Premiers mots de l'Évangile. 2/ "Seigneur" selon Rm 10, 6-17
Voici la suite du message précédent où le terme de "Ressuscité" avait été choisi en premier. Ici il s'agit de "Seigneur" dans la formulation de Rm 10 : "Jésus est Seigneur" qui y est mise en parallèle avec "Dieu l'a ressuscité".
Le texte de Rm 10, 6-17 contient un amas de mots fondamentaux. C'est là que se trouve la citation d'Isaïe d'où provient le terme "évangile" au singulier : « comme ils sont beaux les pieds de ceux qui évangélisent – c'est-à-dire de ceux qui annoncent les bonnes choses. »
Le texte publié ici est un extrait du début du cours de Jean-Marie Martin à l'Institut Catholique de Paris.
I – 1/ "Ressuscité" selon 1 Cor 15, 1-11 et 23-26 ;
II – Seigneur (Rm 10, 6-17), présent message
III – 3/ "Fils de Dieu" selon Ac 13, Rm 1, Ep 1 et autres ;
IV – 4/ "Image de Dieu" selon Ph 2, 6-11 ;
Seigneur
Lecture de Rm 10, 6-17
Je vais gloser un peu le début du texte de ce texte.
Au verset 8 saint Paul s'interroge : Que dit-elle (l'Écriture) ? et il répond par un texte du Deutéronome (Dt 30, 14) :
- «"Près de toi est la parole, dans ta bouche et dans ton cœur", et ceci c'est la parole de la foi que nous proclamons, 9car si tu confesses de bouche que Jésus est Seigneur et si tu crois en ton cœur que Dieu l'a ressuscité des morts, tu seras sauf. 10Car croire de cœur rend agréé, professer rend sauf. »
Nous avons là un amas de mots fondamentaux qu'il nous faut examiner.
Le texte est construit sur une répétition :
bouche cœur
professer croire
que Jésus est Seigneur que Dieu l'a ressuscité
la justification le Salut.
Ces deux phrases (tu confesses de bouche que Jésus est Seigneur ; tu crois en ton cœur que Dieu l'a ressuscité des morts) disent exactement le même. Il s'agit là de ce balancement sémitique qui dit deux fois le même.
Ce serait une erreur par exemple, de vouloir traiter à part ce qui est de la confession et ce qui est du cœur, le cœur étant pensé comme intériorité de la connaissance, et la confession de la bouche comme l'extériorisation de la parole. Ce serait introduire dans le texte une césure là où elle n'est pas.
Ceci est très important parce que cela confirme qu'il n'y a pas de différence pour Paul entre la foi et la confession, qu'il n'y a pas de différence entre « Jésus est Seigneur » et « Jésus est ressuscité », qu'il n'y a pas de différence entre la justification et le Salut qui sont deux mêmes noms de ce qu'il en est pour l'homme de croire.
- « 11Car l'Écriture dit : "Aucun de ceux qui croient en lui ne sera confondu" (Is 28, 16) 12car il n'y a pas de différence entre le juif et le grec : il est le même Seigneur de tous, riche envers tous ceux qui l'invoquent 13car"tout homme qui invoquera le nom du Seigneur sera sauvé" (Joël 2, 32).14Comment l'invoqueraient-ils sans avoir cru en lui ? Comment donc croiraient-ils en lui sans l'avoir entendu ? Comment donc entendront-ils s'il n'y a pas quelqu'un qui proclame ? 15Et comment donc sera-t-il proclamé s'ils ne sont pas envoyés selon qu'il écrit : "Qu'ils sont beaux les pieds de ceux qui évangélisent des bonnes nouvelles" (Is 52, 7). 16mais tous n'ont pas obéi à la bonne nouvelle (l'Evangile). Isaïe dit : "Seigneur, qui donc a cru à notre écoute (annonce) ?" (Is 53, 1). 17Donc la foi vient de l'écoute et l'écoute par la parole du Christ. »
Pour mettre un ordre dans la réflexion que j'ai à faire autour de ce texte, je distingue trois choses :
- ce qui est dit
- le dire
- le disant.
1. Ce qui est dit.
Nous avons là une confirmation de que nous avions déjà rencontré dans la lecture du chapitre 15 des Corinthiens, à savoir que « Jésus est Seigneur » et « Jésus est ressuscité » disent le même. Aussi introduire une distinction entre la résurrection qui serait un fait et la Seigneurie qui serait un titre, une notion, distinguer dans la christologie les faits et les titres, croire qu'il faut choisir entre une christologie des titres et une christologie de l'histoire, c'est ne pas penser comme étant le même ce que le texte dit être le même.
De cela nous avons déjà des attestations dans les deux textes que nous avons lus, on pourrait en un énumérer un bon nombre d'autres. Par exemple 1 Cor 12, 3 : « Personne ne peut dire "Jésus est Seigneur", sinon dans l'Esprit Saint ».
Par exemple aussi dans le texte de Philippiens 2, nous verrons : « c'est pourquoi Dieu l'a exalté – l'exaltation c'est un des termes dans lequel le Nouveau Testament dit la résurrection – et lui a donné le nom qui est au-dessous de tout nom… que toute langue confesse que Jésus est Seigneur. »
Voilà donc ce que dit originairement le christianisme : il dit une chose et nous commençons à apercevoir qu'il le dit apparemment à travers des mots divers. Nous avons déjà deux mots : ressuscité et seigneur. Au terme, nous verrons que tous les évangiles ne dit rien d'autre, et donc, quoi que nous abordions du nouveau testament, voulant l'aborder à partir d'où il parle, il faut que nous l'abordions à partir de là.
2. Le dire.
Le dire est ici caractérisée par un certain nombre de mots, d'abord "foi" (ou "croire"). En français le substantif et le verbe ne sont pas de même racine alors qu'en grec, ils le sont : foi (pistis) ; croire (pisteueïn).
Il faut bien voir que le mot de pistis et l'idée de Résurrection ont entre eux une véritable co-appartenance. Quelle que soit l'histoire conjecturable de la sémantique antérieure du verbe pisteueïn, le Nouveau Testament le réassume à partir de la Résurrection, à tel point que la figure biblique qui représente la foi, c'est-à-dire Abraham, est réinterprétée en fonction de la résurrection, vous avez cela en Rm 4, 17. La situation évoquée est celle-ci : il est promis à Abraham que sa descendance sera comme les étoiles et le sable de la mer, qu'il sera père d'un nombreux peuple, et on lui demande de sacrifier son fils unique. Le texte de Paul dit qu'il obéit, « montrant par là qu'il croyait au Dieu qui ressuscite les morts ». Un historien qui examinerait la figure d'Abraham du point de vue vétéro-testamentaire n'arriverait probablement pas à une lecture de ce genre ! Ce qui nous intéresse ici, ce n'est même pas la validité historique d'une telle lecture. Ce qui nous intéresse, c'est de montrer comment les mots de foi et de résurrection dans le Nouveau Testament déteignent l'un sur l'autre. La question du rapport entre les deux testaments qui est impliqué par là est très complexe, et la réflexion que nous venons de faire ne permet pas de conclure dans un sens ou dans un autre.
Ce que je voulais montrer par là, c'est à quel point on ne peut pas, dans le Nouveau Testament, prononcer le mot pistis (foi) sans penser résurrection, et prononcer le mot résurrection sans penser le mot pistis (foi). Pourquoi ? Parce que la distinction d'un acte avec un objet met le rapport de pistis et de résurrection dans une grille d'intelligence qui est celle de notre épistémologie, de notre façon spontanée de comprendre, et que le rapport de co-appartenance de la pistis et de la résurrection est autrement plus subtil que cela. Nous arriverons même un voir que la pistis accomplit la résurrection, c'est-à-dire que la pistis constitue le corps ressuscité de Jésus-Christ. Mais là j'anticipe beaucoup, et tout ceci est simplement pour nous prémunir contre la hâte d'incarcérer ce que nous visons dans nos grilles de lecture. Je garde le mot grec pistis à dessein. Vous me direz : nous ne parlons pas grec ! Cela ne fait rien, je crois qu'il vaut mieux un mot qui n'est pas entendu plutôt qu'un malentendu, parce que si nous utilisons le terme de "foi" sans plus d'égards, nous risquons de manquer l'intention du texte.
En effet, notre mot de "foi" au sens usuel est réparti en deux significations alternées : croire, c'est accorder crédit à un certain nombre d'opinions, c'est souscrire aux propositions d'un corps de doctrine ; ou bien "foi" désigne la ferveur de confiance, l'attachement du sentiment d'un "homme de foi". Or le mot de pistis que nous envisageons ici n'entérine au détriment de l'autre, aucune de ces deux significations. Mais en outre, il se situe en un lieu qui précède la distinction entre une doctrine et un sentiment. Vous comprendrez que notre mot de foi est alourdi de toute l'histoire de l'Occident, histoire qui est structurée entre autres par la distinction entre l'intelligence et le désir, entre la pensée et le sentiment. Et cela n'a pas eu effet simplement sur ce que nous appellerions l'histoire profane de la pensée occidentale, mais aussi sur l'histoire de la théologie. Et un lieu privilégié pour apercevoir cela, c'est la rupture du XVIe siècle, au moment de la Réforme, lorsque Luther propose un sens fiduciel c'est-à-dire un sens dans l'ordre du sentiment de confiance en mon Salut, la foi-confiance qui justifie. C'est à ce moment-là, par réaction, que la Contre-Réforme ramène l'idée d'assertion à une vérité doctrinale. Du reste l'histoire même de la Réforme à l'intérieur de la Réforme récupère rapidement la notion de doctrine après l'expérience mystique de Luther lui-même. Les discussions sur le sens du mot de foi à l'intérieur de la théologie occidentale sont largement tributaires de l'histoire de cet Occident et ne nous aident en aucune manière à entendre ce qui est en question lorsque le Nouveau Testament parle de pistis.
Voici quelques autres mots importants du texte.
Au verset 8, nous avons « ceci c'est la parole de la foi que nous proclamons » : la proclamation c'est ce qui s'appelle le kérygme.
Au verset 9 nous avons : « Si tu confesses de bouche… » : la confession, c'est l'exhomologèse : homo (ensemble) logèse (dire).
Puis au verset 16, le mot évangélion, un mot fondamental comme nous le savons. D'où vient ce mot ? Au verset 15 on lit une citation d'Isaïe : « comme ils sont beaux les pieds de ceux qui évangélisent – c'est-à-dire de ceux qui annoncent les bonnes choses. » C'est donc un mot qui a déjà une existence dans la traduction grecque de l'Ancien Testament (la Septante).
Enfin il y a un verbe fondamental qui se trouve au verset 17, c'est le verbe "entendre". En effet Paul dit : la foi vient de l'audition (fides ex auditu), c'est-à-dire que la pistis est d'essence acoustique. D'ailleurs je vous signale que souvent je remplace le mot pistis (foi) par le verbe "entendre" pour éviter les inconvénients que l'histoire du mot foi et du verbe croire introduisent dans notre lecture du Nouveau Testament.
Il serait intéressant de noter également l'espèce de consanguinité qui existe entre le verbe "entendre" et le mot pistis dans un grand nombre de textes du Nouveau Testament. Nous avons remarqué cela particulièrement dans nos études sur saint Jean, mais cela se retrouve aussi à d'autres endroits. Il faut bien voir que nous serions tentés de mettre un rapport entre la foi qui est premièrement dans le cœur et qui ensuite s'exprime dans la bouche parce qu'elle a été préalablement entendue par l'oreille : ceci c'est notre interprétation, présupposée par une certaine précompréhension du rapport entre le cœur, la bouche et l'oreille. Mais la précompréhension de ce que disent ces différents mots dans le texte de Paul est autre. Bouche et oreille, c'est l'extériorité pour nous, et le cœur c'est l'intériorité ; la bouche est active et l'oreille passive. Mais tout cela ne se réfère pas à la symbolique corporelle fondamentale qui sous-tend le texte que nous sommes en train de lire.
En effet il y a dans tout ce texte comme une sorte de schéma corporel qui est en fait une description de la totalité de l'être chrétien. Il y est question en effet du "cœur", de la "bouche", termes empruntés au Deutéronome ; tout le passage fait d'ailleurs implicitement une certaine critique de la "main" puisqu'il va à dire que ce qui sauve, c'est "entendre" et non pas "faire", et non pas "accomplir la Loi" ; en effet ce texte entre dans la polémique antijudaïsante du "salut par la foi" et non pas par la Loi.
Allons jusqu'aux extrémités puisqu'il est également question des "pieds" au verset 15 : « 15Et comment donc sera-t-il proclamé s'ils ne sont pas envoyés selon qu'il écrit : "Qu'ils sont beaux les pieds de ceux qui évangélisent des bonnes nouvelles"(Is 52,7) ». C'est la dimension de la mission qui est incluse dans tout acte de foi.
Donc les pieds, le cœur, la main, la bouche ne désignent pas des organes ni des activités distinctes de l'homme, mais des aspects du corps ressuscité, des aspects de l'être chrétien. Il y a là une sorte de provocation à la relecture de la symbolique corporelle qui a une importance considérable dans les évangiles… Le Corps du Christ… C'est autre chose si vous ouvrez les évangiles à partir de là ou si vous les lisez comme la relation d'une anecdote filmable ! Nous ne voudrions pas ouvrir les évangiles avant d'avoir entendu l'Évangile.
c) Le disant.
Il faut en effet voir que les mots que nous trouvons dans le texte ont été importé historiquement dans le discours chrétien. Je veux dire que la garde ou la mégarde de ces mots a également eu une importance.
Au verset 10, dans vos traductions vous avez, je pense, le mot "justification" et le mot "salut" : « 10Car on croit de cœur pour la justification, et on confesse de bouche pour le salut. » Ce sont là des mots qui se sont spécialisés dans le langage proprement théologique. On peut penser à la querelle sur la justification au XVIe siècle entre la Réforme et la Contre-Réforme ; penser aussi à ce que, même dans le langage courant, le mot de "salut" évoque comme mot spécialisé du vocabulaire religieux.
Nous avons donc à nous méfier de ce qu'évoquent ces spécialisations de vocabulaire, et c'est pourquoi, dans la première approche du texte, à la place de "justification" et à la place du mot de "salut" je m'étais permis de parler d'"être agréé" (croire de cœur rend agréé), d'"avoir accès", d'"être rendu proche", "être à l'aise devant", des mots que nous retrouverons et qui indiquent l'aisance, l'être à l'aise. Je m'étais permis en particulier de ne plus employer le substantif "salut" mais l'adjectif "sauf" (professer rend sauf).
Nous avons en effet un problème à résoudre, parce que nous avons à notre disposition ou bien un vocabulaire devenu technique de la théologie qui ne dit rien par rapport à ce qui est effectivement éprouvé, et dont nous pouvons rendre compte dans notre langage, ou bien un vocabulaire de type psychologique qui est l'agrément, au sens fort du terme – l'ambiance, "l'être à l'aise", le "n'avoir pas honte" (le mot de "honte" se trouve dans le texte par opposition à "être à l'aise"), de "n'être pas exclu" (exclu ou réfuté, dénoncé). Nous avons là un certain nombre de mots tout à fait audibles qui appartiennent à notre vocabulaire, mais néanmoins le sentiment d'être à l'aise par rapport à Dieu n'égale sans doute pas le salut.
S'il importe de ne pas verser dans ce texte des termes en tant qu'ils sont devenus termes techniques de la théologie, il importe autrement de ne pas verser dans ce texte des termes de notre simple psychologie. Il y a donc là une certaine difficulté, difficulté de langage si vous voulez. C'est un lieu d'application d'une difficulté que nous connaissons bien : comment parler des choses de Dieu en tant qu'elles nous touchent ? Et cependant cela est capital.
Enfin une dernière remarque à propos de "justification" et "salut". Comment allons-nous entendre : « Celui qui croit est sauvé » ? Est-ce : « celui qui a la bonne opinion aura pour récompense d'être sauvé » ? C'est caricaturé, mais c'est un peu le schéma selon lequel l'articulation théologique elle-même a développé l'intelligence d'un texte de ce genre. Or le texte ne dit pas cela. Il dit : “entendre c'est être sauvé”. C'est-à-dire que ce texte évoque une parole qui est capable de nous mettre debout, de nous tenir debout. C'est la parole de résurrection ! Ce n'est pas une parole qui a pour objet de dire la résurrection. C'est une parole qui fait être debout. Qu'est-ce que cette parole ? C'est une parole constitutive (créatrice) et simultanément salvatrice. Là intervient une autre distinction qui nous est familière et que nous pensons généralement ainsi : il y a eu la création jadis lors de laquelle les choses ont été posées, et il y a le salut qui intervient ensuite… Non pas ! Là aussi, la distinction qu'on trouve dans les livres de théologie entre le traité de la création et le traité du salut, nous apercevons maintenant qu'elle ne tient pas compte de l'essence de l'Évangile.
Il faudra progressivement voir comment il s'agit non pas d'une parole qui bavarde, mais d'une parole maintenante, et maintenante maintenant.