NOUVEAUTÉ CHRISTIQUE chapitre II : L'homme nouveau (Textes de saint Paul)
Dans cette rencontre J-M Martin consièdère la notion de "créature nouvelle", puis la constitution d'un homme nouveau, pour cela il se réfère à saint Paul. Il s'agit de la deuxième rencontre du cycle "La nouveauté christique et le temps"qui a eu lieu au Forum 104 à Paris en 2013-2014.
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Chapitre II
L'homme nouveau
Pour aujourd'hui j'ai repéré différents textes où le mot nouveau, par opposition à ancien, se trouve employé par saint Paul. Je n'aime pas trop cela, mais nous allons parcourir quelques courts textes. En effet il s'agit de mettre en évidence, dans leur contexte si possible, les acceptions du terme de nouveau.
I – De l'alliance nouvelle à l'homme nouveau
Je voudrais d'abord repartir du travail que nous avons effectué la dernière fois.
1) Le nouveau rapport (Ep 2, 14-19).
Le thème de la nouveauté, nous l'avons remarqué d'abord par rapport au terme d'alliance : nouvelle alliance / ancienne alliance (Ancien Testament). Nous avons vu que la nouvelle alliance rend caduque d'une certaine manière l'ancienne alliance, mais constitue une unité, puisqu'elle est appelée à englober à la fois ceux qui appartiennent à l'ancienne alliance et ceux qui n'avaient aucune alliance avec Dieu. Donc ici c'est le rapport des juifs comme peuple singulier et de l'ensemble de l'humanité.
Ce nouveau rapport est exprimé par exemple par saint Paul dans le chapitre 2 de l'épître aux Éphésiens :
« 14Car c'est lui qui est notre paix, lui qui a fait des deux, un, abolissant le mur de séparation, la haine (l'inimitié), dans sa chair, 15réfutant (désœuvrant) la loi des préceptes [qui sont] dans des prescriptions, en sorte qu'il crée les deux en lui pour [être] un seul homme nouveau – voilà une expression qui nous conduira à ce que nous allons progressivement examiner dans la suite : non plus seulement "alliance nouvelle" mais "homme nouveau" (kaïnon anthrôpon) ; c'est la première fois qu'ensemble nous rencontrons cette expression – faisant la paix 16il les a réconciliés, les deux en un seul corps – au sens d'une seule entité – pour Dieu, par la croix, tuant la haine en lui, 17et venant, il a annoncé la paix à vous qui étiez loin, et la paix à ceux qui étaient proches ; 18par lui, en effet, nous avons proximité (prosagôgên), les deux en un seul pneuma, auprès du Père. 19Ainsi donc, vous n'êtes plus des étrangers ou des hôtes de passage, vous êtes concitoyens des consacrés– concitoyens est un terme de la grécité (de l'hellénisme) qui est utilisé ici dans un texte surtout occupé par des termes qui ont sens en monde juif – et des familiers de Dieu. »
Nous avons là un texte qui constitue une sorte de transition entre ce que nous avons vu, et un des thèmes essentiels de la pensée de Paul qui est la vocation des païens au même titre que des juifs. C'est l'abolition d'une distinction d'un peuple qui était caractérisé par un certain nombre de privilèges : la promesse à Abraham, la loi, l'alliance en Moïse, les pères (c'est-à-dire les ancêtres et les prophètes), le temple… donc les privilèges que Paul énumère à plusieurs reprises dans l'ensemble de son œuvre.
2) Les bases de la nouveauté christique.
Nous allons maintenant avancer en voyant précisément en quoi consiste la nouveauté qui n'est pas seulement la nouveauté d'une alliance, mais qui est la constitution d'un homme nouveau. Cependant, avant même de considérer la notion d'homme nouveau, nous allons passer par la mention d'une nouvelle créature. Je relève des mots qui sont affectés du terme de nouveauté puisque "la nouveauté christique" est notre thème.
Pour se dire, la nouveauté christique s'installe sur une distinction qui préexiste. Cependant je voudrais dire auparavant que c'est peut-être l'expérience même de Paul qui fut pour lui comme une révélation de cette dimension de la christité, dimension universelle. En effet saint Paul prêche le Christ, fonde des communautés, mais il commence toujours par entrer dans la synagogue, donc chez les juifs. Or l'expérience lui a montré que les juifs n'entendent pas ce qu'il dit, le récusent, le persécutent même, et qu'en revanche les goïm – expression qu'emploient les juifs pour désigner les païens, le reste du monde – certains parmi les goïm entendent sa parole. Or Paul sait qu'entend celui à qui il est donné d'entendre… donc l'Esprit œuvre, non pas simplement dans le monde juif, mais également chez les goïm. Pour énoncer cela, il s'appuie sur une structure qui préexiste dans un sens déterminé (qui est autre que celui qu'utilise Paul), qui est la distinction des deux olam, où olam est un mot hébreu qui désigne un monde. Il y a comme deux mondes qui se distinguent dans le temps, ceci pour les juifs : olam hazeh (ce monde dans lequel nous sommes) et olam habah (le monde qui vient), qui est le monde messianique, autant dire christique, car le mot Christos signifie Messie, et messie signifie imprégné, oint. Imprégné de quoi ? Imprégné de pneuma. Christos est une désignation de premier rang dans le Nouveau Testament, et la notion de Messie est une notion juive. Donc le temps messianique est un temps qui vient, il est là.
Sur l'avènement de la christité, il y a le thème messianique qui est compris dans le nom de Christos. C'est un nom parmi d'autres : Jésus, Fils de Dieu, Fils de l'Homme, Seigneur etc. sont les noms de tout premier rang avant les noms qu'on trouve par exemple chez saint Jean avec les « Je suis » (« Je suis la lumière » ; « Je suis le pain »…) qui sont des désignations de second rang par rapport au premier langage constitutif de l'Évangile.
D'ailleurs il y aura un problème, particulièrement chez Jean, mais déjà chez Paul, à la mesure où les temps christiques, étant des temps messianiques, sont les derniers temps. Nous sommes dans les derniers jours, donc à la fois messianiques et eschatologiques, ce qui posera un certain nombre de questions.
La distinction chair / pneuma (chair / esprit)[1].
Cette distinction des deux mondes est un schéma sur lequel s'articule un autre schéma qui, lui, est hautement paulinien, la distinction de la chair et de l'esprit (sarx / pneuma). Chair et esprits sont pour nous les noms d'une anthropologie. Ce n'est pas ainsi chez Paul, ça désigne des espaces et des temps, un peu comme olam qu'on traduit par monde, siècle ou éternité, ou espace, c'est un terme très riche.
Que désignent chair et esprit chez Paul ? Nous allons le dire. Ceci est très important. Il ne faut pas que nous projetions le sens actuel de chair et esprit qui sont, pour le dire d'une façon sommaire, des éléments composants de l'homme : la chair est plus ou moins assimilée au corps, l'esprit est plus ou moins assimilé à l'âme (psyché) dans le langage courant. Or ce n'est pas du tout le sens de ces mots chez Paul. Il ne s'agit pas d'une composition de l'homme, il s'agit d'une opposition d'espaces de vie, de modes de vivre. Et il en est ainsi d'une façon certaine quand les termes chair et esprit sont précédés de la proposition selon (kata) : selon la chair / selon l'esprit :
– Cette remarque est d'une extrême importance car, pour nous, la chair est un composant de l'homme, et « selon la chair » ce serait presque aujourd'hui vivre dans le péché, comme on dit, en pensant au "péché de la chair" comme ça se dit aussi. Or ça n'a rien à voir.
– Quant à l'esprit, ce n'est pas un autre élément de l'homme, c'est l'Esprit Saint, le Pneuma Sacré.
L'Évangile n'a pas d'autres mots que les mots usuels pour dire quelque chose de radicalement nouveau. La radicalité de cette nouveauté est quelque chose qu'il nous faudra examiner. L'Évangile n'a pas d'autre mot, donc il est contraint d'employer des mots courants.
Ces mots, chair et esprit, sont pour nous des mots composants, et sont d'une extrême complexité. L'histoire d'une anthropologie des anciens est quelque chose d'impossible à faire. Quelques-uns s'y sont essayés mais ça donne des ouvrages érudits d'une grande épaisseur, et c'est surtout pour marquer des différences entre différentes écoles, entre différents types de pensée (dans la pensée hellénique). Donc il nous faut voir ces deux mots dans leur structure propre, et en particulier lorsqu'ils sont opposés l'un à l'autre avec la préposition "selon" ou avec les prépositions "de" et "dans" (dans la chair / dans l'esprit). La préposition "dans" est elle aussi intéressante parce que c'est une préposition spatiale. Donc il s'agit de qualités d'espace.
Vous comprenez bien le sens dans lequel j'emploie le mot espace. Il s'agit ici de l'espacement que constitue ce que nous appelons l'espace. Les lieux, le rapport des lieux : le loin et le proche, le haut et le bas, la droite et la gauche, ce sont des déterminations d'un espace de vie dans lequel se situe l'homme. Ces termes sont employés pour dire des appartenances à un principe régnant qui serait la tonalité de l'espace.
Vous avez la même caractérisation et utilisation que celle du mot hébreu olam chez saint Jean quand il emploie le mot de monde (cosmos). Ce monde-ci est un espace régi par la mort et le meurtre, c'est-à-dire un espace négativement considéré, comme régi par la servitude d'avoir à mourir. Je précise ici « la servitude d'avoir à mourir » car la mort n'a pas toujours un sens négatif. En effet la bienheureuse mort de Notre Seigneur Jésus-Christ n'a rien de négatif, c'est une mort pour la résurrection, et le Christ n'est pas asservi à mourir : « Entrant librement dans sa passion ». Il retourne le sens de la mort.
Quant au pneuma il est synonyme de vie. Le vocable fréquemment employé à propos du pneuma, c'est qu'il est zôopoioun (vivifiant, donnant la vie) : il anime, il donne la vie, la vie qui est entendue à ce moment-là uniquement au sens de "zoê aïônios", c'est-à-dire "vie éternelle". Le mot "éternel" n'est pas bon bien sûr, mais c'est notre conception de l'éternité qui est insignifiante, qui n'est pas suffisante.
Donc ce sont des espaces/temps, mais disons plutôt "espaces et temps" pour éviter la formulation proprement scientifique de espace-temps.
– On vit selon la chair. J'ai dit que dans la Bible la chair n'est pas un composant de l'homme mais désigne l'homme tout entier en tant qu'il est faible. Le mot le plus courant qui accompagne le mot de chair est asthénéia (faiblesse) qu'on trouve dans l'expression neurasthénie. Donc "ma chair" signifie "moi en tant que je suis soumis à une faiblesse".
– Quant au mot de pneuma, en tant qu'il s'oppose à la chair, il dit l'homme de résurrection, car le pneuma vivifie, nous l'avons dit, et il vivifie même les morts, donc il ressuscite Jésus. Il est donateur de vie pour Jésus lui-même dans sa résurrection, et pour la totalité de l'humanité, car Jésus n'est pas seulement un homme parmi les hommes, il est le Monogénês (le Fils un) qui contient en lui la totalité de l'humanité. Cela se trouve surtout dans saint Jean, car Paul considère plutôt le Christ comme prôtotokos (premier-né) que comme monogénês. Or "le un seul" et "le premier", ça ne dit pas la même chose de Jésus.
La mort du Christ annonce un temps périmé, et sa résurrection annonce une nouveauté de vie. Le mot de vie est à entendre ici dans un grand sens, le sens de zoê, que le mot zoê soit seul, ou qu'il soit accordé à l'adjectif aïônios ; et aïôn dit la même chose en grec que olam en hébreu, c'est ce qu'on traduit par « les siècles ». Le terme zoê dit toujours la vie neuve, la vie de résurrection, alors que le terme bios par exemple pourrait dire ce que nous, nous appelons la vie, qui donne lieu à la biologie, ce qui concerne la vie au sens banal du terme, et à la biographie qui décrit des éléments qui se passent dans la durée d'une vie entre naissance et mort. Quand il s'agit de vie au sens nouveau du Christ, c'est le terme de zoê qui apparaît et qui correspond au terme de pneuma : le pneuma anime la zoê.
Je viens de vous présenter des structures de base. C'est une grande précaution à prendre parce que le texte de Paul est pratiquement illisible si nous ne faisons pas le travail de l'entendre dans les structures de pensée qui sont les siennes. Paul a un grec très particulier, très différent de celui de Jean qui est aussi un grec particulier à un autre titre. Ce sont, dans l'histoire du grec hellénistique, deux témoins considérables qui forgent leur langue. Pour ce faire ils usent des termes courants car il n'y en a pas d'autres, pour dire la nouveauté. Tous les termes qu'ils peuvent utiliser sont puisés à l'expérience banale, à l'expérience de ce monde-ci. Seulement ceci est au péril de l'écoutant. Il faut que l'écoutant ait l'oreille, pas simplement pour le sens des mots, mais pour les rapports subtils qu'ils ont entre eux. Ici donc, entre chair et pneuma, il y a un rapport d'opposition, et l'un (pneuma) rend l'autre caduc, nous verrons comment : ils s'opposent, ils ne composent pas ensemble.
Voilà, ce sont les choses les plus élémentaires que je puisse dire, et qui sont fondamentales. Si on veut entrer dans Paul, il faut faire cet effort, autrement on risque d'être toujours dans les pires contresens, et d'ailleurs, ça n'a pas manqué au cours des siècles. Paul est un personnage qui a vraiment été mal entendu.
II – Nouvelle créature (2 Cor 5, 16-18)
1) Que désigne le mot ktisis (créature, création) ?
Nous allons progresser quelques peu. Après la nouvelle alliance (kaïnê diathêkê) nous allons rencontrer le terme de nouvelle créature (kaïnê ktisis) qui est la reprise fondamentale de la créature. Je dis créature plutôt que création, parce que le terme de création a développé des sens dans le cours des premiers siècles qui ont abouti par exemple au « genitum non factum (engendré non pas créé) », expression qui se trouve dans le Credo issu du Concile de Nicée au début du IVe siècle[2].
Il y a eu un travail passionnant au cours des trois premiers siècles pour rendre compte de ce que représente le Christ dans l'humanité. Une telle expression « engendré non pas créé » ne pouvait pas avoir lieu dans l'Écriture pour la bonne raison que le terme ktiseïn que nous traduisons par "créer" ne dit pas nécessairement la création ex nihilo. Il a fallu que s'élabore d'abord la notion de création ex nihilo, en particulier au IIe siècle, pour que puisse se poser la question : « Est-ce que le logos est une grande première créature ou Dieu lui-même au sens propre ? » Et le Concile de Nicée affirme : il n'est pas une grande première créature, il est « engendré, non pas créé, de même nature que le Père ». Seulement là, nous avons des mots qui s'entendent dans une oreille occidentale, en particulier le mot homoousios (de même nature), car la notion de nature est une notion purement occidentale qui n'existe pas dans le Nouveau Testament. Donc le dogme se construit pour la compréhension occidentale. Le terme de nature, soit dans sa forme de phusis, soit dans sa forme de ousia, est un terme directeur de toute la pensée occidentale. Même aujourd'hui par exemple quand nous demandons : « Est-ce que la distinction entre le masculin et féminin est une distinction culturelle ou une distinction naturelle ? », nous sommes toujours dans la séquelle d'une pensée proprement occidentale.
Le mot de nature sert à tout, il dépend de ce à quoi il s'oppose, de ce dont il se distingue : nature et culture, nous venons de le voir ; nature et art ; naturel et artificiel ; nature et personne ; nature et/ou liberté ; nature et surnature – la notion de surnature sera un concept de la théologie occidentale.
Il faut voir qu'ici par "occidental" je veux dire « n'appartenant pas à l'Extrême Orient mais à l'ensemble de ce qui est issus du monde grec ». Mais par exemple la théologie orientale est issue du monde grec, donc rentre dans ce que j'appelle théologie occidentale.
Ktisis dans notre texte n'a donc pas le sens de la création ex nihilo, mais dit la pro-duction qui consiste à faire venir en avant, manifester quelque chose.
2) Nouvelle créature (2 Cor 5, 16-18).
Nous allons prendre un texte à propos de la nouvelle créature (kaïnê ktisis) en 2 Cor 5, nous avons déjà tiré des choses la dernière fois de 2 Cor 3 à propos d'un premier sens.
« 16De sorte que nous, à partir de maintenant, nous ne connaissons personne selon la chair. » Voici un exemple de "selon la chair", cela veut dire "à la manière humaine" car c'est une qualité d'espace, c'est une durée de règne, c'est une condition dans laquelle on existe, et c'est aussi une façon de se comporter, une façon d'agir conforme à l'espace dans lequel on est : si on est dans l'espace de meurtre, on met à mort. C'est une façon d'agir, d'où les expressions pauliniennes : « vivre selon la chair », « connaître selon la chair », et aussi « marcher selon la chair », car marcher est la traduction du terme hébreu halakh qui signifie marcher, et la halakha désigne les règles de comportement, ce qu'on appelle couramment la morale.
« Et si nous avons connu (oïdamen) le Christ selon la chair, en revanche maintenant, nous ne le connaissons plus (egnôkamen), 17de sorte que si quelqu'un est en Christ, c'est une nouvelle créature (kaïnê ktisis). »
Connaître selon la chair ne désigne pas directement la chair du Christ, mais désigne la façon de connaître.
Les disciples ont connu le Christ selon la chair avant sa mort. Mais quand saint Jean dit : « Ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu, ce que nos mains ont palpé au sujet de l'affaire de la résurrection » (1 Jn 1), il s'agit bien d'un entendre qui donne de voir, qui s'accomplit pleinement dans la proximité du toucher, car l'ordre même des mots est important. Cependant ces termes-là, en tant qu'ils désigneraient des connaissances sensorielles au sens banal du terme, ne disent pas ce dont il s'agit car ils ne sont pas proportionnés à la chose à voir. Je veux dire que entendre, voir et toucher le corps ne permet pas de faire l'expérience de la résurrection. Dans l'expérience de résurrection il s'agit d'un entendre, d'un voir, d'un toucher intérieurs, selon le pneuma. C'est de cela que les évangélistes témoignent. C'est à partir de cette connaissance du Christ ressuscité, expérience spirituelle (pneumatique) que les disciples relisent les événements de leur convivialité avec Jésus d'avant sa mort. C'est pourquoi les récits, même dans les synoptiques, ne sont jamais ce que nous appelons des anecdotes ou des récits effectifs dans un sens simple. C'est très souvent le témoignage de ce que les apôtres n'ont pas vu, qu'ils auraient dû voir. C'est un témoignage de leur méprise. Ils ne savaient pas qui était Jésus, ils ne comprenaient pas le sens de ses paroles.
Jésus venant au monde, vient à la méprise. Le monde au sens johannique du terme est un espace purement négatif par rapport à la dimension de résurrection. Il n'y a pas de proportion.
Le récit des disciples n'est pas une histoire en notre sens, c'est la relecture, à partir de leur expérience de résurrection, des événements qu'ils ont manqués de vivre en profondeur, qu'ils ont manqué de comprendre. Tout le monde est d'accord pour dire que les récits évangéliques ne sont pas de l'histoire au sens moderne du terme, bien sûr. Mais ceci n'est pas négatif, au contraire. Ceci fait que les évangiles ne sont pas des recueils d'anecdotes, ce sont des proclamations et des célébrations du Ressuscité.
Quand Jean raconte l'épisode de la Samaritaine, il raconte les vicissitudes de l'histoire humaine en même temps. Que Jésus ait rencontré une Samaritaine, et ait causé avec elle, c'est totalement vraisemblable, seulement ça ne mérite pas en soi d'être relevé comme un évangile, c'est-à-dire comme une annonce heureuse, car évangile signifie "annonce heureuse", et tout dans l'Évangile est annonce heureuse. Donc il récite finalement les méprises multiples de l'humanité au sujet du Christ.
La Samaritaine commence par le prendre pour un Judéen, ce qu'il n'est pas. Chemin faisant elle se dit qu'il est peut-être le Prophète que les Samaritains attendent, ce qu'il est et qu'il n'est pas. Chemin faisant elle pense qu'il est peut-être le Roi Messie qu'attendent les Judéens, ce qu'il est beaucoup plus, mais qu'il n'est pas au sens où on l'entend couramment. C'est une méprise, mais une méprise signifiante, comme celle de Pilate, quand il fait écrire « Jésus de Nazareth, roi des Judéens ». Jésus est bien plus que cela, surtout au sens où l'entend Pilate.
► J'ai envie de souligner une difficulté à propos de chair et esprit. Tout à l'heure tu as insisté sur le fait qu'il ne faut pas les entendre dans le sens banal. Ce que je comprends, c'est que l'expérience des apôtres est la suivante : tant qu'ils ont eu Jésus avant la croix, ils étaient dans l'illusion, et ce n'est qu'après sa mort et sa résurrection qu'ils ont eu la révélation du sens de ce qu'ils avaient vécu.
J-M M : Mais toute connaissance de ce qui est essentiellement insu – nous verrons ça chez saint Jean –, est toujours une méconnaissance. Et la méconnaissance n'est pas négative.
► Oui, mais ce que je comprends c'est que, tant qu'il était un homme comme les autres, un homme de chair, ils étaient dans l'illusion.
J-M M : Oui et non, ils ne sont pas dans l'illusion en ce sens qu'ils voient en lui un rabbi ou un prophète, ce qu'il est aussi, mais il n'est pas cela essentiellement, il est plus que cela. Et c'est en allant de méprise en méprise moindre qu'on progresse.
Si on se méprend à propos de la chose du Christ, à propos du discours qui en parle, ce n'est pas un accident, c'est structurel à l'Évangile. En tant qu'homme, il vient vers le monde, c'est-à-dire qu'il vient à la mort. En tant que logos (parole), il vient vers le monde c'est-à-dire qu'il vient à la méprise, au malentendu. Et toute notre connaissance du Christ est la gestion permanente d'un malentendu fondamental. Jamais personne n'a véritablement identifié en plénitude le Christ, sinon peut-être ceux qui ont fait l'expérience de la résurrection.
► On peut imaginer virtuellement qu'il eut été possible de reconnaître le Messie dans le Jésus charnel ; mais les disciples, ce n'est qu'après la mort qu'ils l'ont reconnu, c'est donc la chair qui fait obstacle.
J-M M : Voilà un thème qui a eu du succès dans les siècles patristiques : Jésus s'est amenuisé pour que nous puissions le voir même selon la chair. Mais ça n'a aucune importance. Ce qui importe ici, c'est que voir le Christ en vérité, c'est voir le Christ ressuscité, car telle est sa véritable dimension.
L'incarnation n'est pas la simple jonction d'une nature humaine et d'une nature divine[3]. J'ai dit tout à l'heure que le Concile de Nicée employait le terme de nature pour parler de Dieu, mais au siècle suivant les Conciles de Chalcédoine et d'Éphèse définissent le Christ à partir de cette notion de nature. Vous ne pouvez pas vous défaire de la notion de nature, qui dit ce qu'il est pour autant qu'on le voie. Mais le terme de nature n'est pas pertinent pour désigner le rapport au Christ. Le mot "nature" ne se trouve pas une seule fois dans l'ensemble des corpus évangéliques, et c'est le mot qui sert à définir à la fois la Trinité (une seule nature et trois personnes), et la christologie (deux natures et une seule personne).
Ensuite en anthropologie chrétienne on définira l'homme à partir de la notion de nature humaine, ce qui est grave car c'est un terme qui vient d'Aristote essentiellement.
Le mot nature correspond à deux mots grecs phusis et ousia, et on dit de préférence ousia lorsqu'il s'agit de logique, et de préférence phusis lorsqu'il s'agit de physique. Mais le mot phusis, qui donne lieu au terme de "physique", désigne à l'origine la croissance végétale : phueïn est une magnifique racine grecque. Au sens commun et non platonicien ousia désigne les avoirs sur lesquels on peut s'appuyer avec confiance et en viendra à désigner ultimement chez Aristote l'individu singulier, alors qu'au sens platonicien ousia dit plutôt l'essence, le "ce que c'est" (et non pas "que c'est"). Seul l'individu singulier est, mais le "ce que c'est" est un concept, ce n'est pas un être. Dans cette pensée grecque les philosophes n'ont pas d'autres mots pour dire les réalités philosophiques que les mots de l'usage courant, donc ils assument un mot, mais ils le qualifient autrement que dans l'usage courant. C'est ce qui s'est passé ici à propos de ces mots fondamentaux.
Je reviens à mon texte. « Si nous avons connu (oidamen) le Christ selon la chair, en revanche maintenant, nous ne le connaissons plus (egnôkamen). » Il ne s'agit pas ici de voir le Christ "selon la chair du Christ", mais de voir le Christ "selon la chair de celui qui regarde", c'est-à-dire d'un regard charnel.
Par exemple, au début de l'épître aux Romains, Paul se présente comme l'envoyé du Christ-Jésus, puis il caractérise Jésus (v. 3-4), et décrit sa fonction de serviteur (v. 5), ensuite il y a le destinataire et la salutation. Pour caractériser Jésus, il dit : « Jésus, fils de David selon la chair, et Fils de Dieu selon un pneuma de consécration ». C'est magnifique parce que ça joint l'idée du Christos et de pneuma, naturellement, puisque Christos signifie oint de pneuma. Chrieïn signifie oindre, comme on oignait les rois et les prêtres. Il y a une onction propre au Messie. Ce n'est pas une onction rituelle, c'est une onction intérieure.
« 17Si quelqu'un est en Christ c'est une nouvelle créature. Les choses anciennes sont passées, voici que viennent les nouvelles. » Dans ce texte le nouveau expulse l'ancien. Cependant nous verrons que chez saint Jean c'est infiniment plus compliqué, parce que le nouveau réalise le "plus ancien que l'ancien", c'est-à-dire le "plus ancien que l'ancien au sens récusé, dépassé". Nous verrons ce qui justifie cela et quel en est le sens. Ici avec Paul nous restons dans la récusation de l'ancien pour la promotion du nouveau.
« 18Toutes choses sont du Dieu qui nous réconcilie avec lui-même par le Christ, et qui nous donne le service de la réconciliation. » Ceci nous ramène à ce que nous lisions la dernière fois, la diakonia (le service), car il s'agissait déjà du serviteur de la nouvelle alliance. Mais cette fois il a pris une dimension plus grande par cette opposition implicite selon la chair / selon l'esprit.
III – La mort de l'homme ancien (Rm 6, 1-11)
Après le thème de la nouvelle créature, nous abordons les expressions de l'homme ancien et de l'homme nouveau. L'expression de l'homme ancien ne récuse pas simplement la gestion d'un peuple déterminé, c'est plus large, elle concerne toute créature, c'est une façon paulinienne de dire la totalité de l'humanité. Nous trouvons cela, par exemple en Rm 6, 6 mais nous prenons à partir du verset 1.
« 1Que dirons-nous donc? Demeurerons-nous dans le péché, en sorte que la grâce abonde? – Nous avons là une question paulinienne : on se méprend sur ce qu'il a enseigné « comme certains nous calomnient en disant qu'il faut pécher, parce que le péché fait le lit de la libre donation et du plus grand don qui soit qui est le pardon ». C'est un peu pervers. Et Paul dit – 2Pas du tout ! – Seulement il ne va pas réfuter cette assertion pour elle-même, il va faire appel à autre chose pour montrer qu'on ne peut pas conclure cela. – Nous tous qui sommes morts au péché (cela de nous qui est mort au péché), comment vivrions-nous encore en lui ? – "mourir à" c'est quelque chose de très important dans l'anthropologie paulinienne. Pour Paul, mourir c'est toujours mourir à quelque chose et vivre à autre chose. Cela veut dire qu'être, pour l'homme, c'est toujours être en relation. Il n'y a pas d'individu singulier qui précède l'être relationnel. C'est pour cette raison que l'homme est nommé en général par le nom de son père, il naît d'une relation, il n'est pas quelqu'un qui existe d'abord et qui, ensuite, a des relations. Alors que, chez Aristote, la relation est un accident – accidit – c'est quelque chose qui s'ajoute à la substance, comme dans notre pensée spontanée à nous aujourd'hui. Nous sommes dans une pensée de l'individu égal, autosuffisant, ayant des droits. Et comme on a réduit les hommes à un commun dénominateur, on peut les compter, les additionner. Voilà une anthropologie extrêmement périlleuse. Par parenthèse, Jésus naît précisément au moment d'un recensement où l'on compte des hommes, c'est-à-dire qu'il vient à l'extrême de la méprise au sujet de l'homme. Les bergers autrefois disaient qu'il ne fallait pas trop compter les moutons, ça les fait crever !
« 3Ou bien ignorez-vous que nous tous qui avons été plongés (baptisés) dans le Christ Jésus c'est en sa mort que nous avons été plongés (baptisés) ? »Le baptême c'est "être plongé dans". Ça désigne le geste rituel du baptême, la plongée, mais ça désigne surtout la réalité du baptême : nous sommes plongés dans la mort du Christ, donc nous sommes plongés dans les eaux meurtrières. La symbolique de l'eau, comme toute symbolique, est extrêmement complexe puisque l'eau est à la fois ce qui assure la vie, et aussi ce qui donne la mort par l'étouffement. Par exemple les eaux de Noé sont des eaux négatives. Les symboles, surtout les symboles fondamentaux, sont à double sens[4].
« 4Nous avons donc été co-ensevelis avec lui par la plongée (le baptême) dans sa mort…Nous avons été plongés dans la mort du Christ. Nous sommes contenus dans le Christ, lui qui est le Monogénês (le Fils un) : ce qu'il vit, il ne le vit pas pour lui-même, il le vit avec l'humanité en lui. Lorsque le Père le salue à l'ouverture de l'Évangile : « Tu es mon fils », c'est un salut en reconnaissance de paternité ; et saint Paul dira : « le Dieu… qui nous a bénis dans les lieux célestes en nous reconnaissant comme fils » (d'après Ep 1, 1).
… en sorte que, de même qu'il (Christ) est ressuscité (êgerthê) d'entre les morts par la gloire du Père, ainsi, nous aussi, nous marchions dans une nouveauté de vie (la vie de résurrection). » Et la résurrection c'est maintenant, la résurrection ne désigne jamais purement et simplement la réanimation de cadavre, ce n'est jamais le sens plénier du mot. On a donc ici l'expression « marcher en nouveauté de vie » et marcher signifie se comporter comme je l'ai dit. La résurrection du Christ exprimée ici par le verbe égeireïn qui signifie éveiller, ressusciter, concerne donc notre marche. Il n'y a pas premièrement une théorie à entendre et deuxièmement une pratique, car ce n'est pas une pratique.
« 5En effet, si nous avons été co-plantés (sunphutoi) avec lui en similitude de sa mort – c'est pour cela que les baptisés sont des néophytes, et phutoi c'est le mot phusis qui garde le sens de croissance de la plante. Paul dit que si nous avons été nouvellement plantés avec lui en similitude de sa mort – nous le serons aussi de sa résurrection – et il faut entendre que nous commençons à l'être car ici le futur grec correspond à un inaccompli hébreu – 6sachant que notre homme ancien a été co-crucifié avec lui – co-planté, co-crucifié :Paul emploie des mots classiques, connus, mais souvent avec un préfixe, alors que les mots forts chez saint Jean sont toujours dépourvus de préfixes –, en sorte que soit désactivé (rejeté) le corps du péché – il ne s'agit pas du tout ici du péché du corps car le corps désigne l'accomplissement plénier puisqu'il y a l’être séminal et que la venue à corps désigne l’être accompli. Donc la manifestation accomplissante de la racine du péché, qui est en nous, est détruite. Le péché est mort "en principe" c'est-à-dire dans le Christ[5],– de sorte que nous ne soyons plus esclaves du péché. – Paul emploie le mot esclavage pour dire ici "être esclave du péché", mais ailleurs il emploie l'expression "être esclave de Dieu" ou "être esclave de la justification". Autrement dit l'homme est toujours "être à", et lorsqu'il y a rupture d'un être à, c'est nécessairement qu'il y a appartenance à un autre être à. Ceci c'est de la grammaire élémentaire.
Donc Paul répond à la question : « Pècherons-nous ? », mais il ne répond pas à la question telle qu'elle a été posée, qui est le rapport de la grâce comme initiative divine qui régit les actes humains et de la liberté humaine (c'est un grand problème paulinien d'abord, augustinien ensuite qui connaîtra bien des vicissitudes au cours des siècles et ne recevra jamais de réponse). Est-ce que Dieu donne une loi et on fait ce qu'on veut, on est libre, ou bien est-ce que Dieu donne non seulement que je veuille le faire, mais donne aussi que je le fasse ? Or Dieu donne et le vouloir et le faire. Là nous sommes loin de notre représentation de ce qu'indiquent les mots de liberté et de volonté dans notre langue et dans notre usage – 7Car celui qui est mort est justifié (délié) du péché. » – Là c'est un principe de législation juive : le mort est acquitté de la loi. Paul explique cela à propos de la mort du conjoint : le conjoint étant mort l'épouse n'est plus adultère si elle va avec un autre : « si le mari meurt, elle est dégagée (katêrgêtai) de cette loi qu'est son mari » (Rm 7, 2).
« 8Or, si nous sommes morts avec Christ, nous croyons que nous co-vivrons aussi avec lui, 9sachant que Christ ressuscité des morts ne meurt plus – il n'appartient plus à la mort – la mort n'a plus de pouvoir sur lui – la mort ne le régit plus, elle n'a plus de prise sur lui.– 10Car celui qui est mort, est mort au péché en une fois, – une fois pour toutes et une fois pour tous – celui qui, au contraire, vit, vit à Dieu. 11Ainsi vous-mêmes, regardez-vous comme morts au péché, et comme vivants à Dieu dans le Christ Jésus. » Donc il n'est pas loisible de dire : « Péchons allègrement parce que ça fait venir la grâce » !
Ce que nous voulions marquer ici c'est le terme "l'homme ancien" qui est mort. Il est mort par principe, et nous verrons ce que cela signifie
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IV – Homme ancien / homme nouveau (Col 3, 9-11)
Nous prenons maintenant un court texte du chapitre 3 de l'épître aux Colossiens. Ici nous allons dans les épîtres de la captivité qui sont plus récentes. Certains les considèrent comme écrites non pas par Paul mais par des disciples de Paul. Ce n'est pas notre sujet ici.
« 9Ne soyez pas menteurs les uns envers les autres, ayant dévêtu l'homme ancien avec ses pratiques – c'est-à-dire vous étant dévêtus de l'homme ancien. L'image du vêtement sera constamment utilisée : revêtir l'homme nouveau, se dévêtir de l'homme ancien. La symbolique du vêtement est très importante. Le vêtement n'est pas ce qui cache le corps, c'est ce qui révèle le corps. Et la symbolique de l'habit est l'équivalent d'une symbolique de l'habitation, donc de l'espace habité, donc de la façon dont le corps se présente : le vêtement est une présentation du corps. Ceci est très important si vous voulez méditer le voile des femmes chez les anciens : le voile n'est pas fait pour cacher, mais pour révéler ! Le voile est la reprise culturelle de la chevelure. Vous avez ça en 1 Cor 11[6].
Ici on pourrait dire "se dépouiller du vieil homme avec ses pratiques" ; le vieil homme est une façon de se comporter, donc "avec ses pratiques" ne fait qu'expliquer la signification de l'expression "le vieil homme" – 10et ayant revêtu le nouveau (néon), celui qui se renouvelle (anakainoumenon) – la nouveauté consiste à se renouveler, c'est une chose qui nous servira pour réfléchir sur le terme de nouveau. La nouveauté c'est la capacité de constamment se renouveler – en vue de la connaissance selon l'image de celui qui l'a créé, 11là où il n'y a pas [de différence entre] grec et juif, circoncis et non-circoncis, barbare, Scythe, esclave, [homme] libre, mais [où] toutes choses [sont] en tout le Christ. »
C'est un très beau passage qui est assez difficile à traduire parce que ce sont des mots dont je veux garder la configuration en mettant un verbe et un complément là où nous œuvrons autrement dans notre langage. J'ai décalqué le texte grec.
Donc ici revêtir l'homme nouveau et se dépouiller de l'homme ancien. Le vêtement dit également le comportement, la façon dont on se présente, dont on marche, c'est-à-dire dont on se comporte[7]. On agit selon les qualités de l'espace dans lequel on est.
V – Homme intérieur / homme extérieur
2 Cor 4, 16 ; Rm 7, 7-23
Après cette distinction de l'ancien et du nouveau il y a une distinction qui, pour une part, coïncide avec celle-ci, qui est la différence de l'homme intérieur et de l'homme extérieur.
1) Une première occurrence : 2 Cor 4,16.
« 16C'est pourquoi nous ne nous chagrinons pas : si notre homme extérieur se corrompt – et infailliblement il le fait – notre homme intérieur se renouvelle de jour en jour. » Le grand âge aime entendre cela ! Et j'en suis.
Intérieur et extérieur[8].
Il faudrait méditer aussi sur les mots intérieur et extérieur. Nous utilisons constamment ces oppositions ou ces relations. Elles appartiennent aux symboliques fondamentales et il faut se demander comment ces deux mots jouent l’un par rapport à l’autre. En certains lieux, ce sont des contraires qui s’excluent, comme lumière et ténèbre, puisque lumière et intériorité sont synonymes chez Jean. En effet, dans le Prologue, "ce qui advint en Lui", qui est vie et lumière, s’oppose à "ce qui advint hors de lui ", qui est "le rien", la ténèbre. À la mesure où la lumière vient, la ténèbre s’en va, elles ne composent pas ensemble.
En revanche, il y a un dedans et un dehors qui peuvent être, disons sommairement, complémentaires. Par exemple, la liberté, c’est d’habiter, habiter la maison du Père, et habiter est essentiellement pouvoir entrer et sortir : dedans et dehors. La prison n’est pas une habitation libre. L’absence de domicile est aussi une carence. Donc, dans ce sens-là, dedans-dehors sont de bonnes alternances. On n’est plus dans l’alternance du type lumière-ténèbre, mais éventuellement dans l’alternance du type jour et nuit, qui peut être perçue comme une belle alternance, le beau rythme des temps. Et puis dedans-dehors est intimement lié à la question du où, question première qui régit tout l’évangile de Jean.
Ceci a aussi à voir avec des appartenances. Être dedans, c’est faire partie, ce qui renvoie à la façon de dire nous : nous les francophones, nous les nivernais… Et si on médite sur je, bien sûr, il est très important de voir que je n’est pas posé le premier, je est toujours donné par tu. Et d’autre part le je se constitue dans des nous, faute de quoi il se constitue dans un on anonyme. Ces questions concernent la simple expression : homme intérieur. Elles nous évitent de nous en tenir à ce que ce mot évoque immédiatement à notre esprit
Versets 17-18[9].
Dans la suite saint Paul commente en termes de choses visibles et choses invisibles ce qu'il vient de dire.
« 17Car la présente légèreté de notre détresse met en œuvre en nous, d'abondance en abondance, un poids éternel de gloire, 18Nous ne cherchons pas les choses qui se voient, mais celles qui ne se voient pas ; car les choses qui se voient sont passagères, et les choses que nous ne voyons pas, éternelles. »
Il est question de choses qui se voient et de choses qui ne se voient pas. Visible et invisible, dans le Nouveau Testament ne sont pas à penser comme des choses différentes, mais comme des moments différents de la même chose, et pas des moments au sens temporel nécessairement, ce sont des aspects. Profondément le visible est gardé par l'invisible. Le dévoilement du mystère le dévoile en tant que voilé, ce n'est pas l'opposition simple : on voit ou on ne voit pas. Le dévoilement ce n'est pas : il y avait quelque chose derrière le voile qu'on ne voyait pas, ce n'est pas du tout ça.
Il faudrait méditer sur le mot même de alêthéïa, sortie de l'oubli ou sortie hors de sa garde. Mais la sortie hors de la garde est gardée c'est-à-dire qu'elle ne se montre que pour autant qu'elle est en rapport avec son moment caché. De même la parole n'est pas le contraire du silence : le silence est un moment éminent de la parole, le silence n'est pas le mutisme (le mutisme est le manque de parole), mais le silence est de l'essence de la parole, ce n'est pas son contraire.
Il y a un double voilement : un voilement de falsification (ou de dissimulation) et un voilement de garde, donc un voilement qui préserve, qui est la condition de possibilité et d'intelligibilité du dévoilé. Le rapport est à peu près le même avec père-fils, la différence père-fils correspondant à celle de fils-esclave chez Paul et Jean : le fils est le visible de l'invisible ; le fils loin de tuer le père, atteste que le père est la garde du fils ; et cela constitue un champ du libre par opposition à l'esclave, celui-ci jouant le même rôle que la fonction de dissimulation du pseudos.
2) Méditation de Rm 7, 14-23[10].
Cette notion d'intériorité et extériorité se trouve aussi à plusieurs reprises, mais pas toujours dans le même sens. C'est une notion très importante dans le chapitre 7 de l'épître aux Romains. Ce texte donne une indication sur le langage de Paul à propos de l'homme.
« 14Car nous savons que la loi est [d'essence] spirituelle (pneumatique) ; mais moi, je suis charnel (faible, voué à la mortalité), en tant que acheté par le péché – c'est le moi natif de Paul et de tout homme – 15car je ne reconnais pas ce que je mets en œuvre (katergazomai) : en effet, ce que je veux, je ne le pratique (prassô) point, et ce que je hais, je le fais (poiô).16Or, si je fais (poiô) ce que je ne veux pas, je confirme (je témoigne) par là que la loi est bonne. – Ici Paul défend la notion de loi, mais pas du tout au sens des Judéens. Il répond simplement à une objection qu'on lui fait car on accuse Paul de dire que la loi est mauvaise, or il ne peut pas dire cela. Il récuse la loi, elle appartient au monde de la chair, et pourtant elle vient de Dieu. « Je vivais jadis sans la loi » (v.9) dit Paul, or Paul a pratiqué la loi juive, c'était même plutôt un juif rigoureux ; mais le je ici n'est pas le je biographique de Paul, c'est le je de l'homme. Or si je veux pratiquer cette loi, même si en fait je ne la pratique pas, du fait que je veuille la pratiquer, je consens à la loi –17Mais maintenant ce n'est plus moi (le moi qui veut) qui œuvre, mais [c'est] le péché qui habite en moi. – « Nous sommes dans l'espace régi par le péché », ou « le péché habite en nous », c'est la même chose car c'est réversible – 18Car je sais que n'habite pas le bien en moi, c'est-à-dire dans ma chair – la chair est donc bien un aspect de l'humanité, une situation de l'humanité : "dans ma chair" signifie "moi en tant que je suis "charnel", c'est-à-dire moi tout entier sous l'aspect de faiblesse – car vouloir est à ma portée – le vouloir m'est donné, c'est même le vouloir qui me donne à moi-même – mais mettre en œuvre le bien, non. – Donc le Dieu a donné, et donne sans doute à tout homme la semence de l'action qui est le vouloir, mais de là il ne suit pas que je pratique le bien – 19Car le bien que je veux, je ne fais pas ; et le mal que je ne veux pas, je fais.
20Et si je fais ce que je ne veux pas, ce n'est pas moi qui mets en œuvre, mais le péché qui habite en moi. 21Car je rencontre (je trouve) la loi (ce qui me régit) pour moi qui veut faire le bien, en sorte que c'est le mal qui m'est loisible.
Il faut faire attention à ce que le mot de loi est pris chez Paul en trois sens différents, ce qui représente deux fonctions différentes :
– Deux sens différents d’abord car le mot loi (on peut l'écrire alors Loi) : ou bien désigne la Torah entendue comme parole de Dieu, ou bien désigne la même parole de Dieu entendue comme loi, au sens de législation. Ces deux sens ont une fonction désignative.
– Il y a un troisième sens du mot loi qui a, lui, une fonction articulaire. Il ne désigne pas une loi, mais signifie : avoir la loi sur quelque chose, faire la loi, régir ou régner sur quelque chose. Donc il ne s’agit pas ici d’une autre loi. Avoir la loi sur quelque chose exprime véritablement plutôt la force, comme dans l’expression : c’est moi qui fais la loi, ici !
C’est structurel dans le mode d’écriture de Paul. Dans les deux premiers sens le mot loi peut s’entendre comme traduction du mot Torah, ou au contraire comme l’ensemble constitué d’une prescription, d’une infraction et d’une punition : c’est le domaine du tu-dois-sinon, de la loi entendue en ce sens. Or la parole de Dieu n’est jamais loi entendue en ce sens, sinon lorsqu’elle est falsifiée.
« 22Car je consonne à la loi de Dieu – ici il s'agit de la loi comme Torah, c’est-à-dire parole bonne, efficace, une parole qui n’est justement pas une parole de loi – selon l'homme intérieur – voilà l'usage de cette expression : l'homme intérieur ici c'est l'homme du "vouloir" qui est un vouloir bon, et pas l'homme du faire.Le vouloir et le faire sont dans le même rapport que l’être séminal et l’être accompli (venu à corps), c'est-à-dire qu'on est dans le rapport semence-fruit. Mais il y a deux semences qui correspondent l'une au "je qui veut" et l'autre au "je qui fait" du texte de Paul : il y a dans le mal que je fais une semence qui est ce je qui n’apparaît pas au niveau du vouloir, mais au niveau de la fructification ; mais il y a en moi une autre semence, qui est celle par laquelle je veux la loi en tant que Torah. Implicitement Paul dit que tout homme veut la Torah, c’est-à-dire veut la parole bonne, efficace, qui n’est justement pas une parole de loi.
« 23Mais je constate dans mes membres – ici les membres ne sont pas ce que nous appelons des membres aujourd'hui, ce sont des facultés opératives c'est-à-dire des mises en œuvre d'actions – une autre loi – ici c'est loi au sens de ce qui fait la loi, donc quelque chose d'autre me régit – qui combat contre la loi (au sens de ce qui me régit) de mon noûs – voilà que l'homme intérieur s'appelle maintenant le noûs qui est le mot de la philosophie grecque pour dire l'intellect. Seulement évidemment, quand Paul en use, il ne le prend pas au sens platonicien des intelligibles – et qui me tient en servitude sous la loi du péché qui est dans mes membres. » Le noûs désigne l'intérieur (au sens de l'homme intérieur), alors que les membres désignent l'extérieur.
3) Méditation de Rm 7, 7-13.
Le passage que nous venons de lire est précédé par cinq versets qui expliquent comment l'homme est tombé en esclavage. Ce sont ces versets qu'il faut lire comme un commentaire de la Genèse (Gn 3).
« 7Que dirons-nous ? Que la loi est péché ? Pas du tout. Mais je n'ai connu le péché que par la loi ». En effet la loi indique le péché, mais elle ne sauve pas du péché. Ce qui sauve du péché c'est la parole de Dieu qui donne, ce n'est pas la parole qui dit « tu dois ». Autrement dit le premier précepte (« tu ne mangeras pas de l'arbre » Gn 2, 17) – car c'est la scène qui est au fond du texte – ce n'est pas en soi une loi, ce n'est pas un interdit, contrairement à ce qu'on dit couramment, c'est une parole donnante. Seulement cette parole donnante arrive à Adam par la reprise qu'en fait l'adversaire, le diabolos (le serpent) qui interprète ceci comme une loi, et comme une loi jalouse : « car il sait que du jour où vous en mangerez, vos yeux s'ouvriront et vous serez comme Dieu » (Gn 3, 5). Or nous avons là une falsification – et le trait de "falsificateur" est une désignation majeure du diabolos : il falsifie d'abord la parole avant d'être meurtrier et de s'en prendre à l'homme.
► Je ne comprends pas en quoi c'est une parole donnante.
J-M M : C'est le sens du texte. Écoute la fin. La parole qui dit « Tu ne convoiteras pas le bien de ton prochain, sa femme, son âne… » fait partie des 10 paroles (Ex 20, 17). Mais ici, sous le « tu ne convoiteras pas », c'est la scène du « tu ne mangeras pas » qui est en question. Pourquoi Paul emploie-t-il le terme d'épithumia (convoitise) ? Parce que nous sommes dans un texte où il traduit en termes d'usage plus général ce qui est en question. Mais la référence c'est « Tu ne mangeras pas ».
En effet le péché n'est rien, le péché n'a pas d'existence, de lui-même. « 8Mais le péché prenant élan – ceci est un terme stoïcien : prendre élan à partir de la semence – par le biais du précepte (entolê) – c'est-à-dire en faisant de cette parole un précepte, Paul lui-même dit que le péché est un nom propre du Satan – a totalement mis en œuvre en moi la totalité de la convoitise, car en dehors de la loi le péché est mort. » En effet le Satan n'existe pas, il n'a pas d'existence, mais la parole donnante le réveille, et il usurpe la force de mise en œuvre qui est dans la parole de Dieu, il l'usurpe pour son propre compte.
« 9Moi je vivais jadis sans la loi – ce n'est pas son je biographique puisque Paul n'a jamais vécu en dehors de la loi, donc c'est le je de l'homme qui est en question (le je de Paul est celui d'Adam de Gn 3) – survenant le précepte – c'est-à-dire la parole de Dieu réinterprétée – le péché se mit à vivre – il vit d'une énergie usurpée:le péché était en sommeil, il s'est réveillé ; latent il devient patent activement – 10et moi je mourus – c'est-à-dire que j'entrais dans l'espace du mortel ; mon autre "je" est devenu inopérant – et le précepte [qui était] pour la vie – la parole donnante de Dieu, avant d'être précepte, était pour la vie – s'est trouvé (eurethê) précepte pour la mort – falsifiée par le serpent, la parole de Dieu est devenue précepte au sens de la loi.
« 11Car le péché – l'essence du péché, c'est-à-dire le diabolos –prenant élan par le précepte – la parole de Dieu prise comme précepte – m'a trompé – c'est ce que dit Êve à Dieu : « le serpent m'a trompée » (Gn 3, 13), et c'est là un indice qui confirme la référence implicite que j'ai faite à Gn 3 – et par lui je mourus.
« 12En sorte que la loi est sacrée, et le précepte[11] est sacré et juste et bon. »De sorte que le fruit du péché ne provient pas essentiellement de la loi ; la loi ne le produit pas en elle-même, elle a pu être instrumentalisée de sorte qu'elle soit ce par quoi le péché vient, c'est ce qui va être expliqué.
« 13Ce qui est bon s'est-il fait pour moi mort ? Pas du tout ! Mais [c'est] le péché (qui est devenu pour moi mort), afin que parut le péché – afin qu'il se réveille, qu'il agisse – qui, par le moyen du bien a mis en œuvre en moi la mort, en sorte que le péché par le précepte (par la loi) devienne hyperboliquement pécheur. » C'est un vrai scandale pour Paul que la parole de Dieu, la parole créatrice, qui est une parole efficace, soit inefficace dans le cas présent.
Et c'est là que venait le je qui veut et le je qui fait qu'on a lu avant. Il y a un "je christique" en tout homme, séminalement présent au moins, car Dieu sème à tout va. Seulement il faut que Dieu donne aussi l'accomplir.
Vous avez ici un texte qui, pour moi, est un chef-d'œuvre.
VI – Autre texte : 1 Cor 15
Il aurait fallu voir d'autres choses encore, en particulier tout le chapitre 15 de la première épître aux Corinthiens est à lire. Si vous faites bien attention, et à condition que la traduction soit heureuse, vous y trouverez une foule d'indications. Voici deux passages :
– «Mais quelqu'un dira : "Comment ressuscitent les morts ? Avec quel corps viennent-ils ?" 36Insensé, ce que tu sèmes n'est vivifié que s'il meurt, 37et ce que tu sèmes ce n'est pas le corps à venir, mais une graine nue, comme par exemple de blé ou de quelque autre chose semblable –donc ce qui est semé est une graine qui n'a pas son corps. Ici rapport entre la symbolique du vêtement et la symbolique du corps. Et le corps, quand il est mis en rapport avec la semence, signifie l'accomplissement de la semence – 38et Dieu lui donne le corps selon qu'il l'a voulu – la volonté c'est la semence.»
– « 44Il y a un corps psychique, il y a un corps pneumatique (spirituel). » Cette phrase se trouve chez Paul qui oppose radicalement la chair et le pneuma. Il parle d'un "corps pneumatique", donc le mot de corps ne signifie pas la même chose que le mot de chair chez lui.
Ce chapitre 15 est complexe mais très important pour comprendre le vocabulaire de Paul[12]. Saint Jean sera aussi profond et plus facile d'accès !
[1] Voir aussi L'opposition chair-pneuma. La crucifixion/résurrection du langage et Les distinctions "corps / âme / esprit" ou "chair / psychê / pneuma" ; la distinction psychique et pneumatique (spirituel)
[2] Cf. la session "Credo et joie" : CREDO . Et sur la création : Dieu est "créateur du ciel et de la terre", comment bien entendre ce titre ? .
[4] Cf. Penser le baptême qui s'appuie sur ce texte de Rm 6.
[5] Paul utilise ici un langage qui est plutôt semblable au langage stoïcien. Pour les stoïciens tout est corps, Dieu est corps, mais pas corps en notre sens, et il n'y a que quatre incorporels stoïciens : le lieu (l'espace), le temps, le lekton (l'espace du dire, espace la parole), le vide. Pour eux corporel signifie quelque chose comme substantiel, ayant une existence aboutie. Si on voulait garder l'image de la semence et du fruit, devenir corps veut dire arriver à fruit
[7] Cf. Symbolique du vêtement : le lavement des pieds (Jn 13) ; le Chant de la perle (poème gnostique) .
[8] Cette partie vient de la série de soirées à Saint-Bernard de Montparnasse sur les Échos du Notre Père.
[9] Cette partie vient d'une lecture dans le cadre du groupe saint Paul en février 2007, au moment où le thème portait justement sur l'homme intérieur.
[10] Une méditation plus longue est dans Rm 7, 7-25. La distinction du "je" qui veut et du "je" qui fait. Les différents sens du mot loi chez Paul..
[11] Conçu positivement le mot entolê est souvent traduit par "disposition" et non pas par "précepte" par Jean-Marie Martin. Cf. chapitre III, le I, 1° a.