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La christité
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  • Ce blog contient les conférences et sessions animées par Jean-Marie Martin. Prêtre, théologien et philosophe, il connaît en profondeur les œuvres de saint Jean, de saint Paul et des gnostiques chrétiens du IIe siècle qu’il a passé sa vie à méditer.
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1 mars 2016

Docétisme, valentinisme. Christ d'en haut et Christ psychique (Jésus d'en bas)

Avant que les grands conciles n'abordent le sujet de la nature divine et de la nature humaine du Christ, la question qui s'est posée était celle des rapports de l'humanité glorieuse et de l'humanité adamique (un homme comme nous ?). Certaines réponses ont été élaborées à partir de saint Jean et saint Paul, et la pensée de saint Irénée s'est construite en réaction à ces premières réponses. Dans son cours à l'Institut Catholique de Paris en 1970-71 Jean-Marie Martin a donc présenté ces premiers penseurs chrétiens en première partie de son chapitre sur saint Irénée, c'est ce qui figure ici. Les citations en retrait ainsi que les notes ont été ajoutées, certaines notes expliquant les allusions faites par J-M Martin à ses cours précédents.

Ceci complète un autre message du blog, : Gnose valentinienne : Lieux fondamentaux, angélologie, chambre nuptiale. Citations d'Extraits de Théodote (cf la partie sur l'angélologie et les Extraits de Théodote qui figurent à la fin).

 

 

Docétisme, valentinisme

Christ d'en haut et Christ psychique

 

Quel sera le contenu matériel de ce chapitre ? D'abord l'étude d'une hérésie christologique qui paraît tout au long du IIe siècle et que l'on appelle docétisme (du verbe grec dokeïn, paraître), et qui met en question l'humanité du Christ, en déclarant qu'il n'avait qu'une humanité apparente. D'où, dans ce chapitre, des éléments d'anthropologie : qu'est-ce que l'humanité ? d'où aussi une allusion à la notion d'image, car, comme nous l'avons vu l'an dernier, l'anthropologie chrétienne s'est volontiers définie à l'occasion de cette expression : « Faisons l'homme à notre image et ressemblance » (Gn 1, 27). Puis cela nous conduira à l'étude de saint Irénée, le Père majeur du IIe siècle, que nous considérerons en tant qu'aux prises avec le docétisme, et élaborant une anthropologie et une christologie. Son œuvre majeure est Adversus Haereses (Contre les hérésies), en cinq livres. C'est là qu'on trouve une version de la grande Notice des valentiniens.

Quel sera le contenu matériel prévu de ce chapitre ? Nous montrerons d'abord comment le schème du dévoilement que nous avons rencontré chez saint Jean et chez saint Paul[1], mal compris, se dégrade en doctrine de l'humanité purement apparente de Jésus Christ. Dans un deuxième moment[2] nous verrons comment la défense de l'orthodoxie suscite, en retour, un autre schème pour la compréhension du Christ, le schème de l'union. Chez saint Irénée ce n'est pas encore l'union de la nature divine et de la nature humaine au sens de la théologie aboutie de Chalcédoine, mais nous sommes sur le chemin de cette théologie classique.

 

I – Le docétisme

 

Nous ne voulons pas faire un exposé systématique sur le docétisme dont les valentiniens ne sont que des représentants partiels, mais il faut noter que c'est une tendance qui apparaît à la fin de l'âge néotestamentaire ; dans certaines épîtres de Paul et surtout de Jean, on trouve des allusions à des gens qui semblent devoir être classés déjà parmi les docètes[3]. Pour nous aujourd'hui ce qui fait difficulté ce n'est pas l'humanité de Jésus mais sa divinité. Or dans les premiers siècles, la première chose qui a fait difficulté et qui a ensuite suscité des gauchissements, c'est l'humanité de Jésus, non pas du reste au sens où nous pourrions le penser.

Le docétisme est moins une doctrine arrêtée qu'une tendance qui prend des formes diverses tout au long du IIe siècle. Nous allons simplement en donner des exemples.

   ●   Ne pas confondre le docétisme avec d'autres questionnements.

Nous procédons d'abord négativement, par approche, pour préparer le terrain. En effet il ne faudrait pas confondre le docétisme avec certaines questions ultérieures.

Si l'humanité du Christ est mise en doute par le docétisme, ce n'est pas au sens où un historien pourrait aujourd'hui se poser la question : Jésus fut-il historiquement un homme, et non pas simplement une idée subjective de la première communauté chrétienne ? Ce n'est pas non plus tout à fait la question théologique de la nature humaine du Christ. La théologie a précisé qu'il y a dans le Christ la nature divine et la nature humaine, mais cette distinction n'existe pas sous cette forme à l'époque que nous considérons, ce n'est donc pas exactement la nature humaine au sens du concile de Chalcédoine[4] qui est mise en question non plus au IIe siècle.

Christ glorieux   ●   La question qui a suscité le docétisme.

Positivement maintenant, s'il fallait conjecturer comment devait se poser la question dès le début du IIe siècle, nous dirions ceci, à la suite de ce que nous savons déjà de Paul : comment comprendre les rapports de l'humanité glorieuse et de l'humanité adamique en Jésus-Christ ? Rappelez-vous la façon dont nous avons lu Ph 2, non pas comme un texte qui traite directement de la nature divine et de la nature humaine, mais comme un texte qui traite des rapports de l'humanité glorieuse (ou humanité ressuscitée), et de l'humanité adamique de Jésus[5].

À cette question, le plus simple eut été de répondre par le schème de la succession : le Christ fut d'abord un homme, puis il fut assumé à être humanité glorieuse. C'est simple, mais même dans le premier évangile de Paul[6], il n'en va pas ainsi : le Christ est de toujours "humanité glorieuse". Nous avons vu que cette préexistence se reconnaît dès les origines du monde puisqu'il est le Premier-né (Prôtotokos)[7], mais nous avons vu aussi que c'était là la raison des évangiles qui lisent la gloire du Christ antérieurement à sa résurrection dans les épisodes de la vie prépascale de Jésus[8]. Le schème de succession n'est donc pas suffisant pour rendre compte de cette question des rapports de l'humanité glorieuse et de l'humanité adamique.

Si le Christ est de toujours l'humanité glorieuse originellement – et là nous allons dépasser la pensée de Paul, mais nous essayons de poursuivre les possibilités de réflexion de l'époque –, comment alors lire sa vie passible (sa vie souffrante), sinon comme une apparence ? Nous ne disons pas du tout que ce soit la réponse de Paul, mais nous disons que c'est la façon dont pouvait spontanément se poser la question à l'époque, et c'est de cette façon-là qu'il faut entendre le docétisme originel.

Aussi bien nous savons que la tendance docète s'est fait jour de très bonne heure dans l'histoire de la pensée chrétienne. On en soupçonne des échos même à l'intérieur de la littérature canonique du Nouveau Testament.

On pense généralement par exemple que le début du chapitre 1 de la première lettre de Jean fait allusion à des tendances de ce genre : « Ce qui était dès le principe, ce que nous avons entendu, ce que nous vous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé, et que nos mains ont touché au sujet du logos de la vie – car la vie a été manifestée et nous avons vu, et nous témoignons et nous vous annonçons la vie éternelle qui était auprès du Père et qui nous a été manifestée… » Ce qui est intéressant dans ce texte, c'est qu'on pense que l'insistance mise sur les attestations sensorielles du témoignage de Jean vise déjà des soupçons de ce genre d'une part, et que d'autre part cela ne semble pas compromettre dans l'esprit de Jean le schème de la manifestation[9] puisqu'il dit « car la vie a été manifestée ». Or la manifestation au sens de Jean traverse le réel, implique le réel, autrement dit, la manifestation chez Jean n'implique pas un risque de simple apparence.

Vous trouverez – toujours de très bonne heure – des signes plus explicites de ce docétisme dans les écrits de saint Ignace d'Antioche (mort en 107), en particulier dans sa Lettre aux Smyrniotes (chap 2[10] ; chap. 5) où l'on perçoit que cette doctrine de la simple apparence est déjà divulguée dans certains milieux chrétiens, et refusée très fortement par saint Ignace.

   ●   Illustration par des thèmes docètes.

Simon de Cyrène porte la croix du ChristEnsuite nous retrouverons des thèmes. Vous savez que nous ne possédons pratiquement pas d'œuvres de docètes proprement dits, d'hérétiques, au IIe siècle. Nous les connaissons surtout par la réfutation qu'en font les Pères de l'Église, et il y a donc toujours un certain nombre de thèmes qui reviennent. Nous en citons quelques-uns pour illustrer des aspects du docétisme, et en même temps essayer de déceler les motivations de ces thèmes.

Par exemple une doctrine de l'impassibilité a pu susciter des thèmes comme celui-ci : le Sauveur, c'est-à-dire le Jésus d'en haut, est descendu sur l'homme Jésus au moment du Baptême (c'est la colombe), il l'a accompagné tout au long de sa vie terrestre, et il s'envole avant la Passion. On trouve cela avec des variantes comme par exemple : ce n'est pas Jésus qui a été crucifié, mais Simon de Cyrène qui a été crucifié à sa place. Ceci est constamment répété par les hérésiologues à propos de Basilide, un gnostique du IIe siècle[11]. Ce qui est intéressant dans une doctrine de ce genre, c'est d'abord de marquer l'importance que revêt dans la spiritualité du IIe siècle le Baptême de Jésus, c'est aussi de voir le problème que suscitent les rapports du corps glorieux comme impassible, et de la passion (donc de la passibilité) de Jésus.

Il y a un autre thème qui revient assez souvent, et on pense habituellement qu'il est suscité par la dépréciation de la matière, en fonction d'un certain dualisme, dualisme qui est courant au IIe siècle et qui fleurira finalement dans le manichéisme. Dans ce thème, Jésus est passé par Marie « sicut aquam per tubam (comme de l'eau à travers un tube) » c'est-à-dire sans rien prendre d'elle. Il y a ce souci de ne pas enraciner Jésus dans l'humanité adamique.

Voilà donc quelques échos du docétisme. Nous avons retenu des thèmes qui, en eux-mêmes, ne rendent pas compte du profond d'une pensée, mais qui en sont comme des échos, des éclats.

 

II – Le valentinisme

 

Il existe un type de docétisme que nous connaissons mieux et que nous allons étudier plus en détail, c'est le valentinisme. Nous en disons quelques mots parce que c'est la pensée sectaire hérétique la plus importante en diffusion dans le monde chrétien du IIe siècle. Elle constitue déjà une élaboration extrêmement complexe et ingénieuse de la christologie – fausse mais très ingénieuse –, et surtout il est impossible de comprendre Irénée, le sujet de notre seconde partie, sans connaître ceux contre qui il a défendu en pasteur son Église de Lyon, menacée par la vague valentinienne et contre qui il a écrit son ouvrage monumental, Adversus Haereses (Contre les hérésies). C'est le premier ouvrage majeur de la patristique et il traite en particulier du valentinisme.

Comme nous le disions, le valentinisme est extrêmement complexe. Nous voudrions vous en donner une teinture. Et là nous éprouvons une certaine inquiétude parce que c'est un domaine que nous avons beaucoup étudié et qu'il est toujours très difficile, dans ce cas, de simplifier. Nous vous donnerons une notion générale de ce valentinisme pour ensuite nous arrêter plus particulièrement sur la christologie de Valentin qui est l'objet même de notre section.

Le grand mythe central des Valentiniens est l'épisode de Sophia. Sophie (sagesse) est le mot qui a donné le nom à la philo-sophie, et Sophia a bien des malheurs. Ceci est raconté dans La Grande Notice qui est un résumé de doctrines valentiniennes, probablement de Ptolémée. On trouve cette Notice dans le premier livre de l'Adversus Haereses d'Irénée, chez Hippolyte (en fait le pseudo-Hippolyte), chez Tertullien et dans les Extraits de Théodote de Clément d'Alexandrie qui date du début du IIIe siècle. Nous avons un schème à peu près semblable qui retrace ce que l'on pourrait appeler les premières choses du gnosticisme chrétien.

 

1°) Présentation générale du valentinisme.

a) La recherche du Père.

Sophia ChristLe principe général, pour Valentin, est la recherche de sa racine, le désir de connaître sa propre source, sa nature originelle. C'est la question de tout homme, mais en langage valentinien cela s'exprime volontiers dans l'expression : « voir le Père ».

Cette recherche du Père est décrite de façon mythique comme la première recherche archétypique, modèle de toutes les autres, qui fut faite par Sophie (la Sagesse) qui cherche à connaître sa nature. Mais elle ne peut pas voir le Père par ses propres ressources, de sa propre initiative. Elle s'étend indéfiniment, mais elle n'y parvient pas. Elle aurait été complètement absorbée et dissoute si Dieu ne l'avait pas confortée, ne l'avait pas affermie, et ne lui avait pas donné la connaissance par le don du Christos et du Pneuma (de l'Esprit-Saint).

Nous retrouvons là ce que nous avons considéré comme l'élément tout premier de toute mystique de l'intelligence : l'opposition entre le geste d'Adam qui cherche à saisir, et l'accueil de la grâce en Jésus-Christ[12]. Nous retrouvons un élément d'authentique spiritualité chrétienne.

b) Le discernement des esprits.

Cette recherche est ensuite, dans d'autres états du mythe, décrite dans le langage du tri ou du discernement. Les valentiniens de l'époque classique, achevée, distinguent trois natures, trois statuts d'être : le spirituel (pneumatique), le psychique, et le matériel (ou hylique), mais la matière (hulê) n'a pas le même sens qu'aujourd'hui

Au fond nous avons là trois zones qui correspondent à la distinction classique chez les Anciens en anthropologie, où l'homme est, comme chez Irénée, composé de pneuma, de psyché et de sôma (d'esprit, d'âme et de corps)[13]. Seulement, dans la pensée valentinienne, ces natures sont irréductibles les unes aux autres, il faut donc opérer une sorte de discernement des natures au sens où l'on parle du discernement des esprits – on pourrait d'ailleurs dire "discernement des esprits" car ce qui est appelé hylique ne correspond pas à notre notion de matière, par exemple les esprits mauvais sont hyliques – :

  • la première de ces natures, la nature pneumatique, peut se trouver dans un milieu étranger, comme c'est le cas du spirituel lorsqu'il se trouve en ce monde-ci, mais il n'a qu'à se retourner, se dégager, se délier ;
  • la nature hylique est au contraire nécessairement perdue, par nature ;
  • et l'élément psychique est un élément médian qui est capable soit d'être sauvé s'il s'unit à l'élément pneumatique, soit d'être perdu il s'unit à l'élément hylique.

Et c'est un peu dans cette zone qu'on trouve la notion de libre-arbitre au sens où les Pères orthodoxes du IIe siècle tendent à définir l'homme. Par exemple Tatien le Syrien (120-150), présente l'homme comme capable soit d'être uni au pneuma (à l'Esprit) et sauvé par lui[14], soit au contraire de tomber dans la matière… C'est donc une sorte d'imagerie de zones superposées, mais une imagerie qui indique des natures ou des conditions d'être diverses.

Pour le valentinisme tel que le présentent les Notices et tel qu'il a sans doute été vécu par les valentiniens décadents, il y a des individus pneumatiques, des individus hyliques et des individus psychiques. Si nous en avions le temps nous montrerions que la doctrine valentinienne n'est pas aussi simpliste qu'on le pense ; mais cela ne fait rien, prenons-la pour ce qu'on dit couramment, à savoir qu'il y a du pneumatique, du psychique et de l'hylique. Nous pensons qu'originellement, encore que ce soit difficile à établir, il s'agit de comprendre que dans chaque individu il y a cette espèce de ternaire dont il importe de trier l'élément pneumatique[15].

 

III – Conséquences

 

Essayons maintenant de voir les conséquences de ce principe : conséquence théologique, conséquence sotériologique, enfin surtout conséquence christologique.

1) Conséquence théologique.

Dieu PèreCes auteurs distinguent entre le Dieu supérieur qui est pneumatique et le Démiurge, c'est-à-dire l'organisateur de ce monde qui, lui, est de nature psychique. Et ce Démiurge est généralement assimilé au Dieu de l'Ancien Testament, donc au Dieu des juifs, alors que le Dieu supérieur est le Père de Jésus-Christ[16]. Vous avez là une page de l'histoire des rapports entre judaïsme et christianisme au IIe siècle, rapports qui sont toujours très délicats dans leurs nuances, dans leurs détails, mais ici nous avons un point extrême d'opposition. Il y a pire d'ailleurs, puisque quelquefois le Dieu du judaïsme est assimilé au Dieu mauvais[17], alors que dans le valentinisme, il est encore psychique, c'est-à-dire organisateur de la réalité animée du monde, mais n'ayant pas même nature que le Père de Jésus Christ.

Ceci vous explique d'ailleurs que ce sera l'œuvre des controversistes orthodoxes du IIe siècle d'affirmer et de réaffirmer que nous croyons en "un seul Dieu" qui est le créateur et qui est aussi le Père de notre Seigneur Jésus Christ. Dans « Credo in unum Deum (je crois en un seul Dieu) » on a le mot unum, et c'est à cette occasion que ce terme est entré dans notre Credo : un seul, c'est-à-dire qu'il n'y a pas de distinction entre le Père de notre Seigneur Jésus Christ et le créateur du monde, le Démiurge. Constamment cela est revendiqué par la tradition de la grande église : « Pro nobis unus Deus est (pour nous il n'y a qu'un seul Dieu) » dit Tertullien à plusieurs reprises.

 

2) Conséquence sotériologique.

Ce qui concerne le salut (sotériologie) dans la pensée valentinienne s'exprime dans le langage mythique de la chute du spirituel dans le monde inférieur. C'est là que se situent les épisodes de Sophie, la fille[18] de la Sagesse dont nous parlions au début. Elle en est la fille c'est-à-dire qu'elle manifeste un autre état de spiritualité – cela ne veut rien dire d'autre –, elle se trompe dans la recherche du Père, elle erre, elle est comme le prototype mythique de la chute de toute l'humanité. Là se situe tout ce qu'on pourrait appeler les malheurs de Sophie, qui sont une description mythique de la situation du spirituel dans le monde étranger. D'où cette notion de mélange, et par suite le recours à ce que nous appelions tout à l'heure le discernement ou le tri pour dégager le pneumatique, puis l'idée de la remontée et de la réunion à son principe, le retour à la maison paternelle… toute une mythologie bien connue[19].

Ce mythe n'est pas propre aux valentiniens, il est extrêmement divulgué à l'époque de la naissance du christianisme, il a de nombreuses variantes jusqu'au mythe du Sauveur sauvé[20] ; il s'agit du Sauveur qui va rechercher ses propres membres, ses propres parcelles de lui-même, pour les réunir. Et il est important de noter que des variantes de cette représentation mythique ont souvent composé avec l'idée chrétienne de rédemption et de salut, une sorte d'influence qui exprimera et aussi compromettra peut-être certains aspects du christianisme.

 

3) La conséquence christologique.

C'est ce qui nous intéresse davantage, et c'est d'une complexité incroyable.

   ●   La christologie valentinienne.

Nous avons vu que dans la doctrine valentinienne il y a du pneumatique, du psychique et de l'hylique. Un mot d'abord sur la christologie valentinienne à propos de cela. Il n'est absolument pas question de l'hulê (la matière) dans le Christ car la matière est essentiellement mauvaise (nous avons par exemple vu que les esprits mauvais sont hyliques). Le Christ est donc essentiellement pneumatique, et il y a le Christ psychique qui reçoit le Christ pneumatique. Il y aura quatre ou cinq éléments dans la composition du Christ, et il faut dire que ce sont les valentiniens qui, les premiers, ont introduit à un certain niveau de leur pensée et de leurs écoles la considération du Christ comme union d'éléments.

   ●   La description du Plérôme c'est-à-dire du Christ d'en haut[21].

Tout cela est mis en récit. Il y a d'abord deux grands domaines, le domaine du Plérôme (de la plénitude), et le domaine du vide (de la vacuité) : Plérôma et kénôma. Lorsqu'un élément du Plérôme tombe dans le vide, c'est là qu'il est en milieu hétérogène et qu'il aspire à remonter.

La description du Plérôme est une description du Christ d'en haut. C'est la plénitude des Noms : Arkhê, Vérité (« Je suis la vérité » dit Jésus), Logos, Zoê (la Vie : En lui était la vie), Anthropos (l'homme primordial), Ekklêsia (l'Église d'avant toutes choses[22]). Sophia dont nous avons parlé au début est le dernier des Noms du Plérôme.

Cela se combine avec d'autres données. Nous avons vu (cf 1°) que les gnostiques distinguent le "Dieu Démiurge" du "Dieu de notre Seigneur Jésus-Christ" en désignant par là une activité psycho-hylique (psycho-matérielle) et non pas spirituelle, le Démiurge lui-même étant de nature psychique. De ce fait le Christ d'en bas, c'est-à-dire le fils du Démiurge, n'est pas de nature matérielle (hylique) mais de nature psychique.

Les valentiniens « disent qu'il [le Démiurge psychique] a émis également un Christ en qualité de fils, mais un Christ psychique comme lui ; c'est de ce Christ qui a parlé par les prophètes ; c'est lui qui est passé à travers Marie comme de l'eau à travers un tube, et c'est sur lui que lors du baptême [dans le Jourdain] il est descendu sous forme de colombe, le Sauveur appartenant au Plérôme et issu de tous les éons ; en lui s'est encore trouvée la semence pneumatique issue de [Sophia] Achamoth.[23] » (Irénée, Adversus Haereses 7, 2, 19 s., Sources chrétiennes p. 103-105)

Il y a donc trois niveaux, comme dans la lecture gnostique de la Samaritaine[24].

 

Christ d'en haut et Christ psychique

Il y a l'élément du Christ psychique et puis il y a l'élément de l'économie, c'est-à-dire de la construction de l'organisation mystérieuse, merveilleuse, qui permet à Jésus psychique d'être vu comme un homme. C'est là que nous trouvons ce thème, orthodoxe dans son origine, que le diabolos a été trompé par Jésus. C'est par exemple le thème de la fraude : en le saisissant par la mort le diabolos pensait le tenir, or il se casse les dents car Jésus n'est pas mortel, il ressuscite ; et le thème de l'appât : le Christ a été l'appât par quoi le démon a mordu à l'hameçon[25].

Ce sont des thèmes qui appartiennent à l'orthodoxie. Vous remarquez cette notion de "construction économique", c'est-à-dire que le Jésus d'en bas est vu “comme un homme” (Ph 2, 7)[26] selon l'économie, selon le plan, mais il reste de nature psychique.

Baptême du Christ -Et enfin, ceci est très intéressant, le Christ d'en haut a revêtu les semences spirituelles (pneumatiques)[27], c'est l'aspect préexistant de nous, c'est-à-dire ce qui nous éveillera, ce qui nous ressuscitera, et qui correspond à ce que dit Jésus à Nicodème : « Ne t'étonne pas que je te dise : il vous faut naître d'en haut ». Il s'agit en fait ici du corps pneumatique de Jésus au sens ecclésiologique, l'Ekklêsia qui est son Corps, et donc l'Ekklêsia (l'Église d'avant toutes choses) est vraiment prise très au sérieux par cette représentation.

Et Jésus d'en haut descend chargé de ces semences pneumatiques pour qu'elles rencontrent notre humanité, cela advient au jour du Baptême.

Vous avez là une analyse vraiment très complexe, en fonction d'un certain nombre de problématiques qui interfèrent. Mais ce qui est intéressant pour nous ici, que nous voulons noter, c'est aussi que la description du Jésus d'en haut a bien été faite chez les valentiniens sur le schème de la manifestation, à savoir la manifestation des aspects de Dieu (l'aspect de parole, l'aspect de vie), tous ces noms qui constituent les éons du Plérôme ; et cependant, parce que nous sommes dans un monde qui distingue des natures (ousies), des statuts différents, qui distingue en particulier entre pneumatique et psychique, le problème est déjà posé par rapport au Jésus concret de savoir comment et où s'unissent en lui le Jésus d'en haut et le Jésus psychique. Parce qu'on a distingué les deux zones du pneumatique et du psychique, on a introduit le problème de l'union du Jésus d'en haut avec le Jésus d'en bas (le Jésus psychique), et ceci dans le cadre d'un présupposé d'apparence par rapport à l'humanité adamique.

Nous verrons saint Irénée défendre la réalité contre la notion d'apparence, mais nous verrons qu'il aura désormais introduit à la suite de cela l'intelligence du Christ comme union d'une réalité d'en haut et d'une réalité d'en bas, autrement dit il aura introduit le schème de l'union.

 


[1] Le schème du dévoilement (ou de la manifestation) est celui du rapport caché/manifesté, c'est celui qu'on trouve dans le Nouveau Testament (il fait l'objet du chapitre précédent du cours à l'ICP). Il concerne les deux termes corrélatifs mustêrion dont la racine est mu, ce qui se tient en silence, et apocalupsis qui signifie littéralement  "dévoilement". Aujourd'hui nous pensons sur le schème du prévu/réalisé : l'artisan conçoit un projet puis le réalise ; nos sources pensent sur le schème de la manifestation. Ce schème est très subtil car, par exemple, le fruit manifeste et accomplit la semence, mais tout est déjà dans la semence pour qui sait voir.

[2] Saint Irénée a été évêque de Lyon de 177 à 202. Ce qui concerne saint Irénée n'est pas transcrit ici.

[3] Les mots docète et docétisme sont construits sur le mot grec dokeïn qui signifie "paraître".

[4] C'est lors de ce concile qu'a été définie "l'union hypostatique" : le Christ est une personne, mais possède deux natures unies entre elles « sans confusion ni changement, sans division ni séparation » Ce concile a été convoqué en 451 par l'empereur Marcien à Chalcédoine.

[6] Paul n'a pas écrit d'évangile, mais il appelle évangile son annonce, il utilise ce mot dans presque toutes ses lettres (ses lettres sont antérieures aux quatre évangiles canoniques).

[7]  « … lui qui est image du Dieu invisible, premier-né de toute création » (Col 1, 15)

[8] Dans le chapitre précédent de son cours à l'ICP, J-M Martin a fait toute une réflexion sur la gloire (« Nous avons vu sa gloire » Jn 1, 14) en parlant entre autres des épiphanies pré-pascales (le baptême du Christ et la Transfiguration), mais aussi du Fiat Lux de Gn 1.

[9] Voir note 1.

[10] « Il a véritablement souffert, comme aussi il s'est véritablement ressuscité, non pas, comme disent certains incrédules, qu'il n'ait souffert qu'en apparence : eux-mêmes n'existent qu'en apparence, et il leur arrivera un sort conforme à leurs opinions, d'être sans corps et semblables aux démons. » (Saint Ignace d'Antioche)

[11] Voici ce que dit le Pseudo-Tertullien à propos de Basilide : «... Parmi les derniers anges qui avaient formé le monde, il place comme le plus récent de tous, le dieu des Juifs, c’est-à-dire le dieu de la Loi et des Prophètes, qui n’est pas dieu, dit-il, et qui n’est qu’un ange. La postérité d’Abraham lui échut en partage ; voilà pourquoi il tira de la terre d’Égypte les enfants d’Israël pour les transporter dans la terre de Canaan. Il est le plus turbulent de tous les anges ; de là vient que, non content de susciter des séditions et des guerres fréquentes, il verse le sang humain. Alors le Christ (appelé "Caulacau") descendit sous une forme fantastique, envoyé non par celui qui avait créé ce monde, mais par le grand Abraxas. La chair ne fut pas réelle chez lui. Ce n’est pas lui que les Juifs ont mis à mort ; Simon a été crucifié à sa place. Par conséquent, il ne faut pas croire à celui qui a été crucifié ; sans quoi ce serait avouer que l’on croit en Simon. Du reste, Basilide supprime le martyre. Il s’élève fortement contre la résurrection de la chair, en niant que le salut ait été promis aux corps." (dans "Adversus Omnes haereses")

[13] On ne trouve cette énumération ternaire (esprit, âme, corps) qu'une fois dans l'Écriture. C'est à la fin du premier chapitre de l'épître aux Thessaloniciens

[14] « Par elle-même, l’âme n’est que ténèbres et rien de lumineux n’est en elle... Ce n'est donc pas l'âme qui a sauvé l'Esprit, elle a été sauvée par lui (…) ; L'âme livrée à elle-même s'abime dans la matière et meurt avec la chair, mais si elle possède le concours de l'Esprit divin, elle ne manque plus d'aide, elle monte vers les régions où la guide l'Esprit, car c'est en haut qu'il a sa demeure, et c'est en bas qu'elle a son origine.  » (Tatien, Discours aux Grecs, ch. 13, traduction A. Puech, 1903).

« C'est ce qui a été dit aussi ailleurs par l'Apôtre en ces termes : « La chair et le sang ne peuvent hériter du royaume de Dieu », texte que tous les hérétiques allèguent dans leur folie et à partir duquel ils s'efforcent de prouver qu'il n'y a pas de salut pour l'ouvrage modelé par Dieu. Car ils ne comprennent pas que trois choses, ainsi que nous l'avons montré, constituent l'homme parfait : la chair, l'âme et l'Esprit. L'une d'elles sauve et forme, à savoir l'Esprit ; une autre est sauvée et formée, à savoir la chair ; une autre enfin se trouve entre celles-ci, à savoir l'âme, qui tantôt suit l'Esprit et prend son envol grâce à lui, tantôt se laisse persuader par la chair et tombe dans des convoitises terrestres. » (Irénée, Contre les hérésies, livre V, première partie, 4°, éd Sources chrétiennes)

[15] Le ternaire pneuma, psychê, soma est à replacer dans l'anthropologie de l'époque, voir  Les distinctions "corps / âme / esprit" ou "chair / psychê / pneuma" ; la distinction psychique et pneumatique (spirituel).

[17] Par exemple « Marcion relève des incompatibilités entre les deux Testaments; et oppose le Dieu de l'Ancien, juge irritable, vengeur et guerrier, au Dieu Père de Jésus, juste et bon. Le vin nouveau de l'Évangile ne peut être conservé dans les vieilles outres de l'Ancien Testament qu'il rejette. » (Bernard Sesboué, Tout récapituler dans le Christ, p.23). Marcion est né vers 83, il est rejeté par l'Église de Rome en 144.

[18] C'est en quelque sorte une deuxième Sagesse, mais elle a le même nom que la première. "Fille de" signifie "manifestation de". D'autres messages complètent celui-ci dans le tag gnose valentinienne.

[19] Par exemple le Chant de la Perle dans les Actes de Thomas (cf Symbolique du vêtement : le lavement des pieds (Jn 13) ; le Chant de la perle (poème gnostique)). À noter que le Sauveur est lui-même sauvé, car dans ce monde-ci il a oublié son origine divine, et son salut est obtenu grâce à un messager divin, donc grâce à la gnose.

[20] Dans son commentaire de l'Évangile de Thomas p.201, H-C Puech dit que le thème central de la gnose est « le Sauveur à sauver, c'est-à-dire que Jésus ne peut être sauvé qu'une fois qu'il aura rassemblé ses parcelles de divinité dispersées dans la matière. Les Actes de Jean 100s contiennent une semblable demande : “Cela qui m'est propre, laisse-le être à moi, et ce qui t'est propre, vois-le à travers moi” (AJ 101) ; dans les Actes d'André 6 on célèbre les louanges de celui qui reconnaît ce qui lui appartient. Le plus haut dieu du Qolasta retrouve sa vie et ce qui lui est propre quand tous ses membres sont rassemblés. C'est lorsque les siens se reconnaissent comme tels, qu'il se découvre lui-même tel qu'il était auparavant. Il se sauve en sauvant les siens : “Je veux être sauvé et je veux sauver… Je veux être unifié et je veux unifier ” (AJ 95). […] Un bel exemple de ce rassemblement est celui décrit par le petit Évangile d'Eve « Je suis toi et tu es moi ; là où tu es, moi je suis là ; et je suis dispersé en toutes choses, et d’où tu veux, tu me rassembles, et, en me rassemblant, tu te rassembles toi-même.»  (fragment cité par Épiphane, Panarion 26, 3, 1, fin du IVe siècle) »

NB : la citation de H-C Puech a été légèrement simplifiée. On date les Actes de Jean 94-102 du IIe siècle, un message devrait paraître sur ces Actes très prochainement.

[21] Dans cette présentation simplifiée, on peut dire "Christ d'en haut" ou "Jésus d'en haut", de même pour Christ d'en bas (ou Christ psychique) et Jésus d'en bas. Pour simplifier ici, assez souvent le mot Christ a plutôt été mis pour l'en haut, et le mot Jésus pour l'en-bas.

[22] Pour la distinction entre Ekklêsia au grand sens et ekklêsia au sens petit, voir : Différents sens du mot Église (Ekklêsia) chez st Paul et au Concile Vatican II. Qu'est-ce que la "sainte Église catholique" ?.

[23] Cette citation n'était pas dans le cours de J-M Martin. Voici le commentaire un peu simplifié qu'en fait Antonio Orbe qui a été professeur de J-M Martin à Rome : « Il s'agit là d'une variante valentinienne dont nous ignorons l'étendue. En voici les caractéristiques : a) c'est une incarnation dont le fruit n'est pas rigoureusement fils de la vierge Marie parce qu'il ne naît pas d'elle selon la chair. Appelons-le Jésus pour plus de clarté ; b) Jésus se compose de deux hommes, un psychique et l'autre pneumatique. L'homme psychique est le Messie, fils du Démiurge, dont le Démiurge avait annoncé la venue par les prophètes de l'Ancien Testament… L'homme pneumatique – il n'a pas de nom personnel – est fils de l'Esprit Saint et procède de lui comme germe spirituel féminin… […]  d) … Le Démiurge, instrument aveugle de l'Esprit Saint (ou de la Sophia) forma dans le sein de Marie, à partir d'une substance psychique directement invisible et impassible, un corps visible et passible, apte à la fréquentation humaine… » (Introduction à la théologie des IIe – IIIe siècles,  Cerf 2012 p. 783-784)

[24] Ce schéma a été fait à partir du schéma donné par J-M Martin pour l'épisode de la Samaritaine. Cf Lecture gnostique de la Samaritaine (Jn 4, 4-24) suivie des fragments d'Héracléon cités par Origène  Pour un autre schéma du Plérôme : Arbre généalogique de la gnose chrétienne.

[25] L'hameçon auquel le diable se prend, c'est la divinité du Christ ; l'appât qui cache l'hameçon c'est son humanité dans laquelle sa divinité est cachée. On trouve cela chez de nombreux Pères (Grégoire de Nysse, Ambroise…).

[26] Voir le commentaire de J-M Martin sur cette expression : Ph 2, 6-11 : Vide et plénitude, kénose et exaltation.

[27] Pour la question des semences voir la différence des semences mâles (ou semences spirtuelles) et des semences femelles dans la troisième partie du message Gnose valentinienne : Lieux fondamentaux, angélologie, chambre nuptiale. Citations d'Extraits de Théodote. Les semences femelles correspondent à notre naissance dans ce monde-ci, et les semences mâles (ou spirituelles) correspondent à notre naissance d'en haut.

 

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