l'autre et vont très bien ensemble. Dans la pensée stoïcienne, pas dans la morale stoïcienne, il y a un certain nombre de rapports structurés avec cela. Ce qui fait que cela a sens à partir de la symbolique végétale juive, mais aussi à partir de possibilités offertes par l'hellénisme contemporain de l'Évangile. Si Paul n'est ni juif ni grec, il est néanmoins et juif et grec. Cette langue que nous essayons d'entendre n'est pas le grec pur.
Une dernière réflexion pour finir. Je dis souvent qu'il faut approcher les Écritures telles qu'elles disent vouloir être lues, c'est-à-dire tenter de les lire selon leur volonté. En effet les textes ont une volonté, c'est-à-dire qu'ils parlent à partir d'une semence. Un texte n'est pas un prétexte pour qu'on en fasse n'importe quoi ou qu'on l'interroge à partir de n'importe quel site. On peut le faire mais ce faisant on n'entend pas le texte, on le fait répondre à des questions qui ne sont pas "sa" question. Vous croyez que ce sont les réponses qui sont importantes ? Pas du tout. On importune trop souvent les textes de questions, alors qu'il faudrait chercher quelle est la question du texte : la question, c'est précisément le moment séminal dont le "trouver" est le fruit – semence et fruit – autrement dit c'est la même chose, car la semence est dans le fruit comme le fruit est dans la semence. Ceci est un lieu de méditation.
[2] « 11 Et Dieu dit : "Que la terre fasse pousser une pâture d'herbe, semant de la semence selon son espèce et selon sa ressemblance, et des arbres fruitiers faisant du fruit dont la semence soit en eux selon leur espèce sur la terre". Et il en fut ainsi. 12 Et la terre produisit une pâture d'herbe semant de la semence selon son espèce et selon sa ressemblance, et des arbres fruitiers faisant du fruit dont la semence soit en eux selon leur espèce sur la terre. » (Gn 1, La Bible d'Alexandrie, traduction du texte grec de la Septante, Cerf 1986 p.90).
[3] Dans les trois séances qui concernaient « Que ta volonté soit faite…» J-M Martin n'avait pas parlé de la mention qui concerne ciel et terre, ceci vient d'une rencontre sur le Monogène.
[4] Le mot "comme" ne s'emploie pas toujours au sens d'imitation ou de modèle, par exemple quand on dit « cette fille a les yeux bleus comme son père », le mot "comme" est génétique et générique, c'est une propriété commune qui s'est transmise par descendance.
[5] La traduction est de Marie-Joseph Pierre dans Les Odes de Salomon, éd Brépols 1994.
« Traduire “Sa semblance, c'est l'en bas, lui est en haut” suppose que c'est le bas qui est à la ressemblance du haut et non l'inverse. Étant plein de Grâce, l'en bas est attiré vers le haut et ne fait plus qu'un avec lui. Le tout (v. 3.5) est ainsi haussé, et il n'y a plus d'en bas (v. 5) ; mais se manifeste alors un second niveau de l'en bas. Alors que le premier était la bassesse en attente de la ressemblance, le second rien résiste et s'oppose : c'est la vaine voie du Malin, celle de la méprise ou du mécompte (v. 5). » (D'après M-J Pierre, http://www.persee.fr/doc/ephe_0000-0002_1997_num_110_106_12773)
[6] « 13Maintenant, dans le Christ Jésus, vous qui jadis étiez loin, vous êtes devenus proches… il a créé en lui les deux pour être un seul Homme nouveau, faisant la paix 16 il les réconcilia, les deux en un seul Corps... vous n'êtes plus des étrangers ou des hôtes de passage, vous êtes concitoyens des consacrés, et des gens de la maison de Dieu, 20étant construits sur le fondement des apôtres et des prophètes, le Christ Jésus lui-même étant la pierre de faîte 21lui en qui toute la construction bien co-ajustée croît en un temple sacré, dans le Seigneur, 22dans lequel vous aussi, vous êtes co-construits en vue de l'habitation de Dieu en pneuma.. » (Ep 2)
[8] Le chapitre entier est médité dans : Epître aux Éphésiens chapitre 1. Deux moments : "délibération en Dieu" et "résurrection". Gisement de vocabulaire.
[9] Monothélisme ou monothélitisme, du grec monos (seul) et thélein (vouloir).
[10] Pour ce qu'il en est de Dieu voir Penser la Trinité .
[11] Ceci est développé dans Caché/dévoilé, semence/fruit, sperma/corps, volonté/œuvre....
[12] Cf. Semence du diable et semence de christité d'après 1 Jn 3, 9-10 et Mt 13, 24-30 (parabole de l'ivraie) .
[13] Cela se trouve par exemple dans la parabole de Mt 13, 24-30 : le père de famille a semé dans son champ du bon grain ; l'adversaire, de nuit naturellement, sème par-dessus de l'ivraie, etc.
[14] Il s'agit du "je qui veut" et du "je qui fait". Cf Rm 7, 7-25. La distinction du "je" qui veut et du "je" qui fait. Les différents sens du mot loi chez Paul. ..
[15] Extraits de Théodote 1, [3] et 3, 2 (Sources Chrétiennes p. 55 et 57). Cela fait partie des citations données par J-M Martin lors du cycle Ciel-Terre : voir la fin de Gnose valentinienne : Lieux fondamentaux, angélologie, chambre nuptiale. Citations d'Extraits de Théodote..
[16] « (7) 25 Ceux qui sèment en hiver récoltent en été. L’hiver, c’est le monde, l’été, c’est l’autre éon. Semons dans le monde afin de récolter en été ! C’est pourquoi il ne convient pas que nous priions en hiver. Ce qui est issu 30 de l’hiver, c’est l’été. Si quelqu’un récolte en hiver, il ne récoltera pas, mais il arrachera. (8) Parce que celui qui est de cette espèce ne peut pas porter fruit....» (Évangile de Philippe, début).
[17] « Le pneuma tu ne sais… mais tu entends sa voix »