La croix comme un des lieux de la résurrection ; La mort du Christ comme l'autre face de la résurrection
La résurrection est souvent pensée dans le sillage de la liturgie qui met la passion le vendredi saint et deux ou trois jours après, Pâques. Or si saint Luc déploie le mystère pascal, saint Jean en montre l'unité sur la croix : la mort sur la croix est un des lieux de la résurrection. Voici un dossier sur ce sujet : puisque Jean-Marie Martin n'est pas le seul à parler de l'unité du mystère pascal, en annexe figurent deux textes venant l'un d'un livre de de Louis-Marie Chauvet, théologien connu mondialement, et l'autre d'un dossier très intéressant réalisé par le Service national de la Pastorale Liturgique et Sacramentelle de France (c'est plus précisément un extrait de Christian Salenson). Par ailleurs une réflexion très intéressante a été faite sur le temps de la liturgie dans Le_Careme_en_10_questions.
Les textes de J-M Martin sont extraits de plusieurs de ses interventions : "Credo et joie", "Énergie", "Signe de croix"[1].Le présent message parle de la mort-résurrection vue - si l'on peut dire - du côté du Christ, il faudrait voir aussi plus longuement que cela concerne toute l'humanité.
- Pour lire, télécharger, imprimer ce dossier, c'est ici en fichier pdf : unite_du_mystere_pascal
- Le message suivant complète celui-ci : La foi comme recueil de la résurrection. Deux extraits du cours de J-M Martin à l'Institut Catholique de Paris en 1979/80.
- « Dire que Jésus est mort, ce n'est rien du tout. Tous les hommes meurent un jour. Ce qui est important, c'est de célébrer qu'il n'est pas mort d'une mort quelconque. Il est mort d'une mort qui est semence de Résurrection, qui est la Résurrection non manifestée comme telle, mais présente. » (J-M Martin, La Passion comme intronisation royale. Résurrection et Pentecôte à la Croix (Jn 19, 28-37 et 1 Jn 5, 5-10))
La croix comme un des lieux de la résurrection
La mort du Christ comme l'autre face de la résurrection
1) Le mot "mort" concernant le Christ n'est pas le même que pour nous.
Les Anciens pensent mort et meurtre ensemble parce qu'ils ne pensent pas à partir de l'idée de nature, mais par rapport à l'archétype qui donne l'essence et la semence de la totalité de ce qui va suivre. Or la première mort c'est celle d'Abel. La première mort est un meurtre et même un fratricide, donc ces choses se trouvent archétypiquement liées. Qu'elles soient liées ne signifie pas qu'elles soient dans un rapport de causalité. Que la mort soit une causalité morale c'est le langage d'Aristote dans son Éthique, c'est celui de Thomas d'Aquin. Mais non, mort et meurtre sont pile et face de la même réalité. Donc dans notre Nouveau Testament il s'agit de la mort considérée sous cet aspect où elle est l'égale du meurtre, l'autre face du meurtre. Et nous sommes fils de Caïn, nous avons semence caïnite en nous.
Quelle différence avec la mort de Jésus ? Jésus n'est pas asservi à mourir : « Entrant librement dans sa passion » comme dit le texte de la liturgie. Il fait de la mort quelque chose qui n'est plus un asservissement mais un geste libre. Sa mort n'est plus une mort dans le meurtre ou pour la mort, sa mort est une mort pour la vie. Cela change le sens de la mort. C'est cet acquiescement profond à la mort qui permet la réception profonde de la vie dans un sens qui n'est pas entaché par cette notion de mort.
C'est ce qui est dit dans deux versets de Jn 10 (mais tout n'est pas dit dans ces deux versets) : « 17Pour cela le Père m'aime de ce que je pose ma psukhê (psychê) en sorte que je la reçoive à nouveau – la crispation sur soi-même (sur sa psychê) empêche d'être ouvert pour la recevoir. C'est un thème qui est fréquent dans l'évangile de Jean à savoir que la satiété ou le déni de culpabilité ne laissent pas ouvert l'espace pour recevoir. Se donner est la seule chose qui permet de se recevoir. Si quelqu'un a pour essence d'être de l'ordre du don, plus il se donne et plus il se reçoit, puisqu'il accomplit son avoir-à-être qui est le don – 18Personne ne me la prend – on la lui prend de force pourtant ? Non elle n'est pas prenable parce qu'elle est donnée d'avance, et que si quelque chose se donne, ça ne veut pas être pris par violence. Il y a tout une dialectique (un rapport) du don et de la prise, de la servitude et de la liberté, qui fait que la mort du Christ n'est pas le simple égal de notre mort – mais je la pose de moi-même – c'est comme une respiration : on ne peut inspirer qu'à la mesure où on a expiré. Si on est empli d'air on ne peut plus recevoir l'air. Le pneuma[2] est un souffle de cet ordre-là parce qu'il est essentiellement donation, il est essentiellement respiration – J'ai l'exousia (l'accomplissement) de la poser de moi-même, et j'ai l'exousia de la recevoir de nouveau ; j'ai reçu cette disposition (entolê) d'auprès de mon Père ». C'est-à-dire que cette disposition me constitue (ici j'ai traduit entolê pas disposition et non pas par commandement). Je l'ai reçue en propre.
Ceci me rappelle une rencontre avec des américaines, un peu l'équivalent de l'Alliance Française à la Catho, et c'était l'époque où Jan Palach s'était immolé par le feu. On parlait de la mort du Christ qui s'est sacrifié pour les hommes. Elles mettaient les deux en rapport : ils s'immolent tous les deux pour les autres. Pourquoi est-ce que ce n'est pas comparable ? Ceci n'enlève rien la signification d'une immolation par le feu de quelqu'un, seulement celui-là n'a pas la disposition ontologique de le faire de telle sorte que cela rejaillisse sur la totalité de l'humanité. Quelqu'un qui s'interpose sous la fusillade pour éviter la mort de quelqu'un d'autre sauve une personne, ne sauve pas l'humanité.
Ce qui est à comprendre dans l'histoire du Christ, c'est cela : d'une part sa mort change de sens en ce qu'elle est librement donnée, ce qui ouvre pour lui la capacité de la recevoir ; et d'autre part il peut exercer cette faculté non pas simplement pour lui-même ou pour quelques-uns mais pour la totalité de ceux que le Père lui a remis entre les mains, la totalité de l'humanité. Voilà la disposition propre du Christ.
2) Chez saint Jean tout est à la croix : Mort, Résurrection, Ascension, Pentecôte
a) La montée du Christ sur la croix dit la Résurrection et l'Ascension.
Descendre et monter chez saint Jean : plus ça descend et plus ça monte, c'est-à-dire que ça descend quand ça monte.
- À la fin du chapitre premier de Jean c'est la descente et la montée des anges sur l'échelle de Jacob qui est évoquée.
- Au chapitre 3 c'est l'exaltation du serpent sur le bois (Jn 3, 14). C'est la symbolique fondamentale de la croix. La croix est l'extrême descente mais en même temps c'est dit dans le langage de l'exaltation, c'est-à-dire de la montée.
Une des premières façons de dire que Jésus était ressuscité a été de dire qu'il était "monté aux cieux". Mais chez saint Jean, plus ça dit la résurrection, plus ça dit la crucifixion, c'est pourquoi Jésus dit : « Quand j'aurai été élevé de terre (donc sur le bois), je tirerai tout à moi…. Il parlait du mode dont il allait mourir » (Jn 12, 32-33) : autrement dit cette montée est en même temps la verticale de la crucifixion et la verticale de l'exaltation.
Pour être plus précis dans l'utilisation de ce mot "montée" qui fut d'abord une façon de dire la Résurrection :
- chez saint Jean elle dit simultanément la crucifixion et la Résurrection,
- chez saint Luc la montée devient un épisode qui suit la Résurrection et qui est célébré à part comme Ascension.
b) La mort du Christ sur la croix est résurrection et Pentecôte (envoi de l'Esprit)
Saint Jean voit toujours tout ensemble, tout dans le même. Je viens de dire que l'Ascension est à la croix, mais aussi :
- La mort du Christ est déjà résurrection car son mode de mourir, étant un mode donné, est un mode imprenable : « Ma vie personne ne la prend, je la donne » (Jn 10, 17). Elle n'est pas prenable parce qu'elle est donnée. Ce qui, dans sa façon de mourir, résiste à "la mort pour la mort" c'est déjà la présence de la résurrection.
- En plus pour saint Jean il y a la Pentecôte à la croix[3]. En effet les Synoptiques disent : « Il expira » (Mc 15, 37) ou « Il rendit (aphêken) le pneuma » (Mt 27, 50) « Père, entre tes mains je livre (paratithémaï) mon pneuma (esprit) » (Lc 23, 46) tandis que saint Jean dit : « Il livra (parédôken) le pneuma » (Jn 19, 30), et simultanément du corps mort de Jésus coulent les principes de vie que sont l'eau et le sang. Et cela (eau, sang et pneuma) sont les trois façons de dire l'Esprit. La Résurrection découle par l'Esprit Saint sur la totalité de l'humanité à partir de l'arbre central de la croix.
3) Comment entendre certaines expressions du Credo ?
a) "Il a été enseveli", "est descendu aux enfers", "fut mis au tombeau".
L'ensevelissement (ou la mise au tombeau) est quelque chose qui se trouve dans tous les Credo, ceci pour plusieurs raisons.
- Nous avons ici la suite du processus qui fait que le Christ traverse la totalité. Il descend sur terre, il est enseveli et il descend jusqu'aux parties inférieures de la terre. Autrement dit, il traverse la totalité. J'avais dit que cette ligne verticale dit le tra-jet, la tra-versée de la totalité. Il y a un beau texte de Paul à ce sujet : « Or "Il est monté", qu'est-ce (à dire) sinon qu'il est aussi descendu vers les régions inférieures de la terre. Celui qui est descendu est le même qui est monté au-dessus de tous les cieux afin de remplir la totalité.» (Ep 4, 9-10) Il s'agit ici de l'emplissement qui est l'accomplissement de la totalité. Le chapitre 10 des Romains est aussi un texte qui a à voir avec la symbolique de la montée et de la descente[4].
- Il y a ici un rapport avec la descente aux enfers. Premièrement les enfers c'est la partie inférieure de la terre et ça n'a rien à voir avec ce qu'on appellera "l'enfer". Ça peut être considéré comme le shéol, un peu comme l'Hadès des Grecs, c'est-à-dire ce lieu souterrain où sont censés attendre les morts, dans une vie obscure. Cela appartient aux grands mythes de la psychê dans les cultures anciennes. Le recours à ces mythes signifie que la venue du Christ ne concerne pas simplement les hommes qui sont sur terre et qui vivent maintenant, mais ceux qui sont sous terre donc qui ont vécu avant. Il y a des textes qui disent qu'il est allé évangéliser les morts c'est-à-dire les anciens. Et dans les icônes orientales on voit Jésus sortant du tombeau tenant par la main Adam et Ève pour les sortir ressuscités. Donc c'est à mettre en rapport avec la signification de la christité. C'est dans les dimensions de l'espace (du haut en bas), mais aussi toutes les dimensions du temps. Le Christ n'est pas simplement pour les hommes ses contemporains et pour ceux qui suivront, il a signification de salut pour ceux qui ont précédé[5].
- Je viens de parler de l'ensevelissement dans la ligne de la descente aux enfers, mais l'ensevelissement a par ailleurs la signification de semence et fait écho à la parole de Jean (ou bien c'est la parole de Jean qui fait écho à l'ensevelissement, peu importe) : « Le grain de blé, s'il ne tombe en terre et n'y meurt, reste seul ; s'il meurt il porte beaucoup de fruits. » (Jn 12, 24)[6]. La grande symbolique de la semaille et de la moisson, du semeur et du moissonneur, de la semence et du fruit, sont tout au long, non seulement comme tels, mais aussi comme structure originelle de pensée, si bien que même le rapport père / fils se pense à partir du rapport semence / fruit : le père est la semence et le fils est la manifestation visible de ce qu'est secrètement le père. Donc, par parenthèse, nous avons un rapport père / fils qui n'a pas grand-chose à voir avec nos démêlés entre papa et fiston. C'est un rapport qu'il faut connaître pour entendre certaines choses qui sont dites sur le rapport père / fils dans l'évangile de Jean, autrement on ne comprend rien.
Un tout petit exemple à ce sujet : « Le Fils ne fait rien qu'il ne voit faire au Père » (Jn 5, 19). Un jour quelqu'un qui a entendu ça psychologiquement, m'a fait une réflexion du genre : « Conformiste le mec ! ». Ce n'est pas ce rapport psychologique qui est en question ici, mais c'est le rapport de la manifestation de la mêmeté qui est dans la semence et dans le fruit. Parce la semence et le fruit, c'est le même, tout ce qu'on voit du Christ atteste de ce qu'il en est de l'invisible de Dieu.
Le rapport semence / fruit est structurant. Nous sommes là dans une pensée de l'accom-plissement de semence à fruit et pas dans la pensée de la fabrication qui est notre pensée courante. On ne peut accomplir que ce qui est, donc de toute éternité nous sommes voulus de Dieu et nous sommes la volonté de Dieu, c'est notre semence. Alors que dans l'idée de création nous avons une image selon la fabrication.
b) "Il ressuscita le troisième jour selon les Écritures".
Nous sommes au cœur du Credo, c'est là que nous trouvons le commencement du Credo qui est chez saint Paul en 1Cor 15 : j'ai traduit les mots du Credo par "selon les Écritures" au lieu de "conformément aux Écritures" (qui se trouve dans la traduction qu'on récite), car c'est kata tas Graphas comme en 1Cor 15.
L'expression du "troisième jour" demande à être méditée pour elle-même.
Il faut savoir que l'expression « ressuscité le troisième jour » ne se trouve pas dans tous les Credo. Ça prend de l'importance parce que, selon les rythmes des Hébreux, au quatrième jour après la mort commence la corruption. Jésus est donc ressuscité le troisième jour avant la corruption ; en revanche lorsqu'il va ressusciter Lazare, la sœur lui dit : « Non il est de quatre jours et il sent déjà » (Jn 11, 39)[7],
Pourquoi dit-on qu'il est ressuscité le troisième jour ? c'est pour respecter la phrase : « Tu ne laisseras pas ton consacré connaître la corruption » (Ps 16). Donc Jésus ne connaît pas la corruption. Et c'est ce qui donne sens à des expressions comme « odeur de sainteté » – qui signifie « odeur de consécration » –, et qui est à l'opposé de l'odeur de corruption. Chez les Anciens l'odeur révèle l'essence du corps.
c) "Il monta au ciel".
Parmi les premières façons de désigner la résurrection j'ai déjà dit qu'il y avait "la montée au ciel", il y a aussi le terme de "gloire" : "glorifié" signifie "ressuscité".
Il y a d'autres termes également comme métamorphôsis qui interviennent pour bien manifester que la résurrection n'est pas un retour à l'état antérieur.
« Monter au ciel » c'est donc ressusciter, c'est aller vers le Père. « Je monte vers le Père » (Jn 20), mais chez Luc c'est célébré à part dans le récit de l'Ascension.
d) "Il est assis à la droite de Dieu le Père tout-puissant".
Ceci apparaît très étrange, mais c'est justement une occasion de voir comment l'Évangile est écrit. L'Évangile est tout entier « selon les Écritures » et il est toujours intéressant de se demander à quelle Écriture cette expression est puisée. Eh bien, elle vient du Ps 110 : « Le Seigneur a dit à mon Seigneur (Dixit dominus domino meo) : "Assieds-toi à ma droite". »
Ce psaume est très souvent cité chez Paul, dans les Synoptiques, dans les Actes des apôtres. C'est un lieu de méditation christologique, il fournit le vocabulaire à ce qui est vécu par le Christ[8].
Ici il est très important à plusieurs titres.
- « Le Seigneur a dit à mon Seigneur », il y a donc deux Seigneurs : le Fils et le Père.
- « Assieds-toi à ma droite », ceci sert à dire l'égalité du Seigneur au Seigneur, ils sont de même rang ; cela dit donc le retour du Christ à la plénitude de là où il est descendu pour remonter l'humanité avec lui et en lui.
4) La mort du Christ ne dit pas un acte ponctuel.
« Il a été crucifié » se trouve dans tous les Credo. En effet ce mot dit un mode hautement symbolique. Toute la symbolique de la croix intervient ici. Être crucifié est particulièrement honteux à l'époque car seuls les condamnés les plus vils (les esclaves, par exemple) sont crucifiés ; mais en même temps, de cette honte, se tire la gloire. C'est la grande thématique paulinienne.
Cependant il faut bien voir que ce que vous appelez la mort ne se résume pas, pour le Nouveau Testament, à l'électroencéphalogramme plat ou à l'expiration, à ce qu'on appelle la mort médicale. La mort c'est toutes les coupures, toutes les souffrances qui se succèdent dans le récit de la passion :
- le Christ est troublé par Judas, il est troublé par le reniement de Pierre, c'est le même mot qui est employé par rapport à l'évocation de l'heure de sa propre mort ;
- il est douloureusement affecté par toutes les coupures d'ordre psychologique d'avec ses proches,
- il est affecté aussi par l'épreuve de la condamnation, de la présentation dérisoire de sa royauté (la dérision c'est la mort) ;
- il est affecté par les différentes souffrances physiques : la flagellation, le couronnement d'épines, la crucifixion, la transfixion (c'est-à-dire le coup de lance), toutes choses qui sont célébrées comme des modes de dire la mort.
- Enfin l'ensevelissement est un moment qui appartient à la mort (nous dirons pourquoi l'ensevelissement est souligné dans les listes du Credo).
Nous avons ici tout un processus. Ultimement c'est toute la vie humaine qui est en cause et, sans doute pour Jean, toute la vie du Christ se rassemble dans le moment de l'expiration.
La mort n'est pas simplement un acte ponctuel, un acte d'un instant, c'est un processus qui commence d'ailleurs avec la naissance, qui occupe toute la solitude, l'agonie et ce qui suit (l'ensevelissement, le deuil etc.)
5) La mort comme l'autre face de la résurrection[9]
Jésus acquiesce à la mort – « Entrant librement dans sa passion » nous le disons à la messe – et cet acquiescement fait que la servitude est exclue, change le sens de la mort, en fait l'autre face de la résurrection.
L'Évangile a son foyer en ceci : « Jésus est mort et ressuscité » ; mort et ressuscité, dans ce cas-là, ne sont pas deux mots différents puisqu'il est mort d'une mort de résurrection. Il y a même un petit mot dans un évangile apocryphe, l'Évangile de Philippe, qui dit avec beaucoup d'humour : « On pense en général que Jésus est d'abord mort et qu'il est ressuscité ensuite, alors qu'il est ressuscité d'abord et qu'il est mort ensuite. » Vous voyez l'énigme ? Cela signifie qu'il est mort d'une mort tout entière détenue dans la force de résurrection, c'est-à-dire que la résurrection est une dunamis qui est en lui et qui ne fait que se révéler et se dévoiler à l'occasion de sa mort, par son mode de mourir. Évidemment c'est une phrase énigmatique qui n'est pas du tout à entendre comme si elle inversait le rapport du vendredi saint et du jour de Pâques.
La mort sur la croix, c'est la résurrection du Christ. Jean ne considère jamais un épisode comme un fragment de l'Évangile. Chaque épisode, s'il est lu au profond de lui-même, recèle la totalité de l'Évangile. La mort n'est pas une anecdote qui sera suivie ensuite heureusement par une bienveillance du Père qui se décide enfin et qui se dit : « Tiens, je vais le ressusciter ». Pas du tout. La résurrection est dans la mort du Christ, c'est-à-dire que son mode même de mourir fait que sa mort n'est pas une mort pour la mort, mais une mort qui manifeste la vie.
6) La croix en ce qui concerne l'homme lui-même.
a) Se laisser configurer par la croix, revêtir la croix[10].
Vous voyez toute une série de rappels de symbolique, des mots qui se mettent à chanter ensemble. Ceci est très différent de ce que vous appelez un poème, et pourtant c'est un poème. Nous avons ici la chose peut être la plus importante de ce que j'ai à dire à propos de la croix et qui va s'expliquer par ce que j'ai déjà énoncé de façon inaudible, par le mot de configuration.
Peut-être qu'un mot pourrait vous éclairer provisoirement, c'est le mot de schéma corporel. C'est un mot de la psychologie qui dit quelque chose de l'auto-compréhension, de l'auto-configuration du corps. Or la croix christique c'est l'auto-configuration du corps : je me laisse assimiler. Est-ce que la croix christique serait le miroir de mon propre corps ? Il serait très important que j'y découvre à la fois toute l'image d'un corps qui se défait et qui du même coup se construit, c'est-à-dire l'identité de la mort et de la résurrection du Christ : la croix de douleur / la croix de résurrection (ou, comme disaient les anciens, la croix de lumière, la croix de gloire), jamais séparées l'une de l'autre.
On trouverait chez Paul des passages qui considèrent justement que mon corps, pour autant qu'il est un corps de douleur (mon corps souffre, mon corps se défait), est néanmoins le corps de l'homme nouveau. L'homme ancien se défait : il se défait physiquement, il décrépit comme corps, il souffre, c'est une chose qui n'est pas du tout contestable.
Le malheur a été qu'on prenne ce genre d'expression comme disant : souffrez maintenant, vous serez heureux plus tard. Ce n'est pas ça la question. Justement, c'est l'identité même d'une présence glorieuse (radieuse) qui peut sub-sister au temps même que subsiste la mortalité en nous.
Si bien que faire sur moi-même le signe de la croix, c'est revêtir la croix, comme dit Paul, « revêtir l'homme nouveau », c'est m'investir de nouveauté. Dans cette perspective, peut-être que le mot de configuration du corps peut vous aider.
On doit ajouter que mon corps singulier est mis en même temps en rapport avec les directions de l'espace. Pour les Anciens, il y a des dimensions cosmiques, mais l'homme n'est pas quelque chose qui est en face du monde, l'homme est un micro-cosmos, il est configuré. La droite et la gauche, le haut et le bas sont les repérages fondamentaux de mon être-au-monde, donc de mon être profond car être, c'est être au monde.
Ici j'emploie le mot monde non pas au sens johannique du terme puisqu'au sens johannique, monde signifie ce monde-ci dans lequel nous sommes asservis, mais au sens du monde qui vient, le royaume de Dieu, c'est-à-dire un espace régi par l'agapê et non pas régi par le meurtre, régi par la vie et non pas régi par la mort.
b) Jn 12, 32 : l'élévation (la résurrection) de toute l'humanité sur la croix.
« Et moi quand j'aurai été élevé de terre, je les tirerai tous auprès de moi», c'est-à-dire que mon élévation introduit le mouvement par quoi l'humanité tout entière est élevée, tirée.
Le verbe "tirer", c'est le verbe qu'on utilise par exemple pour tirer l'épée de sa gaine. C'est un mot très important, qui a été employé une autre fois chez Jean au chapitre 6 : « Nul ne vient vers moi, dit Jésus, si le Père ne le tire. »
Voilà que cet être élevé dit la mort du Christ en croix, mais est du même coup son élévation, c'est-à-dire la Résurrection même. C'est pourquoi la croix johannique est toujours croix de mort et croix de vie, croix de supplice et croix de lumière (croix de gloire). Cela veut dire que Jean ne sépare jamais comme des épisodes distincts la mort et la Résurrection du Christ. La résurrection du Christ est inscrite dans son mode de mourir, et la mémoire de sa mort persiste dans sa résurrection.
Nous verrons, dans le dernier texte qu'il nous incombe d'examiner, celui de la crucifixion du Christ, que dans cet épisode se célèbrent à la fois la mort, la Résurrection et la Pentecôte (l'envoi du pneuma). C'est que Jean ne médite pas des anecdotes, Jean pense à propos de chaque geste du Christ la totalité de son mystère dans sa profondeur et dans sa configuration première : la mort / Résurrection qui est le don de l'Esprit pour l'humanité, ces choses-là étant indissociables et n'ayant sens que les unes par rapport aux autres. C'est la tâche que nous nous donnons pour la dernière lecture à propos de la croix[11].
ANNEXE
D'autres théologiens que J-M Martin parlent de l'unité du mystère pascal
1) Louis-Marie CHAUVET écrit dans Parole de Dieu au risque du corps :
La liturgie ne célèbre pas les divers "anniversaires" de la destinée de Jésus et l'année liturgique n'est pas une sorte d'immenses socio-drame où l'on mimerait en quelque sorte les événements qui ont jalonné cette destinée. Le christianisme se vit en régime de mémorial et non pas d'anniversaire ou de mime. Or l'unique objet du mémorial chrétien est la Pâque du Christ, dans son unité indivise de mort et de résurrection. C'est pourquoi, écrit le P. Dalmais, « pour les premiers siècles chrétiens, Pâques est la fête, non pas seulement la fête par excellence, la fête des fêtes comme dit aujourd'hui le martyrologe, mais la seule fête, à côté de laquelle il ne saurait en exister d'autres. »
Si Noël, par exemple, est une fête proprement chrétienne, ce n'est pas en tant qu'anniversaire de la naissance de Jésus, mais en tant que mémorial de l'avènement du “Seigneur Jésus” (titre pascal) dans l'humanité[12], lequel, de ce fait, est vécu comme événement « aujourd'hui », ainsi que l'Église le chante aux vêpres de ce jour : « Aujourd'hui, le Christ est né ; aujourd'hui, le Sauveur est apparu… » Cela explique d'ailleurs pourquoi l'Église d'Orient continue, au cours de la même fête, d'associer à sa manifestation dans la chair[13] sa manifestation aux Mages, voire sa première manifestation publique comme « Fils bien-aimé » lors de son baptême et même la première manifestation de sa « gloire » lors du miracle de Cana[14].
Quoi qu'il en soit de ce dernier point, on se trouve devant un véritable paradoxe : l'année liturgique ne se comprend de manière proprement chrétienne que si l'on oublie, en quelque sorte, ce qu'elle est peu à peu devenue pour méditer ce qu'elle fut à sa naissance : la célébration hebdomadaire de tout le mystère pascal du Christ !
Ce mystère pascal demande à être compris dans toute son extension.
Il importe de préciser que parler du mystère pascal de Jésus, le Christ, requiert que l'on n'isole ni sa mort ni sa résurrection comme de simples moments ponctuels.
On ne peut comprendre théologiquement en effet la portée de sa mort que si on la prend comme l'«intégrale» de sa vie ; il est «mort-pour» parce qu'il a constamment «vécu-pour».
Quant à sa résurrection, elle ne saurait être réduite à un simple retour à son état d'«avant» : son corps de ressuscité demeure marqué des plaies de sa mort, donc de toutes les cicatrices de son existence historique concrète. Cette dernière a par conséquent une pertinence théologique quant à la signification de sa mort comme mort salvatrice pour tous les hommes. On peut, on doit même, aller plus loin : l'incarnation elle-même est incluse dans le mystère pascal ; mais elle est alors saisie à rebours, comme dans le Nouveau Testament précisément, c'est-à-dire à partir de la vie de don jusqu'à la mort et de la résurrection de Jésus.
De même, en aval cette fois, la résurrection de Jésus inclut son achèvement ultime dans la «parousie» : ne sommes-nous pas déjà, dans les «derniers temps» eschatologiques (He 1, 1) ? Celle-ci, du même coup, n'est-elle pas déjà commencée ? Elle inclut par conséquent l'Ascension qui n'est d'ailleurs qu'une autre manière de dire, selon la symbolique spatiale de l'«élévation» ou de l'«exaltation», ce que le terme de «résurrection» exprime, lui, selon une symbolique (spatio-) temporelle de «réveil» après le sommeil, ou de «relèvement» alors qu'on était en position couchée. Il inclut également la Pentecôte, dont nous avons déjà remarqué qu'elle n'était pas autre chose à certains égards, que le « pour nous » de la résurrection, c'est-à-dire la prise de corps du Ressuscité dans l'histoire par l'Esprit sous la forme du nouveau Peuple de Dieu, l'Église en sa visibilité historique.
2) Christian Salenson dans un dossier édité par le Service national de la Pastorale Liturgique et Sacramentelle[15] dit ceci :
L’homme vit dans le temps séquencé de l’histoire mais le mystère pascal transcende l’histoire et fait irruption comme temps de Dieu dans le temps de l’homme, récapitulant dans l’unité le mystère de la mort vaincue par la vie.
« Le Christ est ressuscité sur la croix ». Cette phrase de saint Athanase suffit à indiquer l’unicité du mystère pascal que le séquençage temporel de la semaine sainte pourrait faire perdre de vue. Le mystère pascal est un.
Cyrille de Jérusalem l’exprimait pour ses néophytes : lors du bain baptismal, « au même moment tu mourrais et tu naissais ».
Dans l’expérience pascale vécue, cette même unité est présente.
Paul ne dit pas « j’ai été faible et je serai fort », mais il marque bien la concomitance : « quand je suis faible, c’est alors que je suis fort[16] », toutes fragilités confondues.
Ainsi le mystère pascal, dans la mort et la résurrection de Jésus, dans la célébration liturgique du bain baptismal ou dans l’expérience de la vie se présente comme un mystère insécable. La mort et la vie sont dans une étreinte inséparable.
Le symbole de la croix aurait vocation à représenter cette unité mort/vie avec la victoire de la vie, sauf que nous avons perdu l’unicité du symbole, comme en témoignent les représentations iconographiques de la période moderne. Nos Christs en croix exclusivement souffrants ne disent pas vraiment l’unicité du mystère.
● Le temps de l’homme perçu comme morcelé.
Au cours de la semaine sainte, la liturgie déploie en un temps relativement bref les divers « moments » de cet unique mystère. Elle rejoint ainsi l’inscription temporelle de l’être humain et son besoin de signifier chacun des aspects de l’expérience pascale. Le temps de l’homme est morcelé particulièrement en notre époque. L’être humain, dans sa conscience, distingue les étapes de l’expérience.
Chacun peut reprendre à son compte ce que dit l’ecclésiaste : il y a un temps pour tout, un temps pour connaître l’épreuve et un temps pour renaître, un temps pour mourir et un temps pour vivre, un temps pour célébrer liturgiquement la Pâques et un temps pour la vivre existentiellement.
Ainsi, chaque moment semble succéder à un autre au détriment parfois de ce qui fait l’unité de l’ensemble et de l’imbrication des expériences les unes dans les autres. En effet :
- le moment où quelqu’un renait à la vie nouvelle porte en lui-même le temps de l’épreuve. La vie renait d’un échec mais la renaissance porte en elle l’épreuve d’où elle surgit. N’est-ce pas la symbolique de la permanence des plaies sur le Ressuscité ?
- De même, l’épreuve porte en secret les germes de la résurrection. La vie nouvelle fermente aux profondeurs cachées de l’expérience douloureuse.
Ainsi, le temps de l’homme paraît morcelé mais l’unité du mystère pascal de mort et de résurrection traverse l’ensemble. Jésus est ressuscité sur la croix !
● Tout homme est associé au mystère pascal
« Nous devons tenir que d’une manière que Dieu connaît, tout homme est associé au mystère pascal », dit le concile Vatican II.
La liturgie prend les chrétiens par la main et leur fait parcourir les divers moments du mystère pascal. En célébrant la Pâques du Christ, elle leur révèle combien leurs existences mortelles sont comme enchâssées dans la passion et la résurrection du Christ et elle les invite à consentir à ce mystère d’alliance. La liturgie les conduit ainsi, depuis l’onction de Béthanie et le lavement des pieds, deux gestes qui s’éclairent mutuellement.
À travers eux, le chrétien apprend qu’il ne peut donner sa vie en toute liberté et jusqu’au bout que s’il a finalement accepté, fût-ce avec autant de résistances que Pierre, de se laisser aimer… De la Cène, elle le conduit, « en passant par la Passion et par la croix, jusqu’à la gloire de la Résurrection », sans oublier le temps du silence du samedi saint.
En chantant l’Exultet de la nuit de Pâques, il peut
- se reconnaître plongé dans la mort avec le Christ
- et participant déjà de sa résurrection.
● Un double registre du temps révélé par la liturgie
La semaine sainte apprend à vivre sous un double registre du temps. Le temps de Dieu et le temps de l’homme.
Dans le temps de Dieu, « Jésus est ressuscité sur la croix », ce que l’homme ne voit pas ! Quand je suis dans l’épreuve, je ne vois pas la vie nouvelle ! Mais le chrétien croit que « Tout est accompli ». Cette dernière parole de Jésus, cette ultime révélation le met sur le registre du temps de Dieu. L’homme habite le temps de Dieu quand il est dans l’espérance du « tout est accompli », y compris dans les moments d’épreuve. L’espérance rend présent le temps de Dieu dans le temps de l’homme.
La liturgie est elle-même, un mode particulier du temps qui tient uni le temps morcelé de l’homme et le temps de Dieu. La liturgie de la semaine sainte propose à la méditation, les divers aspects de l’unique mystère pascal. Elle accompagne le chrétien dans ce qui fait le cœur du mystère de toute vie. Mais le temps du rite transcende le morcellement du temps. La liturgie ouvre sur le temps unifié de Dieu. Elle lui fait entrevoir l’unité de temps du mystère pascal.
La liturgie est sous ce double registre
- du temps morcelé de l’homme qu’elle accompagne
- et du temps unifié de Dieu qu’elle fait entrevoir : oui vraiment tout est accompli !
Le mystère pascal éclaire le mystère du temps. La croix surplombe le temps de l’histoire et arrache les êtres humains à Chronos, le dieu grec qui dévore ses enfants. Le mystère pascal embrase le temps de l’histoire, car le Christ est venu sauver le temps et le transfigurer en éternité.
[1] La transcription de ces sessions figurent sur le blog. Pour les parties 1 à 4 cela vient de "Credo et joie" (tag CREDO). La rédaction de certains passages a été légèrement modifiée pour que l'ensemble des extraits donne quelque chose de cohérent.
[2] J-M Martin ne traduit pas "pneuma" qui signifie l'esprit, le souffle, le vent. Ici en général il désigne ce que nous appelons l'Esprit Saint, avec le double sens pour Jésus : il remet le souffle / il remet l'Esprit.
[3] L'insufflation de l'Esprit à lieu chez Jean par exemple à la croix où le Christ "remet le souffle (l'Esprit)". Chez Luc ce sera au cinquantième jour, au jour de la Pentecôte où il descend.
[4] Voir au chapitre 2 la lecture qui est faite de Rm 10 : CREDO et joie. Ch 2 : Les Credo et leur cœur.
[5] Le lieu de séjour des morts est communément représenté comme un monstre vorace pressé d'engloutir les humains. Dans une Ode de Salomon, les abîmes demandent à avaler le Christ. Et le Baptême du Christ est vu comme une descente aux enfers au cours de laquelle le Christ anéantit la mort au lieu d'être retenu par elle.
[7] Cf. Résurrection de Lazare et résurrection du Christ (Jn 11, 1-45), 1ère partie : versets 1-27 .
[8] Cf. Relectures du Psaume 110, 1-4 par le N T et les premiers chrétiens. Les titres seigneur, fils de Dieu....
[10] Extrait de la transcription de la retraite qui avait pour thème "Signe de la croix, signe de la foi" (tag CROIX-SIGNE)
[11] Ce que J-M Martin annonce figure dans la transcription de la retraite : SIGNE de la CROIX. Chapitre VII. La crucifixion en Jean 18-19 et 1Jn 5 ; paroles de fin de retraite.
[12] D'où la dénomination liturgique de cette fête : « Natale Domini nostri Iesu Christi »
[13] Le terme latin de «natale» (d'où vient notre «Noël») est assez proche du terme grec d'«epiphania» ; dans les deux cas, il s'agit de la «manifestation» ou de la glorification de l'empereur lors de son accession à la pourpre ou de celle d'une divinité secourable dont on promenait la statue de par la ville.
[14] On trouve d'ailleurs des traces de cette tradition dans la liturgie romaine. Ainsi chante-t-on aux vêpres de l'Épiphanie : « Nous célébrons trois mystères en ce jour : aujourd'hui l'étoile a conduit les mages vers la crèche ; aujourd'hui l'eau fut changée en vin aux noces de Cana ; aujourd'hui le Christ a été baptisé par Jean dans le Jourdain pour nous sauver ».
[16] 2 Cor 12, 10