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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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27 mars 2018

La foi comme recueil de la résurrection. Deux extraits du cours de J-M Martin à l'Institut Catholique de Paris en 1979/80

La Résurrection concerne l'intégralité du destin humain. Elle concerne non seulement le Christ, mais nous tous.

Chez nous mort et résurrection sont considérés comme des faits à expliquer, à organiser. Or ce qui est premier n'est pas un fait, mais un sens. Ce que dit la Résurrection n'est pas un fait dont je devrais conjecturer le sens. Ce que dit la Résurrection est déjà le sens de l'humanité si je l'entends

Voici deux extraits du cours de J-M Martin à l'Institut Catholique de Paris en 1979/80 : la première partie vient du début d'année, la deuxième beaucoup plus tard dans l'année.

 

 

La foi comme recueil de la résurrection

 

I –  Le rapport entre foi et résurrection

 

Ce que nous cherchons c'est à comprendre le mot "résurrection". Spontanément dans notre esprit, il évoque un fait singulier jadis qui concerne un homme. Or le mot anastasis, chez saint Paul, a une extension beaucoup plus considérable, il touche à l'humanité tout entière. Et d'une certaine façon, cela commence à justifier la place, l'importance que le mot "résurrection" a dans la première prédication chrétienne, le premier kérygme.

Ce que nous allons repérer maintenant, c'est ce qu'il m'arrive d'appeler parfois : l'Évangile comme module des évangiles. Ceci correspond sans doute à la formule d'un théologien allemand qui parle du "canon dans le canon". Le mot "canon" signifie "la règle", et la formule de cet auteur dit quelque chose comme : ce qui règle la lecture des écritures canoniques.

Nous allons donc essayer de détecter dans tout ce corpus néotestamentaire ce qui serait un élément modulaire : détecter des figures constellées, c'est-à-dire des rassemblements de mots qui sont des figures privilégiées dans l'ensemble du Nouveau Testament.

Prenons par exemple les mots Évangile - foi – résurrection, mais ne nous hâtons pas de dessiner la figure des rapports entre ces mots.

Disons en gros que la foi, c'est essentiellement le recueil de l'annonce qu'est l'Évangile qui dit « Jésus est ressuscité ». Il faut alors voir que le fait d'être des figures constellées ne laisse pas chacun des mots intacts. Ainsi :

  • si aujourd'hui le mot de foi en vient à dire le contenu de ma conviction qui se développe dans le Credo, pour le Nouveau Testament, le mot de "foi" ne se dit pas simplement comme un recueil éventuel de quelque chose, mais il n'a de sens que comme recueil de la résurrection.
  • la résurrection n'est pas une chose, un objet qui pourrait être opiné de telle ou telle manière. D'être recueilli se nomme "foi".

Il y a ici une très étroite co-appartenance entre ces deux mots. Bien sûr chacun des mots a une préhistoire qui peut s'établir d'un point de vue sémantique : on peut aller voir la signification des mots "foi" et "résurrection" dans la littérature pseudépigraphique apocalyptique contemporaine du christianisme etc… On peut faire des études de ce genre, mais ce qui importe, c'est de percevoir que le Nouveau Testament parle à partir d'une co-appartenance de ces mots.

Un exemple très simple : Abraham est de tout temps la figure de la foi. Cette idée est naturellement reprise dans le Nouveau Testament. Mais voyez l'explication qui en est donnée par saint Paul : il est la figure de la foi parce qu'il n'a pas craint de tenter de mettre à mort son fils qui avait en lui la promesse de descendance « montrant par là qu'il croyait à la résurrection des morts » (Cf. Rm 4, 1-25). Vous voyez comment cette co-appartenance de l'idée de résurrection et de l'idée de foi va jusqu'à diriger l'interprétation de la figure d'Abraham.

Mais ceci une fois repéré doit susciter chez nous un certain nombre de réflexions. Cela donne lieu à plusieurs difficultés, j'en retiens deux ici.

 

  • Première difficulté : Comment ce qui est apparemment un fait peut-il être reçu comme le sens de ma vie : il est ressuscité, et alors ?

Le risque ici est double.

  • D'une part je peux considérer cela comme l'énoncé d'un fait extérieur et éloigné de surcroît, sans compter que cette extériorité et cet éloignement lui confèrent un élément d'incertitude : mais alors comment puis-je construire le sens de ma vie sur ce qui apparaît un fait lointain et de toute façon difficilement vérifiable ?
  • D'autre part je peux penser que cela est récupéré sous la forme : c'est un fait, oui, mais qui a eu des conséquences et qui a des conséquences pour moi ; ce faisant, je ne le retire pas du statut de fait, je le retire du statut de fait divers pour le considérer comme un fait "historique" – le mot "historique" ne désignant pas ici simplement le datable, mais ce qui a une certaine influence sur la marche des choses –, or cette importance historique ne rend pas compte non plus, ne justifie pas pleinement que ce « Il est ressuscité » soit ce à partir de quoi se construit le sens de ma vie.

Alléluia, Berna LopezVoici maintenant une petite indication pour répondre à cette difficulté et ne pas rester sur des données négatives. La notion de "fait" ici, ne rend pas compte de ce qui est en question quand le texte dit « Jésus est ressuscité ». Ce fait n'existe pas en dehors de la parole qui en témoigne, il est donc premièrement à entendre. Vous me direz justement : qu'est-ce qui est décisif, la parole ou le fait ? En effet, nous sommes dans un monde où la parole est vérifiée par les faits : l'hypothèse doit être vérifiée par les faits, c'est la formulation banale. Or il n'en va pas ainsi dans le Nouveau Testament. À première audition, ceci laisse ouverte toute possibilité de fable puisque chez nous la parole est vérifiée par les faits. Mais ce principe lui-même est une parole : c'est la parole qui nous constitue en tant que modernes. En effet il n'y a rien sans parole, rien ne va sans dire. Et tenter de détecter le fait derrière la parole, c'est le processus de l'historien. Or l'historien est un produit de la même histoire qui porte le principe que je viens d'énoncer : l'historien ne recueille pas non plus le fait – il le sait bien du reste – il substitue un autre discours, celui qu'il conjoncture à partir d'une vraisemblance psychologique pour dire ce qui a pu se passer. Cela aussi est un discours, cela aussi est dans la parole. Or l'affaire du christianisme n'est pas une affaire entre le fait et la parole, c'est une affaire entre une parole et une autre parole, car tout est de quelque façon dans la parole.

Si nous articulons notre cours à l'écoute de la parole, c'est que pour nous cette parole n'est pas non plus une parole qui commente un fait et qui la commente de telle ou telle manière suspectable ou non, mais c'est que cette parole constitue le fait.

Nous aurons occasion de revenir sur des choses aussi fondamentales, ce n'est qu'une première indication.

Pour prévenir aussi des inquiétudes éventuelles en ce domaine, ce que j'annonce ici ne provient pas d'une inquiétude devant l'histoire. Les historiens ont abondamment mis en œuvre tout ce qu'il est possible de faire face aux textes fondamentaux du christianisme – c'est ce qui se recueille dans l'exégèse historico-critique –, et ce n'est pas le soupçon selon lequel ce travail mettrait en péril l'origine du christianisme qui nous conduit ici. Ce qui me conduit, c'est que la notion de fait n'est pas le bon abord, le meilleur abord, mais pas non plus la notion de parole en tant qu'hypothèse sur les faits. Ce qui doit se défaire en nous pour entendre cette parole, c'est non seulement notre exigence du fait, mais aussi la répartition dont nous héritons nativement entre fait et parole.

Pour ce qui est du caractère éloigné de ce fait – l'éloignement étant marqué du reste très bien par « il » de « il est ressuscité » – cet éloignement n'a lieu que pour autant que je considère la résurrection comme un fait historique ou un fait divers. Or le premier christianisme ne le reçoit pas ainsi.

Quand le premier christianisme dit « Jésus est ressuscité », il entend que cela parle de "nous". Je dis bien : quand il dit Jésus, il est ressuscité, il entend que "cela parle de nous". Je ne dis pas simplement que "cela a des conséquences pour nous", je dis que le concept de résurrection parle directement, immédiatement de nous.

Par exemple saint Paul dit « Béni soit le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus Christ qui nous a bénis en toute bénédiction spirituelle dans les lieux célestes dans le Christ, selon qu'il nous a choisis en lui avant la création du monde pour que nous soyons saints et sans tache devant lui. » (Ep 1, 3). Voilà le modèle même du texte qui, à première lecture, ne dit rien. Déjà le mot  "béni" ne dit rien, il dit le rien – « Je suis allé demander à Monseigneur de l'argent pour mes œuvres, il m'a donné sa bénédiction ! »… Voyons ce texte de plus près.

  • Dieu nous a bénis: bénir, ici, désigne l'attitude patriarcale qui dit « Tu es mon fils », donc la reconnaissance du fils comme fils ;
  • Dieu nous a bénis : nous ?
  • Quand donc ? Où donc ? dans les lieux célestes. La mention des lieux célestes dit la Résurrection qui s'exprime d'abord sous la forme « Il est monté aux cieux ». Il faut bien voir que « il est monté aux cieux » ne signifie pas l'Ascension dans le Nouveau Testament, mais signifie la Résurrection. L'exaltation, la montée aux cieux, c'est une façon apocalyptique de dire la résurrection.
  • Il nous a bénis dans le Christ. La résurrection du Christ est une chose qui immédiatement nous atteint. Quant à savoir ce que signifie « dans le Christ », tant que le Christ est un autre individu, cela n'a pas de sens. Les petites prépositions (de, dans, par, avec…) sont entièrement à repenser à partir de la résurrection : il n'y a pas de sémantique normative qui ne soit dissoute par la résurrection

Il nous a donc bénis d'une bénédiction pleine, totale,  et ce verset nous conduit au verset suivant.

Selon (kata) qu'il nous a choisis – choisi (eklogê) chez Paul est toujours lié à klêsis (l'appel) et à ekklêsia qui est la convocation (ou l'appel) ensemble  – avant la création du monde.»  Ce choix a lieu quand ? Dans la délibération « Faisons l'homme à notre image » (Gn 1). La résurrection du Christ est selon la parole « Faisons l'homme…» c'est-à-dire que la résurrection du Christ accomplit l'humanité. Cette parole « Faisons l'homme à notre image » a pour le premier christianisme un sens à la fois christologique et anthropologique comme il va de soi.

Tout ceci est beaucoup trop rapide, mais j'indique l'articulation de lecture :

  • premier verset : la résurrection sous forme de bénédiction dans les lieux célestes,
  • deuxième verset : la référence "selon" qui est toujours selon une Écriture, ici « Faisons l'homme ».

Il faudrait montrer pourquoi eklogê (ou klêsis) renvoie à « Faisons l'homme à notre image ». En fait le vocabulaire propre à ce chapitre renvoie à « Faisons l'homme à notre image » : le conseil de Dieu, sa volonté délibérante renvoient explicitement à cette délibération Il y a d'autres textes de Paul qui renvoient de façon plus explicite à ce que je ne fais qu'indiquer en ce moment[1].

 

  • Deuxième difficulté : la résurrection est pensée par nous comme réanimation.

Il y a une autre difficulté sur laquelle il faudra réfléchir à propos de ce qu'évoque pour nous le mot de "résurrection". C'est que "résurrection" tend spontanément à être pensé chez nous comme "réanimation". Le mot "réanimation" du reste est ambigu parce qu'il désigne ce qu'on fait dans les hôpitaux, mais il peut aussi désigner la réunion de l'âme et du corps qui auraient été ontologiquement séparés par une véritable mort : là, on ne parle plus le langage médical, on parle un langage ontologique et psychologique qui postule la différence entre le corps et l'âme. La conséquence de ce discours est également de minorer la signification du mot de résurrection. En effet, on nous a appris que l'âme est de toute façon immortelle et finalement, ce qui importe, c'est qu'elle soit sauve en ce sens qu'elle soit dans la bonne immortalité ! Quant au corps, c'est un appendice dont il est peut-être heureux éventuellement qu'il revienne aussi, mais cela ne paraît quand même très important ! Ce que je suis en train de faire en ce moment, c'est de montrer comment la distinction du corps et de l'âme nous empêchent de comprendre l'importance de ce qui est en jeu dans le mot biblique de "résurrection".

Pour sortir de là, je vous invite simplement à réfléchir à une expression néotestamentaire qui se trouve en 1 Cor 15 : "corps spirituel". Ou bien cette expression signifie le vague – je ne dis pas qu'elle "signifie vaguement quelque chose", je dis "signifie le vague", c'est-à-dire "le corps flou" ou bien elle est contradictoire. Ce faisant, je décris nos capacités natives de comprendre cette expression. Ce que je veux montrer, c'est que le champ de nos capacités natives ne nous permet pas d'entendre ce qui est en question dans cette expression néotestamentaire.

Je dis que "corps spirituel" est une expression contradictoire. En effet, le corps désigne essentiellement l'étendue – cela à partir de Descartes –, et le spirituel désigne la pensée. Or cette expression corps spirituel (ou pneumatique) n'a de sens que dans la mesure où "corps" ne signifie pas ce que signifie "l'esprit" : corps dit la totalité du Christ et de l'homme ; pneuma (esprit…) dit la totalité du Christ et de l'homme. Ce ne sont pas deux parties, mais deux fois le même. Il faudrait apprendre à penser le corps à partir du verbe "être-à", c'est-à-dire pas comme une chose, pas d'une façon biologique. En effet nous pensons la mort biologiquement et par suite la résurrection biologiquement. En plus, nous pensons l'agapê éthiquement, comme un comportement, et il n'y a pour nous aucun rapport entre la morale et la biologie… Par suite, tout l'enjeu de notre texte est là : il faut que nous pensions la mort autrement que biologiquement[2] et l'agapê autrement que éthiquement – autrement que comme un comportement relevant des mœurs et de la morale – pour que notre texte ait son unité et son sens.

J'ai dit d'une façon anticipée qu'il fallait apprendre à penser le corps à partir de "être à" : c'est être non comme une chose, mais "être-à", présence.

 

IIRencontrer le Ressuscité

 

1) Jn 20, 11-18 : Marie-Madeleine au tombeau.

Nous avons remarqué déjà que, pour Jean, l'unité des hommes se pense à partir de l'unité du Père et du Fils : « Qu'ils soient un comme toi et moi nous sommes un » (Jn 17). Il nous intéressera aujourd'hui de comprendre mieux comment cette unité est unité dans le Christ, c'est-à-dire unité dans le Ressuscité. Ainsi le texte que nous avons retenu est un récit de l'apparition du Ressuscité, il apporte en outre avec lui l'avantage de nous permettre de retrouver cette notion que, dès l'entrée de l'année, nous déclarions fondamentale : la résurrection.

Marie-Madeleine, Jn 2011Marie se tenait près du tombeau, en dehors, pleurant. Tandis donc qu'elle pleurait, elle se pencha vers le tombeau 12et elle constate deux anges en blanc assis, l'un du côté de la tête, et l'un du côté des pieds, à l'endroit où avait été posé le corps de Jésus. 13Et ils lui disent : "Femme, pourquoi pleures-tu ?" Elle leur dit : "parce qu'ils ont enlevé mon Seigneur, et je ne sais pas où ils l'ont posé". 14Ayant dit cela, elle se retourna en arrière et elle constate Jésus debout, mais elle ne savait pas que c'est Jésus.

 15Jésus lui dit : "Femme, pourquoi pleures-tu ? Qui cherches-tu ?" Elle, pensant que c'était le gardien du jardin, lui dit : "Monsieur, si c'est toi qui l'as enlevé, dis-moi où tu l'as posé et moi je le lèverai". 16Jésus lui dit : "Mariam". S'étant retournée celle-ci lui dit en hébreu : "Rabbouni", ce qui se traduit : maître. 17Jésus lui dit : "Ne me touche pas, car je ne suis pas encore monté vers le Père, mais va vers mes frères et dis-leur : je monte vers mon Père qui est votre Père et mon Dieu qui est votre Dieu". 18Marie la Madeleine va annoncer aux disciples : "J'ai vu le Seigneur et voilà ce qu'il m'a dit".

À partir d'où allons-nous lire ce texte ? Je veux dire : à quoi le texte est-il suspendu ? Ce texte est suspendu au témoignage : « J'ai vu le Seigneur ». C'est le dernier mot, mais nous sommes habitués à lire un texte à partir du dernier mot : c'est le mot qui soutient tout le reste, y compris les premiers mots. Quand j'entreprends de raconter quelque chose, ce n'est pas la première écoute des premiers mots qui vous dit de quoi il s'agit ; c'est moi seul qui connais le sens des premiers mots à la mesure où ils sont en relation avec ce que j'ai à dire et qui viendra. Et du reste, quand cela sera venu, je n'aurai plus qu'à m'arrêter.

Donc ce que je dis maintenant, c'est que tout ce texte est suspendu au témoignage : « J'ai vu le Seigneur ».

  • ce mot « J'ai vu le Seigneur » est intéressant en ce que cette parole ouvre sur l'accomplissement de la résurrection et de la communauté des chrétiens ;
  • ce mot est intéressant en second lieu en ce que, en deçà, rétrospectivement, il permet de lire tout ce qui précède dans le texte.

Je prends donc ce mot ici comme le site privilégié à partir duquel il faut regarder tout ce qui est au-delà et tout ce qui est en deçà.

 

  • En premier lieu : les versets 17-18.

Regardons d'abord ce qui est au-delà parce que c'est ce qui concerne proprement notre chapitre : le sens du témoignage de Marie-Madeleine commence à s'expliquer précisément dans le verset « Ne me touche pas, car je ne suis pas encore remonté au Père, mais va dire à mes frères : J'ai vu le Seigneur. »

Pour le moment, c'est cet ensemble-là que nous considérons. Or il fait difficulté à plusieurs titres. Il y a d'abord l'incertitude du sens du verbe "toucher", en particulier il y a comme une sorte d'incohérence entre ce texte et l'épisode qui suit immédiatement où Thomas demande à toucher. Que répondre à cela ? D'abord en un certain sens, les verbes johanniques voir, entendre, toucher… disent la même chose. C'est ce que nous avions remarqué dans le début de la première épître de Jean : « ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu… ce que nos mains ont touché… » et nous avions bien précisé qu'il s'agissait de modes de dire la même indicible expérience et non pas une distribution d'activités sensorielles diverses. Cependant l'un ou l'autre de ces termes peut être choisi pour jouer en différence par rapport à un autre. Nous en avons un exemple dans l'épisode de Thomas justement, dans la différence qui est introduite entre "croire" et "voir" : « Heureux ceux qui n'ont pas vu et qui ont cru ». Habituellement chez saint Jean, croire et voir ne se distinguent pas, ne s'opposent pas, mais disent la même fondamentale expérience, et dans l'épisode de Thomas, cependant, il y a un jeu de différence. Dans le récit de Marie-Madeleine également il y a une différence : Marie entend, elle témoigne qu'elle voit et il ne lui est pas donné de toucher. En quel sens joue la différence ? On pourrait penser que toucher désigner ici une activité inférieure indigne du Ressuscité et notamment quelque chose qui implique la volonté d'accaparer ou de détenir ou de retenir. Je ne crois cependant pas que ce soit là le sens parce que cela n'explique pas la suite : « Ne me touche pas car je ne suis pas encore monté vers le Père ». Ce qui s'esquisse ici, c'est au contraire que le toucher serait assumé pour désigner la plénitude et l'accomplissement du voir et de l'entendre et nous serions précisément dans une thématique nuptiale qui serait peut-être à mettre en rapport avec le thème de l'entendre dans le cas de l'ami de l'époux qui entend : en effet à propos de Jean-Baptiste il est dit qu'il est l'ami de l'époux, il est dit aussi qu'il entend et se réjouit d'entendre, mais que ce n'est pas lui qui a l'épouse (cf. Jn 3). Il y a probablement une thématique de ce genre ; et je dis "probablement", pas plus. On ne peut pas de tout dire à la fois, il y a des choses qui s'emboîtent. Donc il y a là une première difficulté sur le sens du verbe "toucher".

Deuxième difficulté « Je ne suis pas encore monté vers le Père ». Cela fait précisément difficulté en contexte johannique parce que, chez Jean, l'heure du retour au Père c'est la mort-résurrection, c'est ce que nous avions dit la dernière fois en commentant le début du chapitre 17 : « Père mon heure est venue… » Dans le premier christianisme, le thème de l'exaltation dit traditionnellement la résurrection elle-même, et saint Jean l'entend simultanément de la mort : « Quand j'aurai été exalté, je tirerai tout à moi ; il parlait ainsi de la mort dont il allait mourir » (Jn 12, 32) il parle de sa mort, c'est-à-dire de la croix qui est symbole simultané de la mort et de la résurrection. Je signale en passant que cette notion d'élévation glorieuse sur l'arbre de la croix est mise dans le texte que je viens de lire en rapport avec l'attraction de tout pour être un.

Donc « Je ne suis pas encore monté vers le Père » fait difficulté pour quelqu'un qui est familier de saint Jean. Par contre cela ne ferait pas de difficulté pour quelqu'un d'autre puisque, au niveau de l'anecdote, nous avons accoutumé à penser d'abord la mort et puis ensuite un intervalle et puis l'acte de résurrection et puis l'Ascension où il remonte effectivement vers le Père. Mais ce n'est pas du tout ainsi chez Jean[3].

Donc cela fait difficulté à notre texte puisque le Ressuscité apparaît à Marie-Madeleine et lui dit « Je ne suis pas encore remonté vers le Père » et que chez Jean, Ressuscité signifie "monté vers le Père" et vice versa. Or, si on veut rester fidèle au thème johannique que j'ai dit auparavant, cela signifie que, en effet, la résurrection n'est pas pleinement accomplie lors de cette expérience ; autrement dit :

  • la résurrection pleinement accomplie est eschatologique ;
  • dire « Jésus est Seigneur » cela accomplit la résurrection ;
  • entendre « Jésus est Seigneur » cela accomplit la résurrection.

Poursuivons l'explication. Nous l'avons dit "monter vers le Père" c'est "venir aux siens" (Cf. Jn 17). Si "monter vers le Père" dit la résurrection, "venir aux siens" dit aussi bien l'accomplissement même de cette résurrection.

 

Pratiquement, que sortir de là ?

Quand le mot de "résurrection" est prononcé aujourd'hui à propos de Jésus, nous oscillons constamment entre deux interprétations qui sont l'une et l'autre insuffisantes. Les dénoncer est assez facile, mais voir au-delà est un peu plus difficile, et c'est pourtant ce que nous pourrons accomplir aujourd'hui. Je dis d'abord les deux interprétations insuffisantes de la résurrection qui ont cours aujourd'hui.

La première interprétation revient finalement à comprendre la résurrection de Jésus sur le mode de la réanimation d'un corps mort dans une conception factuelle. Néanmoins, nous savons que cela n'est pas. En effet, le corps dont nous avons l'expérience est un corps mortel ; or Jésus ressuscité ne meurt plus, donc il ne revient pas à vivre de la vie dont nous avons l'expérience, dans la corporéité dont nous avons l'expérience. Dire que c'est presque la même corporéité mais un peu différente ne fait que transporter du domaine du sensoriel au domaine du fantomatique, mais ne change rien. Ce qui est évoqué dans notre imaginaire à propos de corps glorieux reste dans le domaine de l'imaginaire plus ou moins spectral. Donc c'est là une première possibilité de lecture de ce qu'évoque le mot de résurrection qui est insuffisante.

Une deuxième possibilité serait de dire que Jésus est vivant en ce sens qu'il vit dans la mémoire, dans l'affection, dans la pensée de ceux qui l'ont connu et de ceux qui, après ensuite, ont appris à le connaître. Cette interprétation ne souffre pas des mêmes difficultés que la première, mais nous la ressentons à juste titre comme fortement insuffisante. Il nous semble bien que cela ne rend pas compte de tout ce que veut dire notre texte quand il parle de résurrection.

Excluons ces deux intelligences du mot de résurrection, peut-être s'ouvre à nous précisément celle-là qui est esquissée dans notre texte, c'est-à-dire que c'est bien dans l'expérience de Madeleine qui dit "voir", dans le témoignage de Madeleine, dans la parole témoignée, dans le recueil de cette parole qui est la foi, c'est bien dans tout cela que s'accomplit la résurrection du Christ. Mais alors, croire ne signifie pas opiner ou se rappeler ou avoir simplement mémoire au sens usuel du terme, autrement dit : la foi est la constitution du corps du Christ.

Et cela me conduit simultanément à repenser le terme même de "corps". Ce terme, nous avons accoutumé à le penser comme une chose alors qu'il faudrait apprendre à le penser comme un verbe. Le corps c'est se présenter, c'est être-à, être présent à : être présent au monde et à soi-même et à autrui. Et cela est vrai précisément au niveau même du corps dont nous avons l'expérience. Simplement nous n'avons pas le regard tourné vers cette pensée du corps.

Dans le langage scientifique d'aujourd'hui, il est question du corps en deux endroits principalement : dans la biologie et médecine d'une part, dans la psychologie d'autre part. Il y a le corps objet et le corps propre. Or d'une part ces deux aspects ne s'excluent pas, et d'autre part ils ne composent pas très bien entre eux. Simplement, dans l'organisation du discours dont nous héritons à notre époque, ce qui est corps proprement dit, c'est le corps regardé par le médecin, et nous pensons que ce que les psychologues évoquent comme corps relève d'un usage métaphorique, c'est-à-dire imagé et approximatif par rapport au premier qui sert de référence. Je ne crois pas qu'il en soit ainsi effectivement. Ce que je veux indiquer par là, c'est que, à l'intérieur même de notre discours d'aujourd'hui s'insinuent des sens différents dont nous ne percevons pas la différence profonde dans l'emploi du mot même de "corps".

Ce n'est là qu'une petite part de ce que j'écarte allègrement pour marquer que, par ailleurs, et singulièrement dans notre Nouveau Testament, le mot de "corps" dit la présence. Et du reste, il dit la même chose que le mot "esprit" alors que chez nous ce sont deux mots antithétiques. C'est ainsi que l'expression paulinienne de "corps spirituel" est une expression totalement impensable dans notre vocabulaire, ou alors nous le réduisons à "corps fantomatique" ce qui n'est pas du tout le sens. Mais aussi bien "corps" que "esprit" dit "être-à", dit "présence", et cela aussi bien que le nom, la gloire (doxa) et un certain nombre d'autres déterminations fondamentales du vocabulaire biblique. Ce qui nous intéresse ici, c'est de prendre conscience du réalisme de ce qu'évoque le mot de foi, qui est accomplissement de la présence, Accomplissement de la totalité de l'humanité dans le Christ. Tout le premier christianisme parle ce langage.

Quand par exemple nous lisons que la foi sauve – c'est la problématique paulinienne – cela devrait nous étonner parce que, pour nous, dans le langage courant du terme, la foi ne sauve pas, la foi documente sur le salut ou alors la foi mérite le salut (celui qui a la bonne opinion sera récompensé)… Non ! Nous pensons que "croire à la résurrection" est une phrase difficile parce que nous ne savons pas ce que veut dire "résurrection", mais elle est difficile surtout parce que nous ne savons pas ce que veut dire "croire" !

Croire au sens biblique néotestamentaire n'a pas d'autre sens que d'être le recueil de la résurrection. Voyez pourquoi, dès le premier cours, j'ai employé une expression qui peut vous paraître vague et prétentieuse quand j'ai dit : « La foi est le recueil de la résurrection ». Pourquoi n'ai-je pas du tout simplement que l'objet de la foi c'est la résurrection ? Parce que l'objet de la foi cela nous met dans un rapport de compréhension où il y a un sujet connaissant et une chose connue. Mais nous savons maintenant que ce n'est pas seulement cela, que la résurrection n'est pas simplement une chose connue par la foi, mais que la foi c'est la résurrection qui s'accomplit. Le recueil accomplissant de la résurrection…

Très souvent nous avons bien du mal à avoir des opinions et surtout les mêmes. Je ne dis pas que cela est sans importance, mais je pense que l'on peut opiner de façons largement diverses tout en étant dans le mouvement même de la foi, au sens où elle est affaire de Dieu ; et ce disant je ne la réduis pas à être un sentiment vague en deçà de l'exigence de la pensée. Ce que nous appelons exigence de la pensée est très en deçà de ce qui est en question dans l'accomplissement de la foi.

 

  • En second lieu : les versets 1-16.

Venons-en au deuxième lieu : « J'ai vu le Seigneur » en tant que cela nous permet de lire ce qui précède dans le texte, disons l'expérience de Marie-Madeleine.

Dire le nouveau, c'est toujours dénoncer ce qui précède. Les termes choisis dans les premiers versets sont des termes aptes à marquer le souvenir dénoncé par Madeleine d'un état dans lequel elle n'avait pas vu le Seigneur. Et c'est cela que font constamment les évangélistes. En effet, ils montrent dans les épisodes la rencontre des disciples avec Jésus Seigneur quitte à dire que, alors ils n'avaient pas compris. Or non seulement dans une première lecture on peut penser que Madeleine dénonce ses ignorances, les différents moments et les différentes formes de ses ignorances, mais en outre Jean récite cela comme l'archétype de toute reconnaissance du Seigneur, c'est-à-dire qu'il a recours au vocabulaire de sa propre expérience.

Et d'une certaine façon, il s'agit ici du modèle de toute expérience de foi. Qu'est-ce qui permet de dire cela ? C'est la constance d'un certain nombre de thèmes qui se retrouvent lorsqu'il s'agit de rencontrer Jésus. Pour découvrir cela, regardons un autre texte où se trouvent des thèmes communs.

 

2) Jean 1, 36-43. Rencontre de Jésus par deux disciples de Jean-Baptiste.

Les disciples de Jean Baptiste se mettent à suivre Jésus et « Jésus se retourne ». Se retourner, c'est donc un thème que vous retrouvez dans ce texte. En Jean 20 c'est Marie qui se retourne, et elle se retourne même deux fois, si bien que si l'on voulait plaisanter et se demander quelle est sa position terminale, on s'apercevrait qu'elle tourne le dos à Jésus ! Ceci montre bien que le retournement a une signification : se retourner, c'est ré-envisager.

Jn 1, rencontre de JésusJésus regarde les disciples et leur demande : « Que cherchez-vous ? » C'est la première bonne question, et c'est même comme dans une sorte d'initiation : c'est la question que pose l'initiateur et à laquelle il faut savoir répondre. « Ils lui disent : Rabbi où demeures-tu ? » Ils donnent la bonne réponse puisque cela aussi c'est la bonne question ; et c'est aussi la question de Madeleine : « Où l'ont-ils posé ? » C'est la question "Où ?", la question du désorienté.

Notre question structurante, à nous, c'est : « Qu'est-ce que ? » alors que la question qui structure tout l'évangile de saint Jean c'est « Où ? ». Et ce qui est dit essentiellement du Christ c'est « d'où vient-il et où va-t-il ? », et c'est ce à partir de quoi il faut penser la question : « de qui est-il fils ? »

L'un des deux disciples qui se trouve ici est André le frère de Simon-Pierre et voici qu'il rencontre son frère et lui dit : « Nous avons trouvé le Messie… Christ » et il le conduit auprès de Jésus. Jésus le regarde « Tu es Simon… ».

Deux thème interviennent ici qui se retrouvent tout au long du chapitre premier,

  • le thème de la pré-connaissance des êtres : c'est-à-dire que pour Jean, le Christ est antérieur et intérieur à la rencontre, il a l'initiative ;
  • mais aussi, le Christ rencontre et ouvre l'espace par l'évocation du nom : ici il dit « Simon », en Jn 20 il dit « Myriam ».

Voilà donc un certain nombre de thèmes qui se retrouvent dans notre chapitre 20.

 

3) Jn 16, 16-24.

Je voudrais maintenant vous provoquer à un autre chapitre de Jean où il s'agit cette fois explicitement de toute rencontre de Jésus : Jn 16, 16-24.

« Un peu et vous ne me constatez pas, ce qui est en retour un peu et vous me voyez. » C'est un décalque et non une traduction parce que les traductions sont mauvaises : elles disent « un peu de temps » et il n'est pas question de temps dans le grec ; pire encore, elles traduisent par le même verbe "voir" deux verbes qui sont différents en grec. Or dans le récit de Madeleine, les anges qui sont une étape tout à fait provisoire de la connaissance, donne lieu à un certain constat (si étonnant que cela puisse paraître pour nous pas ailleurs) : c'est le verbe theôrein que je traduis par "constater" (c'est un mot quelconque que j'ai pris, on pourrait dire aussi "observer"). Mais lorsque Madeleine dit « J'ai vu le Seigneur » c'est le verbe horan. Le premier verbe dénote une connaissance d'une présence autre que la foi ; le second verbe "voir" est spécialisé à dire la reconnaissance du Seigneur, du Ressuscité dans la foi.

« Les disciples se disent entre eux : mais qu'est-ce qu'il nous dit là : “Un peu qui est que vous ne me constatez pas et en retour un peu qui est que vous me voyez”, et “je vais vers le Père”. – N'oubliez pas que pour Jean, aller vers le Père, c'est se donner à voir et ne plus être constaté.

« Ils disent : “Qu'appelle-t-il un peu ?, nous ne savons pas ce qu'il dit”. Alors Jésus connut qu'ils voulaient l'interroger et il leur dit : vous cherchez les uns avec les autres au sujet de ce que j'ai : “Un peu…” – C'est la quatrième fois que la phrase est prononcée – Amen, amen, je vous dis que vous pleurerez et que vous vous lamenterez – il y a un rapport étroit entre le thème de la recherche et le thème des pleurs – et le monde se réjouira ; et vous, vous serez dans la tristesse, mais votre tristesse deviendra en joie. La femme – ce n'est pas du tout hasardeux que Madeleine soit une femme, l'exemple qui est pris ici de la parturition avec la douleur et la joie qui l'accompagne n'est pas du tout un petit exemple, il s'agit de l'heure de la femme ; nous en reparlerons au chapitre prochain où il est question de l'heure du Christ – la femme quand elle enfante a tristesse de ce que son heure est venue. Mais quand est né le bébé, elle ne se rappelle plus sa souffrance à cause de la joie de ce qu'un homme est venu vers le monde. »

À vrai dire une femme ne se réjouit pas parce qu'un homme est venu vers le monde – ce n'est pas une comparaison chez Jean –, l'homme qui vient au monde c'est la naissance du Christ, du Christ total. Le symbolisé et le symbolisant sont mêlés l'un à l'autre, ce n'est ni une comparaison ni une fable avec sa morale.

Vous, vous avez maintenant tristesse. En retour, je vous verrai et votre cœur se réjouira, et votre joie, personne ne vous l'enlèvera. En ces jours, vous ne me demanderez rien. Amen, amen, je vous le dis, ce que vous demanderez au Père dans mon nom, il vous donnera. – Tout cela s'achemine vers le thème de la demande, de la recherche mais qui, cette fois est la prière au Père, prière "en mon nom" – Demandez et vous recevrez en sorte que votre joie soit accomplie. »

 

Suggestions pour continuer la recherche : lire les messages qui traitent de la résurrection dans le tag Résurrection, les trois messages sur Jn 20, 1-18 qui sont dans le tag Jn 18-21 et enfin Jean 16, 16-32 : L'énigme ; la parabole de la femme qui enfante.

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